Les chemins de l’indépendance féminine dans l’œuvre romanesque d’Isabelle de Charrière (1740-1805)
p. 41-50
Texte intégral
1Longtemps l’histoire littéraire a réservé une place marginale aux romans d’Isabelle de Charrière1, se bornant à les étiqueter comme romans féminins du XVIIIe siècle, aux côtés des productions de Mme Cottin ou de Mme de Flahaut, écrivaines aujourd’hui bien oubliées. On sait la part de mépris contenue dans l’emploi de l’adjectif féminin en littérature. Cela veut dire : des histoires de femmes (intrigues sentimentales et préoccupations ménagères), écrites par des femmes (pas forcément douées) pour des femmes (au niveau intellectuel et culturel médiocre). De la littérature de gynécée, en somme… Bref, des textes de second ordre !
2Et de fait, jusqu’à ce qu’on découvre l’ensemble de son œuvre, Isabelle de Charrière semblait bien mériter ce dédain.
Par son appartenance sociale, d’abord. Dans l’aristocratique famille néerlandaise Van Tuyll Van Serooskerken, il ne convenait guère de chercher la publicité par sa plume. En 1763, ses parents avaient fait précipitamment retirer de la vente sa première œuvre, Le Noble, un conte dans le goût de Candide, qui attaquait avec humour les préjugés nobiliaires. Mais face aux réactions conformistes de la famille, on notait déjà la volonté bien affirmée, chez cette fille de vingt ans, d’égaler en hardiesse philosophique et en brio littéraire des modèles masculins, notamment le grand Voltaire.
Par son choix de vie ensuite. Ou plutôt par l’absence de choix. Tardivement mariée, faute de mieux, à un gentilhomme suisse de petite noblesse, M. de Charrière, elle passe la majeure partie de son existence dans les environs de Neuchâtel, loin de tout centre intellectuel. Une existence bourgeoise, confinée dans la direction de la maison auprès d’un homme qu’on a dépeint un peu vite comme assez terne. Simone de Beauvoir affirmait sérieusement dans Le deuxième sexe que le mariage avait « assassiné l’éclatante Belle de Zuylen2 ». Affirmation gratuite, car c’est après son mariage qu’elle commença véritablement sa carrière, en plein accord avec un mari qu’elle avait accepté, sans doute parce qu’à l’inverse de ses autres prétendants (James Boswell, par exemple), il ne lui interdisait pas d’écrire. Il l’encourageait même dans cette voie et fut un infatigable relecteur de ses manuscrits.
Par le genre et les sujets choisis, enfin : elle adopte le plus souvent la forme du roman épistolaire, qui, dit-on, convient parfaitement à des femmes du monde, formées dès leur enfance à l’art de la correspondance. Quant à l’intrigue et au décor, elle les trouve dans son entourage immédiat. Son univers romanesque semble tout aussi étriqué et provincial que le cadre dans lequel elle évolue, comme le manifestent, du reste, ses premiers titres (les plus connus) : Lettres neuchâteloises, Lettres écrites de Lausanne…
3Mais s’en tenir à ce jugement restrictif serait méconnaître la dimension des personnages féminins qu’elle est capable de créer et qui doivent beaucoup à sa propre expérience. En fait, ses héroïnes transcendent toutes, par leur personnalité d’exception, les étroites limites des décors — trop familiers — et des intrigues — trop conventionnelles — de ses romans. Très diversifiées, elles offrent un large éventail d’âges et de statuts sociaux : demoiselles distinguées ou filles du peuple, jeunes filles en attente de mari ou femmes mariées, veuves indépendantes ou libertines entretenues, toutes, d’une manière ou d’une autre, se retrouvent en position de victimes, voire d’esclaves, dans une société dominée par les hommes. Elles en ont conscience et clament leur souffrance.
4Or, les décrire dans leur humiliation même, n’est-ce pas les placer au centre de la scène et leur donner cette première place que la société justement leur refuse ? Faire entendre leur voix, libérée par l’artifice de la lettre, n’est-ce pas mettre à nu leur subjectivité, exprimer directement, sans l’intermédiaire d’un narrateur, leurs révoltes comme leurs désirs, ordinairement refoulés par le conformisme ambiant, et poser ainsi ouvertement tous les problèmes de la condition féminine, dans ce siècle des Lumières finissant ? Et cet autre regard sur le statut de la femme semble dessiner ainsi les contours d’une féminitude lucidement assumée, à mi-chemin entre la féminité un peu fade des romans du temps et le féminisme agressif des siècles suivants. Une étape intéressante dans l’histoire littéraire des femmes.
Célibat ou mariage ?
5Sans doute en souvenir de sa jeunesse houleuse et des difficultés qu’elle éprouvait à se couler sagement dans les cadres imposés, sans doute aussi parce que n’ayant pu avoir d’enfants, elle aimait à s’entourer de jeunes amies qu’elle aidait de ses conseils, Isabelle de Charrière a multiplié dans ses romans les figures d’adolescentes soumises à l’autorité tantôt raisonnée tantôt anarchique de parents ou de tuteurs qui se posent, de manière obsédante, deux questions, étroitement liées : comment éduquer nos filles ? comment les marier ? L’éducation n’avait évidemment d’autre finalité que la préparation d’un mariage réussi !
6Toute la première partie des Lettres écrites de Lausanne nous conte la manière dont une veuve, d’un bon rang mais de fortune médiocre, tente d’élever correctement sa fille unique, Cécile. Si l’amour, la bonne volonté et l’attention extrême qu’elle apporte à sa tâche d’éducatrice la rendent sympathique, les principes qu’elle développe, en revanche, expriment à la perfection les règles ordinaires du jeu social, orientées vers les devoirs d’épouse et de mère plus que vers le développement personnel de l’enfant, et plus souvent voisines de l’interdit que des acquis positifs. Certes, Cécile sait lire et écrire, prend des leçons de musique, connaît un peu de latin, un peu de géographie, un peu de religion et « autant d’arithmétique qu’une femme a besoin d’en savoir », mais rien de plus : ni trop ni trop peu, juste ce qu’il faut pour faire bonne contenance en société et assurer, plus tard, la première éducation des enfants. On se méfie toujours des femmes trop savantes pour bien tenir un ménage3. Même équilibre précaire lorsqu’il s’agit des distractions : il faut bien montrer la jeune fille dans le monde pour attirer des prétendants, mais pas trop, pour ne pas l’entraîner à sa perte à force de coquetterie ! Même valse-hésitation dès qu’apparaît le premier sentiment amoureux : la mère voit avec attendrissement s’éveiller la sympathie de Cécile pour un jeune lord de leurs amis, mais la rappelle à ses devoirs dès que certaines privautés menacent sa virginité de cœur et de corps.
7Éducation de la dépendance ! Dépendance à l’égard d’une société qui a vite fait de ruiner une réputation. La femme ne vit pas seulement pour elle mais aussi, et plus que l’homme sans doute, sous le regard des autres, attentifs au moindre faux pas. « Une femme et encore plus une jeune fille ne peut prévenir avec trop de soin les mauvais propos » (VIII, p. 172). Dépendance à l’égard des hommes particulièrement dans les bals, ces modernes marchés aux esclaves où l’on essaie d’appâter les chalands en étalant les charmes conjugués de la fortune et de la beauté. Comme le dit crûment une duchesse pour mettre en valeur sa protégée : Regardez : elle rougit ! « Cette modeste beauté est en possession d’un château superbe » (VIII, p. 425).
8Éducation de la peur et de la défiance aussi, qui exige des tactiques complexes, des dosages savants, un louvoiement perpétuel et qui, de ce fait, entretient, chez la fille, une angoisse latente à l’idée d’un choix, aveugle le plus souvent, qui va déterminer toute une vie. Cécile questionnée par sa mère finit par reconnaître la froideur du jeune lord et avoue en pleurant : « Je ne l’occupe tout au plus que quand il me voit et je ne pense pas qu’il me préfère à son cheval, à ses bottes neuves ni à son fouet anglais » (VIII, p. 178). Le roman de cette éducation reste inachevé : signe révélateur des impasses où conduit la lucidité. Car les solutions suggérées relèvent plutôt du rêve et de l’utopie.
9L’enlèvement, par exemple, ce poncif du genre romanesque ? Isabelle de Charrière y sacrifie une seule fois, dans Le Noble. Mais ce n’est qu’un conte ironique, voisin de la caricature : Julie, l’héroïne, accepte de fuir avec son amoureux car son père entiché de noblesse ne veut pas avoir pour gendre un homme aussi peu titré. Et en sortant nuitamment du château, elle s’amuse à empiler les portraits des ancêtres pour franchir sans encombre un petit fossé plein d’eau. Mais se faire enlever, c’est tomber sous une autre dépendance, pire que la première, sans doute, puisqu’entièrement livrée au hasard et au bon vouloir de son ravisseur, la femme se met au ban de la société.
10Le renoncement et le célibat ? Un rêve obsédant chez la romancière comme chez ses héroïnes. Isabelle de Charrière, pour échapper à sa destinée de fille riche promise à un mariage de convenance, a souvent avoué, dans sa correspondance, son désir d’abandonner la maison paternelle et de se placer comme institutrice dans une famille. Cécile, écœurée par la valse des prétendants, dit à sa mère :
Si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois qu’étant toujours avec vous, et occupée, et n’ayant pas le temps d’aller dans le monde ou de lire des romans, je ne convoiterais ni ne regretterais rien et que ma vie pourrait être très douce.
(VIII, p. 179)
11Un métier, une activité salariée, non seulement pour assurer l’indépendance économique, mais plus encore, pour accéder à une sorte d’autarcie stoïcienne. Le travail comme libération ! La formule est aujourd’hui chargée de connotations grinçantes. Au temps d’Isabelle de Charrière, elle avait le mérite d’être neuve, d’avant-garde, et positive.
12Mais le célibat est-il concevable ? Non, au regard du monde, car on lit en quelque sorte dans les yeux des autres son propre échec. Et l’exception n’est pas facile à vivre.
13Donc ces héroïnes si mal à l’aise dans leur peau, après avoir longuement hésité, se résignent au mariage. Un mariage de raison ou plutôt, si l’on en juge par Isabelle de Charrière, un mariage de déraison. L’image d’un amour heureux et d’un mariage réussi sur le plan affectif est relativement rare dans son univers romanesque4. En revanche, l’ennui, le drame, voire l’absurde, y occupent une place de choix. J’en veux pour preuve le cas-limite des Lettres de Mistriss Henley, le seul roman à thèse qu’elle ait jamais écrit. En 1784, avait paru à Genève Le mari sentimental, œuvre de Samuel de Constant. Cet oncle de Benjamin y contait, sur le mode caricatural, l’histoire d’un mariage raté à cause de l’humeur hautaine et acariâtre de la femme qui, par ses tracasseries perpétuelles, faisait le malheur de son brave mari. La bonne société, amusée, cherchait les clés du roman.
14Isabelle de Charrière, avec un certain donquichottisme, relève le gant. Il fallait qu’une voix de femme se fasse entendre pour remettre les choses à leur place. Elle récrit aussitôt le roman en changeant les noms et les lieux, et surtout en donnant la parole à la femme, Mistriss [sic] Henley, qui s’épanche dans des lettres à une amie. À vingt-cinq ans, sa fortune plus que médiocre l’a contrainte au mariage. Croyant faire le bon choix, elle a accepté le prétendant qui semblait réunir tous les avantages :
La plus noble figure, beaucoup de biens, de la raison, de l’équité, une égalité d’âme parfaite. [Bref] un mari de roman ! (VIII, p. 103)
15Elle déchante vite. Certes, M. Henley ne la brutalise pas, mais trop calme, trop froid, il est incapable de la comprendre, d’apprécier le moindre de ses gestes qui traduisent pourtant la meilleure volonté du monde et le désir de se faire aimer : « Des coups de poing me seraient moins fâcheux que toute cette raison ! » Change-t-elle quelque peu la disposition de sa chambre, elle est accusée de profanation. Donne-t-elle quelques leçons à sa belle-fille, elle est accusée de la rendre pédante et prétentieuse. Se pare-t-elle pour un bal ? elle est accusée de singer les femmes de mauvaise vie. Bref, non seulement elle est privée de liberté, mais n’ayant rien à faire, elle éprouve l’ennui, cet avant-goût du néant. Isabelle de Charrière, parce qu’elle y était elle-même sujette, a souvent analysé les causes sociologiques de cet état, si spécifiquement féminin, qu’on appelait les vapeurs. Il provient, le plus souvent, d’un décalage immense entre le dynamisme, l’énergie physique de la femme, la variété de ses dons et l’inaction paralysante dans laquelle on la maintient. « Ce séjour est trop bien. Il n’y a rien à changer, rien qui demande mon activité ni mes soins » (VIII, p. 118)5.
16Et surtout il l’enferre dans un terrible sentiment de culpabilité déjà instillé par l’éducation. « J’avais tort, je le sais bien… C’était moi qui avais tort… J’ai tort, toujours tort, tort en tout et vous avez raison, M. Henley. » Cette phrase-refrain scande chacun des épisodes malheureux du roman.
17Catastrophe ultime : à l’annonce d’une grossesse, la jeune femme se reprend à espérer. Elle va enfin jouer les rôles de son sexe dans l’économie du ménage, ceux de mère et d’éducatrice. Las ! M. Henley la dépouille du seul pouvoir qui lui restait, la maternité : elle n’allaitera pas son enfant, vu sa faiblesse physique (argument spécieux sempiternellement employé pour justifier la domination masculine). Elle ne participera pas non plus à l’éducation, le mari ayant des principes qu’il entend appliquer lui-même ! Il ne reste à l’héroïne qu’une seule issue : la fuite dans la mort, non par suicide, elle n’en a guère la force, mais par épuisement et lassitude. C’est ce que laisse présager la dernière lettre6.
18Naturellement cette riposte féministe à un roman misogyne n’est pas le dernier mot de la romancière. C’est un apologue, une fable plus qu’un roman de mœurs, mais qui démontre par l’absurde quelques-uns des pièges dans lesquels la femme, par ignorance, naïveté ou maladresse, peut se laisser enfermer. En somme, un appel pressant à la lucidité, à la vigilance.
Vraie et fausse indépendance
19Dans ce monde clos, bien ordonné, et, en apparence, homogène, puisque ne sont apparues jusqu’ici que des femmes de la bonne société, il y a des failles inattendues et donc très significatives.
20On a beaucoup loué, en leur temps, le réalisme des romans d’Isabelle de Charrière qui savait mettre en scène des filles du peuple : femmes de chambre, ouvrières ou paysannes. Un critique malveillant se demandait même où cette aristocrate avait bien pu puiser une telle connaissance des classes laborieuses. Dans les Lettres neuchâteloises, par exemple, elle campe à merveille le personnage d’une petite couturière, Juliane, qui parle le patois de son pays et travaille durement dans un atelier pour un maigre salaire. Séduite par un jeune bourgeois nouvellement arrivé dans la ville, elle se retrouve enceinte, et c’est l’une de ses riches pratiques, Marianne de La Prise, qui convaincra le jeune homme de prendre en charge l’accouchement et l’éducation de l’enfant, car la mère est évidemment sans ressources. On pourrait voir ici une anticipation des romans naturalistes. Mais le but de la romancière se situe sans doute ailleurs. Juliane apparaît en effet comme le double inversé de Marianne : jeune comme elle, mais pauvre et accablée de travail. Sentimentale comme elle, mais basculant facilement, de par sa situation précaire, dans l’amour vénal. Aussi inspire-t-elle à la jeune aristocrate un trouble mêlé de fascination parce qu’elle fait éclater au grand jour ce qu’une éducation conventionnelle avait soigneusement occulté et refoulé chez Marianne : circulant librement dans les mes pour livrer ses robes, elle regarde hardiment le jeune étranger qu’elle croise et accepte sans la moindre gêne son aide et ses cadeaux et ce, dès le début, quand elle glisse sur le verglas et qu’elle salit, en tombant, la robe destinée à Marianne. On a remarqué le langage symbolique sous-jacent à tout le roman : la chute, la salissure comme irruption brutale de la sexualité et du désir amoureux dans l’atmosphère feutrée de la société neuchâteloise. De la même façon, Emilie, dans Trois femmes, désapprouve le comportement choquant de Joséphine, sa femme de chambre, qui reçoit un homme, la nuit. Pourtant, le bruit de la porte qui s’ouvre et la représentation de ce qu’elle imagine ensuite, troublent fortement son cœur et ses sens, d’autant que Joséphine lui raconte volontiers ses autres aventures — y compris avec les hommes de la famille d’Émilie7 ! Comme Marianne, Émilie répare le désordre en mariant Joséphine au père de l’enfant. La faille est colmatée, mais le drame a laissé des traces dans le cœur de ces jeunes filles rangées.
21Ce qui était discrètement suggéré par la présence des filles du peuple prend tout son sens avec un autre type de femmes, récurrent dans l’univers romanesque d’Isabelle de Charrière : des femmes hors du commun par leur caractère comme par leur situation, des marginales, en somme, dont le comportement insolite parce qu’indépendant fait voler en éclats les normes sociales. En voici trois exemples :
22Il y a d’abord l’esprit fort, un trait de caractère qu’Isabelle de Charrière réprouve, en principe, chez une femme, mais que pourtant elle met magistralement en scène dans Honorine d’Uzerche. Il est vrai que l’héroïne éponyme est victime des circonstances plus que réellement coupable. Sa mère, qui a eu deux enfants d’une liaison extra-conjugale, a élevé la fille, Honorine, mais confié le fils, Florentin, à une tierce personne, sous un nom supposé. Comme tout se passe dans un espace limité, l’inévitable arrive : Honorine et Florentin, qui se connaissent depuis l’enfance, mais ignorent leur parenté, tombent amoureux l’un de l’autre. Et le père inculque à ses enfants l’athéisme dont il fait profession, car il continue à les voir (sans leur avouer sa paternité) et leur apprend à raisonner en esprits forts dédaigneux de la morale. Si la leçon ne prend pas sur le garçon, elle convainc parfaitement la fille, intellectuelle et raisonneuse, qui, mal surveillée par sa mère, vit assez librement. Quand, au moment de fuir ensemble, les deux héros découvrent à temps qu’ils sont frère et sœur, horrifiée mais résolue, Honorine, dans un accès de lyrisme romantique, se déclare prête à assumer l’inceste :
Où aurions-nous pris une conformité si grande, une si parfaite sympathie, pourquoi aurions-nous aimé les mêmes chants, les mêmes couleurs, les mêmes odeurs si nous ne fussions nés des mêmes parents ? Il fallait que je fusse ta sœur pour t’aimer autant que je t’aime. (IX, p. 217)
23Certes, à la fin du roman, la morale est sauve. Mais Isabelle de Charrière, en rendant sympathique la sulfureuse Honorine, révèle probablement l’une de ses pulsions inconscientes8.
24Il y a ensuite la veuve riche, la seule femme qui dans la société du temps puisse connaître l’indépendance économique et, de ce fait, l’autonomie. C’est Constance, dans Trois femmes. Libre d’esprit et d’allures, elle joue, auprès des autres femmes, le rôle d’observatrice lucide et de conseillère, grâce à l’expérience acquise au cours d’une vie aventureuse. Pourtant, elle pâtit d’une réputation scandaleuse qui l’a obligée à se cacher et même à changer de nom. Non pas sur le plan des mœurs mais sur le plan de la fortune. Elle a vécu aux Antilles où sa famille a acquis une immense richesse, sans doute par des manœuvres frauduleuses. Faut-il restituer cet argent ? Mais à qui, dans une Europe bouleversée par les événements révolutionnaires ? Aussi Constance le garde-t-elle sans remords pour en faire, du reste, un usage charitable. Dans l’esprit de la romancière, le roman devait prouver combien l’impératif catégorique de la morale définie par Kant pouvait souffrir d’entorses !
25Au soupçon de malhonnêteté s’ajoute curieusement un parfum d’exotisme, à peu près unique dans cet univers romanesque limité. C’est une histoire violente d’amour et de mort vécue par l’oncle de Constance, qui a brutalement abandonné l’esclave noire dont il avait une fille. Folle de rage, celle-ci tente de le tuer, mais, surprise, elle est arrêtée, condamnée à mort, exécutée. Comme si l’éloignement et l’étrangeté du cadre colonial permettaient de développer un cas-limite d’esclavage et d’humiliation des femmes.
26La femme entretenue enfin : c’est le très beau personnage de Caliste dans les Lettres écrites de Lausanne. Elle aussi victime et non coupable. Sa mère, « dépravée et tombée dans la misère (l’a) vendue » toute jeune à un homme riche qui a pris soin de son éducation pour en faire l’ornement de son salon. Dessin, peinture, chant, danse, clavecin, elle excelle en tout. Mais elle vit une situation équivoque, car elle n’entre dans aucune catégorie préétablie : trop douée et trop vertueuse pour n’être pas une exception parmi les prostituées, mais trop marquée par une tache indélébile pour ne pas être rejetée par le beau monde. Aussi apparaît-elle comme un personnage tragique, déchiré entre la fierté et l’effroi par ces jugements contradictoires, et ne pourra-t-elle jamais épouser celui qu’elle aime car le père du jeune homme oppose son veto. Elle finit par mourir de chagrin autant que de consomption, mais jusqu’au bout son ambivalence demeure : « Elle meurt comme une païenne ou comme une sainte ».
27Voilà un cas exemplaire du conflit insoluble entre la valeur personnelle de la femme et sa position sociale. Mais si ce conflit voue Caliste au malheur, il lui permet, en revanche de vivre librement dans la compagnie des hommes (seuls hôtes de son salon), d’épanouir sa personnalité et d’exercer ses talents artistiques :
Elle travaillait comme les fées et chaque jour, ses amis trouvaient chez elle quelque chose de nouveau à admirer. Tantôt c’était un meuble commode qu’elle avait fait elle-même ; tantôt un vase dont elle avait donné le dessin et qui faisait la fortune de l’ouvrier. Elle copiait des portraits pour ses amis, pour elle-même des tableaux des meilleurs maîtres. (VIII, p. 195)
28Elle donne des concerts, des soupers et ses nombreux admirateurs lui envoient des pièces de vers sous le nom d’Aspasie. Elle rejoint ainsi le long cortège des courtisanes célèbres dont la mère de Cécile, cette sage veuve, fait curieusement l’éloge :
Vous avez entendu louer des femmes connues pour leurs mauvaises mœurs mais c’étaient des femmes qui n’auraient pu faire ce qu’on admire en elles si elles avaient été sages. La Lecouvreur n’aurait pu envoyer au maréchal de Saxe le prix de ses diamants si on ne les lui avait donnés et elle n’aurait eu aucune relation avec lui si elle n’avait été sa maîtresse. Agnès Sorel n’aurait pas sauvé la France si elle n’avait été celle de Charles VII (VIII, p. 164).
29On a reproché à Isabelle de Charrière d’avoir peint la pécheresse avec trop de sympathie. Mais cette sympathie exprime une connivence profonde. Dans sa jeunesse déjà, elle regrettait, disait-elle, de n’être pas Ninon de Lenclos. Libre sexualité, commerce des hommes et partage des pouvoirs politique et artistique. L’éloge paradoxal de la courtisane est, à lui seul, tout un programme, mais transversal, crypté, sans revendications féministes agressives.
30Il faudrait ainsi que toute femme qui le désire puisse concilier l’autonomie de la courtisane avec les normes de sa classe sociale. Conciliation impossible sans déchirement, ce que manifeste clairement l’ambivalence fondamentale de toutes les héroïnes d’Isabelle de Charrière. Mais conciliation envisageable dans une prise de conscience collective et par une éducation intelligente des filles.
31Voilà l’émancipation progressive dont rêve l’écrivaine et pour laquelle elle milite isolément, avec les moyens dont elle dispose, à la fois par sa vie (elle sert de mentor à tout un groupe de jeunes disciples) et par ses écrits, même les plus intimes : lettres, feuilles politiques et romans portent un regard lucide sur le statut de la femme et forcent la sympathie du lecteur pour les héroïnes, victimes de leur condition.
Notes de bas de page
1 Toutes les références renvoient à l’édition suivante : I. de Charrière, Belle de Zuylen, Œuvres complètes, 10 vol., G. A. Van Oorschot, Amsterdam, 1979-1984. Les romans se trouvent dans les tomes VIII et IX.
2 Le nom sous lequel on la désigne avant son mariage. Les parents d’Isabelle (Belle pour les intimes) possédaient un château à Zuylen, près d’Utrecht.
3 Isabelle de Charrière gardait sûrement en mémoire la manière cinglante dont James Boswell avait motivé son refus de l’épouser : She is a charming creature, but she is a savante and a bel esprit, and has published some things. She is much my superior. One does not like that. (À son ami Temple, 17 avril 1764.)
4 On peut citer Émilie dans Trois femmes ou Mademoiselle d’Estival dans Sainte Anne.
5 Les héroïnes de Mme de Charrière sont volontiers dotées de talents artistiques et pas seulement de connaissances abstraites, comme Isabelle elle-même : Vous voilà donc peintresse, musicienne, couturière, marchande de modes, je veux dire assez adroite pour l’être, et par-dessus tout cela philosophe0, lui disait sa gouvernante, Jeanne Prévost, pour définir son activité débordante (3 avril 1756). J’ai souvent regretté de n’être pas un homme, disait-elle à ses proches. Pour partager l’action et sans doute aussi le pouvoir qui permet d’infléchir le sens de l’histoire. Ce qu’elle a tenté de faire pendant la Révolution avec ses œuvres engagées.
6 Isabelle de Charrière racontera plus tard à un ami que le roman causa un schisme dans la société de Genève. Tous les maris étaient pour Monsieur Henley ; beaucoup de femmes pour Madame ; et les jeunes filles n’osaient dire ce qu’elles pensaient. (Janvier ou février 1804, au baron Taets van Amerongen.)
7 Ces épisodes sont inspirés en partie par une histoire vécue, celle d’Henriette Monachon, la femme de chambre d’Isabelle de Charrière qui, à deux reprises, avait mis au monde un enfant hors mariage. Isabelle l’avait aidée, soutenue, défendue, en particulier contre les puritains du Consistoire qui voulaient l’exiler pour immoralité.
8 Dans sa jeunesse. Isabelle de Charrière faisait à l’un de ses amis cet aveu significatif : Une femme esprit fort me paraît une espèce de monstre ; cependant je vis dans une incertitude qui ne diffère de l’incrédulité formelle qu’en ce qu’elle est plus humble et qu’elle peut finir. (Au baron van Pallandt, 27 mars 1765.)
Auteur
Maître de conférences honoraire en lettres modernes, Université de Provence, GRFM
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