Monstres de méchanceté, bouffon difforme : les représentations de la monstruosité morale ou physique dans l’opéra romantique italien
p. 203-212
Texte intégral
1L’opéra romantique italien ne comporte qu’un seul exemple de monstre au sens physique c’est-à-dire « un individu qui se distingue de la grande majorité des individus de son espèce par une anomalie morphologique grave et assez apparente pour être perçue par tout le monde. »1 Il s’agit de Rigoletto, le bouffon difforme de l’opéra de Verdi. Par contre les personnages monstrueux par la noirceur de leur âme sont nombreux.
2Au XIXe siècle, le théâtre lyrique se structure en un système avec une typologie des emplois dramatiques selon la tessiture de la voix qui aide à la caractérisation des personnages. La typologie des rôles semble partir d’une adéquation entre l’unité familiale et l’unité de base du théâtre lyrique :
- un père ou équivalent (basse). La voix basse représente le pouvoir, la sagesse, la protection, la sécurité, l’expérience ;
- une fille (soprano) ;
- un amant (ténor) ;
- un rival (baryton) ou une rivale (mezzo-soprano).
3Le rôle du méchant est dévolu au baryton.
4L’opéra romantique privilégie, le drame, l’émotion, les situations extrêmes. Les méchants doivent donc être bien méchants, sans pitié ; on plaint d’autant plus la malheureuse héroïne en butte à leur cruauté, et cette noirceur met en valeur les vertus du héros, celui qu’aime l’héroïne.
5Les exemples de « méchants barytons » sont multiples dans l’opéra romantique italien. On peut citer, sans exhaustivité, chez Verdi, le comte de Luna dans Le Trouvère, Macbeth, Guido de Montfort dans Les Lombards, Don Carlo di Varga dans La force du destin… Si leur action est contraire aux intérêts de l’héroïne-soprano et du héros-ténor, on ne peut dire de tous qu’ils soient des monstres. Ils ont parfois des motivations que l’on peut, éventuellement, comprendre. Le plus souvent, ils éprouvent des remords, sont torturés par leurs actes.
6Les exemples retenus pour cette analyse concernent deux personnages d’une noirceur hors du commun Iago et Scarpia, dont on peut dire qu’ils sont des monstres au sens moral, c’est-à-dire : « des personnes qui excèdent en mal tout ce qu’on peut imaginer. »2
7L’objectif est donc de se pencher sur les deux formes de difformité, morale et physique, en tentant d’analyser les représentations de la méchanceté monstrueuse, mais aussi la façon dont la difformité physique est utilisée par le romantisme pour construire un drame lyrique poignant tel le Rigoletto de Verdi, partant des contrastes du caractère d’un personnage souffrant de sa disgrâce.
Iago
8Le personnage de Iago est fondamental dans l’opéra de Verdi Otello3, au point que lui-même et son librettiste, Boïto, envisageait un temps d’appeler l’œuvre Iago. Inspiré du Iago de la pièce de Shakespeare, il est présenté comme « le type du scélérat cynique et sceptique qui fait le mal avec une cruauté froide et raffinée. »4 Dans l’opéra, il proclame dans son « Credo » sa philosophie de l’existence. « Je crois en un Dieu cruel qui m’a fait à son image… » Passage souvent considéré comme un chef-d'œuvre d’invectives, avec un accompagnement de trompettes particulièrement remarquable. Les vers et les sentiments exprimés dans le Credo sont imputables à Boïto. En effet, ce texte n’existe pas dans Shakespeare où les motivations de Iago sont expliquées dans le premier acte qui a été supprimé dans l’opéra. Au delà de sa jalousie envers Cassio, dans l’opéra, Iago proclame son amour du mal pour le mal, conférant à son personnage une noire grandeur. C’est sa nature qui le fait agir et il ne se considère pas comme un monstre, mais au contraire comme un homme :
« Son scellerato
perché son uomo ;
e sento il fanfio originario in me
Si ! questa e la mia fé ! »5
9En effet, l’idée que les êtres mauvais sont des monstres, c’est-à-dire des personnages qui se distinguent de leurs semblables, implique celle que l’humanité est naturellement bonne. Au sens propre comme au sens figuré un monstre est, en effet, un être « contre-nature », « anormal », « qui suscite l’étonnement et l’effroi »6. Iago considère qu’il est, certes, un scélérat parfaitement réussi mais pas un homme contre-nature. Pour lui, la nature humaine est mauvaise. Otello lui-même ne peut-il pas être considéré comme un monstre ? Il fait preuve d’une jalousie morbide assez monstrueuse, hors normes. Dans un monde où le mal triomphe et que Iago croit sans au-delà, il se livre à ses instincts et utilise les défauts des autres pour leur faire du mal, comme la jalousie d’Otello.
« Vien dopo tanta irrision la Morte
E poi ? E poi ?
La morté è il nulla
E vecchia folia il Ciel. »7
10La machination de Iago est parfaitement mise en valeur dans l’opéra, en particulier dans son duo du deuxième acte avec Otello où il réussit à attiser la jalousie du Maure. Chaque parole sonne parfaitement juste et l’intensité croissante de la musique est calculée tout au long de l’acte pour s’adapter à l’irrésistible montée de l’action à ce moment-là. De même, dans la scène qui décrit le soi-disant rêve de Cassio, la musique, très suggestive accompagne la diffusion du poison de la jalousie, qui se termine par la colère d’Otello que Iago jure d’aider à se venger. À la fin de l’acte III, lorsque, débordant de rage et d’émotion, Otello s’évanouit devant les envoyés de Venise et la population, éclate le cri triomphant de Iago « Ecco il Leon ».
11Dans l’opéra, Iago est, en effet, un monstre triomphant qui accomplit son dessein sans le moindre remord et, une fois découvert, réussit à s’enfuir.
Scarpia
12La même absence de remords, ou même de doutes sur sa conduite, caractérise le baron Scarpia.
13Comme toute l’œuvre de Puccini, Tosca est un opéra vériste plutôt que romantique, c’est-à-dire que s’y exprime une volonté de « faire vrai ». Il est créé au théâtre Costanzi de Rome le 14 janvier 1900. C’est Victorien Sardou, avec la pièce de 1887, qui est l’inventeur de cette machination sur fond historico-politique italien. Il supervisa d’ailleurs le travail des librettistes, Illica et Giacosa. Il reconnut, plus franchement encore que Victor Hugo entendant Rigoletto, la supériorité de l’opéra de Puccini sur sa pièce.
14Puccini, comme Wagner utilise le leitmotiv. Le thème de Scarpia qui sert d’ouverture à la partition se caractérise par les trois accords parfaits majeurs de si bémol, la bémol, mi, fff, tutta forza. Ce motif représente un personnage impérieux, cynique, vindicatif. Lorsqu’il chante, il n’utilise pas d’accents mélodiques comme Tosca ou Mario.
15Dans Tosca sont dénoncés à la fois le pouvoir autoritaire et conservateur de l’État romain en 1800 et l’infamie du baron Scarpia qui se sert de ses fonctions de chef de la police pour la satisfaction de ses désirs et qui utilise la religion comme instrument des passions et du pouvoir. Le jacobin Cavaradossi dénonce Scarpia comme un
« satyre bigot qui affine par les pratiques dévotes sa frénésie de débauche et lui-même instrument au talent lubrique se fait le confesseur et le bourreau à la fois. »8
16Lorsque Scarpia, arrive pour mener son enquête dans l’église où le révolutionnaire Angelotti avait trouvé refuge, après s’être enfui du château de Saint-Ange, le tumulte qui régnait se calme brusquement. Tout bruit cesse et tous restent immobiles et comme hypnotisés quand il donne ses ordres. Découvrant un éventail oublié par la sœur du proscrit, il se réjouit d’avoir, comme Iago, à qui il fait explicitement référence, un objet pour attiser la jalousie de Tosca, maîtresse du peintre Mario Cavadorossi qui a emmené Angelotti pour le cacher. La scène où il fait monter les soupçons de cette dernière rappelle la scène d’Otello où Iago éveille, par ses insinuations, la jalousie du Maure.
17Dans la scène du Te Deum qui suit, la musique déploie toute sa force avec un fort effet de dramatisation, le monologue de Scarpia se superposant à la cérémonie religieuse « Va Tosca ! Scarpia s’est introduit dans ton cœur ». Il s’interrompt pour saluer le Cardinal avec une révérence hypocrite puis reprend son propos. Il enverra Cavaradossi à la mort et séduira Tosca. Pour la posséder, il renoncerait même au ciel. Ayant prononcé ces paroles, il s’agenouille et se joint au Te Deum. Ce final, extrêmement élaboré, qui fournit à l’acte une fin impressionnante, est dominé par la silhouette sinistre de Scarpia.
18Le début de l’acte II continue la description du personnage qui chante son amour de la conquête violente des femmes.
« Bramo. La cosa bramata
perseguo, me ne sazio e via la getto,
volto a nuova esca. Dio creo diverse
beltà, vini diversi. Io vo’ gustar
quanto più posso dell’ opra divina ! »9
19Le ton de l’acte II, avec le chantage de Scarpia, est atrocement inhumain. Il fait torturer son amant devant Tosca puis lui propose de lui éviter l’exécution si elle lui cède. Il chante alors le passage « Tous mes ennemis me disent vénal ». Tosca doit être le prix de la libération de Cavaradossi. L’horreur qu’elle exprime, son dégoût, la rendent encore plus désirable aux yeux de Scarpia.
20Lorsqu’elle tue le monstre, il y a un aspect de tyrannicide dans cette mort : « Et tout Rome tremblait devant lui ». La scène où elle dispose bougies et crucifix près du corps, comme le faisait Sarah Bernhardt dans la pièce, est une grande scène de l’histoire du mélodrame.
21Le motif de Scarpia apparaît tout au long de l’opéra, même après sa mort, car son influence néfaste pèse encore sur le déroulement tragique de l’action jusqu’au moment où les soldats s’approchent pour s’emparer de Tosca et qu’elle se jette dans le vide en donnant à Scarpia, qu’elle a tué, rendez-vous devant Dieu. Certains critiques ont affirmé que Scarpia était le personnage principal de l’ouvrage, dont il est l’élément moteur. Les trois accords initiaux de l’ouverture constituent son sceau personnel et chaque acte s’achève sur leur rappel ou sur l’évocation du nom même de Scarpia10.
22Roger Pourvoyeur juge « incroyablement moderne ce type de bourreau politique, ce violeur moral »11. Scarpia est un libertin, vivant en pays clérical et servant un régime réactionnaire. Il est l’homme de pouvoir, celui qui enferme. Chez lui, brutalité ou courtoisie visent toujours à l’efficacité des actions qu’il a décidées. Il ne traite les autres que comme moyens. Son plaisir suprême est d’ordonner, c’est l’homme de proie qui fait trembler Rome, jouissant d’un pouvoir qu’on pourrait qualifier de nihiliste12.
23Tosca a été l’œuvre de Puccini la plus discutée, voire la plus haïe, mais elle provoqua l’enthousiasme populaire.
24Dans Otello, comme dans Tosca, c’est le méchant baryton qui est le ressort dramatique de l’œuvre. Sans lui le couple d’amants aurait pu vivre heureux comme le montrent les scènes d’amour représentées au premier acte de chacun des deux opéras. Les personnages sont monstrueux parce qu’ils aiment faire souffrir. Ils n’éprouvent ni remord, ni crainte d’un châtiment céleste : l’un nie Dieu, l’autre utilise la religion pour satisfaire ses désirs.
25Dans l’expression d’une méchanceté monstrueuse, l’opéra semble particulièrement briller, grâce à la possibilité d’ajouter la noirceur de la voix et la musique à l’expression par un texte.
Rigoletto
26Rigoletto est un monstre au sens physique du terme, il est difforme, bossu. C’est le sujet du drame de Victor Hugo, Le roi s’amuse, qui a éveillé l’inspiration de Verdi. Le 28 avril 1850, il écrit13 au poète dramatique Francesco-Maria Piave, le librettiste d’Ernani :
« J’ai en tête un nouveau sujet qui, si la police veut bien ne pas l’interdire, est une des plus grandes créations du théâtre moderne. C’est un sujet magnifique, grandiose qui met en scène un des personnages les plus extraordinaires qui ait jamais été créé au théâtre et dans le monde entier. L’histoire est celle du roi s’amuse et le personnage est celui de Triboulet… »
27et à Busetto, le 8 mai 1850 :
« Triboulet est un personnage digne de Shakespeare ! ! »
28Comme le redoutait Verdi, le sujet de l’œuvre provoqua des difficultés. Dans un premier temps, le 21 novembre 1850, le gouverneur militaire de Venise informe de son intention d’interdire sa réalisation prétextant sa « vulgarité obscène » et son immoralité. Verdi accorde quelques transformations à la censure mais tient sur l’essentiel, en particulier la bosse du bouffon.
29Au cours de la lutte qu’il mène pour réussir à produire son œuvre, il écrit le 14 décembre 1850 au directeur de La Fenice :
« Je constate que vous avez renoncé finalement à ce que Triboulet soit disgracié par la nature et contrefait. Pourquoi ? Quelqu’un pourrait s’exclamer : “Tiens ! Un bossu qui chante !” Eh bien ! Pourquoi pas ?
Que cela produise un heureux effet ou non, je l’ignore ; mais si, moi, je l’ignore…, celui qui se propose de changer le caractère du personnage l’ignore tout autant. En fait, je crois que ce serait une très belle chose que de dépeindre ce caractère à l’extérieur difforme attirant les quolibets, animé intérieurement d’un amour profond et pathétique. J’ai choisi le sujet spécialement à cause de ces qualités et traits distinctifs. Si on les supprime, je ne puis écrire la musique… En un mot, un drame remarquablement original et vigoureux se voit transformé en une banale et terne histoire. »
30On voit que le problème qui se pose n’est pas seulement celui de la mise en scène d’un souverain immoral. Il est vrai que la pièce de Victor Hugo avait déjà provoqué le scandale puisque, créée au Théâtre français en 1832, elle avait été une déroute complète et était interdite le soir même sous prétexte d’immoralité. Le public et le pouvoir avaient tous deux condamné la pièce qui ne fut reprise qu’en 1882. On admettait mal de voir la fonction noble de père assumée par un fou de Cour, héros tragique de l’œuvre.
31En ce qui concerne l’opéra, dont le thème et les personnages sont identiques, si ce n’est que le roi de France est devenu duc de Mantoue pour atténuer l’effet de son caractère débauché, le problème qui est posé par l’œuvre n’est pas le meurtre, l’immoralité, fréquemment présents dans le théâtre lyrique, mais le fait que les repères soient brouillés. Dans la plupart des opéras, la vertu et le vice sont facilement reconnaissables, la vertu est belle, le mal repoussant. Comme, nous l’avons vu, le mal est le plus souvent incarné par le baryton. Ici, le baryton, bouffon difforme est l’incarnation de l’amour paternel et le libertin corrompu n’a rien de répugnant. C’est un ténor, voix correspondant normalement au héros positif. Ces personnages, en rupture avec les représentations traditionnelles, paraissent choquants.
32Rigoletto n’est pas un personnage tout d’une pièce comme le sont souvent les personnages de Verdi. C’est un des rôles les plus complexes et les plus riches de l’opéra italien. La difformité physique de Rigoletto s’accompagne d’un moi clivé : bouffon à l’âme noire, père aimant dont certains commentateurs soulignent le caractère pratiquement incestueux de la passion envers une fille qu’il veut garder pure, à l’écart de tous.
33Le caractère du personnage est rendu de façon extrêmement vivante par la musique de Verdi, avec une forte utilisation par le baryton du recitativo cantando tout de violence et d’intensité. Tous les registres sont exprimés : narquois, suppliant, rageur, parfois dans un même air, mettant en valeur le caractère complexe et torturé de Rigoletto.
34Dans cet opéra, la typologie habituelle n’est pas respectée. Rigoletto est père, mais il n’a pas une voix de basse car, bouffon difforme, il ne peut incarner la puissance, la stabilité qu’elle représente. Monterone, le père exécuté parce qu’il reproche au duc d’avoir séduit sa fille est une basse. Mais Rigoletto n’apparaît comme un méchant baryton que dans le premier acte où il dégage le cynisme correspondant à son personnage. Il exerce, en effet, sa verve contre les courtisans, allant même jusqu’à conseiller au duc de se débarrasser d’un mari encombrant, lui proposant divers moyens : l’emprisonner, l’exiler, lui couper la tête. Lorsque le duc fait arrêter le comte de Monterone qui lui reprochait d’avoir déshonoré sa fille, Rigoletto, emporté par le vertige de la dérision, se livre à une extraordinaire pantomime pour se moquer du vieil homme. Celui-ci lui reproche sa conduite et le maudit en même temps que le duc. Malédiction qui impressionne fortement Rigoletto, il y fait ensuite constamment allusion et y reconnaît la faille tragique de sa propre nature car il est aussi un père qui veut protéger l’innocence de sa fille.
35La suite de l’opéra veut provoquer l’apitoiement sur ce père dont la fille est « l’univers ». Décrivant sa misérable condition d’infirme, il raconte d’ailleurs à Gilda que sa mère, défunte, l’avait aimé par pitié.
« Elle ressentait cet ange,
De la pitié pour mes souffrances …
Seul, difforme, pauvre,
Par compassion elle m’aimait… »14
36L’ensemble de l’opéra joue des contrastes. Lorsque Rigoletto prononce son « Pari siamo », après avoir rencontré le tueur à gages, Sparafucile, qui lui a offert ses services, il exprime la morale qui se dégage de l’œuvre : le beau et le laid peuvent être également bons, également mauvais. Les scènes de luxe et de splendeur alternent d’ailleurs avec des scènes obscures et misérables tout au long de l’intrigue. Rigoletto lui-même, bouffon odieux mais père sublime, est un personnage ambigu et contradictoire qui évoque son malheur dans un monologue torturé. Marqué par son infirmité, il est un amuseur qui vend son âme à une société insensible. Pour faire rire, il n’est que sarcasmes cruels et grimaces.
« Nous nous ressemblons. J’ai la langue, il a le poignard ;
Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue !
…
O hommes ! O nature !
Quel vil scélérat avez-vous fait de moi !
O rage ! Être difforme ! Être bouffon !… »15
37Comme tous les personnages grotesques, il est voué par fatalité de nature et de condition à une destinée tragique. Son destin était d’être exclu, marginal.
38Après l’enlèvement de sa fille par les courtisans, la scène de l’acte II montre Rigoletto en train de faire rire, dans son rôle de bouffon, malgré sa détresse. Après avoir découvert que sa fille est au palais, il se tourne vers les courtisans, les accusant d’avoir fait de lui ce qu’il est, dans l’air « Cortigiani, vil razza dannata ». Il montre sa haine de ces courtisans jeunes et beaux, de cette aristocratie corrompue. Le tourbillon sonore qui accompagne l’invective de Rigoletto donne toute la mesure de sa véhémence, il exprime une fureur longtemps contenue. Il s’effondre ensuite en pleurs et supplie les courtisans de lui rendre sa fille. On passe alors du Rigoletto arrogant et vengeur à un homme brisé par la douleur.
39Après avoir retrouvé sa fille, déshonorée par le duc, il promet de se venger. Il reprend le flambeau de justicier de Monterone et c’est en essayant de faire tuer le duc qu’il est la cause de la mort de sa propre fille. Gilda se sacrifie pour sauver le vil séducteur qu’elle continue à aimer malgré tout. La malédiction de Monterone a fonctionné pour le bouffon dont la faille était l’amour qu’il portait à sa fille, par pour le duc, parfaitement cohérent de son comportement, qui continue de chanter sa joie de vivre dans l’amoralité. Dans ce schéma brouillé, le ténor n’est pas un héros positif, c’est lui qui pourrait être qualifié de monstre puisqu’il ne se contente pas de séduire jeunes filles et épouses mais va jusqu’à faire exécuter les pères vengeurs, et envisager de se débarrasser des maris gênants. Beau, jeune et joyeux, il ne vit que pour son plaisir. Son cynisme n’atteint toutefois pas la cruauté de Scarpia.
40Dès ses débuts à La Fenice, le 11 mars 1851, Rigoletto eut un grand succès populaire, malgré certaines critiques comme celle de La gazetta di Venezia :
« Le compositeur, ou son librettiste, a été pris d’une affection posthume pour le satanisme d’une école démodée. Ils ont cherché leur idéal dans l’horreur et la difformité… Nous ne pouvons louer de tels goûts. »16
41Selon Verdi lui-même, de vieux habitués de la Fenice, attablés au café Florian, commentaient sévèrement le choix de ce personnage dont la bosse déshonorait les traditions artistiques de leur théâtre17.
42Malgré ces critiques, le public, dans son immense majorité a donné raison à Verdi dont Rigoletto reste un des opéras les plus populaires. Le romantisme veut apitoyer sur le monstre physique qui aime sans espoir, tel le Bossu de Notre Dame de Paris, qui souffre de sa laideur. Quasimodo en 1830 était comme une première épreuve de Triboulet. Leur sont communes la bosse, la laideur, la répulsion ou la raillerie qu’inspire leur aspect. Ils sont condamnés l’un et l’autre à la solitude, à la chasteté, à la souffrance. Ils sont méchants malgré eux, à cause des humiliations et ils seront frappés tous les deux dans la femme qu’ils aiment. La représentation de la difformité donne son caractère au drame, combinant le sublime et le grotesque, aboutissant ainsi à ce que Victor Hugo appelle le réel car ces deux types se croisent dans la vie comme dans le drame.
43Comme Victor Hugo, Verdi remplace une esthétique de l’idéal par une esthétique de la totalité capable d’embrasser un monde dans ses différents aspects, tragiques, grotesque, sublimes ou abjects18. Des critiques ont qualifié Rigoletto de premier drame lyrique. Le chant apporte une dimension supplémentaire à l’expression des sentiments exacerbés qui se manifeste dans l’œuvre, comme il permet de mettre en valeur la noirceur des monstres de méchanceté.
44Au terme de cette analyse, on retrouve, à travers le thème de la monstruosité, une des constantes de l’opéra romantique italien : l’impossibilité du bonheur terrestre. Les monstres de méchanceté détruisent les possibilités de bonheur des héros positifs, entraînant même le plus souvent leur trépas. Le monstre physique, rejeté par la société et souffrant de son handicap, ne peut pas non plus connaître le bonheur. La mise en scène et en musique de cette souffrance provoquée par les uns et subie par les autres est à la base de l’émotion romantique.
Notes de bas de page
1 Larousse du XXe siècle en 6 volumes, 1931.
2 Larousse du XXe siècle en 6 volumes, 1931.
3 Opéra créé à la Scala de Milan en 1887.
4 Larousse du XXe siècle en 6 volumes, 1931.
5 Guiseppe Verdi, Otello, 1887, Acte II, Scène II.
6 Larousse du XXe siècle en 6 volumes, 1931
7 Guiseppe Verdi, Otello, 1887, Acte II, Scène II.
8 Traduction française Pierre Malbos, livret éditions Gérard Billaudot, 1982.
9 Giacomo Puccini, Tosca, 1900, Acte II, Scène I.
10 Cf. l’analyse de Patrice Henriot, « Scarpia, ou du pouvoir », L’Avant scène Opéra sur Tosca, n° 11, 1993.
11 Dans « Constantes chez Puccini », L’Avant scène Opéra sur Madame Butterfly, n° 56, 1993.
12 Comme l’analyse Patrice Henriot dans l’article cité.
13 Cf. Verdi, autobiographie à travers la correspondance, présentation d’Aldo D’Oberdorfer, Paris, Lattès, 1994.
14 Guiseppe Verdi, Rigoletto, 1851, Acte I, Scène IX.
15 Guiseppe Verdi, Rigoletto, 1851, Acte I, Scène VIII.
16 Cf. l’analyse de William Weaver dans le livret du disque Decca, 1971.
17 D’après Marcello Conati, Interviste e incontri con Verdi, Il Formichiere, 1980.
18 Cf. le n° 112-113 de L’Avant Scène Opéra sur Rigoletto, 2001.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS
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