Espace industriel et stratégie personnelle : Hilarion Roux et la construction d’une Méditerranée du plomb
p. 269-287
Texte intégral
1Le parcours d’Hilarion Roux constitue, au moins en théorie, un observatoire exceptionnel des stratégies spatiales des entrepreneurs en Méditerranée, aussi bien par le secteur majeur de ses activités, la minéro-métallurgie du plomb, que par la géographie de ses initiatives. Utilisé comme contenant dans la chimie de l’acide sulfurique et pour les conduites de gaz et d’eau, le plomb est le premier des non ferreux pris dans le mouvement d’industrialisation. C’est aussi un métal pour lequel l’espace méditerranéen joue un rôle essentiel tout au long du XIXe siècle. C’est en Méditerranée, et plus particulièrement en Espagne, que sont exploités les gisements permettant à la production mondiale d’accompagner la croissance de la consommation. L’espace méditerranéen joue un rôle d’autant plus décisif que la Grande-Bretagne, premier producteur mondial, asphyxie, à partir des années 1840, par la progression de son autoconsommation, la fonction exportatrice qu’elle assumait jusque là. La Méditerranée se trouve alors au cœur du commerce mondial du plomb avant de voir sa position menacée, à partir des années 1860, par le passage de la Grande-Bretagne au statut de fort importateur qui provoque un basculement du centre de gravité des marchés de la Méditerranée vers l’Atlantique1.
2À ces grands mouvements de la géographie du négoce international, s’ajoute la pluralité des points d’ancrage de l’économie du plomb sur le pourtour de la Méditerranée. Les lieux de production y sont multiples, de l’Espagne à la Grèce et aux pays du Maghreb, auxquels il faut joindre le cas original de Marseille, ville sans bassin minier, mais centre majeur de l’industrie du plomb et cœur du négoce international pendant les décennies médianes du siècle. La Méditerranée permet donc une lecture des stratégies entre les lieux, et aussi selon différentes échelles ou configurations : l’échelle locale, pertinente pour plusieurs bassins espagnols, une structuration en axes autour de Marseille, la Méditerranée dans son ensemble, l’au-delà de la Méditerranée.
3L’espace méditerranéen permet aussi de saisir la longue durée. La transformation du plomb commence à Marseille dès le XVIIe siècle et la Couronne espagnole crée un ensemble de « fabriques de plomb » au cours du XVIIIe siècle. Ce sont toutefois les années 1820 qui inaugurent véritablement l’insertion majeure de la Méditerranée dans la géographie internationale du plomb, avec l’explosion de la production dans le Sud-Est espagnol et l’insertion de Marseille dans la nouvelle économie de ce métal2.
4Hilarion Roux ne permet pas de saisir l’intégralité de ce siècle du plomb méditerranéen : il faudrait pour cela suivre le parcours d’un autre Marseillais, d’adoption celui-là, Luis Figueroa, Espagnol demi-solde de l’armée napoléonienne, qui se lance dans le négoce du plomb espagnol dès le tout début des années 18203. Hilarion Roux ne commence à intervenir qu’à la fin de 1842, mais ce décalage est relativement mineur, en comparaison de l’intérêt de ses quatre longues décennies de présence dans le secteur, jusqu’à la fin de 1883, des décennies marquées par l’apogée puis le déclin de Marseille dans la géographie internationale du plomb et par la montée en puissance de nouveaux espaces productifs méditerranéens. Dans ces conditions, la perception des enjeux géographiques, la construction et la gestion d’espaces successifs ne cessent pas d’être au cœur des stratégies successives de Roux. Par ailleurs, l’ampleur de la période et la multiplicité des initiatives invitent à essayer de décrypter les héritages et de démêler la hiérarchie des finalités, voire des urgences. En principe, Hilarion Roux devrait ouvrir la voie à une forme de décomposition des facteurs des décisions à caractère spatial.
5En dépit de ses attraits théoriques, le cas d’Hilarion Roux constitue pourtant, d’un certain point de vue, une fausse belle entrée sur le problème de la spatialisation de la décision. Les raisons en sont d’abord documentaires. Les informations sur ses activités ne manquent pas, grâce aux articles de presse, aux archives d’une de ses créations, le Laurium, et enfin aux actes notariés qui jalonnent l’essentiel de ses décisions, à Marseille et surtout à Paris et encore plus à Carthagène4. En revanche, il ne reste aucun écrit personnel de cet entrepreneur. La lacune la plus grave concerne la correspondance, dont on sait l’utilité pour comprendre les cheminements personnels. Ce ne sont donc pas les éléments factuels de la décision qui font défaut, mais les éclaircissements sur les motivations de celle-ci. Dans ces conditions, les interprétations peuvent se révéler hasardeuses et doivent toujours se lire comme un chantier ouvert.
6L’autre difficulté majeure tient aux interrogations sur l’évolution du statut de l’espace méditerranéen dans les stratégies successives de Roux. Cette évolution doit être prise en compte à la fois dans le questionnement et dans la démarche. Celle-ci doit s’adapter aux élargissements successifs des initiatives de l’entrepreneur. D’où une présentation chronologique, en trois temps : le temps de l’Espagne, le temps de la Méditerranée, le temps des débordements, ce dernier mot devant être entendu à plusieurs sens. Le questionnement ne saurait se limiter à l’étude de la seule réactivité de l’entrepreneur face aux mutations de l’économie du plomb. Dans le cas d’un capitaliste au spectre d’initiatives aussi large, la question majeure est sans doute celle de la place de l’espace dans une stratégie globale : est-il une simple variable de la décision ? Ou la construction d’un système spatialisé va-t-elle jusqu’à commander l’objet même des initiatives ? Ou enfin l’espace est-il mis au service d’une stratégie personnelle débordant des seuls objectifs de production ? En d’autres termes, Roux est-il simplement attentif à la géographie de ses activités ou se construit-il un monde à sa mesure, ou à celle de sa démesure ?
Le temps de l’Espagne
Marseille, l’Espagne et le plomb : de nouvelles relations au cours des années 1840
7Les liens entre Marseille et le plomb espagnol sont très antérieurs aux années 1840. Ils ont été établis dès le début des années 1820 par des émigrés demi-soldes, Guerrero et surtout Figueroa. Cet héritage présente des caractéristiques précises : il s’agit de plomb andalou, provenant de minerai de la Sierra de Gador, dans la province d’Almeria ; c’est un plomb « pauvre », non argentifère et Marseille remplit une fonction exclusivement négociante, de distribution, en France et en Méditerranée, de produits élaborés en Espagne par des entreprises sous contrôle du capital local ou du négoce. Les années 1840 voient apparaître trois changements. Le premier est un glissement vers le Nord-Est des zones productives, la sierra Almagrera et la sierra de Carthagène, celle-ci dans la province de Murcie. Le second est l’apparition de l’argent, soit comme métal dominant, en sierra Almagrera, soit comme métal annexe, dans la sierra de Carthagène. La troisième évolution est un double élargissement des intéressés, géographique avec l’apparition d’une spéculation espagnole d’envergure nationale, incluant Barcelone et surtout Madrid, professionnel avec l’intérêt nouveau d’affairistes et de banquiers intéressés surtout par le métal monétaire qu’est encore l’argent5.
8Cette présence nouvelle de banquiers se traduit aussitôt par l’émergence de géographies concurrentes des lieux traditionnels de traitement du minerai, dans la région d’Adra. Des fonderies sont construites, non à proximité des mines, mais à Alicante. Perçues ou s’affichant comme britanniques, elles sont en réalité très liées aux milieux bancaires, soit directement, soit plutôt indirectement : manquant de fonds de roulement, elles dépendent étroitement d’avances bancaires pour le financement de leurs activités. Deux fonderies sont ainsi dans la mouvance des Rothschild : la Alicantina, très liée aux Campos, qui sont eux-mêmes représentants de Weisweiler qui est lui-même l’agent des Rothschild à Madrid, et la Británica, liée à Rodrigues fils aîné, maison de banque marseillaise qui veut aussi soutenir les intérêts des Rothschild. Exemple de ces liens : en novembre 1842, Weisweiler accepte de financer la production de la Alicantina contre envoi de l’argent métal obtenu à la maison Roux de Fraissinet qui représente les Rothschild à Marseille6.
9L’espace dans lequel se meuvent ces hommes d’affaires n’est pas seulement bancaire ; il est aussi commercial : les liaisons maritimes entre Alicante et Marseille sont étroites, d’autant plus que le port espagnol constitue le point de passage des relations entre Marseille et Madrid mais cet espace est-il véritablement industriel ? Apparemment oui, parce que le port d’Alicante est beaucoup mieux équipé que celui de Carthagène pour recevoir le coke britannique : compte tenu de l’importance de ce combustible dans le traitement des minerais, cet avantage semble décisif.
10Pourtant, à côté de cette implantation dominée par des logiques de banque et de circulation de produits, en apparaît une autre, aux bases purement minières : la création d’industries in situ, soit dans la sierra minera, soit à proximité immédiate de Carthagène. Dans le premier cas, il s’agit de petits fondeurs locaux, qui construisent leurs fours à côté même des entrées de mines ou des déblais et scories antiques utilisés comme matière première. Le site de Carthagène est utilisé par deux entreprises beaucoup plus ambitieuses, qui sont le fait de deux Lyonnais, d’une part Claude Pillet, créateur de la fonderie Franco-española, dans le faubourg Santa Lucía, et d’autre part Isidore Brun, créateur de la San Isidoro, à Escombreras, sur la rive Est de la baie de Carthagène. Ces choix sont en rupture avec le choix du négoce et de la banque, qui privilégie Alicante, mais cette nouvelle lecture spatiale, purement minière ou industrielle, n’est pas un contresens technique : à défaut de posséder des quais de déchargement, Carthagène bénéficie d’un atout majeur : une rade en eau profonde, parfaitement abritée.
Un fils de banquier marseillais en mission pour les Rothschild entre Alicante et Carthagène
11Né en 1819, fils d’un banquier qui est le principal correspondant marseillais des Rothschild, Hilarion Roux est envoyé en Espagne par les Rothschild, avec des disponibilités financières considérables pour contrôler la production d’argent par un système d’avances aux entreprises7. Cette certitude débouche sur deux interrogations. La première concerne les motivations des Rothschild. La documentation ne permet pas de trancher entre deux hypothèses, d’ailleurs compatibles : le souci d’une information plus fiable que celle dispensée par deux correspondants en guerre ouverte, ou la volonté de s’engager plus directement dans le contrôle de l’argent métal. La seconde interrogation porte sur les raisons du changement rapide de résidence de Roux, arrivé à la fin de 1842, encore « del comercio de Alicante » le 28 février 1843, mais « del comercio de esta población (Carthagène) », le 6 octobre de la même année, moins d’un an après son arrivée en Espagne8. Bien que les deux cités, toutes deux maritimes ne soient distantes que de 80 km, la question est loin d’être indifférente parce qu’elle touche aux capacités d’anticipation d’Hilarion Roux : a-t-il glissé vers le Sud simplement parce qu’Alicante était déjà occupée par d’autres correspondants des Rothschild ou a-t-il réellement saisi que c’est à Carthagène même que tout allait se jouer ? En effet, toutes les fonderies d’Alicante, y compris les plus modernes ferment sans à peine avoir fonctionné. La seule réponse sûre est fondée sur un constat : dès février 1843, Hilarion Roux prête 60 000 francs à Isidore Brun en échange de la livraison de l’argent métal produit. Ce type d’opération, dont il existe d’autres exemples, témoigne, plus largement, des besoins d’une cité qui ne dispose pas des moyens financiers de son engagement industriel. Dans ce cas, l’hypothèse la plus vraisemblable est la plus simple : Hilarion Roux aurait fixé sa résidence en fonction d’une logique bancaire de proximité avec la clientèle et son principal mérite aurait été de comprendre l’ampleur des besoins liés aux initiatives métallurgiques et d’en assumer les implications stratégiques.
L’installation durable à Carthagène
12Celle-ci s’explique par la confluence de trois logiques qui combinent leurs effets sans qu’il soit possible de pondérer le poids de chacune d’elles. La logique bancaire explique non seulement la venue à Carthagène, mais aussi le caractère durable de la résidence, et cela pour des raisons liées, non seulement au suivi de la clientèle mais aussi à l’exécution des garanties. Celles-ci comprennent en effet, outre les livraisons de métal, une hypothèque générale sur les bâtiments et les équipements. Les défaillances de paiement, relativement nombreuses, ont des implications différentes selon la nature du débiteur : lorsqu’il s’agit de petits fondeurs, la garantie est de valeur très limitée, mais la perte l’est tout autant : le banquier peut louer le four et le hangar, les revendre, ou les laisser tomber en ruines. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit d’une usine aussi importante que la San Isidoro, qui devient propriété de Hilarion Roux par simple réalisation de l’hypothèque lorsque Isidore Brun, incapable de faire face à ses engagements, est déclaré en faillite, dès 1846. Le banquier se retrouve ainsi détenteur d’un outil industriel, de valeur certes très supérieure à celle du prêt, mais dont la revente sur place est impossible compte tenu de l’impécuniosité de la place : la valeur effective du gage dépend donc en fait de la capacité à l’utiliser et le banquier se trouve condamné à devenir aussi industriel.
Une logique affairiste ou spéculative
13Le jeune banquier devrait se laisser d’autant plus facilement séduire par l’industrie qu’il se laisse vite gagner par les passions locales : l’achat d’actions de mines argentifères de la sierra Almagrera joue un rôle quasi propédeutique, puis Hilarion Roux se lance dans l’achat de parts de sociétés de mines de plomb argentifère et de petites fonderies de la sierra de Carthagène. En 1845, il n’est encore ni entrepreneur minier ni fondeur mais, pour lui, Carthagène n’est plus seulement une clientèle bancaire et un emporium de métal argent, c’est aussi un extraordinaire terrain de jeux, caractérisé par la combinaison d’une extrême fragmentation des mises, à l’image de ce que sont les structures d’entreprises, et d’un renouvellement permanent des opportunités, à la faveur d’un terrain qui offre d’énormes masses de déblais antiques et de multiples filons, à la faveur aussi d’une législation minière qui favorise l’émiettement des initiatives.
Une logique familiale
14En l’occurrence, il ne s’agit nullement de la famille de ses parents, mais de celle qu’il se crée lorsque, en 1844, il épouse une très jeune fille, Trinidad Aguirre, fille d’un officier de marine en retraite. Cette logique du cœur aura une influence forte sur la stratégie spatiale d’Hilarion Roux par les rôles que seront appelés à jouer son beau-père et surtout de ses deux beaux-frères.
15Ces trois logiques, bancaire, spéculative et familiale, jouent de manière complémentaire pour transformer un jeune banquier en quête de métal argent en un industriel du plomb. La faillite d’Isidore Brun rend le banquier propriétaire de la fonderie San Isidoro. Ici, le mécanisme de la garantie hypothécaire a joué le même rôle que la spéculation minière comme substitut de l’accumulation préalable. La rapidité de la fortune ne repose pas sur la rencontre du filón rico, mais sur la différence considérable entre le montant du prêt et la valeur du gage : Hilarion Roux se trouve ainsi, à peu de frais, détenteur d’un outil pratiquement neuf et exceptionnel pour la région. Et c’est sa belle-famille, beau-père puis beaux-frères à partir de mai 1847, qui lui permet de conserver le gage, en prenant effectivement les commandes de l’usine et de s’initier à l’industrie du plomb.
16Le résultat de tous ces enchaînements est une série de paradoxes : le passage de la banque à l’industrie dans le cadre d’une pure logique d’aubaine spéculative, l’établissement à Carthagène d’un Marseillais de souche alors que les Marseillais réellement engagés dans l’économie du plomb espagnol, Guerrero et surtout Figueroa, confirment alors leur enracinement phocéen, et la transformation d’un jeune apprenti banquier en l’une des plus grandes figures de l’industrie méditerranéenne du plomb, reconnu, dès les années 1850 comme un pionnier de l’innovation technique. À ces trois paradoxes s’en ajoute un quatrième, relatif précisément à la gestion de l’espace. L’installation de Roux à Carthagène paraît associer toutes les logiques, depuis celle de la famille jusqu’à celles de l’économie, avec un entrepreneur proche de son outil de production. La logique spatiale du réseau bancaire paraît avoir cédé le pas à celle de l’industriel. Or, Hilarion Roux lance, à partir des années 1860, toute une série d’initiatives qui remettent en cause cette stratégie industrielle mono-site. Une remise en cause dont l’intéressé ressent sans nul doute l’ampleur puisqu’il s’emploie à la masquer.
Le temps de la Méditerranée
17Cette seconde phase de la trajectoire de Roux invite à un changement d’interrogation : son insertion à Carthagène relevait d’une capacité de compréhension de l’émergence d’un nouvel espace minéro-métallurgique et d’adaptation à celui-ci. Les défis de Roux à partir des années 1860 sont la construction et la gestion d’un système industriel multipolaire et, plus largement, d’un espace économique complexe.
Deux échelles de changement
18Les uns affectent l’économie du plomb. Le changement majeur en ce domaine est, vers 1860, le basculement du centre de gravité des marchés de la Méditerranée vers l’Atlantique et la mer du Nord, avec surtout l’affirmation de la Grande-Bretagne comme pays importateur. Ce mouvement sape les bases de la position marseillaise, contribuant au départ vers l’Espagne de la famille Figueroa, mais il ne devrait pas affecter Hilarion Roux, établi non sur une route commerciale marginalisée, mais sur un des lieux majeurs de production. En fait, sans être affecté, il prend en considération le phénomène, en s’intéressant de près à l’Europe du nord-ouest, jusqu’à racheter la société belge du Bleyberg. La seconde évolution, moins brutale, affecte non les marchés, mais les zones de production. L’Espagne reste le premier exportateur mondial et devient même, pendant quelques années, le premier producteur, mais d’autres espaces méditerranéens viennent désormais soutenir la croissance d’une production qui peine à suivre l’augmentation de la demande : c’est le cas de l’Algérie, avec Oum Teboul et La Calle ; c’est surtout le cas de la Grèce avec la réouverture de l’exploitation du Laurium antique. Le front pionnier de la recherche du plomb déborde de la péninsule pour s’élargir à l’ensemble de la Méditerranée.
Roux et la construction d’une Méditerranée du plomb
19Les initiatives d’Hilarion Roux en ce domaine ne paraissent nullement relever d’une stratégie préconçue. Certains indices montrent qu’il est prêt à se lancer vers de nouveaux horizons, qui ne sont pas forcément méditerranéens. Ainsi, en 1860, crée-t-il une société pour l’exploitation minière de métaux précieux au Costa Rica. Si cette initiative reste sans lendemain, il n’en va pas de même de l’opportunité grecque que lui apporte un entrepreneur d’origine sarde, Serpieri, pour l’exploitation des ecvolades qui sont des matériaux laissés par l’exploitation antique. L’appel à Roux repose sur l’expertise de son entreprise dans le traitement de ce type de matière première, abondante à Carthagène, et provoque l’apparition d’un axe entre Carthagène et le Laurium. Celui-ci se manifeste par la création de deux entreprises successives, la première en 1864, vite confrontée à un épineux problème juridique, et une seconde, durable cette fois, la Compagnie française des mines du Laurium, fondée en 18759.
20Plusieurs autres initiatives viennent « épaissir » cet axe Ouest-Est pour lui donner la figure d’une large présence en Méditerranée : la construction d’une usine à Marseille, destinée notamment à traiter les minerais complexes du Laurium, et la mise en exploitation de mines en Sardaigne dans plusieurs îles grecques. Si l’on ajoute à cela un intérêt certain pour les mines maghrébines, l’espace ainsi construit est celui d’une véritable Méditerranée du plomb. Mais doit-il s’analyser en termes de synergie ou de dispersion ?
Gérer l’éclatement spatial : exploiter les synergies et masquer les problèmes
21La stratégie de Roux va consister à jouer sur ce double registre, avec autant de volonté et d’habileté dans chaque cas.
Les synergies
22Elles sont recherchées dans tous les domaines, bien au-delà du seul domaine des réseaux commerciaux. Elles concernent le traitement du minerai et l’élaboration de produits finis, domaines pour lesquels l’usine de Marseille paraît jouer un rôle pivot. Les aspects les plus originaux concernent toutefois le transfert des modèles et des hommes. Le transfert des modèles est d’abord celui des techniques, pour les mines et surtout la métallurgie. Le Laurium reprend les procédés et les équipements d’Escombreras. Il en reprend aussi des hommes, depuis des ingénieurs jusqu’à de simples ouvriers. Discrètes sur le quotidien, les archives du Laurium sont nourries d’informations sur ce flux migratoire dès lors que survient un incident conduisant à des rapatriements. Individuels lorsqu’il s’agit de blessés ou de malades, ceux-ci peuvent devenir collectifs en temps de tension sociale : plus de 160 ouvriers espagnols sont ainsi rapatriés brutalement en 188310. La migration des hommes s’accompagne du transfert d’un autre modèle, celui de l’habitat. Trois cités minières « espagnoles » sont ainsi construites au Laurium : de premiers bâtiments sont édifiés dès novembre 1865 sous la responsabilité d’un beau-frère de Roux, Eduardo Aguirre. Quelques années plus tard, à l’initiative de Roux, c’est la construction de Spaniolika, ensemble de 50 à 60 logements portant l’empreinte de l’hygiénisme de Le Play dont on sait l’influence sur les élites marseillaises11. Enfin, entre 1876 et 1880, se construit un véritable village espagnol, Kyprianos, qui reprend en fait le modèle des barres de logement d’Escombreras et utilise comme couverture des tuiles marseillaises servant de fret de retour au transport du minerai12.
23Mise en place de complémentarités, transfert de technologies, de personnels et de modèles d’habitat : tout se passe comme si se constituait un véritable système méditerranéen à la centralité décalée vers l’ouest, partagée entre Marseille et Carthagène et, en apparence au moins, largement contrôlée par cette dernière.
Les réponses aux difficultés
24Ces difficultés ont plusieurs origines. Certaines tiennent aux différences de culture entre les pays. D’autres sont liées aux crises politiques spécifiques à l’un ou l’autre site : l’exemple extrême en ce domaine est celui du soulèvement cantonaliste de Carthagène, tout au long du second semestre de 1873. Les plus importantes découlent cependant de la nature même des activités : alors que le négoce peut gérer la distance grâce à un réseau de correspondants, l’extraction minière et la métallurgie appellent non seulement une direction d’établissement permanente, mais aussi la présence fréquente d’un pouvoir de décision issu du capital pour prendre les décisions internes majeures et assurer, à l’extérieur, la représentation de la société auprès des pouvoirs.
25Hilarion Roux ne néglige nullement ce dernier problème. Les réponses qu’il y apporte diffèrent selon les lieux mais reposent sur des bases largement partagées. L’une d’elles est l’affichage de la puissance et la proximité avec les autorités du lieu, qu’il s’agisse du consul de France, important à Carthagène en 1873 pour mettre Escombreras à l’abri des cantonalistes, ou des pouvoirs locaux et nationaux. À Carthagène comme au Laurium, Hilarion Roux met en scène ses relations avec les uns et les autres et valorise le poids de ses établissements moins pour résoudre les difficultés ponctuelles que pour asseoir sa présence dans la durée. Même lorsqu’elle est identifiée comme étrangère, l’entreprise doit toujours faire apparaître son enracinement et son enjeu local.
26L’autre élément majeur de la stratégie de Roux pour occuper l’espace est constitué par un jeu d’illusions sur la présence reposant sur le recours à des doubles et à des masques. Les doubles sont ses deux beaux-frères, Simon et Eduardo Aguirre. Simon assure la présence de Roux à Carthagène ; plus mobile, Eduardo change de résidence officielle en fonction des nécessités : Carthagène, Athènes, ou même Marseille, lors de la création d’une nouvelle société pour Escombreras, en 187713.
27Les stratégies de masques sont des mises en scène de la présence, vraie ou virtuelle, pour faire croire à l’enracinement, aussi bien au Laurium qu’à Carthagène. En Grèce, dès les années 1860, Hilarion Roux effectue, dès les années 60, plusieurs séjours de printemps très ostentatoires, avec toute sa famille, comprenant le débarquement au Pirée, le passage par Athènes et l’arrivée au Laurium en grand équipage, avec accompagnement de gendarmes, le tout aux frais de la compagnie. À Carthagène, ville dont Hilarion Roux est un citoyen éminent depuis le milieu des années 40 mais où il n’habite plus guère depuis 1860, tous les ressorts possibles sont utilisés, paradoxalement favorisés par l’insurrection cantonaliste de 1873. Celle-ci a provoqué beaucoup de ruines et pertes mais la fonderie de Roux s’est trouvée entièrement protégée par le statut d’étranger de Roux. Après l’écrasement du canton, l’appui de Roux à l’ordre lui vaut la reconnaissance des pouvoirs, dont le témoignage le plus fort est l’anoblissement comme marquis d’Escombreras, mais il tire parti aussi de la détresse ouvrière : en renonçant au remboursement de petits prêts accordés aux ouvriers, il acquiert une image de compassion et de solidarité avec les malheurs du lieu. Dans les deux cas, le succès est d’autant plus remarquable qu’il vient récompenser un absent. De 1874 à 1877, il n’effectue que deux séjours à Carthagène, tous deux la même année (1875) et tous deux de quelques semaines tout au plus.
28Ce masque de l’absence repose sur deux moyens complémentaires. Le premier est la mise en scène du voyage, annoncé, nourri de sorties officielles. Son arrivée, à la fin du mois de janvier, lors de son premier voyage de 1875 est annoncée ainsi : « venant de Marseille, est arrivé samedi dans notre ville son Excellence Hilarion Roux, riche capitaliste et négociant connu de notre cité. M. Roux, décidé à développer ses affaires commerciales, vient prêter de nouveaux et remarquables services aux intérêts de Carthagène. »14. Lors de son second voyage, en mai, il participe à la procession du Corpus Cristi et il est le seul participant sans fonction officielle, cité par la presse locale15.
29Le second masque est l’hommage personnel largement médiatisé alors même qu’il s’agit d’un hommage à un absent. Ainsi, une procession à la Vierge du Calvaire, organisée en mars 1874 dans le cadre de la « purification » de la cité après le soulèvement, s’achève par une réception à Escombreras, où le maire de Carthagène remercie, non l’hôte effectif, Simon Aguirre, mais l’hôte virtuel, « adressant un souvenir affectueux à M. Hilarion Roux, patriarche de l’industrie minière de cette région »16. L’exemple le plus fort du procédé intervient à la fin du mois d’août 1875 avec l’inauguration de l’église d’Escombreras : les discours comme les articles s’adressent, directement ou à travers les Aguirre, au nouveau marquis d’Escombreras : « que le Marquis et la marquise d’Escombreras et leur famille soient assurés que la cérémonie d’hier a laissé à tous un souvenir impérissable », et l’on félicite « Monsieur le Marquis d’Escombreras, Hilarion Roux, titre qu’il peut porter à la satisfaction de tous ceux qui connaissent et savent apprécier ses éminentes qualités »17.
30Ce problème de gestion de la distance dans la minéro-métallurgie européenne est relativement précoce puisqu’il va se développer surtout vers la fin du siècle avec les initiatives, françaises en particulier, en Europe centrale et orientale. En témoignent par exemple les difficultés du CIC pour une entreprise minière en Galicie polonaise : le rôle du capital dans la décision est assurée, tant bien que mal, par une correspondance quasi journalière avec un directeur à forte personnalité qui souligne l’importance des contacts directs et revendique l’autonomie de décision de l’homme de terrain18. À l’exception de cette précocité, la situation de Roux n’est cependant pas, en soi, vraiment originale, y compris d’un point de vue technique : la mer facilite les déplacements et l’utilisation du télégraphe est courante au début des années 1880. L’originalité tient plutôt au comportement même de Roux qui fait preuve d’une volonté tenace dans l’affirmation de sa présence, de plus en plus virtuelle. Ce souci d’affichage est délicat à interpréter parce qu’il peut reposer sur au moins trois bases, très différentes sans être forcément exclusives : une forme d’archaïsme dans la conception des relations entre la direction d’une grande entreprise et chacun de ses établissements, une faiblesse dans les structures d’entreprise que la personnalisation aurait pour fonction de pallier ou de masquer, et enfin une stratégie d’utilisation de réussites industrielles à des fins personnelles. En ce dernier cas, la stratégie spatiale servirait moins le fonctionnement du groupe que l’image et la carrière du marquis d’Escombreras.
Débordements
31Le terme doit s’entendre à tous les sens du mot, des activités, des pratiques et des espaces. Même si l’analyse doit se concentrer sur ce dernier domaine, ces différents aspects sont tous liés entre eux et doivent être inclus dans l’observation. Les stratégies développées par Hilarion Roux ne sont jamais des substitutions mais des additions ou des élargissements. En revanche, elles peuvent, selon les cas, favoriser la construction d’un espace d’entreprise méditerranéen ou jouer contre celle-ci.
Le débordement des activités : sortir du plomb
32Même s’il s’impose comme un industriel du plomb, Hilarion Roux ne s’est jamais laissé enfermer dans une activité. Ainsi, au cours des années 1840, il ne dédaignait pas de pratiquer, depuis Carthagène, la fourniture aux armées d’Algérie. À partir de la fin des années 1850, ces pratiques d’opportunité, voire d’aubaine, font place à des orientations plus durables. La première est bancaire. Hilarion Roux prend la succession de son père, décédé en 1858, à la tête de la banque marseillaise Roux de Fraissinet. Quelques années plus tard, cette responsabilité s’accompagne de l’accession au poste, de forte visibilité locale, d’administrateur de la succursale marseillaise de la Banque de France, poste qu’il occupe de 1865 à 1877. La seconde orientation nouvelle, plus tardive, est industrielle. C’est, en 1881, la création d’une société d’explosifs, imitatrice et concurrente de la Dynamite des Nobel : elle aussi exploite un brevet suédois et elle en reprend le nom, mais sous une racine latine, puisqu’elle s’appelle La Forcite19. Roux paraît alors s’orienter vers la création d’un véritable groupe intégré à l’échelle de la Méditerranée, avec une banque centrale du groupe, et des implantations multi-fonctionnelles, depuis la production et le traitement du minerai jusqu’à la vente du bien intermédiaire essentiel que sont les explosifs. De fait le Laurium assure, avec efficacité, la distribution de La Forcite à l’échelle de la Grèce20. En apparence, le plomb est devenu le pivot, ou l’assise spatiale, d’une forme de système méditerranéen.
Sortir de Méditerranée
33Cet élargissement de l’horizon des initiatives de Roux paraît s’effectuer en vertu d’une double logique. La première relèverait de la filière même du plomb. Elle est marquée, en 1881, par la fusion d’Escombreras avec la compagnie belge du Bleyberg, les deux sociétés étant déjà liées par un contrat d’exploitation21. L’impact de cette fusion est difficilement appréciable en termes de marchés, mais deux observations peuvent être formulées avec certitude. La première est qu’il n’existe en l’occurrence aucune vraie synergie productive entre le Nord et le Sud ; les minerais méditerranéens sont traités sur place et ne peuvent, pour les fonderies belges, compenser l’épuisement des mines du Bleyberg. La seconde est qu’il s’agit en fait d’une opération régionale espagnole. Le Bleyberg est propriétaire d’une vaste concession minière dans un bassin riche de l’intérieur andalou : le Coto La Luz à Linares. En réalité, l’apparence d’une logique européenne Sud-Nord, masque une stratégie régionale espagnole. Hilarion Roux en offre d’autres exemples, le plus notable étant celui du bassin houiller de Puertollano, en Nouvelle Castille, dont le marquis se flatte d’être le découvreur22.
La logique financière
34C’est incontestablement celle qui, à partir de la création de la Compagnie française des mines du Laurium, pèse le plus dans l’élargissement hors de Méditerranée des affaires de Roux. Apparaissent alors toute une série de sociétés construites sur le même modèle. Leur capital rassemble chaque fois trois groupes d’actionnaires, chacun de composition presque identique d’une opération à l’autre : un groupe marseillais, auxquels se rattachent les beaux-frères Aguirre, un groupe « parisien », comprenant notamment Robert et Henri de Wendel ainsi que le banquier Édouard Dervieu, d’origine marseillaise mais connu surtout pour ses initiatives égyptiennes23, et enfin un groupe belge. Cette diversité géographique ne se retrouve pas dans la responsabilité majeure : la présidence des sociétés est toujours assurée par Hilarion Roux. Ce schéma, expérimenté d’abord à la Compagnie française du Laurium, est appliqué à Escombreras en 1877, puis de manière systématique en 1881 à quatre sociétés, deux compagnies minières, l’une en Grèce, l’autre en Sardaigne, la Forcite, et à nouveau à Escombreras qui, au terme de plusieurs étapes, fusionne alors avec le Bleyberg.
35Apparemment, cette pratique de groupes amis correspond à une exigence de mobilisation de capital : pour financer l’investissement en Méditerranée, au niveau où Roux situe désormais ses ambitions, il faudrait sortir de Méditerranée. Ce raisonnement, en conformité avec les analyses traditionnelles sur les insuffisances de l’accumulation dans l’Europe méditerranéenne, n’est pourtant pas le plus sûr. En clair, faut-il voir dans les pratiques de Roux une volonté de mobilisation de capital, ou au contraire une stratégie, à peine masquée, de désengagement ? Deux exemples permettent d’illustrer les termes du problème. Le cas de la Compagnie Française du Laurium est celui d’un véritable drainage de capitaux non « méditerranéens », mais d’un drainage limité : outre la rémunération des apports, le capital effectivement mobilisé est de 2 millions de francs, dont 1,5 million en provenance des groupes parisien et belge24. La somme est importante, mais elle n’était nullement hors de portée du groupe marseillais. Tout se passe en fait comme si Roux cherchait, de manière beaucoup plus volontariste que contrainte, à se créer de nouvelles alliances. De son côté, Escombreras permet de mettre en lumière une stratégie de désengagement. L’acte de création de 1877 montre une injection très limitée de capitaux frais – 2 millions de francs alors que les apports sont estimés à 7,5 millions – et un rôle encore plus limité des non Marseillais : 0,7 million, dont 0,5 fournis par les De Wendel. En fait, derrière cette apparence, se met en œuvre une double stratégie. La première est une recherche de plus-value, qui ne relève pas de notre propos ici, sauf pour souligner que Roux parvient à engranger des plus-values jugées en leur temps scandaleuses. La seconde est un désengagement, qui doit en revanche retenir notre attention : la fonderie d’Escombreras reste propriété personnelle de Roux, mais se trouve affermée, contre redevance, à la nouvelle société : le brillant entrepreneur devient, à ce titre, un rentier de l’industrie. L’autre étape essentielle en est l’absorption de la compagnie belge du Bleyberg, en 1881, contre 10 000 actions de 500 francs, entièrement libérées : Roux conserve la présidence, mais la majorité des actions de la société est désormais aux mains des Seillière, Demachy et De Wendel. Au terme du processus, Hilarion Roux a réussi à conjuguer la fin de l’immobilisation industrielle d’un capital, un fort enrichissement et même, pour un temps, le maintien de son pouvoir. Dans cette perspective, la quête de capitaux hors de Marseille ne relève nullement d’un souci de développement des affaires, mais d’une volonté de substitution : le capital parisien ou belge n’est pas un plus, mais une alternative dans le cadre d’une stratégie de désengagement qui parvient un temps à se masquer.
36Le problème majeur est donc finalement celui des motivations de ce désengagement, qui s’accompagne du transfert à Paris de sa résidence, acquis dès 1875 et réalisé dans un cadre fastueux en 1881. L’hypothèse la plus vraisemblable est l’orientation bancaire que Roux donne désormais à sa trajectoire personnelle. Président de banque à Marseille depuis les années 60, Roux s’affirme de plus en plus comme banquier, et comme banquier parisien. Cette double réorientation n’est pas un revirement complet, notamment parce qu’elle sert sa boulimie d’initiatives. Elle n’en constitue pas moins un changement majeur, dans le statut du système industriel méditerranéen constitué au cours des décennies précédentes. Celui-ci n’apparaît plus comme un objectif en lui-même, mais comme le moyen d’aller au-delà, en termes géographiques et sectoriels. L’industrie et l’espace méditerranéens apparaissent finalement non comme des horizons, mais comme des tremplins, efficaces à tous points de vue : acquis patrimoniaux, réseaux, image personnelle. Hilarion Roux s’affiche génial découvreur de mines et industriel de pointe transnational en Méditerranée pour mieux être reconnu comme banquier parisien. Modeste revanche du secteur économique et de l’espace qui l’ont fait : la faillite retentissante de Roux en 1883 est celle de sa banque et c’est dans l’anonymat et la misère qu’il mourra à Paris en 1898.
Pour une réflexion sur le statut de l’espace dans les stratégies
37Les analyses précédentes sont d’abord une invitation à la prudence méthodologique, voire au doute. D’abord parce que toute recherche de la genèse de la décision se heurte au piège, séducteur, de la vraisemblance. La construction a posteriori de raisonnements logiques ne saurait avoir d’autre valeur que celle de l’hypothèse. La démonstration ne peut se fonder que sur une documentation, rarement disponible en ce domaine, carrément absente dans le cas de Roux dont on n’a aucune correspondance personnelle. À l’intérieur de ce problème global, l’espace constitue une difficulté supplémentaire : comment est-il pensé, et quelle est sa place dans l’articulation des facteurs de la décision ?
38Les conclusions se doivent donc d’être prudentes et provisoires, mais le cas de Roux permet cependant quelques observations utiles pour une réflexion sur la place de l’espace dans la décision, d’un point de vue méthodologique comme sur le fond. La première est que, si l’espace est manifestement une composante importante de la stratégie de l’entrepreneur, il n’en est pas une finalité. Il convient donc d’éviter les formules à caractère téléologique, telles que lui prêter la volonté de se bâtir un empire méditerranéen. Plus positivement, l’appréhension et la gestion de l’espace font ressortir l’importance des héritages, de la famille ou, plus largement, du milieu. Ils peuvent agir aussi bien négativement que positivement : la venue à Alicante utilise une « route » marseillaise et s’inscrit dans une perception bancaire de l’espace, mais cette même perception va, trente ans plus tard, dévaloriser une construction industrielle à forte architecture spatiale au profit d’une démarche bancaire : la banque et, derrière elle, le système familial de représentations, soutiennent la construction puis la déconstruction de l’espace industriel. Roux est au moins, sinon plus, un héritier qu’un inventeur.
39La seconde observation sur le fond est que Roux combine l’héritage culturel avec l’exploitation des opportunités, dont témoignent aussi bien son établissement à Carthagène que la réponse positive donnée aux sollicitations de Serpieri pour le Laurium. D’où une question : entre les héritages assumés et les opportunités offertes, que reste-t-il à Roux comme créateur d’espaces économiques ? Sans doute, en dépit des prétentions de découvreur de gisements de Monsieur le marquis, beaucoup moins un mérite d’inventeur d’espaces qu’un talent de mise en relation des lieux, d’articulation de sites isolés, qui peuvent s’assimiler à une œuvre originale d’architecture. En l’occurrence, l’entrepreneur est l’homme des synergies, et, par plusieurs aspects, il partage l’obsession des complémentarités des négociants du siècle précédent : les réseaux se sont appauvris spatialement puisque les liens se réduisent à quelques points d’appui, mais ils se sont aussi fortifiés de toutes les complémentarités productives.
40Roux est donc moins créateur d’espaces qu’il n’en donne l’image, mais cette image même est pour lui un résultat non négligeable. Au milieu des années 1870, à la faveur de sa présence dans cinq pays différents, Espagne, France, Italie, Grèce et Belgique, il s’impose comme le plus grand industriel méditerranéen et sans doute même européen du plomb. L’espace construit sert le prestige, mais il est de moins en moins le cadre effectif des stratégies majeures : le paradoxe de Roux au début des années 1880 est qu’il cherche à maintenir un prestige fondé sur l’espace, tout en développant une puissance nouvelle sur d’autres bases que son assise spatiale antérieure. Son espace méditerranéen du plomb est de plus en plus vidé de la présence, financière et humaine, de son fondateur. Il ne cesse pas pour autant de servir, mais de plus en plus dans le cadre d’un fonctionnement en trompe-l’œil.
41Malgré les apparences d’une implantation originale et durable, Hilarion Roux fait preuve d’une conception relativement minimaliste de l’espace, organisé certes, mais à partir d’opportunités. Au-delà des aspects relevant de la personnalité du Marquis d’Escombreras, cette conception de la fonction de l’espace ne saurait être qualifiée, ou disqualifiée, comme anti-industrielle ou méditerranéenne. D’abord parce que le secteur dominant de l’activité de Roux, la minéro-métallurgie, prédatrice de matières premières, est par nature dévoreuse de ses propres espaces : si les fonderies, surtout côtières, peuvent être alimentées en minerais extérieurs, la vocation même d’un site minier est de perdre sa propre raison d’être. Ensuite parce que ce type de rapport à l’espace correspond en fait à l’un des modèles contemporains : à côté des implantations stratégiques, notamment en fonction d’un marché national, telles qu’on peut en trouver dans l’automobile, combien relèvent de simples logiques d’aubaines, de main-d’œuvre ou de subventions ?
42Roux a pris trop de distance avec ses entreprises minières ou industrielles pour pouvoir s’appuyer sur elles lorsque surviennent les difficultés, mais cet éloignement a une contrepartie : toutes, y compris la Forcite, survivent à la faillite du banquier en 1883. L’espace du système industriel survit au père prodigue, qui garde cependant, jusqu’à sa mort, un bénéfice particulier : celui de l’image. À l’occasion de la mort du Marquis d’Escombreras, en juillet 1898, un article nécrologique est publié dans le quotidien de Carthagène, ville dans laquelle il n’est pas reparu depuis plus de vingt ans25. Cet article gomme l’absence ainsi que l’effondrement personnel pour ne conserver que le mythe, désormais solidement raccroché à la belle-famille, les Aguirre, qui ont cessé d’être transparents pour devenir l’incarnation de l’aventure méditerranéenne. Dernier succès, symbolique, du glorieux marquis : l’ancrage d’un moment devient moment fondateur pour la mémoire.
Notes de bas de page
1 Cf. G Chastagnaret, « Conquista y dependencia : la explotación del plomo español en el XIX », Desigualdad y dependencia. La periferización del Mediterráneo occidental (siglos XII-XIX), AREAS, Murcie, 1986, p. 181-187.
2 Sur la minéro-métallurgie du plomb en Espagne avant 1840, cf. G. Chastagnaret, L’Espagne puissance minière dans l’Europe du XIXe siècle, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, n° 16, 2000, p. 159-177 et 211-223. Sur le rôle de Marseille, G. Chastagnaret, « Marsella en la economía internacional del plomo (mediados del siglo XVII-mediados del siglo XIX) », Revista de Historia Industrial, n° 1, 1992, p. 11-38. Cf. aussi O. Raveux, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au XIXe siècle, Paris, CNRS éditions, 1998.
3 Cf. G Chastagnaret, « De Marseille à Madrid, du plomb à la noblesse et au pouvoir d’État : la fortune de la Casa Figueroa », Actes du colloque « Bourgeoisie et notables en Méditerranée (XVIIIe-XXe siècles) », Cahiers de la Méditerranée, n° 46-47, 1993, p. 123-137.
4 Pour les références de la documentation notariale utilisée, se reporter à notre ouvrage en préparation : Hilarion Roux, une trajectoire méditerranéenne.
5 Cf. G. Chastagnaret, L’Espagne..., op. cit., p. 233-239, 306-318 et 331-347.
6 Ibidem, p. 371-373 et A. de Otazu, Los Rothschild y sus socios en España, Madrid, O. Hs Ediciones, 1987, p. 147-149.
7 É. Richard, « Hilarion Roux » dans R. Caty, É. Richard et R Échinard, Les Patrons du Second Empire. Marseille, Paris – Le Mans, Picard – Cenomane, 1999, p. 269-273.
8 Citations extraites d’actes notariés consultés à l’Archivo Histórico Provincial de Murcie.
9 Sur le Laurium, cf. A. Huet, « Mémoire sur le Laurium », Mémoires et comptes rendus de la société des ingénieurs civils, 1879, 3e série, 12e volume, p. 730-772.
10 Le conflit, qui éclate au début d’avril 1883, porte sur la rémunération du travail à la tâche. 161 ouvriers, trois femmes et deux enfants sont renvoyés en Espagne (télégrammes du 11 au 20 avril 1883, archives du Laurium, Lavrion, Grèce).
11 Cf. L. Américi, « La Caisse d’Épargne des Bouches-du-Rhône au XIXe siècle. Un outil financier au service de l’intervention sociale », Thèse de doctorat d’histoire, Université de Provence, 2000.
12 Cf. C. Agriantoni, « Spaniolika et Kyprianos : deux petites cités ouvrières à Lavrion », L’Archéologie industrielle en France, n° 24-25, 1994, p. 143-152.
13 Société créée le 14 août 1877 à Marseille, sous seing privé, acte notarié du 20 août à Paris (notaire Dufour).
14 El Eco de Cartagena, 1er février 1875.
15 Ibidem, 28 mai 1875.
16 Ibidem, 23 mars 1874.
17 Ibidem, 31 août 1875.
18 D. Fauquet, « Victor Tézenas du Montcel, un ingénieur des mines de Saint-Etienne et la société anonyme des mines de Czeladz en Silésie de 1896 à 1929 », mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Provence, 1996.
19 Société créée le 4 mai 1881 à Paris (notaire Dufour), au capital de deux millions de francs.
20 Cf. archives de la Compagnie française du Laurium, Lavrion.
21 A. G extraordinaire d’Escombreras du 28 novembre 1881. (cf. annexe à acte du 3 janvier 1882, A. N. minutier central, XLVIII, 1077, notaire Dufour).
22 Sur Roux et Puertollano, A. Broder, « Le rôle des intérêts économiques étrangers dans la croissance de l’Espagne au XIXe siècle », thèse de doctorat d’État, Paris I, 1981, p. 1536 et 1592 et G. Chastagnaret, L’Espagne..., op. cit., p. 513-515.
23 Cf. D. Landes, Banquiers et pachas, Finance internationale et impérialisme économique en Égypte, Paris, Albin Michel, 1993.
24 Cf. statuts du 28 août 1875, (AN, 65 AQ L 2260 1)
25 El Eco de Cartagena, 1er août 1898.
Auteur
Casa de Velâzquez, Madrid et UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008