Corpus contra formam humani generis. Note sur le monstre en droit romain
p. 89-94
Texte intégral
1Les sources juridiques dont on dispose pour traiter du monstre en droit romain sont limitées. Pour l’essentiel, il s’agit d’une part de deux anciennes lois des VIIIe et Ve siècles av. J.-C., dont le texte exact ne nous est pas parvenu et qui concernent le tératicide, d’autre part de quelques dispositions d’ordre privé provenant de fragments doctrinaux attribués à quatre jurisconsultes : Labéon, Gaius, Paul et Ulpien, rédigés aux IIe et IIIe siècles de notre ère, et insérés ensuite dans le Digeste de Justinien, à Constantinople au VIe siècle.
Les anciennes sources légales et la légitimation du tératicide
2Le texte le plus ancien (et le plus incertain) est une loi attribuée par la tradition à Romulus, le fondateur de Rome à la date présumée de 753 av. J.-C., et dont le texte figure chez Denys d’Halicarnasse, auteur postérieur de plusieurs siècles.
La Lex Romuli
3Ce texte autorise l’exposition des enfants venus au monde avec une difformité après que cinq voisins eussent constaté la chose : Romulus
« obligea les citoyens à élever tous leurs enfants mâles et les filles premières nées. Il interdit de mettre à mort aucun enfant de moins de trois ans, sauf s’il était à la naissance mutilé ou monstrueux. Ceux-ci, il n’interdit pas aux parents de les exposer, pourvu qu’ils les montrent d’abord aux cinq voisins les plus proches et que ceux-ci donnent leur assentiment. À l’encontre de ceux qui enfreindraient ces lois, il édicta diverses peines, en particulier la confiscation de la moitié de leurs biens. »1
4Non seulement ce texte est exempt de clarté juridique, mais son authenticité est pour le moins douteuse. Le Jus Papirianum, classiquement présenté comme un recueil de lois royales composé vers 500 av. J.-C. par le dénommé Papirius n’en souffle mot. Et surtout, on considère aujourd’hui que les rois de Rome ne devaient pas avoir de compétence législative en matière profane2. Mais, réserve faite des cinq voisins3, il n’est pas déraisonnable de considérer que la règle citée dans ce texte apocryphe pourrait être « l’expression d’anciens usages »4. En toutes hypothèses, il ne fait aucun doute que le paterfamilias ait eu le droit de vie et de mort, le fameux jus vitae necisque5. Dès lors le tératicide ne peut être que l’une des applications particulières de ce principe général. On ne voit pas très bien pour quelle raison cinq voisins seraient intervenus. « Quel intérêt, en effet, pouvait avoir le père à l’égard d’un fils dépositaire de ses destinées éternelles, puisqu’après sa mort c’est ce fils qui doit lui offrir les repas funéraires et assurer la sécurité de sa tombe ? »6
5La seconde loi à nous être parvenue est l’une de celles qui auraient figuré dans les XII Tables, au Ve siècle avant notre ère.
La Lex Tabula XII
6D’après le témoignage de Denys d’Halicarnasse7 mais aussi de Cicéron, qui, lui, était un bon juriste8 la Lex connaissait des monstres et légitimait le tératicide en des termes lapidaires : « Qu’il soit permis de tuer sur-le-champ un enfant monstrueux ! »9. Selon Cicéron, il s’agissait d’une simple faculté. D’après Denis, seul à introduire cette interprétation, cette règle aurait exprimé une obligation (et bien sûr il n’était nullement nécessaire de solliciter l’avis du voisinage).
7En pratique, il semble bien que ces malheureux enfants étaient voués à la mort. J. Lydus a dressé un recueil très curieux de tous les événements extraordinaires que les pontifes romains étaient chargés d’enregistrer avec soin chaque année. Ce recueil fait mention, notamment, de deux jumeaux soudés, qui naquirent sous les consulats de S. Flaccus et de Q. Colpurnius ; les aruspices déclarèrent que ce monstre était le signe avant-coureur d’une catastrophe prochaine et on le mit immédiatement à mort10. Suétone, Tacite, Tertullien rapportent également qu’un grand nombre d’enfants étaient exposés et que le Tibre roula à la mer beaucoup de victimes dont les pontifes avaient décrété la mort et parmi lesquelles figuraient surtout des androgynes11.
8Suivant Tite-Live12, Sénèque13, Tibulle14, ces derniers n’étaient pas épargnés ; Cicéron15 confirme cette assertion et Turnèbe16 ajoute que parfois ils étaient brûlés.
9Certes, le tératicide n’était pas limité dans le temps. Cependant, il ne paraît pas concevable qu’il soit opéré après que son père l’ait élevé dans ses bras (tollere puerum) et au plus tard après le huitième jour pour les filles, le neuvième pour les garçons qui, parvenus à cet âge, faisait l’objet d’une cérémonie religieuse (lustratio) les intégrant au groupe familial17.
10Ceci étant, il ne faut pas méconnaître qu’en fait il y eut toutefois des périodes de tolérance dans la haute société. Ainsi, les nains notamment étaient recherchés. Julia, petite-fille d’Auguste, en éleva un, appelé Conopas qu’elle choyait beaucoup18.
11L’avènement du christianisme a mis un terme théorique à ces vieilles pratiques tératicides. Plus vivace que le droit de condamner à mort ses enfants, aboli en 319, le droit d’exposition fut supprimé au plus tard par une constitution de Valentinien en 37419. Cependant on sait qu’après la mort de Justinien des « monstres » nés en Thrace furent encore mis à mort20.
Les sources doctrinales classiques et la légitimation de l’exclusion civile frappant le monstre
12Les fragments de doctrine qui nous sont parvenus nous renseignent partiellement sur la terminologie en usage.
13Dans les textes des jurisconsultes, le monstrum était défini comme un être vivant, né contra formam humani generis21. Il devait être contrefait au point de s’éloigner de la forme humaine, ce qui suggère la difformité. Les textes parlent aussi de portentosum, mais ils sont plus difficiles à analyser. Ulpien parle à cet égard d’un être « qui, par ce qu’il a d’extraordinaire dans le visage ou dans le cri, tient plutôt de l’animal que de l’homme »22. Si l’on retient l’idée qu’il tient en partie de l’homme, cela suggère une monstruosité moins nette.
14Un cran au dessous, on rencontre l’ostentum. D’après Ulpien, qui cite Labéon, dans un fragment figurant au Digeste, un enfant venu au monde avec trois mains ou trois pieds est un prodige (ostentum) né contre nature23. Il est porteur d’anomalie, mais il n’est pas un monstre. D’ailleurs pour Paul24, dans un passage lui-même au Digeste, un enfant dont la nature avait seulement multiplié les membres était regardé comme formé à l’image humaine et, malgré son imperfection, était tenu pour un homme libre25 ; alors que le monstre ne pouvait pas devenir un homme libre26.
15Comme l’ostentum, le spadonum, l’eunuque qui naît sans testicules ou dont les parties génitales sont « ou froissées, ou consumées ou brisées »27 est une personne juridique. D’ailleurs il peut adopter des enfants. D’autant qu’on n’est pas persuadé qu’ils soient biologiquement incapables de procréer.
16Le castratus, qui lui ne peut pas procréer ne peut pas non plus adopter, règle que l’on retrouvera jusqu’au Moyen Âge28.
17Le principal intérêt des textes classiques est d’ailleurs de nous présenter l’esquisse de la solution générale à laquelle le droit romain est finalement parvenu en matière tératologique. Le monstre n’est plus un être maudit à éliminer, mais il n’en échappe pas moins au registre de l’humain et à ce titre il ne peut figurer parmi les hommes libres. En revanche, bien qu’il ait été relégué hors de l’humanité et hors du droit civil, par une singulière fiction juridique, inspirée par le but de procurer un avantage à ses parents, le monstre pouvait entrer en ligne notamment au titre des lois Julia et Pappia Poppaea29, qui donnaient des privilèges au père, géniteur de trois enfants mâles.
18Peut-on imaginer que le monstre ou du moins ses géniteurs puisse obtenir un dédommagement quelconque ? On connaît la jurisprudence Perruche à laquelle une loi de mars 2003 a mis un terme au motif qu’on ne peut pas considérer la naissance comme un préjudice.
19Sans que les Romains aient partagé ce sentiment empreint d’humanisme chrétien, chez eux, la difformité n’entraînait aucune possibilité de réparation au motif qu’on ne pouvait pas admettre d’estimation à l’égard du corps d’un homme libre. Gaius30 et Ulpien31 notamment sont d’accord sur ce point. Ceci se retrouve dans la compilation justinienne32 qui leur a repris l’idée que « le corps d’un homme libre ne peut faire l’objet d’une estimation ».
Notes de bas de page
1 Necessitatem cuique imposuit Romulus educandi omnem virilem prolem et filias primogenitas : et vetuit ne ullum foetum trienno minorem necarent nisi infans aliquis mutilus aut prodigiosus statim in ipso partu editus fuisset : neque vetuit istius modi monstrosos partus a parentibus exponi, dummodo eos prius ostenderent quinque vicinis proximis si etipsi id comprobarent (Denys Halic., IC, II, 15, 2 ; Ernest Martin, Histoire des monstres, Grenoble, Jérôme Million, 2002 p. 33 (1ère édition 1880) ; J. Gaudemet, « Droit privé romain », Montchrestien, Paris, 2e éd., 2000, p. 308).
2 Tout au plus pourrait-on y voir une prescription religieuse sans portée juridique : P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, A. Rousseau, Paris, 1924, p. 144 n. 3.
3 P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, op. cit., p. 17 ; R. Villers, Rome et le droit privé, Paris, A. Michel, 1977, p. 20.
4 R. Villers, Rome et le droit privé, op. cit., p. 20.
5 L’institution n’a jamais cessé de susciter l’intérêt des romanistes (et dernièrement R. Westbrook, Vitae necisque potestas, conférence à l’Institut de droit romain de Paris, 8 mars 1996).
6 E. Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité, op. cit., p. 34.
7 Antiq., lib. III.
8 Cicéron, De legibus, III §. 8.
9 E. Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité, op. cit., p. 33.
10 Ibid., p. 39
11 Ibid., p. 35.
12 Liv. XXVII, 4.
13 De ira, liv. I, § 15.
14 Liv. II, élég. V, vers 80.
15 Traité de la divination.
16 Adversarior, liv. XXVIII, §. 11.
17 J. Gaudemet, Droit privé romain, 2e éd. Montchrestien, Paris, 2000, p. 73 n. 5.
18 E. Martin, Histoire des monstres depuis l’Antiquité, op. cit., p. 39.
19 C.J., 9, Ad leg. Corn. de sic., 7 (8) ; C. J. 8, 51, 2. Un texte de Paulus, Sententiarum, 2, 24, 10 figurant au Dig., 25, 3, De agnosc. lib. 4 ; affirme la prohibition mais son authenticité n’est pas certaines (P. F. Girard, op. cit., p. 147 n. 2).
20 E. Martin, op. cit., p. 40.
21 Dig., 1.5.14 : Paulus, lib. 4, Sententiarum : Non sunt liberi, qui contra formam humani generis converso more procreantur....
22 Dig. 50, 16, 135 Ulpianus lib. 4 ad Legem Juliam et Papiam :.. vel qualem visu, vel vagitu novum, non humanae figurae, sed alterius magis animalis quam hominis partum...
23 Dig., 50, 16, 38 Ulpianus lib. 25 ad Edictum : Ostentum Labeo definit, omne contra naturam cujusque rei genitum, facrumque. Duo genera autem sunt ostentorum : unum, quotiens quid contra naturam nascitur, tribus manibus forte aut pedibus, aut qua alia parte corporis, quae naturae contraria est : alterum, cum quid prodigiosum videtur, quae Graeci fantasmata id est, visiones vocant.
24 Paulus, Sententiarum, IV, 9, §. 3-4.
25 Dig., 1.5.14 Paulus, lib. 4, Sententiarum : Partus autem, qui membrorum humanorum officia ampliavit, aliquatenus videtur effectus : et ideo inter liberos connumerabitur.
26 Dig., 1.5.14 Paulus, lib. 4, Sententiarum : Non sunt liberi, qui contra formam humani generis converso more procreantur ; veluti si mulier monstrosum aliquid, aut prodigiosum enixa sit.
27 Dig., 50, 16, 128 Ulpianus lib. I, ad Legem Juliam et Papiam.
28 Placentin, Summa Codicis, VIII, 51 (Paris, Bibl. nat., ms. lat. 4441 ; ms. lat. 4539 ; éd. Mayence, 1536-Turin, 1962, p. 312) : Adoptare potest qui filium habet, sed et qui habuerit et non habet, sed et qui non habet et non habuerit, sed et qui nunquam de jure habere potest, ut sacerdos, quoniam nec uxorem accipere potest, sed nec is qui generarte non potest, ut castratus ; sed spado potest (Peut adopter celui qui a un fils, mais aussi celui qui en aurait eu et n’en a plus et aussi celui qui n’en a pas et n’en aurait pas eu, et aussi celui qui juridiquement ne peut jamais en avoir, comme le prêtre, puisqu’il ne peut pas prendre épouse, mais pas celui qui ne peut procréer, comme le castratus ; cependant le spado le peut).
29 Dig., 50, 16, 135 Ulpianus lib. 4 ad Legem Juliam et Papiam.
30 Dig., 9, 3, 7 (Gaïus lib. 6 ad Edictum provinciale). quia liberum corpus nullam recipit aestimationem.
31 Dig., 9, 3, 1, §. 5 (Ulpianus lib. 23 ad Edictum). In homine libero nulla corporis aestimatio fieri potest
32 Dig., 9, 3, 1, §. 5 : In homine libero nulla corporis aestimatio fieri potest.
Auteur
Université d'Aix-Marseille III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008