La résistance passive des huguenots au XVIIIe siècle : le Désert
p. 135-140
Texte intégral
1L’attitude des huguenots, ou protestants français, au XVIIIe siècle, se caractérise par une résistance passive qu’on appelle le « Désert ». Comment comprendre cela ? C’est en effet dans un contexte particulier que s’est exercée cette résistance : à la différence des autres pays d’Europe, la France n’a ni adopté ni rejeté le protestantisme ; elle s’est partagée. Pourquoi ? Si l’on veut tenter de donner une réponse à ces questions, il convient d’abord de dégager quelques repères historiques.
De Nantes à Fontainebleau
2De 1562 à 1598, la France a vécu une période de guerre civile, qu’on appelle « guerres de religion », soit une génération qui n’a jamais connu la paix. Et voilà qu’en 1598, Henri IV publie ce document unique qu’est l’édit de Nantes, par lequel est défini le statut des protestants. À cette date les protestants représentent 8 à 10 % de la population. L’aspect original est que, dans un pays où le catholicisme reste religion d’État, une minorité religieuse soit reconnue officiellement, dotée d’une armée qui tient une centaine de places fortes, pour sa sécurité. L’édit de Nantes est à la fois une grâce du monarque et un traité conclu entre deux partis armés. Ce double caractère est une tare d’origine et explique pourquoi on a tant discuté plus tard sur la légitimité de la révocation, sans résoudre la question. Concrètement, dans les localités où les protestants sont tout à fait minoritaires, reconnaître leurs droits ne va pas sans problèmes. L’édit a créé une situation unique en Europe : une unité politique partagée sur le plan religieux, contrairement au principe alors admis partout cujus regio ejus religio (tel pays, telle religion). Les années passant, une évolution se produit : après Henri IV, Louis XIII connaît peu le protestantisme et Louis XIV l’ignore totalement. Ainsi, de 1598 à 1685, les pressions multiformes exercées sur les protestants vont en augmentant ; ceux-ci regimbent. En 1629, Richelieu prend la Rochelle et, par l’édit d’Alès, enlève aux protestants leurs places fortes. Par là, un tournant est pris : la monarchie continue à reconnaître la religion réformée mais plus le parti ; autrement dit, l’État moderne se met en place avec ses monopoles (armée, finances, justice). En 1685, par l’édit de Fontainebleau, Louis XIV révoque l’édit de Nantes. On connaît le comment mais pas vraiment le pourquoi. On peut penser avec raison qu’au XVIIe siècle un phénomène d’usure effritait le protestantisme : mariages mixtes avec éducation catholique des enfants obligatoire, conversion des grands princes, tels Condé ou Turenne, avec tout le poids que représente la hiérarchie. Peut-être aurait-il disparu progressivement. La question reste : le roi avait-il le droit de révoquer le traité ? Dans le préambule de la décision, ses juristes ont donné de bonnes raisons et il se peut qu’ils aient été sincères. Quoi qu’il en soit, à l’époque, la révocation n’a rien de scandaleux : les princes protestants étrangers l’admettent fort bien ; le roi de France peut choisir sa religion et l’imposer à ses sujets. C’est la norme ; on ne parle pas de tolérance, mais de concorde : on supporte la différence quand on ne peut faire autrement. D’ailleurs, avant la fin du XVIIe siècle, jamais l’Église catholique n’a renoncé à convertir les protestants, ni les protestants renoncé à convaincre les catholiques. Ce qui est scandaleux c’est que Louis XIV ait refusé le jus migrandi, c’est-à-dire le droit d’émigrer, à ceux qui le souhaitaient. En réaction et plus ou moins par intérêt, les souverains protestants germaniques ont accueilli les fugitifs à partir de 1686 : après les dévastations de la guerre de Trente Ans, il fallait recoloniser les terres. La Hollande, l’Angleterre de même et, à un degré moindre, la Suisse sont aussi devenues terres d’accueil. C’est alors qu’on a assisté à cet immense phénomène, appelé le Refuge, qui fut la plus grande migration du temps.
3Après la révocation, commence une période où le protestantisme est interdit en France. L’article 12, le dernier de l’édit de Fontainebleau, tolère les protestants mais leur interdit culte, assemblées, écoles, c’est-à-dire tout ce qui pouvait leur permettre de rester protestants ! Il était dit précédemment que les pasteurs avaient quinze jours pour quitter le royaume. Dès lors, quels choix s’offraient aux protestants ? La conversion, que les catholiques appellent abjuration. L’exil : bien qu’il fût interdit, comme on l’a noté plus haut, près de 200 000 huguenots ont fui en terre étrangère, au péril de leur vie. La révolte ouverte, dont celle des camisards fournit l’épisode le plus spectaculaire : de 1702 à 1704, des paysans cévenols en guenilles ont tenu en échec la plus grande armée jamais levée par Louis XIV, conduite par le maréchal de Villars. Enfin, le double jeu : bien des gens sont restés parce qu’ils ne pouvaient partir ; les paysans, par exemple, pouvaient difficilement liquider leurs terres et, d’une manière générale, les instruments de travail, le capital professionnel ne sont pas aussi aisément mobilisables qu’une trousse de chirurgien. On a beaucoup parlé des fugitifs et de leurs malheurs, notamment ces Provençaux qui ont du mal à s’adapter à Berlin, ou de l’insurrection des camisards ; mais ceux qui sont restés ont résisté, pendant un siècle, passivement, avec patience et ténacité, dans la clandestinité organisée.
Le double jeu
4Cela commence par l’abjuration. Là se greffe un malentendu entre catholiques et protestants, car abjurer n’est pas forcément se convertir ; ce peut être seulement parer au plus pressé, aux risques encourus, sans renoncer intérieurement à ses convictions. C’est ce qu’on appelle la restriction mentale. Peu avant la révocation, entre 1682 et 1685, on assiste à une masse d’abjurations ; c’est qu’on a mis au point des méthodes de pression qui se sont révélées apparemment très efficaces, deux surtout. En 1676, Pélisson, ex-protestant, a eu l’idée de venir en aide aux nouveaux convertis, boycottés par leurs anciens coreligionnaires, en proposant au gouvernement de créer une caisse spéciale, dite caisse des économats et, par les protestants, caisse des conversions ! Les mots ne sont jamais neutres ! Les fonds sont fournis par le clergé de France qui, chaque année, donne 30 000 livres, par des confréries, voire des particuliers. Le rendement est assez faible quantitativement : certains abjuraient plusieurs fois dans des paroisses différentes ! Plus encore qualitativement : les conversions se font plus par intérêt que par conviction. L’autre méthode est celle des dragonnades. En l’absence de casernes, les dragons, fantassins à cheval, étaient logés, l’hiver, chez l’habitant, qui leur devait gîte et couvert. Certains privilégiés en étaient dispensés, notamment les clercs et les nobles. Des soldats – le nom a donné « soudard » –, on pouvait s’attendre au pire. L’intendant du Poitou, Marillac, suggéra en 1681 qu’on les mît de préférence chez les protestants. Comme par miracle, les abjurations se multiplient et Marillac envoie des listes de convertis qui impressionnent le ministère, en dépit des exactions commises par les dragons. L’idée n’est pas oubliée : en 1685, l’armée française revient d’Espagne et se divise en deux corps pour aller cantonner l’un dans le Poitou, l’Aunis et la Saintonge, l’autre en Languedoc et Provence, selon la méthode qu’on vient d’indiquer et qui donne lieu à la grande dragonnade du Midi. Quand la nouvelle arrive, c’est une vague de conversions qui se propage dans une localité au fur et à mesure de la progression des troupes, comme l’indiquent les actes officiels ; ainsi, à Lourmarin, 887 personnes se convertissent le 21 octobre 1685. Bref, le ministre de l’intérieur, Colbert de Croissy, reçoit de ses intendants des dépêches qui alignent des milliers de conversions. Qu’elles fussent réelles ou feintes, l’administration royale a pu s’illusionner sur les chiffres. C’est ainsi qu’on arrive à la révocation de l’Édit de Nantes. Mais, pour avoir abjuré, les protestants ont-ils cessé de l’être ? Il est certain que non et cela signifie qu’ils ont résisté.
5Plus près des réalités, bien des curés ne se laissent guère abuser par ces conversions massives. Certaines sont sincères, mais ils s’aperçoivent très vite que, pour la plupart, abjurer c’était éviter le pire, d’abord survivre. Puis, il ne restait plus que l’alternative : fuir ou rester. Bien des protestants réfugiés à l’étranger, qui ont abjuré avant leur départ, demandent, dans le pays d’accueil, à être réconciliés avec l’Église réformée. Parmi ceux qui restent, le plus grand nombre ne va pas se livrer à des actes de bravoure, n’a pas le goût du martyre mais vit l’héroïsme de la quotidienneté. Comment mener le double jeu de la résistance sans tapage ? Dans cette minorité brimée qui n’a plus d’originalité religieuse apparente, toutes sortes de cas se présentent où, au quotidien, on va saisir toutes les occasions de ne pas se renier mais sans aller jusqu’au point de rupture avec l’administration. Par exemple, l’intendant de Provence Morant, a reçu notification de l’abjuration des habitants de Lacoste ; soupçonnant que ce texte, par sa subtilité, ne cache des réticences, il va exiger un texte plus bref et plus clair. Autre cas : quand on leur demande de signer l’acte d’abjuration, certains affirment qu’ils ne savent pas écrire ; on peut en douter quand il s’agit du chirurgien ou du maître d’école. Dès le départ, ces réserves signifient que la conversion n’est pas sincère. Restent la question du culte obligatoire et la nécessité de passer par un registre d’église pour exister légalement. Pour le baptême et le mariage, les nouveaux convertis se soumettent sans problème, sauf si, pour le mariage, le curé exige le certificat de confession. La mauvaise volonté est manifeste quand on prétexte avoir oublié de draper les fenêtres pour la Fête-Dieu, fête de l’eucharistie, de faire maigre aux jours dits (en carême ou le vendredi) ; quand le retard à la messe est régulier ou qu’on trouve de bonnes raisons pour ne pas y aller (cloche pas entendue, maladie épisodiques).
6Cette répugnance à se mettre à la norme s’exprime sur deux points particulièrement sensibles, l’instruction des enfants, le moment de la mort. Le catéchisme est obligatoire pour les enfants, mais plus d’un curé constate que la famille ex-protestante corrige son enseignement par la lecture clandestine de la bible interdite. En un temps où le sens de l’autorité est aigu, cela ne va pas sans poser un grave problème de schizophrénie collective : quand il y a divergence entre le curé et le père de famille, qui croire ? Par une sorte de paradoxe, quand la France est en guerre c’est un temps de répit pour les nouveaux convertis ; quand revient la paix, les tracasseries administratives recommencent. Ainsi, à la Roque-d’Anthéron, en 1698, après la paix de Ryswick, plusieurs familles refusent, malgré le risque pour les hommes d’être envoyés aux galères ou, pour les femmes, en prison, d’obtempérer à la convocation des autorités locales qui veulent contrôler leur pratique ; elles affirment même vouloir rester fidèles à la religion réformée. Ce geste est bien la preuve d’une résistance souterraine qui émerge épisodiquement en révolte ouverte.
7Quant à l’attitude des nouveaux convertis devant la mort, elle diffère de celle des catholiques qui avaient la hantise du salut et, de ce fait, multipliaient les clauses religieuses dans leur testament (recours à l’intercession des saints, dons, messes). Avant la révocation de l’édit de Nantes, les formules protestantes étaient plus sobres, on ne recommande l’âme qu’à Dieu. Après la révocation, il faut interpréter les silences ; on laisse aux héritiers le soin de régler les obsèques, on ne fait pas le signe de croix. Par exemple, dans son troisième testament, en 1692, Jacques Roussier, propriétaire terrien de la Roque-d’Anthéron, ne donne plus aucune précision religieuse. Mais si l’on peut biaiser en rédigeant le testament, au moment de mourir le problème devient dramatique : selon les instructions officielles, sans les derniers sacrements on n’enterre pas au cimetière, le corps est jeté à la voirie et l’héritage ne peut être légué. C’est donc le choix crucial entre fidélité à sa religion ou fidélité à sa famille. Certains curés sont assez indulgents, d’autres refusent de s’occuper des défunts qui n’ont pas « pratiqué » ; un non-pratiquant, Jacques Sellier, de la Motte-d’Aigues, a dû abjurer une seconde fois, à son lit de mort, pour être enterré au cimetière. Après 1700, on multiplie, à dessein, les cas de mort subite pour éviter le refus de sépulture. Toutes ces tentatives des nouveaux convertis pour s’en tirer au mieux peuvent déboucher sur une résistance plus ouverte mais sporadique. C’est ce phénomène qu’on appelle le « Désert », par référence à la bible, c’est-à-dire cette période où l’errance et le dénuement rendent le peuple hébreu plus proche de son Dieu. Les protestants français persécutés s’identifient au peuple d’Israël : ils ne se sentent pas punis mais mis à l’épreuve. Aussi, après la mort de Louis XIV en 1715, on voit apparaître les assemblées du désert –plus solennelles quand un pasteur est présent–, où l’on baptise et marie. Assemblées dangereuses parce qu’interdites ; pour limiter les risques, on poste des guetteurs et on s’efforce d’éviter les mouchards. Avec le temps et parce que les gens sont devenus plus tolérants ou indifférents, la tension se relâche. Et quand, en 1787, Louis XVI accorde un état-civil aux Réformés, c’est-à-dire reconnaît, non pas leur religion, mais leur existence légale, on assiste à des faits émouvants, comme celui où une vieille femme protestante de Mauvezin (Gers) vient faire une déclaration officielle pour légitimer son mariage et ses enfants. Cela confirme que, derrière un appareil qui laissait entendre que le protestantisme avait disparu en France, il y avait toute une vie clandestine. Il n’empêche que, lorsque les communautés se sont reconstituées, elles étaient moins nombreuses. Là où elles avaient de la cohésion, elles se sont maintenues, par exemple à Lourmarin ; ailleurs, elles ont disparu ; c’est le cas de Velaux, dont, pourtant, le temple était devenu celui des Aixois et des Marseillais protestants. Dans le Queyras, il existait sept communautés : trois catholiques et quatre protestantes. Dès l’édit de tolérance de 1787, deux paroisses réformées réapparaissent ; deux avaient sombré.
8L’histoire familiale de cette résistance au quotidien montre, au fond, que, selon les apparences, la loi peut rendre les choses très difficiles, elle peut affaiblir mais n’est pas sûre d’avoir le dernier mot dès qu’elle touche à des questions culturelles. C’est une grande leçon que cette sorte d’impuissance politique sur les convictions personnelles, en dépit de quelques succès incontestables. C’est aussi une affaire qui continue de nous toucher, qu’il s’agisse de la Bosnie, du Rwanda, de l’Irlande, du Thibet, etc. André Zysberg a raison de dire : « L’histoire de la persécution d’une minorité religieuse, ethnique ou culturelle, n’est-elle pas toujours de notre temps ? »
Auteur
Historien et professeur des universités émérite. Maître de conférences au département d'histoire de l'Université de Provence à Aix-en-Provence (1977-1989), enseignant à la Louisiana State University (Bâton-Rouge), puis à l'Université Laval (Québec). Il devient professeur d'histoire moderne à l'Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand puis à l'Université de Provence.
Spécialiste des vaudois, il travaille sur les minorités et les dissidences religieuses, le Midi Français, le XVIe siècle, les formes religieuses et culturelles de l'identité et de la clandestinité.
Élu membre résidant de l'Académie de Nîmes.
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