Jean-Louis Bourdini (vers 1565-1616), l’« hydrocéphale de Marseille » ou la longue célébrité d’un crâne
p. 55-67
Texte intégral
1Le Muséum d’Histoire naturelle de Marseille présente dans une de ses vitrines une « tête d’une grosseur monstrueuse » qui fut la pièce anatomique la plus connue de Marseille aux XVIIe et XVIIIe siècles, non sans raison car, selon le spécialiste que fut Léon d’Astros, « il est rare de rencontrer une hydrocéphalie aussi considérable chez un sujet d’âge aussi avancé. »1 Ce crâne est historiquement documenté, puisqu’un voyageur a rencontré de son vivant l’hydrocéphale dont il constitue la relique macabre et que celle-ci a été montrée, voire exposée au public depuis plus de trois siècles et demi, tout à tour au couvent de l’Observance puis au Musée. « L’hydrocéphale de Marseille » offre donc l’occasion d’une étude du statut d’un handicapé et de ses restes sur une durée quadriséculaire.
2Juste Zinzerling, auteur sous le pseudonyme de Jodocus Sincerus d’un ouvrage appelé à un long succès, l’Itinerarium Galliae, semble avoir le premier signalé l’hydrocéphale qu’il vit lors de son séjour à Marseille en 1612, soit peu de temps, comme l’on va voir, avant la mort de ce dernier :
« Vidimus virum 45 circiter annorum monstruosi et enormis capitis. Quatuor pedes rotunditas eius aequabat. Pondus 79 librarum credebatur. Minimae caeterum erat staturae et macilentus adeo ut ossa cute tantum tecta putasses. Incedere prae nimio capitis pondere non poterat. Loquebatur sed debili et plusquam foeminina voce. »2
(Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, à la tête énorme et monstrueuse. Sa circonférence atteignait quatre pieds ; son poids était estimé à soixante-dix-neuf livres. Cet homme était du reste de très petite taille et maigre au point que l’on aurait pu croire que les os n’étaient couverts que par la peau. Il ne pouvait pas marcher en raison du poids excessif de sa tête. Il parlait, mais d’une voix faible et plus qu’efféminée)3.
3Il n’est pas inutile de préciser comment Zinzerling en vient à signaler l’hydrocéphale. Il a tour à tour évoqué l’histoire, les murailles et les forts de la ville le port, l’abbaye de Saint-Victor et l’église cathédrale, dont il mentionne essentiellement les reliques ; suivent des lieux brièvement cités à des titres divers : la porte royale parce que le ligueur Cazaulx y a été assassiné en 1596, la maison du duc de Guise, le palais de justice, la vue des coteaux couverts de maisons qui environnent la ville. Puis des curiosités – « opera rara », selon le sommaire – que l’on peut se procurer à des prix très mesurés, telles que « des cuillères, et des coupes, faites avec des escargots de mer, des coquilles et des coraux » (« rara quaedam diversorum generum ex cochlearum et concharum testis, coraliis et similibus, inprimis vero cochlearia et pocula istic confici et mediocri pretio venalia prostare »).
4Suit, sans aucune transition, le paragraphe cité ci-dessus, consacré à l’hydrocéphale, qui clôt la description de Marseille. Ce dernier constitue apparemment l’occurrence la plus exceptionnelle de ce que Zinzerling a catalogué pour cette ville.
5Il n’a certainement pas croisé par hasard dans la rue cet homme qui, dit-il, ne pouvait guère se déplacer. L’hydrocéphale a très vraisemblablement été signalé sinon montré à cet étranger instruit qui se soucie de recenser ce qui paraît digne d’intérêt dans la ville. Zinzerling l’a suffisamment examiné pour pouvoir apprécier grossièrement le tour et le poids de sa tête. L’on peut même se demander si l’hydrocéphale n’a pas été partiellement dénudé pour que le visiteur puisse observer son extrême maigreur. Il semble y avoir eu quelque tentative de conversation entre le voyageur (qui s’exprimait sans doute en latin et en allemand) et le Marseillais (qui ne devait guère parvenir à parler que provençal) ; du moins Zinzerling a-t-il entendu le son de sa voix. L’on croit entrevoir le statut difficile d’un homme qui est atteint d’une difformité spectaculaire que Zinzerling désigne comme « monstrueuse ». Aucun mot de commisération n’intervient dans une description qui ne souligne que ses différences d’avec le commun des mortels. Si Zinzerling ne s’est pas soucié de fournir l’identité de l’hydrocéphale, ce n’est sans doute pas par discrétion, car il a mentionné quelques pages auparavant le nom du gouverneur du Château d’If.
6L’un des principaux plagiaires de Zinzerling, Claude de Varennes, ne signale pas ce Marseillais « à la tête énorme et monstrueuse » dans son Voyage de France publié en 1639 alors qu’il traduit presque littéralement son texte en français4. Mais il n’est peut-être pas venu sur place et surtout, comme l’on va voir, l’hydrocéphale est alors mort depuis près de vingt ans.
7Deux générations après Zinzerling, un autre voyageur de passage dans la ville en 1675, le médecin lyonnais Jacob Spon, va en effet évoquer longuement le crâne de l’hydrocéphale, dont il fournit l’identité :
« J’aime mieux vous entretenir d’une tête prodigieusement grosse que l’on conserve au couvent de l’Observance. C’était la tête d’un nommé Bordini, fils d’un notaire de Marseille. Il mourut il y a environ soixante ans âgé de cinquante. Des religieux de ce couvent qui l’ont vu m’ont assuré qu’il n’avait pas plus de quatre pieds de haut, et néanmoins sa tête en a trois de tour par les côtés et moins d’un pied de hauteur. Les os à force de s’élargir étaient devenus fort minces et entrouverts de la largeur d’un écu, à l’endroit où la suture sagittale se rencontre avec la coronale et qu’on appelle aussi la fontanelle, et au derrière de la tête à l’occipitale. Bien qu’il eût beaucoup de cervelle, il n’en avait pas plus d’esprit pour cela et c’était un proverbe qui courait dans Marseille, tu n’as pas plus de sens que Bordini. Quand il devint âgé, il ne pouvait plus soutenir sa tête sans l’appuyer sur un coussin. Il avait été enterré à l’Observance et comme on creusait dans leur cimetière, il y a quelques années, on y trouva ce crâne, qu’on a depuis conservé par rareté. »
8Spon ajoute :
« J’ai vu depuis à Négrepont un garçon de 15 à 16 ans qui est encore en vie et qui a la tête à peu près semblable et complètement difforme ; car le front luy avance de trois travers de doigts au-dessus du visage, comme s’il avait une grosse courge aplatie par-dessus la tête. »5
9Ce texte combine deux témoignages très différents : celui de Spon d’abord, médecin de formation, pour qui le crâne de l’hydrocéphale est avant tout une « prodigieuse » pièce d’anatomie, une « rareté » dit-il aussi ; celui des religieux qui le conservent, beaucoup plus anecdotique, pour qui ce reste humain qui n’est pas une relique est lié à une expression populaire locale qui contribue à perpétuer l’identité de ce personnage hors de la normalité. L’on notera que Zinzerling n’avait nullement signalé la débilité de l’hydrocéphale. L’on objectera que son dialogue avec lui fut peut-être bref et difficile. Mais l’entourage de Bourdini aurait pu la lui signaler. Enfin l’indication d’une difficulté croissante de l’hydrocéphale à soutenir le poids de sa tête pourrait être l’indice d’une hydrocéphalie évolutive.
10Les observations que Spon a pu faire directement sont de très grande qualité. On peut supposer qu’un médecin emploie le pied romain (29,6 cm) et non le vulgaire pied-de-roi (32,48 cm) qui sert à toiser les marchandises. Dans ce cas la circonférence du crâne serait selon lui de 88,8 cm (97,44 cm en pied-de-roi). Or la mensuration effectuée à la fin du XIXe siècle en laboratoire par L. d’Astros et J. Bonnifay donne 88,5 cm. Le crâne fait du bregma au lambda 27 cm, soit un peu moins d’un pied romain. Il est permis d’en déduire la taille de l’hydrocéphale, de façon plus approximative cependant puisque Spon n’en est pas témoin direct : sans doute guère plus d’1,20 m.
11Spon affirme tenir ses renseignements de religieux du couvent qui auraient connu l’hydrocéphale de son vivant ; ils auraient donc été âgés lors de son passage à Marseille d’au moins soixante-dix ans, ce qui n’est pas invraisemblable. Ses hôtes ont pu aussi lui fournir des éléments de la tradition orale du couvent, transmise par leurs prédécesseurs. Il est aussi permis de supposer qu’au moment où les Franciscains de l’Observance déterrèrent le crâne, nombre de contemporains de Bourdini aient encore été en vie et aient contribué à l’identifier. À noter qu’un voyageur particulièrement féru de curiosités, Charles de Monconys, a visité l’Observance pendant l’été 1646 mais ne dit mot du crâne, ce qui laisse penser qu’il a été retrouvé après cette date6.
12Spon fournit le patronyme de l’hydrocéphale ; l’âge qu’il lui assigne est compatible avec celui qu’avait indiqué Zinzerling : il aurait eu environ quarante-cinq ans en 1612 selon Zinzerling et la cinquantaine vers 1615, d’après Spon, ce qui situe sa naissance vers 1565-1567. Il serait mort vers 1615. De fait, les nécrologes du couvent de l’Observance renferment l’indication laconique de son inhumation en 1616 : « le 17 février, Jehan Lois Bourdini [pris] à la rue et place de Janguin à la Blanquerie. »7 Le patronyme consigné par Spon et par les Franciscains eux-mêmes dans leur registre, a pu être italianisé selon une pratique courante chez les petits notables provençaux de la fin du XVIe et des débuts du XVIIe. Si l’on tient compte de la prononciation provençale, d’ailleurs sensible dans la graphie de l’acte mortuaire, il est possible de le rapprocher de celui des notaires Baudoin, qui se succédèrent à Aix pendant près d’un siècle (1580-1674)8. De plus, un Jean Baldoin ou Baudoin a été notaire à Marseille de 1602 à 16439. S’agirait-il du frère de l’hydrocéphale ? Je n’ai pu m’assurer que sa « boutique » (comme l’on disait alors) était à la place Jean-Guin. L’on notera du moins que Bourdini habitait au centre de Marseille, en un lieu fort fréquenté et à une adresse qui ne semble pas correspondre à l’époque à un quartier défavorisé. Une filiation notariale le situerait dans les couches sociales médianes de la société, voire parmi les familles de menus notables10. Autant de présomptions que Zinzerling n’avait pas croisé un handicapé en état de semi-vagabondage mais avait vraisemblablement été introduit dans la maison où vivait Bourdini, ce qui laisserait supposer que l’entourage de ce dernier concédait l’accès auprès de lui à des étrangers instruits et autres curieux. En 1693, les Voiages historiques de l’Europe de Claude Jordan renferment à l’article « Marseille », au demeurant assez bref, cette remarque :
« On voit dans le couvent de l’Observance la tête d’un nommé Borduni, fils d’un notaire de Marseille, qui est d’une grosseur prodigieuse, car quoique cet homme, qui vivait au commencement de ce siècle, n’eût que quatre pieds de haut, sa tête a le quart de cette hauteur et trois pieds de tour par le côté. Il avait si peu d’esprit, quoique sa tête fût pleine de cervelle, qu’il donna lieu à ce proverbe, lorsqu’on voulait parler d’un homme qui n’avait pas le bon sens : il a l’esprit de Borduni. »11
13Il est évident que ce texte dérive directement de celui de Spon dont il ne diffère que par les variantes du patronyme et du dicton. Il est sans doute révélateur qu’un ouvrage dont le sous-titre précise qu’il « comprend tout ce qu’il y a de plus curieux en France » et qui n’accorde qu’une attention assez faible à Marseille ait retenu une telle « curiosité ». Bourdini s’y retrouve à nouveau mentionné avec les forts, la cathédrale, les objets en corail et les bastides. Son crâne constitue la « curiosité » la plus longuement décrite après les « esclaves » (soit les galériens).
14L’on ne trouve pas mention apparemment du crâne ensuite sous la plume des voyageurs pendant deux générations, en dépit de sa mention d’après Spon dans le Grand dictionnaire historique de Moreri, qui renferme une notice « Borduni »12. Mais il convient de souligner que pour le voir, un visiteur devait se rendre à l’extrémité de la ville, jusqu’au couvent de l’Observance, derrière l’hôpital de la Charité et que la plupart des voyageurs ne fréquentaient pas ce quartier excentré et très déshérité. De plus, le crâne semble avoir été déposé dans la sacristie de l’Observance et les visiteurs qui souhaitaient le voir devaient sans doute en demander l’autorisation et donc connaître déjà son existence. Enfin, l’église de l’Observance fut reconstruite au cours du siècle et un tel chantier a pu dissuader le visiteur. L’ouverture au public du nouvel édifice semble justement correspondre à un regain de mentions des restes de l’hydrocéphale. Selon une tradition rapportée sous le Second Empire par les érudits Segond Cresp et Kothen, qui ne peut guère remonter qu’à la fin de l’Ancien Régime, « les pères... (le) plaçaient audessus du bassin des âmes du Purgatoire pour la fête de la commémoration des trépassés »13. La « pastorale de la mort » des religieux d’Ancien Régime ne pouvait guère en effet trouver symbole plus éloquent des « pauvres morts » que ce vestige humain, susceptible d’inspirer la compassion mais aussi de frapper les esprits, voire d’attirer des curieux dans l’église. Cette exposition annuelle a pu raviver puis entretenir le souvenir de l’hydrocéphale, qui va ainsi persister.
15Son histoire, sans doute transmise oralement par les religieux de l’Observance, semble cependant s’altérer. Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, l’» antiquaire » marseillais Grosson signale dès la première livraison de son Almanach historique de la ville de Marseille en 1770 : « on conserve dans la sacristie de cette église la tête d’un notaire (sic) nommé Borghini, qui est d’une grosseur monstrueuse ». Il l’inclut ensuite dans la liste des curiosités de Marseille, qu’il publie à plusieurs reprises dans les livraisons annuelles de ses almanachs. Il consacre dans celle de 1786 un court développement au couvent de l’Observance et revient sur cette « tête d’un volume monstrueux, effet d’une exostose dans le crâne. On raconte que ce particulier en fut si incommodé pendant toute sa vie qu’il était obligé de placer des bourrelets sur ses épaules pour trouver un point d’appui ». Mais il indique aussi « Il mourut fort jeune », ce qui est faux, comme on l’a vu14.
16Jean Bernouilli qui écrit d’après Grosson en fait un tailleur, sans doute par erreur de lecture ou mauvaise compréhension des propos tenus par l’érudit marseillais qui fut son guide dans la ville15. D’autres voyageurs donnent des précisions de qualité inégale mais qui pourraient refléter les propos tenus par les franciscains gardiens du crâne. Le Voyage d’un amateur des arts de M. de La R..., paru à Amsterdam en 1783, procure un assez long développement sur Marseille, ville dont l’auteur était peut-être originaire, s’il s’agit du moins d’un membre de la famille de La Roque. Il signale à l’Observance :
« l’on montre dans la sacristie une tête humaine d’une grosseur peu commune. Elle a (dit-on) 52 pouces de circonférence. Le corps qui la supportait avait un peu moins de quatre pieds de hauteur. Cette partie est la seule de son corps qui fut chez lui disproportionnée. Il était notaire à Marseille ; son nom était Borghini. »16
17En 1784, le voyageur polonais Moszynski fournit aussi des renseignements approximatifs :
« La plus singulière (curiosité) de la journée est une tête très grande d’un petit homme qui vivait il y a cent quarante ans ; son crâne a environ quinze pouces de France en long sur dix-sept de large : il était parvenu avec cette monstruosité à l’âge de quarante-deux ans, en portant sur ses épaules un gros bourrelet pour l’aider à le soutenir. »17
18Plus intéressante est la notice du docteur Claude-François Achard dans son Histoire des hommes illustres de la Provence, parue en 1786, ne serait-ce que parce que son auteur porte un regard médical sur le crâne hydrocéphale :
« Borduni ou Borghini, nommé communément par le peuple Bourgini, fils d’un notaire de Marseille, mourut vers l’an 1615 âgé de cinquante ans et fut enterré dans le couvent de l’Observance de sa patrie, où l’on conserve sa tête par curiosité à cause de son volume extraordinaire. Cet homme n’avait pas plus de quatre pieds de hauteur, cependant le crâne a trois pieds de circonférence et près d’un pied de hauteur. On attribue cette extension des os du crâne à une hydrocéphalie qui dut se former entre les membranes du cerveau et qui en fit dilater les os. La face n’est pas plus grande que dans l’état naturel. On prétend que Borghini était obligé de porter deux carreaux sur ses épaules pour soutenir le poids énorme de sa tête. On ajoute qu’il avait beaucoup de cervelle et peu d’esprit et qu’il justifia le proverbe, grosso test, pau do sens. Quoiqu’il en soit, les physiciens auroient de la peine à expliquer comment il a pu vivre pendant un aussi longtemps avec un épanchement aussi considérable dans le crâne. »18
19La déformation « populaire » du patronyme de l’hydrocéphale qu’observe Achard pourrait éventuellement dériver d’une analogie formelle avec le bourgin ou brégin, ce filet à double poche qui lorsqu’il est rempli peut évoquer sommairement la forme de son crâne19.
20Le crâne de Bourdini avait sous l’Ancien Régime un statut incertain dans l’annexe d’un lieu de culte ; la Révolution va lui conférer celui de pièce de musée qu’il a encore. Il est en effet mentionné dans la liste des « Monuments méritant d’être conservés et qui se trouvent dans diverses églises ou couvents de Marseille supprimés ou qui peuvent être dans le cas de l’être », dressée par des membres de l’académie de Marseille au début de 1790. Il y est présenté à la rubrique de l’Observance comme « une tête humaine exostosée d’une grosseur monstrueuse, conservée dans la sacristie : c’est un objet curieux pour l’histoire naturelle ». Il s’agit de la seule pièce anatomique mentionnée dans cette énumération qui ne prend sinon en compte qu’œuvres d’art et vestiges archéologiques20.
21Un rapport du docteur Achard, chargé de constituer le musée, daté du 14 nivôse an V (3 janvier 1797), signale : « Nous devons à la ci-devant académie des sciences la conservation du crâne monstrueux de Borghini que l’on conservait et que l’on montrait comme un phénomène dans la ci-devant église de cette maison (l’Observance). »21 Le crâne fit donc partie du premier fonds des objets recueillis lors de la création du Musée de Marseille, sans doute grâce aux soins d’Achard lui-même, qui était aussi secrétaire perpétuel de l’académie.
22A.-L. Millin donne en 1808 dans son Voyage dans les départements du Midi une description du musée d’Histoire naturelle de Marseille. Après avoir observé qu’» il y a peu de pièces qui méritent d’être citées », il mentionne le crâne « d’un homme attaqué d’une hydrocéphalie » en se référant à Spon et à « tous les voyageurs qui sont venus à Marseille ». Millin observe que « cette tête devoit paroître encore plus monstrueuse lorsqu’elle était charnue et chevelue ». il affirme que son possesseur se nommait Borduni, et indique en note : « C’étoit une espèce d’imbécile qui confirmait le proverbe grosse tête, peu de sens. Le peuple de Marseille dit généralement, en parlant d’un idiot, l’exclamation A pas maï de sen qué Borduni. »22 L’informateur de Millin est vraisemblablement le docteur Achard, qui étant à la fois conservateur du musée et de la bibliothèque, a pu retrouver le passage de Spon qui fournissait le patronyme exact de l’hydrocéphale et aussi traduire l’expression populaire à laquelle Spon faisait allusion.
23Le trait le plus remarquable est ensuite l’absence presque totale d’allusion au crâne de Bourdini dans les récits de voyages et les guides de l’époque contemporaine23, si l’on excepte du moins l’étude publiée en 1897 par L. d’Astros, médecin des hôpitaux, et J. Bonnifay qui le fit entrer épisodiquement et tardivement dans la bibliographie scientifique24. Certes, ces sources consacrent en général très peu de lignes au « musée d’Histoire naturelle » et l’essentiel du texte consiste à signaler la répartition dans les salles des collections des différentes espèces zoologiques et à vanter la qualité des peintures murales dues à des artistes locaux au-dessus des vitrines25. Il reste que la littérature imprimée passe quasiment sous silence ce qui est à la fois la plus ancienne pièce du Muséum historiquement attestée et une de celles qui font une forte impression au public de ce musée, comme le prouvent deux mentions faites à cent vingt ans de distance.
24L’érudit Charles Kothen écrit en 1866 :
« Le visiteur qui parcourt les salles si exiguës de notre musée d’Histoire naturelle voit souvent la foule se porter vers une vitrine où, au milieu de momies et de squelettes savamment étiquetés, elle distingue un crâne d’une grosseur monstrueuse, placé sur un piédestal en marbre et le fait remarquer aux autres visiteurs. Nul besoin de lire l’étiquette placée au dessous : ce nom est devenu vulgaire, proverbial en quelque sorte ».
25Quelques années plus tard Frédéric Mistral confirmera ce dernier constat dans l’article « Bourgin, bregin » du Trésor du félibrige, sans connaître apparemment d’ailleurs l’origine de l’expression : « Bergin, Bourgini, Borgini, noms de famille provençaux (...) Que testo de Bourgini ! Quelle drôle de tête. Locution proverbiale à Marseille »26. C. Kothen a également signalé qu’une crête de Marseilleveyre avait pris le nom « imposé par le peuple » de « tête de Borghini » par analogie avec la forme du crâne.
26Récemment, lorsque deux auteurs locaux énumèrent les « passages obligés » qui jalonnent selon eux « l’éducation du jeune Marseillais », ils indiquent « écarquiller les yeux devant le crâne d’hydrocéphale du Musée d’Histoire naturelle. »27
27Bien que le patronyme de l’hydrocéphale semble désormais oublié, le succès de son crâne parmi les visiteurs du musée a persisté28. Il était exposé il y a quelques décennies dans la galerie des mammifères, à côté d’un squelette de singe et d’un squelette humain complet, dans la vitrine la plus proche de l’entrée de la salle de préhistoire, localisation qui suggérait que sa présence au milieu des animaux a pu poser quelques problèmes. Montrer un exemple d’anatomie humaine pathologique dans un lieu ouvert au grand public pouvait paraître discutable, voire choquant à cause de son caractère impressionnant, en particulier pour les enfants qui fréquentaient le musée. J’ai du moins le souvenir d’une telle discussion dans ma famille, à la suite d’une visite au Muséum. Il est désormais exposé, depuis la récente réorganisation du musée, dans la salle nouvelle d’anatomie comparée. Sa présentation dans une vitrine à étagères traduit une certaine volonté d’attirer l’attention sur cette pièce hors du commun. À la partie supérieure, un crâne de gorille mâle et une tête humaine de taille courante ; au centre, le crâne de l’hydrocéphale ; au-dessous, trois exemplaires du tiré à part de l’étude de d’Astros et Bonnifay, ouverts à des pages différentes ; sur le côté, un squelette humain dressé29.
28De son vivant, l’hydrocéphale était déjà présenté par Zinzerling avec les coquillages et les coraux. À partir de son entrée au Muséum, il n’a cessé d’être exposé avec la conchyliologie et les mammifères terrestres et marins. Son étiquetage actuel30 tendrait même à le réduire à une sous-catégorie de la classification zoologique : « Homme hydrocéphale (homo sapiens sapiens) ; vécut à Marseille et y mourut vers 1616 à l’âge de 50 ans ». Suivent ses mensurations en regard de celles d’un crâne « normal ». Le repère chronologique semblerait a priori lui conférer un semblant d’humanité en le situant dans l’histoire, mais l’on retrouve pareille précision sur les panonceaux d’autres pièces rares : ainsi le squelette de la « baleine échouée dans la rade de Marseille en juin 1870 » ou le faux orque « spécimen pris dans les filets à thons au large de Port-de-Bouc en 1928 ». L’anonymat du crâne de Bourdini est d’autant plus remarquable que les restes de plusieurs animaux du jardin zoologique qui furent naguère très populaires sont nommément identifiés : il s’agit des éléphants naturalisés ou réduits à des vestiges osseux ou dentaires. Naguère William, « éléphant des Indes mâle », qui accueillait le visiteur dans le vestibule du musée et Fanny, « éléphante d’Afrique »31 ; aujourd’hui encore « Toby, éléphant des Indes, mort au zoo en 1886 » et « Poupoule, éléphant d’Asie, mort au jardin zoologique en 1960 » dont le musée expose les « dents de lait tombées en 1937, 1938 et 1939 ». Sans doute cette différence d’identification reflète-t-elle l’évolution de la mémoire collective locale : le souvenir de l’hydrocéphale est désormais beaucoup trop lointain alors que chacun des éléphants qui se sont succédés au zoo a correspondu au temps juvénile d’une génération de Marseillais.
29Réduit au Muséum à l’état de spécimen exceptionnel mais aujourd’hui anonyme, J.-L. Bourdini est paradoxalement resté présent dans les listes de notoriétés marseillaises. Il a tour à tour fait l’objet d’une notice dans l’Histoire des hommes illustres d’Achard, dans le volume de l’encyclopédie départementale qui rassemble les biographies d’Ancien Régime et très récemment, dans le répertoire des Marseillais célèbres publié par l’Académie de Marseille. Il est chaque fois le seul à avoir mérité cet honneur non par ses actes ou ses œuvres, mais par son handicap32. L’on peut ajouter que depuis les bouleversements des sépultures qu’a induits la Révolution, il est l’un des très rares Marseillais d’Ancien Régime de quelque renom dont un « reste » soit formellement identifié33.
30L’existence de Jean-Louis Bourdini et le sort posthume de son enveloppe crânienne illustrent l’ambiguïté de la notoriété que peut faire localement naître la difformité. Cette dernière, le rendant aisément reconnaissable, pendant sa vie, après sa mort, a ancré son souvenir dans la mémoire des hommes. Depuis trois siècles et demi, conformément à l’étymologie, le crâne monstrueux de Bourdini a presque sans cesse été montré au public ; il n’a donc jamais vraiment quitté un statut de curiosité que son détenteur eut déjà de son vivant. À noter que son passage au musée ne saurait être considéré comme valorisant. La pédagogie de la mort des Franciscains, qui en fit le symbole de l’Église souffrante, reconnaissait pleinement son humanité ; sa présentation comme illustration éloquente d’un handicap qui fut longtemps sans remède34 dans le contexte animalier d’un musée d’» Histoire naturelle », ne pouvait que renforcer la rumeur qui l’avait réputé « bête ».
Notes de bas de page
1 L. d’Astros et J. Bonnifay, « Le crâne hydrocéphale du Muséum de Longchamp », Marseille médical, 1er janvier 1897, p. 3-9. Ces auteurs fournissent les dimensions suivantes : diamètre transverse maximum : 268 mm (crâne normal 145) ; diamètre antéro-postérieur : 274 mm (crâne normal 154) ; diamètre vertical : 196 mm (crâne normal 133).
2 [Juste Zinzerling ], Jodoci sinceri itinerarium galliae (...), Genevae, P. Chouët, MDCXXVII, p. 194 (pour l’édition utilisée ici ; l’édition princeps est de 1616).
3 J’ai traduit à nouveau ce passage plutôt que de reprendre la traduction trop souvent citée de Bernard Thalès, Voyage dans l’ancienne France (...) par Jodocus Sincerus, écrivain allemand du XVIIe siècle (...), Paris-Lyon, La France littéraire, 1859, p. 222, qui est souvent imprécise et incomplète de nombre de segments de phrases ou d’adjectifs.
4 Claude de Varennes, Le Voyage de France, éd. or., Paris, 1639. L’édition revue par Du Verdier, Paris, N. Le Gras, 1687, ne mentionne pas non plus le crâne.
5 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant... Lyon, A. Cellier, 1678, t. 1, p. 22-24.
6 Charles de Monconys, Journal des voyages de Monsieur de Monconys, Lyon, H. Boissat et G. Remeus, 1665.
7 Archives départementales des Bouches-du-Rhône 201 E 1102 f 31 r° (voir aussi « Le livre et mémoire des mortz que sont enterrés dans nostre eglize de l’Observance de Marseille, accomencé depuis l’année 1578 et le quinze de janvier... (jusqu’en juin 1642) ». 201 E 1101, f° 44 v° : « febvrier 1616... le 17, avons enterré Jean Loys Bourdini ».
8 Je rectifie ici ce que j’écrivais en 1980 dans Marseille au XVIIe siècle, catalogue d’exposition des Archives communales de Marseille, p. 61-62 : « Ce nom n’apparaît pas en revanche dans les listes notariales de Marseille et a peut-être été confondu avec celui du notaire Bourreli, dont la femme fut inhumée au couvent le 8 juillet de la même année ».
9 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, fonds notarial 360 E.
10 À noter qu’en 1634 le sacristain de la chartreuse d’Aix se nomme Dom Victor Bourdini. Jean Boyer, L’architecture religieuse de l’époque classique à Aix, Aix, Publications de l’Université de Provence, 1974. p. 296.
11 Claude Jordan, Voiages historiques de l’Europe, t. I, Qui comprend tout ce qu’il y a de plus curieux en France, 2e éd., Paris, N. Le Gras, 1693, t. 1, p. 32.
12 Louis Moreri, Le grand dictionnaire historique ou mélanges curieux de l’histoire sacrée et profane (...), nouv. éd., par l’abbé Goujet, Paris, Les Libraires associés, 1759, t. II, p. 81-82.
13 Charles Kothen, « Borghini ou Borduni », Répertoire des travaux de la société de statistique de Marseille, t. XXVIII, 1866, pp. 48-51 et 55-61.
14 [Jean-Baptiste-Bernard] Grosson, Almanach historique de Marseille, Marseille, J. Mossy, 1770, p. 65, 1786, p. 324.
15 Jean Bernouilli, Lettres sur différents sujets pendant le cours d’un voyage pour l’Allemagne, la Suisse, la France méridionale et l’ltalie... Berlin, G. J. Decker, 1777, t. II, p. 80.
16 M. de LA R[oque ou Roche ], Voyage d’un amateur des arts en Flandre, dans les Pays-Bas, en Hollande, en France, en Savoye, en Italie, en Suisse, fait dans les années 1775, 76, 77, 78, Amsterdam, 1783, t. I, p. 244.
17 Le comte Moszynski, Voyage en Provence d’un gentilhomme polonais en 1784-1786, publié par Fernand Benoît, Marseille, Institut Historique de Provence, 1930, p. 75-76.
18 [Claude-François] Achard, Histoire des hommes illustres de la Provence, Marseille, J. Mossy, 1786, t I, p. 524 (sic, pour 574)-575.
19 Description dans [Alexandre Lardier], Guide de l’étranger à Marseille, Marseille, L. Mossy, 1843, p. 141.
20 Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 1 Q 582. Ce texte a été publié par Émile Perrier, « Les richesses artistiques de Marseille en 1791. Notes et documents inédits », Répertoire de la Société de Statistiques de Marseille, T. XLIV, 1899-1900, p. 431.
21 Arch. dép. des Bouches-du-Rhône, 4 T 50.
22 Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départements du Midi de la France, Paris, Imprimerie impériale, 1808, t. III, p. 298.
23 L’exception est Régis Bertrand et Lucien Tirone, Le Guide de Marseille., Besançon, La Manufacture, 1991, p. 170. J’y ai mentionné les pièces du musée ayant laissé un souvenir dans la mémoire collective locale : le crâne de Bourdini y figure en compagnie du squelette de la baleine capturée dans la rade en 1870, et du corps naturalisé de la tigresse échappée d’un cirque et abattue sur la jetée en 1909.
24 Étude citée. Elle a été reprise dans Annales du Muséum d’Histoire naturelle de Marseille, t. XIX, 1924, p. 19-23, augmentée de deux planches photographiques.
25 C’est le cas en particulier des articles destinés à un large public de Paul Mars, « Le Muséum d’Histoire naturelle », Arts et Livres de Provence, n° 23, 1954, p. 34-36 et de Michèle Duron-Dufrenne, « Des collections du Muséum », Marseille, n° 165, 1992, p. 48-53.
26 Frédéric Mistral, Trésor du Félibrige, Paris, Champion, 1879, t. I, p. 337.
27 Julie Agostini et Yannick Forno, Les écrivains de Marseille, Marseille, J. Laffitte, 1997, p. 15.
28 L’annonce de la présente communication a provoqué plusieurs témoignages spontanés de membres de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’origine marseillaise. L’on retiendra celui de Josée-Valérie Murat, qui évoque « le mélange d’horreur et de fascination » provoqué chez les jeunes visiteurs par la découverte du crâne de Bourdini.
29 La tête de Bourdini a été également montrée en 1980 dans l’exposition des archives communales Marseille au XVIIe siècle. Elle illustrait une section intitulée dans le catalogue « La mort dans la cité » et rédigée par mes soins (cf. note 8 supra).
30 Qui semble dater d’au moins un demi-siècle à en juger par la calligraphie.
31 Depuis la réorganisation récente des salles du musée, les étiquettes anciennes de ces deux pièces ont été remplacées par de petites plaquettes qui ne fournissent que leur identification zoologique. Une carte postale des années 1960 fournit le texte de celle de William : « mort au zoo en 1906 à 32 ans. Naturalisé au Muséum par Siépi père et fils ».
32 Paul Masson, Les Bouches-du-Rhône. Encyclopédie départementale, t. IV-2, Dictionnaire biographique des origines à 1800, Paris-Marseille, H. Champion-Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1931, p. 91. Jean Chélini, Madeleine Villard, Félix Reynaud éd., Dictionnaire des Marseillais, Aix, Édisud, 2001, p. 66.
33 Avec Jean-Baptiste Gault, évêque de Marseille mort en odeur de sainteté en 1643, dont les restes furent retrouvés lors de travaux dans la cathédrale au milieu du XIXe siècle.
34 Comme le soulignent les notices « Hydrocéphale » de Diderot et d’Alembert, Encyclopédie, Neuchâtel, 1755, t. VIII, p. 370-371 et de Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1873, t. IX, 2e partie, p. 480-481. Le bref historique liminaire de Satoshi Matsumoto et Norihiko Tamaki éd., Hydrocéphalus. Pathogenesis and treatment, Tokyo, Springer Verlag, 1991, p. 3-6, souligne que « until the 19th century, such congenital malformations were regarded as untreatable and high infant mortality was accepted as inevitable ».
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS
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