Inscrire des communautés morales en Bourgogne durant l’Antiquité tardive : valeurs anciennes, significations polyvalentes et nouvelles perspectives de recherche – version abrégée
p. 59-70
Résumés
Le contenu textuel des inscriptions de la Gaule de l’Antiquité tardive a souvent été négligé à la faveur de leur contenu « factuel ». Ce chapitre présente les avantages de l’étude de ces épitaphes en tant que textes utilisant des stratégies visuelles et littéraires. À cet effet, il met l’accent sur un aspect de ces textes en particulier : le langage moral.
Premièrement, l’utilisation de recueils de formules types dans l’épigraphie de Gaule romaine de l’Antiquité tardive est abordée. Tandis que les preuves pour leur existence sont limitées, des modèles dans la distribution des épithètes moraux laissent supposer la présence d’un recueil de formules types activement entretenu. Cela indique l’importance d’un langage moral correct plutôt qu’une passivité et un illettrisme.
Deuxièmement, la façon dont la même valeur morale, caritas, a été positionnée différemment sur différentes épitaphes est examinée afin de souligner l’importance de valences différentes. En changeant l’emplacement physique et syntaxique du mot et en utilisant des mots apparentés, les auteurs des inscriptions ont utilisé des valeurs communes afin de raconter des histoires différentes.
The textual content of late-antique Gallic inscriptions has often been overlooked in favour of their ‘factual’ content. This chapter argues for the benefits of studying these epitaphs as texts, with visual and literary strategies. To do so, it focuses on one aspect : moral language.
First, it addresses the use of formula books in late-antique Gallic epigraphy. It argues that, while evidence for their existence is limited, patterns in the distribution of moral epithets suggest an actively maintained set of standards. This indicates the importance of the correct moral language, rather than apathy and illiteracy.
Second, it considers how the same moral value, caritas, was positioned differently on different epitaphs to emphasise different valences. By altering the material and syntactic placement of the word, and by using different cognates, inscribers used communal values to tell different stories.
Entrées d’index
Mots-clés : Antiquité tardive, Bas Empire romain, période mérovingienne, royaume de Bourgogne, épitaphe, épigraphie funéraire, inscription funéraire, vertu
Keywords : Late Antiquity, Late Roman Empire, Merovingian period, Kingdom of Burgundy, Burgundy, Epitaph, funerary epigraphy, funerary inscription, virtue
Note de l’éditeur
Cet article n’est pas une traduction mais une version abrégée de l’article anglais « Inscribing moral communities in late-antique Burgundy : old values, multivalent meanings, and new avenues of research ».
Texte intégral
1Les chercheurs ont souvent observé un déclin de l’épigraphie dans la Gaule tardo-antique, mais les changements qui se sont produits dans les stratégies communicatives n’ont été analysés que récemment (Treffort 2017 : 197). La valeur attribuée au défunt constitue un aspect propice à une telle approche. L’hypothèse selon laquelle les valeurs inscrites sur les épitaphes ont changé entre le ive et le viie siècle n’est pas nouvelle : dès 1985, Françoise Descombes avait noté des changements dans le langage moral. Cependant, pour elle, l’intérêt de son étude réside dans son utilité pour dater les épitaphes (Descombes 1985 : 199-201) et, bien que Paul Reynolds ait plaidé en faveur d’une étude spécifique, celle-ci n’a jamais été réalisée (Reynolds 2000 : 292).
2D’un autre côté, Mark Handley a émis l’hypothèse que des recueils de formules types dispensaient de la compréhension des textes, faisant ainsi du choix de l’épithète un aspect non pertinent (Handley 2003 : 26). La Bourgogne offre un corpus d’environ 500 épitaphes (ive-viie siècles) et leur analyse permet d’aborder deux aspects : la manière dont les recueils de formules types ont eu une influence sur les études du langage des inscriptions en Gaule tardo-antique et la façon dont les stratégies textuelles et matérielles ont été combines afin d’attribuer aux mêmes mots des significations différentes.
1. Recueils de formules et valeurs fondées sur des formules
3En 1890, E. Le Blant a émis l’hypothèse que certaines inscriptions mérovingiennes ont été conçues en utilisant des recueils de modèles, en se basant sur la récurrence de fragments de textes similaires (Le Blant 1890 : 70-73). Cet argument a été repris par M. Handley, qui a soutenu qu’il en avait découvert un exemple dans un manuscrit (Handley 2000a : 48-56). En revanche, l’utilisation d’un recueil de formules et de mots désuets n’est pas la preuve d’un illettrisme, comme il le supposait. Le fait de copier des textes est répandu dans les cultures lettrées et des études récentes signalent que des erreurs sont plus fréquemment faites dans les formules habituelles (D’Encarnação 2019 : 115-127). Afin d’évaluer les affirmations selon lesquelles les textes épigraphiques étaient purement symboliques, il est nécessaire d’examiner les textes qui intéressaient E. Le Blant et M. Handley : les listes d’épithètes.
4Dans ces textes, il apparaît que dulcissimus/a – le terme commun pour désigner des enfants – disparaît dans l’Antiquité tardive1. À la place, un nouveau terme émerge au ve siècle : innox. Mais tandis que dulcissimus/a était un terme utilisé essentiellement pour décrire des épouses et des enfants, innox et les mots apparentés ont été utilisés exclusivement pour des enfants et des jeunes gens2. Lorsque dulcissimus réapparaît à Briord au vie et viie siècles, le mot décrit des adultes3, tel que c’est le cas dans la littérature locale (Rosenwein 2006 : 110-112). Une distinction similaire apparaît dans des termes genrés : amicus omnibus est utilisé pour louer des hommes4, et omnibus cara pour louer des femmes5, comme c’est le cas dans d’autres textes (Réal 2001 : 267-268). Ainsi, la réutilisation de mots anciens n’était pas une erreur de copie et les ateliers comprenaient les mots qu’ils utilisaient.
2. Appréhender des identifications complexes
5Le langage prédéfini des épitaphes a quant à lui engendré certains problèmes : parallèlement au besoin de louer le défunt, il fallait s’assurer que les termes employés persistent dans le temps. À partir de l’analyse de cinq épitaphes, cette partie explore de quelle manière la même valeur a été manipulée pour y parvenir.
6Entre le ier et le iiie siècle de notre ère, la forme préférée de caritas était carissima, et elle fut utilisée pour décrire des épouses. Mais au milieu du ve siècle, les inscriptions dédiées aux épouses deviennent rares et caritas revêt de nouvelles valences. Un exemple provient Vienne :
Castitas, fides, caritas,
pietas, obsequium
et quaecumque Deus
faeminis inesse
praecepit, his ornata
bonis Sofroniola
RICG XV.72.
7Françoise Descombes a avancé qu’il n’y a aucune valence chrétienne mis à part la mention de Dieu et la liste est ambiguë : pietas et obsequium peuvent se référer à Dieu ou bien à l’époux de la femme (Descombes 1985 : 325). Or, l’auteur de l’inscription avait pris soin de ne pas séparer les mots au sein d’une même ligne. Ainsi, castitas, fides et caritas forment une trinité de vertus maritales sur la première ligne. Sur la seconde ligne, les termes de pietas et obsequium sont situés plus proche du mot Deus, tandis qu’obsequium est placé directement au-dessus : cette séparation visuelle distingue l’asservissement volontaire au divin de l’asservissement involontaire à un homme.
8Au vie siècle, il est possible d’observer une importance plus grande accordée aux valences chrétiennes :
[hi]c requiescit in pace bone memoriae Eufemia, Deo
[sa]crata, omni gracia spiritale ornata : quae
[pr]ima est caritas c[la]ra uirgini[t]as piaetas
RICG XV.112.
9Dans l’ordre des mots et la syntaxe, une prédominance est accordée à caritas et le fait de placer les trois vertus sur la même ligne souligne la référence au 1 Co 13.13, accentuée par l’importance de Deus. Or, la réutilisation de modèles anciens suggère une stabilité.
10Mais peu de temps après, des significations résolument nouvelles apparaissent, comme dans une épitaphe datée de 565 de notre ère :
[…? fede pre]ce[pua] , [?natal-/
?omn]ibus cara, pauperbus pia, mancipiis benigna/
orauit semper quod obtenere meruit.
RICG XV.41.
11Caritas et pietas sont maintenant adressées aux destinataires – les pauvres, les esclaves – et les textes suggèrent que les valeurs reflètent un comportement dans un contexte particulier et non un trait inhérent.
12L’accès à un nombre plus important de données serait nécessaire pour confirmer cette hypothèse, mais il apparaît d’ores et déjà qu’alors que les mêmes mots sont évoqués, des significations différentes sont accentuées par la syntaxe et la structure visuelle. Au début, les textes évoquant un sens partagé de la communauté étaient prisés, même si des lectures préférentielles ont été soulignées. À la fin du vie siècle, les significations sont rendues plus explicites et le défunt est distingué du reste de la communauté en transformant cette dernière en destinataire de la vertu.
3. Communautés morales
13Les utilisations de valeurs morales en fonction de l’âge et du genre ont été maintenues activement, bien qu’elles n’émergent pas nécessairement des communautés locales. Au lieu de considérer ce langage comme un choix conscient ou une répétition inconsciente, la conformité a pu constituer un choix bénéfique. La dynamique de la communauté au sein de laquelle le langage moral a pu être conservé et développé mériterait plus d’attention lors de recherches futures.
Bibliographie
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Descombes 1985 Descombes F., Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures à la Renaissance carolingienne XV : Viennoise du Nord, Paris, 842 p.
D’Encarnação 2019 D’Encarnação J., Errori d’interpretazione della minuta su epigrafi della Lusitania occidentale, in Sartori A. and Gallo F. (dir.), L’errore in epigrafia, Milan, 232 p., p. 115-127.
Handley 2000a Handley M., Epitaphs, models, and texts : A Carolingian collection of late antique inscriptions from Burgundy, (Bulletin of the Institute of Classical Studies. Supplement), p. 47-56.
10.1111/j.2041-5370.2000.tb01964.x :Handley 2003 Handley M., Death, society and culture : inscriptions and epitaphs in Gaul and Spain, AD 300-750, Oxford, 258 p.
Hirschfeld 1888 Hirschfeld O., Corpus Inscriptionum Latinarum XII : Inscriptiones Galliae Narbonensis Latinae, Berlin, 1014 p.
Hirschfeld, Zangmeister 1889 Hirschfeld O., Zangmeister K., Corpus Inscriptionum Latinarum XIII : Inscriptiones trium Galliarum et Germaniarum Latinae, Berlin, 719 p.
Le Blant 1890 Le Blant E., L’épigraphie chrétienne en Gaule et dans l’Afrique romaine, Paris, 140 p.
Réal 2001 Réal I., Vies de saints, vie de famille. Représentation et système de parenté dans le royaume mérovingien (481–751) d’après les sources hagiographiques, Turnhout, 533 p.
Reynolds 2000 Reynolds P., A comparative and statistical survey of the late antique and early medieval Latin inscriptions of south eastern Gaul (c. 300-750 AD.), University of Leicester : Unpublished dissertation, 708 p.
Rosenwein 2006 Rosenwein B., Emotional Communities in the Early Middle Ages, New York, 248 p.
Treffort 2017 Treffort C., Les inscriptions funéraires, source ou observatoire des pratiques anthroponymiques médiévales ? (Nouvelle revue d’onomastique, 59), p. 187-202.
10.3406/onoma.2017.1884 :Notes de bas de page
1 Non datable : RICG XV.16 ; dernière utilisation connue : CIL XIII.2353.
2 CIL XIII.2356 ; CIL XIII.2382 ; RAC (1978) 6/ Reynolds 311 ; CIL XIII.2413 ; RICG XV.100 ; RICG XV.197 ; RICG XV.200 ; RICG XV.245 ; CIL XII.2701 ; CIL XIII.2384 ; CIL XIII.2412 ; CIL XIII.2392 ; RICG XV.148 ; RICG XV.206 ; CIL XII.1729 ; CIL XIII.2417 ; RICG XV.118. Au sujet de dulcissimus cf. Berthet, Pagnon 1989 : 54.
3 RICG XV.264 ; RICG XV 265 ; RICG XV 266 ; RICG XV 269.
4 RICG XV : 97 ; 98 ; 181 ; 246 ; 263 ; 267 ; 269 ; 270.
5 RICG XV: 41; 59.
Auteur
University of London, Department of History, London, United Kingdom
University of Reading, Department of Classics, Reading, United Kingdom
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