Les crémations de l’Antiquité tardive (270-450 de n. è.) dans la cité des Tongres (Germanie seconde) : entre continuités et nouveaux apports
p. 71-83
Résumés
Même si l’inhumation devient la pratique majoritaire au ive s. dans le territoire des Tongres, certains auteurs ont insisté sur la persistance de la pratique de la crémation dans les cimetières de cette cité durant l’Antiquité tardive. Il est évident que le passage complet de la crémation à l’inhumation s’opère ici à une date beaucoup plus tardive qu’ailleurs dans l’Empire. Cette étude met en évidence deux phases pour ces crémations du Bas-Empire. La première (270-350 d. n. è.) montre que les crémations des débuts de l’Antiquité tardive s’inscrivent dans une continuité avec celles de la fin du Haut-Empire alors qu’en même temps, au cours de la première moitié du ive s., une part de plus en plus réduite de la population civile continue à brûler ses morts. Après le milieu du ive s., à la phase 2 (350-450 d. n. è.), de nouvelles tombes à crémation font leur apparition. Elles sont souvent liées à l’occupation de fortifications de hauteur (Éprave, Furfooz, Vireux-Molhain, etc.) ou aux zones funéraires autours de la ville de Tongres. Ces tombes traduisent l’arrivée de nouveaux groupes humains dans les campagnes. On les identifie habituellement à des populations de Fédérés germaniques nouvellement intégrés dans l’Empire.
Even if the inhumation practice becomes predominant during the 4th century AD in the land of the Tungri, some authors highlighted the continuity of the cremation rite for the cemeteries from this territory throughout the Late Roman Empire. It seems obvious that the transition from cremation to inhumation amongst the Tungri occurred at a far later date than the evolution usually noticed in the southern provinces of the Roman Empire. The study of these late cremation graves reveals two successive periods. The first one (270-350 AD) is characterized by a great continuity with the Early Roman Empire: a part more and more limited of the civilian population has the same funerary practices than before. Changes can be noticed after the middle of the 4th century. With period 2 (350-450 AD), we find new cremation burials, often linked to hill fortifications (Éprave, Furfooz, Vireux-Molhain, etc.) or to the periurban cemeteries in Tongeren. Those burials can be related to the arrival and the installation of new rural communities. We traditionally identify them as germanic groups, i.e. Foederati, recently integrated inside the Empire.
Entrées d’index
Mots-clés : crémation, militaire, changement, survivance, Tongres
Texte intégral
1. État de la question
1La pratique de la crémation a perduré jusqu’à l’Antiquité tardive parmi les populations romanisées de Gaule septentrionale1. La persistance de cette tradition funéraire est un phénomène bien connu dans la cité des Tongres. Quelques auteurs s’y sont intéressés, l’assimilant, tout du moins pour la période postérieure au début du ive s., à une forme de « traditionalisme » ou de « survivance » propre aux populations tongres et en particulier aux communautés rurales de cette civitas (Brulet 1990 : 325 ; Brulet 2008a : 257-258 ; Dasnoy 1988). Dans les cités voisines des Ubiens (Cologne) et des Trévires (Trèves), l’abandon de l’incinération s’effectuerait plus tôt, dès la seconde moitié du iiie s. (Cüppers 1992 ; Gottschalk 2015)2. Une approche synthétique des crémations tardives dans cette région s’impose afin d’éviter la répétition de lieux communs associés à ces contextes funéraires singuliers. L’inventaire des sépultures publiées s’élève à une cinquantaine d’incinérations pour la cité des Tongres (fig. 1). Cette quantité peut sembler faible mais les cimetières et les contextes funéraires de l’Antiquité tardive sont peu nombreux dans cette cité, beaucoup moins abondants que les ensembles funéraires du Haut-Empire. L’occupation funéraire des campagnes de la cité des Tongres au ive s. et durant la première moitié du ve s. est très mal documentée. L’activité d’une majorité de nécropoles rurales du Haut-Empire s’interrompt vers le milieu du iiie s. À l’exception d’agglomérations comme Namur ou Tongres, les exemples de continuité entre Haut-Empire et Antiquité tardive dans les cimetières tongres sont très peu nombreux. À cet égard, l’exemple de la nécropole de Fexhe-le-Haut-Clocher, sur lequel nous revenons plus en détail en conclusion, est une exception remarquable. Par ailleurs, au corpus limité de crémations tardives s’ajoute le problème posé par l’ancienneté des découvertes et d’une grande partie de la documentation de terrain. Les 58 crémations tardives connues3 ont été fouillées anciennement, seules quatre ont été découvertes après 1990. Du fait de l’ancienneté de ces découvertes, réalisées parfois dans le cadre de fouilles aux méthodes d’enregistrement non conformes aux standards actuels de l’anthropologie funéraire, une partie importante des informations sur ces contextes funéraires a été perdue. En outre, la plupart des tombes, surtout celles retrouvées anciennement, n’ont pas fait l’objet d’une étude anthropologique. Rappelons enfin que si la pratique de la crémation perdure chez les Tongres plus longtemps que dans les autres régions ou cités des Gaules et des Germanies, les tombes à inhumation y sont attestées dès le ier s. de n. è. Ces sépultures, souvent aménagées dans des cercueils en bois cloués et le plus souvent accompagnées d’offrandes, ne deviennent fréquentes qu’à la fin du iie s., c’est particulièrement évident à Tongres, dans la grande nécropole extra-muros du sud-ouest (Van Ossel 1992 ; Vanvinckenroye 1984).
2L’étude du corpus des crémations tardives de la cité des Tongres révèle deux périodes bien distinctes, illustrées chacune par un nombre de sépultures quasi équivalent : les phases 1 (270-350) et 2 (350-450).
2. La phase 1 (270-350 de n. è.) : continuité de la crémation face à la présence de plus en plus forte de l’inhumation
3Cette première phase, illustrée par 23 tombes, voit les pratiques de la crémation et de l’inhumation coexister (fig. 2). Elle couvre la Tétrarchie et la période constantinienne. Les tombes de la phase 1 proviennent de nécropoles liées à des agglomérations ou de cimetières ruraux. Il s’agit surtout de sépultures à fosse carrée ou rectangulaire. Certaines d’entre elles (Tongres et Fexhe-le-Haut-Clocher) possèdent un coffre de planches en bois matérialisé par des clous en fer dont la tête est tournée vers l’extérieur. Les côtés des fosses carrées ont une longueur comprise entre 0,70 et 1,50 m. Les fosses rectangulaires sont plus grandes, avec des longueurs comprises entre 0,75 et 3,13 m et des largeurs situées entre 0,60 et 1,60 m. Les contenants (coffre en bois ou pot à cuire) sont peu nombreux ; les ossements en tas et les ossements en tas associés à des restes du bûcher dans toute ou une partie de la fosse sont les deux dépôts les plus fréquents.
4Les tombes renferment en moyenne trois vases en céramique (offrandes secondaires) par tombe. Les céramiques culinaires et la vaisselle de table de fabrication régionale sont encore très présentes avant le milieu du ive s. Les cruches à une ou deux anses en céramique de fabrication régionale, les gobelets en céramique métallescente et les assiettes (céramique régionale et terre sigillée tardive d’Argonne) sont les trois groupes de vases les plus répandus à cette phase. La verrerie se limite le plus souvent à une seule pièce. Il s’agit de vases à boire (coupes et gobelets) ou de flacons à parfum. Le dépôt d’une ou de plusieurs monnaies est une pratique encore fréquente ; ces dernières ont souvent brûlé avec le défunt et sont associées aux ossements dans la tombe. Les armes et les militaria sont beaucoup moins répandus que dans les crémations de la phase suivante ; deux sépultures ont néanmoins livré des éléments à caractère militaire. Retenons un coutelas en fer à lame large (fig. 3, no 1) et les éléments d’un ceinturon en alliage de cuivre (fig. 3, no 2) dans la tombe 17 du cimetière rural de Treignes, datée vers le milieu du ive s., à la toute fin de la phase 1 (Dasnoy 1965-1966 : 223, fig. 19 ; Dasnoy 1988 : 396, fig. 2)4. La seconde crémation est la sépulture 22 de Fexhe-le-Haut-Clocher qui renferme un coutelas, une fibule cruciforme (Zweibelknopffibel ou Crossbow brooche) en argent (fig. 3, no 4) et deux phalères en alliage de cuivre d’un baudrier de spatha (fig. 3, no 3). Ces éléments pourraient identifier la tombe d’un officier de l’armée romaine de la Tétrarchie, aux alentours de 300 de n. è. Enfin, quelques crémations se distinguent par le dépôt d’une pièce de vaisselle en alliage de cuivre étamé ou non, voire en étain.
5Nous n’observons pas de différence entre les crémations de la phase 1 et celles de la fin du Haut-Empire. Les tombes de la phase 1 illustrent une parfaite continuité par rapport au Haut-Empire. Rien ne les différencie non plus des inhumations contemporaines sur base des offrandes funéraires. Une partie des Tongres, tant dans les agglomérations que dans les campagnes, continuent à brûler ses morts, avec des rites funéraires similaires à ceux pratiqués aux iie et iiie s. À Tongres, les sépultures à inhumation demeurent minoritaires jusqu’au milieu du iiie s. À partir des années 270-280, les inhumations deviennent de plus en plus nombreuses dans la nécropole périurbaine du sud-ouest. À la fin de la période constantinienne, l’inhumation semble l’emporter sur la crémation au sein de la population urbaine qui paraît se détourner définitivement de cette pratique. Dans les zones rurales ou dans l’agglomération fluviale de Namur, les premières inhumations tardives ne sont pas antérieures au deuxième quart du ive s. et la crémation est certainement pratiquée par les communautés rurales tongres jusqu’au milieu du ive s.
3. La phase 2 (350-450 de n. è.) : la crémation comme pratique exogène et revisitée
6Les témoignages funéraires de la fin de la domination romaine en Gaule septentrionale sont principalement fournis par les cimetières périphériques de Tongres/Atuatuca qui s’interrompent au début du ve s. ainsi que par les nécropoles aménagées à proximité de fortifications de hauteur du bassin de la Meuse5. Ces cimetières sont fondés aux époques valentinienne (364-392) et théodosienne (392-455). Il s’agit des cimetières d’Éprave « Croix-Rouge » (Dasnoy 1997), Furfooz « Hauterecenne » (Nenquin 1953 ; Dasnoy 1969 ; Dasnoy 1988), Pry (Dasnoy 1978), Spontin (Vrielynck 2015), Thon/Samson (Dasnoy 1968), Vieuxville (Alénus-Lecerf 1985 ; Vrielynck 2010) et Vireux-Molhain (Lemant 1985). Seuls les sites d’Éprave « Croix-Rouge », Furfooz, Vieuxville et Vireux-Molhain ont livré des crémations antérieures au milieu du ve s. mais les sépultures à inhumation y sont chaque fois majoritaires. Ces ensembles funéraires, constitués de quelques dizaines à plusieurs centaines de tombes, se caractérisent par la présence d’éléments militaires comme des pièces d’armement, des éléments de ceinturon, ou des fibules cruciformes, traditionnellement associées au costume militaire (Van Thienen 2017). On attribue leur fondation à des groupes militaires germaniques, de véritables communautés installées avec femmes et enfants, intégrées dans le dispositif militaire de la Germania Secunda et chargées de la sécurisation et de la défense en profondeur du territoire (Brulet 2008b). Ils occupent les castella de hauteur, élevés à proximité d’axes de communication (gués, routes, cours d’eau) d’importance stratégique et économique. Certaines de ces communautés (Spontin, Thon/Samson, Vieuxville) vont s’implanter durablement et occuper les lieux jusqu’au vie s., bien après la disparition du pouvoir militaire de l’armée romaine tardive en Gaule septentrionale. C’est dans ces nécropoles associées à des fortifications de hauteur que nous rencontrons les crémations les plus tardives, datées, comme à Éprave et Vieuxville, de la première moitié du ve s. (fig. 4). À Tongres, les crémations postérieures au milieu du ive s. sont très minoritaires par rapport aux inhumations. Les tombes 80 et 143 de la nécropole du sud-ouest sont sans conteste les crémations les plus récentes de cette vaste zone funéraire périphérique de Tongres ; elles ont été aménagées entre 360/370 et 420 de n. è. (Vanvinckenroye 1984 : 54, pl. 54 et 88, pl. 82).
7Les crémations de la phase 2, 31 au total, comptent une proportion importante de tombes à fosse rectangulaire dont trois avec coffre en bois (Éprave et Vireux-Molhain) (fig. 5). Il existe aussi des fosses carrées et quelques fosses arrondies. Les côtés des fosses carrées ont une longueur comprise entre 0,50 et 0,75 m. Les fosses rectangulaires sont plus grandes, avec des longueurs comprises entre 0,70 et 1,60 m et des largeurs situées entre 0,50 et 1,30 m. Les tombes avec ossements dispersés et mêlés aux restes du bûcher (Brandgrubengräber) semblent plus fréquentes qu’à la phase précédente. On les retrouve à Jamiolle, Éprave, Donk, Voerendaal et Vireux-Molhain. Les sépultures à ossements en tas ou à ossements en tas et restes du bûcher sont moins répandues qu’à la phase précédente. Nous trouvons à Jambes, Furfooz et Vireux-Molhain quelques incinérations avec dépôt des restes brûlés dans un vase-ossuaire, toujours une poterie en céramique rugueuse de l’Eifel (fig. 6). Les tombes renferment en moyenne 1,5 vase en céramique (offrandes secondaires) par tombe. De manière générale, on observe une forte diminution des offrandes céramiques à partir du milieu du ive s. Par contre, les céramiques brûlées sur le bûcher sont plus fréquentes que dans les crémations de la phase 1, même s’il est impossible d’évaluer le nombre exact de vases brûlés dans chacune des sépultures. Cette augmentation doit être mise en relation avec la fréquence des crémations du type Brandgrubengrab. Le répertoire des catégories déposées en offrande s’est considérablement réduit. La vaisselle fine et culinaire régionale a quasiment disparu. Deux catégories prédominent : la terre sigillée tardive d’Argonne et la céramique rugueuse de l’Eifel. La vaisselle en verre est présente dans un peu moins de la moitié des tombes de la phase 2. Elle se compose exclusivement de vases à boire, en majorité des gobelets. Seules deux tombes contenaient une monnaie. Il s’agit d’une petite monnaie brûlée de cuivre dans la tombe 59 d’Éprave et un solidus de l’empereur Honorius dans la tombe 12 de Vireux-Molhain. La pratique de l’offrande monétaire, sur le bûcher ou dans la tombe, deviendrait plus rare après le milieu du ive s., sans disparaître totalement pour autant.
8Des distinctions doivent être soulignées entre les crémations de la phase 2 et celles de la phase précédente ; elles pourraient traduire une évolution dans la pratique de la crémation durant l’Antiquité tardive. La continuité avec le Haut-Empire, mise en avant pour les crémations du début de l’Antiquité tardive, n’est plus observable pour les crémations les plus tardives. Plusieurs éléments nous conduisent à penser que la crémation est devenue désormais davantage une tradition exogène aux populations romaines de Gaule du nord que la persistance d’une pratique multiséculaire. Les populations gallo-romaines semblent avoir définitivement abandonné la pratique de la crémation à partir des années 360/370 de n. è. Au même moment, des crémations apparaissent dans la phase d’installation de plusieurs cimetières à caractère militaire (Furfooz, Éprave, Vieuxville et Vireux-Molhain) ou parmi les sépultures les plus tardives de cimetières occupés depuis le Haut-Empire comme à Tongres, Namur/Jambes et Fexhe-le-Haut-Clocher. Dans 11 tombes, nous trouvons des éléments matériels à caractère germanique comme des dépôts d’armes (lances, flèches, coutelas et haches), des pièces de ceinturon militaire ou cingulum militiae, la présence d’un récipient en bois (seau ou baquet), un peigne en os ou le dépôt d’outils en fer comme une paire de forces, une pince de forgeron, une louche ou un briquet. Si certaines tombes sont dépourvues d’artefacts liés au monde germanique, comme les trois crémations tardives de Furfooz, elles appartiennent néanmoins à une nécropole à caractère militaire, liée à l’installation d’un groupe germanique, intégré dans l’armée romaine et chargé de la défense du site à l’extrême fin du ive s. De manière générale, plusieurs crémations de la phase 2 ont livré du mobilier à caractère militaire comme de l’armement (fig. 7) et des éléments de ceinturon en alliage de cuivre en usage au sein de l’armée romaine tardive (fig. 8). Ces données étaient beaucoup plus rares dans les crémations du début de l’Antiquité tardive. Du mobilier militaire apparaît également dans les inhumations associées aux crémations de ces nécropoles. Les populations germaniques d’outre-Rhin, notamment dans le nord de l’Allemagne et des Pays-Bas actuels, ont pratiqué la crémation, au côté de l’inhumation, au plus tard jusqu’aux viie et viiie s. La politique militaire menée en Gaule par les empereurs Théodose Ier, Honorius et Constantin III a favorisé par la négociation de traités l’installation dans l’Empire, notamment en Gaule septentrionale, d’importants groupes germaniques devenus fédérés. Le recours à la force militaire des populations extra fines imperii devait regarnir les défenses de la Gaule qui avaient été affaiblies par le transfert de plusieurs unités militaires pour la défense du nord de l’Italie. Ces groupes de foederati arrivent avec leurs traditions, notamment en matière funéraire. Il n’est pas étonnant de retrouver des crémations dans les plus anciennes tombes des cimetières associés à une fortification de hauteur. Des militaires germaniques assurent aussi la défense de la ville de Tongres. Certains ont été enterrés dans la vaste nécropole du sud-ouest comme nous pouvons le déduire du mobilier de la tombe 99 à inhumation (Vanvinckenroye 1984 : 64-66, pl. 63-65) ou de la tombe 29 à crémation (Vanvinckenroye 1984 : 32-33, pl. 39-40).
9Si les membres des communautés germaniques nouvellement intégrées dans l’Empire vers 400 d. n. è. brûlaient encore certains de leurs morts, beaucoup avaient déjà adopté l’inhumation, peut-être au contact des populations de l’Empire qui avaient déjà renoncé à la crémation. Quelques établissements ruraux germaniques ont été identifiés en Germania secunda, dans une zone s’étendant sur l’est et le nord-est de la Belgique et le sud des Pays-Bas. Des cimetières n’ont pas souvent été découverts en association sauf à Donk et à Gennep. Il s’agit de huit tombes à crémation à Donk (Limbourg belge), inédites pour l’essentiel (Van Impe, Strobbe, Vynckier 1985), et d’un cimetière de 109 tombes datées du début du ve s. au viiie s. à Gennep (Pays-Bas), sur la rive droite de la Meuse, à la confluence avec la Niers (Theuws 2008 : 776-784). Les crémations des cimetières de ces deux établissements possèdent comme caractéristiques communes un remplissage très charbonneux et l’absence d’offrandes secondaires. Les défunts étaient brûlés habillés (ceinturon, parures du vêtement) sur le bûcher et accompagnés d’offrandes. Ces dernières sont toujours très fragmentaires. Les restes du bûcher étaient déversés dans la tombe et formaient une couche charbonneuse sur le fond des fosses. Les sépultures avec vase-ossuaire ou ossements en tas sans restes du bûcher sont très rares ou absentes dans ces deux nécropoles.
4. Un cas d’étude : le cimetière de Fexhe-le-Haut-Clocher
10Ce cimetière, partiellement exploré entre 1977 et 1985, est localisé à 11-12 km au sud de la ville de Tongres, au cœur de la région limoneuse de moyenne Belgique, en province de Liège. L’analyse des dépôts funéraires met en évidence trois périodes successives (fig. 9). Les plus anciennes sépultures remontent à la fin de la période flavienne. Les enfouissements les plus tardifs se situent à la transition entre le ive et le ve s. L’occupation de la zone funéraire, probablement liée à un important domaine agricole, est continue, avec notamment des tombes de la seconde moitié du iiie s. Le site de Fexhe révèle un nombre important de tombes de l’Antiquité tardive, à savoir dix crémations et six inhumations. Les crémations tardives couvrent toute la période, du dernier quart du iiie s. au tout début du ve s.
11Une investigation anthropologique a pu être menée sur six sépultures tardo-antiques, les ossements de quatre tombes n’ayant pas été conservés. Trois d’entre elles ont pu être attribuées à la première phase de l’Antiquité tardive (fig. 2 : tombes 22, 37 et 43), deux à la phase 1 ou à la phase 2 (fig. 2 : tombes 10 et 48) et une seule à la deuxième phase (fig. 5 : tombe 38).
12Le poids total des dépôts osseux varie de 65,26 à 407,57 g et le poids moyen s’élève à 246,02 g. Même les dépôts les plus lourds sont très en deçà des valeurs de référence : seules trois tombes, T. 22, T. 37 et T. 38, pèsent plus de 250 g. En effet, dans la synthèse proposée par G. Depierre (2014 : 120), le référentiel livrant le poids le plus léger pour un adulte, celui de J.I. McKinley (1993), indique 1227,4 g. En tout état de cause, la sélection des ossements sortis du bûcher a été importante.
13L’écrasante majorité des ossements sont de couleur blanche, quelle que soit la tombe. Moins de 12 % des fragments présentent encore des traces grises et noires à l’intérieur de l’os, ce qui atteste de crémations complètes et menées à haute température. Si dans la plupart des sépultures, la fraction des fragments dont la taille dépasse les 10 mm est majoritaire, les fragments de plus de 30 mm sont rares. Le poids moyen des restes identifiés va de 0,69 à 1,55 g selon les sépultures.
14L’étude de la répartition anatomique montre que toutes les parties du squelette sont généralement représentées : en dépit d’un tri qui a rejeté un grand nombre de restes, on n’a pas privilégié une région particulière du corps (fig. 10). À l’exception des deux dépôts les plus légers et inférieurs à 100 g, caractérisés par un déficit du tronc, phénomène couramment rapporté et probablement lié aux réactions lors de la crémation (Ancel 2010 : 364), la distribution anatomique est globalement compatible avec deux des référentiels largement utilisés en archéologie (Lowrance, Latimer 1957 ; Depierre 2014).
15Enfin, peu de choses peuvent être dites sur l’identité des défunts. Contrairement à certains sites antiques (par exemple, Ancel 2010 ou Gadacz 2019), les tombes sont ici individuelles : aucun doublet ou incompatibilité de format ou de maturité ne permet d’établir un NMI supérieur à 1. Dans la mesure où aucune épiphyse non fusionnée ou en cours de fusion n’a été observée, tous les défunts sont des sujets adultes, voire de grands adolescents. Le seul indice de maturité concerne l’individu de la tombe 22, qui, atteint d’une arthrose sévère à un poignet, est probablement un adulte mature ou âgé. Cette sépulture pourrait être celle d’un militaire de rang supérieur de la fin du iiie s. ou du début du ive s. L’absence de fragments portant les caractères sexuels ordinairement utilisés dans les méthodes de détermination sexuelle a empêché toute hypothèse relative à l’identité sexuelle des défunts.
16Quelques restes fauniques étaient mêlés aux os humains de deux crémations et présentaient le même degré de combustion. La tombe 22 comprenait des fragments du fémur d’un jeune porc, d’une côte d’un mammifère de la taille du porc et d’un tibiotarse d’oiseau, vraisemblablement de coq domestique. La tombe 38, quant à elle, incluait un fragment de pubis de jeune porc. Nous constatons que les offrandes alimentaires sur le bûcher perdurent après le milieu du ive s.
17Malgré un nombre de sépultures limitées, les crémations tardives présentent des configurations variées : formes diverses des fosses, dimensions non standardisées de celles-ci, mobilier absent (tombes 10 et 48) à relativement abondant (tombe 22) et dépôts osseux sous deux formes, regroupés en tas ou bien au contraire, mêlés aux restes du bûcher. La seule tombe de la seconde phase tardo-antique, la tombe 38, rentre dans ces catégories mais se démarque par deux éléments : la présence d’un baquet en bois cerclé de fer et un dépôt osseux le plus lourd du corpus (407,57 g). Toutefois, les tombes témoignent d’un même traitement des restes humains brûlés, marqué par une sélection importante une fois le bûcher consumé mais fidèle à l’ensemble des parties corporelles avant le dépôt dans la sépulture. Les dix incinérations de la période 3 de Fexhe-le-Haut-Clocher constituent une des ultimes manifestations de la pratique de la crémation à l’époque romaine dans le nord de la Gaule.
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10.1002/oa.1390030406 :Nenquin 1953 Nenquin J.A.E., La nécropole de Furfooz, Bruges, De Tempel, 111 p. (Dissertationes Archaeologicae Gandenses, 1).
Plumier 1987 Plumier J., Structures gallo-romaines à Bieure, Matagne-la-Petite (comm. De Doische), Archaeologica Belgica - nouvelle série, III, p. 145-152.
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Van Impe, Strobbe, Vynckier 1985 Van Impe L., Strobbe P., Vynckier P., Het bodemonderonderzoek in Donk in 1984, Archaeologica Belgica - nouvelle série, I, 2, p. 51-52.
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Vanvinckenroye 1970 Vanvinckenroye W., Enkele Romeinse Graven uit Tongeren, Tongeren, Provinciaal Gallo-Romeins Museum, 62 p. (Publikaties van het Provinciaal Gallo-Romeins Museum te Tongeren, 13).
Vanvinckenroye 1984 Vanvinckenroye W., De Romeinse zuidwest-begraafplaats van Tongeren (opgravingen 1972-1981), I-II, Tongeren, Provinciaal Gallo-Romeins Museum, 245 p. (Publikaties van het Provinciaal Gallo-Romeins Museum te Tongeren, 29).
Vrielynck 2010 Vrielynck O., Le cimetière mérovingien de Vieuxville (ve-viie s.), Catalogue des salles permanentes du Musée de Logne, Vieuxville, Musée du Château Fort de Logne, 58 p.
Vrielynck 2015 Vrielynck O., Le cimetière du Bas-Empire et mérovingien de Spontin. Catalogue du mobilier et révision des données, Annales de la Société archéologique de Namur, 89, p. 35-123.
Willems 1989 Willems W.J.H., An officer or a gentleman? À Late-Roman weapon-grave from a villa at Voerendaal (NL), in Van Driel-Murray C. (éd.), Roman Military Equipment: the Sources of Evidence, Proceedings of the fifth Roman Military Equipment Conference, Oxford, 377 p. (BAR International Series, 476), p. 143-156.
Notes de bas de page
1 Nous remercions notre collègue Olivier Vrielynck pour les informations et les documents relatifs au cimetière de Vieuxville ainsi que pour les orientations bibliographiques consacrées au mobilier des cimetières militaires de l’Antiquité tardive.
2 On observe dès le dernier tiers du iiie s. l’apparition de nécropoles composées uniquement d’inhumations dans les cimetières périphériques et les villae périurbaines de Trèves. À Cologne et dans les cimetières de l’arrière-pays colonais, les crémations deviennent exceptionnelles dès la fin du iiie s. Dans ces deux cités, les inhumations en sarcophage, quasi absentes à la même époque chez les Tongres, se multiplient à partir de la seconde moitié du iiie s.
3 Nous avons attribué 24 sépultures à la phase 1 et 31 à la phase 2. Les tombes 10 et 48 de Fexhe-le-Haut-Clocher et la sépulture isolée de Matagne-la-Petite ne peuvent être attribuées avec certitude à l’une à l’autre phase.
4 On ne peut pas exclure une chronologie un peu plus basse car la tombe s’inscrit dans le deuxième tiers du ive s.
5 Fortifications ou points de contrôle militaires établis sur des promontoires rocheux dominant la Meuse ou ses affluents : Lesse, Lomme, Eau d’Heure, Molignée, Ourthe et Viroin.
Auteurs
Agence wallonne du patrimoine, Namur, Belgique
Musée d’Archéologie hesbignonne de Saint-Georges-sur-Meuse, Saint-Georges-sur-Meuse, Belgique
Institut royal des sciences naturelles de Belgique, Bruxelles, Belgique
Institut royal des sciences naturelles de Belgique, Bruxelles, Belgique
Institut royal des sciences naturelles de Belgique, Bruxelles, Belgique
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