Sous le règne de Rama V (1868-1910), l’adaptation du Siam à la modernité occidentale
p. 26-41
Texte intégral
1Menacé par ses nouveaux voisins de l’ouest, l’Angleterre, et de l’est, la France, qui ne faisaient toutefois que remplacer deux ennemis héréditaires, la Birmanie et le Vietnam, le Siam, pour se rapprocher du niveau de ses rivaux, fut l’objet d’une entreprise de « modernisation » accélérée entreprise par une aristocratie de rois, de princes et de quelques nobles de haut rang d’une part, et par des Européens d’autre part, missionnaires catholiques et protestants dans un premier temps, experts engagés par l’État siamois par la suite surtout. Un klum sayam num ou Groupe du Jeune Siam1 avait ainsi pour leader le roi Chulalongkorn (Rama V) lui-même. Il réunissait de jeunes frères du roi ainsi que quelques nobles importants comme le chao phraya Phatkorawong (Phon Bunnag), un des plus jeunes frères du Régent qui avait exercé le pouvoir jusqu’à ce que le roi atteigne sa majorité en 18732. Un manuel récent du collège Saint Gabriel de Bangkok, qui forme les élites d’aujourd’hui, donne des sous-titres intéressants pour les trois règnes de cette période clé3 : « L’influence de l’Occident » pour le Roi Rama IV (1851-1868), « La période de la Réforme » pour le Roi Rama V (1868-1910) et « La période des Changements » pour le Roi Rama VI (1910-1925).
Une « modernisation »4 refusée ou discrète : le règne du roi Phra Nang Klao ou Rama III (1824-1851)
2C’est sous le règne du roi Rama III, donc dès le deuxième quart du XIXe siècle que se joua réellement l’avenir de la « modernisation » du Siam. Sous ce règne, l’influence mône – essentielle depuis le début de la dynastie Chakkri en 1782 – allait être supplantée par l’influence chinoise. Il s’agit là des deux origines du fondateur de la dynastie. Le commerce avec la Chine se renforçait et augmentait notablement la richesse de la famille royale et de quelques nobles de haut rang, tandis que l’apport culturel chinois laissait également des traces dans l’art. Dès la fin du règne précédent (Rama II ou Phra Phuttha Loetla Naphalai, 1809-1824), les Anglais avaient essayé d’inciter le Siam à ouvrir davantage son économie. En 1821, le résident anglais de Singapour confia une lettre à un commerçant qui se rendait à Bangkok, John Morgan, sans résultat. En 1822, c’est un envoyé officiel, John Crawfurd, qui fut dépêché par le gouverneur-général britannique à Calcutta. Son séjour de quatre mois au Siam (du 25 mars au 25 juillet) fut l’occasion de la signature non d’un véritable accord mais d’une simple lettre, le 10 juin 1822, qui était plutôt ambiguë5. En réalité, la modernisation était déjà en marche et le futur roi Mongkut en était un pur produit : il sera le candidat soutenu par les Occidentaux et les Siamois partisans de l’ouverture au moment de la succession de Rama II.
3Mais les agents de cette modernisation étaient alors les missionnaires plutôt que les commerçants ou les diplomates occidentaux : arrivés au Siam en août 1662, les missionnaires catholiques n’en étaient jamais totalement partis, même si leur nombre a beaucoup fluctué. Bien accueillis sous le roi Narai (1656-1688), ils avaient pu ouvrir une école et introduire des livres. Un métis siamois-portugais, Antonio Pinto, éduqué par les missionnaires, put même soutenir en Sorbonne une thèse en latin en présence des ambassadeurs siamois en visite à Paris. À Ayutthaya, un médecin français, M. Charbonneau, était à la tête d’un vaste hôpital que le roi avait fait bâtir et avait confié aux missionnaires. On dit aussi que, près de Bangkok, un missionnaire médecin « guérissait un nombre incalculable de malades réputés incurables »6. Des jésuites mathématiciens et astronomes accompagnèrent une des ambassades françaises de cette époque et intéressèrent beaucoup le roi Narai, lui-même passionné d’astronomie. Même si, à l’époque de Bangkok (à partir de 1767 ou de 1782, selon que l’on y inclut le règne du roi Taksin, 1767-1782), les missionnaires catholiques ne firent jamais beaucoup de conversions parmi les Thaïs bouddhistes, ils avaient tout de même un certain succès dans les autres groupes ethniques. Ainsi, en 1895, on comptait 25 000 catholiques parmi les Chinois, les Vietnamiens, les Indiens, et les descendants d’Européens (de Portugais principalement)7. De 1 200 à 1 600 adultes se convertissaient tous les ans à la fin du XIXe siècle, ce qui suffisait amplement à occuper les 42 missionnaires européens (dont l’évêque), les 14 prêtres asiatiques, les 65 catéchistes, les 6 religieuses européennes et les 58 religieuses asiatiques8. Plus nombreux (plus de 150 au début du XXe siècle), mais divisés en congrégationalistes, baptistes et presbytériens, les missionnaires protestants semblent avoir fait très peu de conversions, même si les sources donnent rarement de chiffres. En 1930, après près d’un siècle de présence dans le pays, les presbytériens avaient 8 584 fidèles dans 58 temples. En fait, au cours des premières décennies de leur présence, les missionnaires protestants semblent avoir adopté la même stratégie que les missionnaires catholiques du XVIIe siècle, celle de convertir d’abord les élites, et, bien entendu en premier lieu le roi de Siam9. Les deux premiers missionnaires protestants, un Anglais et un Allemand, arrivés au Siam en août 1828 tentaient de convertir les Chinois du pays plutôt que les Thaïs.
4Les missionnaires protestants américains se firent également les spécialistes de l’imprimerie. Celle-ci avait été introduite à Bangkok dès 1796, sous le règne du roi Rama I (1782-1809) par les missionnaires catholiques (il s’agissait uniquement d’imprimer des livres religieux et en langue thaïe romanisée10), mais cette première initiative n’eut pas de suite immédiate. C’est en juillet 1836 que les missionnaires presbytériens américains introduisirent leur presse au Siam. Le premier ouvrage jamais publié en langue thaïe – un recueil de dix lois avec une explication de certains termes utilisés – sortit des presses le 26 octobre 1836 à mille exemplaires. Trois ans plus tard, en 1839, le Dr Bradley imprima, à 9 000 exemplaires, la loi interdisant la consommation d’opium11. Tout alla ensuite assez vite, puisque, en décembre 1842, dans une de ses lettres, Mgr Pallegoix raconte qu’il a visité l’imprimerie du prince Mongkut, alors abbé de la Pagode Bawonniwet. Le Prince avait un atelier de graveurs et un atelier de fondeurs et imprimait en thaï et en pâli. Mgr Pallegoix compta quarante ouvriers qui imitaient « fort bien les poinçons, moules, matrices et autres ustensiles d’imprimerie d’Europe »12.
5Mais Dan Beach Bradley était aussi expert en médecine, l’autre grande spécialité des missionnaires protestants et le moyen privilégié pour établir un contact avec la population. Deux semaines après son arrivée en 1835, mo Bradley (le Dr Bradley) ouvrait son dispensaire où il soigna bientôt près d’une centaine de malades par jour, soit environ 3 500 personnes dès la première année13. Bradley vaccina contre la variole et pratiqua même les premières opérations chirurgicales. Il ne lui restait guère de temps pour le prosélytisme, mais il ne manquait pas d’inscrire quelques passages de la Bible sur ses ordonnances de même qu’un assistant lisait en thaï des extraits des saintes écritures pendant les consultations. Les missionnaires américains eurent pour disciples quelques uns des personnages majeurs du royaume sous le règne de Rama III (1824-1851), le prince Mongkut, frère du roi, le futur Rama IV, intéressé par l’imprimerie et l’astronomie, mais aussi le prince Chuthamani, frère de Mongkut et futur « Second Roi », intéressé par la mécanique et la construction navale, le prince Nuam, autre frère de Mongkut, amené également à occuper d’importantes fonctions sous le nom de krommaluang Wongsathirat Sanit, intéressé par la médecine occidentale. Des membres de la famille Bunnag, une famille de hauts fonctionnaires d’origine persane, très puissante dans la seconde moitié du XIXe siècle, étaient aussi désireux d’apprendre les techniques et les connaissances nouvelles introduites par les missionnaires. Ainsi, Chuang Bunnag, futur régent du royaume et fils du phra Khlang, ministre des Finances et des Affaires étrangères, passionné par les navires européens, réussit à construire les premiers navires de type moderne du Siam14. Les missionnaires protestants avaient divers avantages sur les missionnaires catholiques en dehors de leur relative disponibilité. Ils travaillaient en couple et les épouses avaient plus de facilité pour entrer dans les palais royaux et princiers, qui étaient des lieux presque essentiellement féminins : la garde rapprochée du roi Mongkut était ainsi composée d’amazones15.
La modernisation choisie : le règne du roi Mongkut (Rama IV, 1851-1868)
6Le prince Mongkut aurait dû devenir roi en 1824 car sa mère était la reine, mais, il avait alors vingt ans et manquait d’expérience pour les affaires politiques puisqu’il était novice dans un monastère depuis l’âge de 14 ans. Un de ses demi-frères, âgé de 37 ans devint le roi Rama III et Mongkut « choisit » de passer les 27 années de règne de son frère sous l’habit de moine bouddhiste, avant d’accéder au trône à 47 ans. Il avait profité de ces années pour devenir l’ami et l’élève des missionnaires catholiques et protestants. Jean-Baptiste Pallegoix, arrivé au Siam au milieu de l’année 1830 et devenu évêque en juin 1838, entretint d’excellentes relations avec lui : Mongkut lui aurait enseigné le thaï et le pâli tandis que le prélat aurait enseigné le latin et la science au prince16. Mgr Pallegoix fut la première personne à faire venir un appareil photo au Siam et Mongkut fut ainsi le premier roi à se faire prendre en photo, le plus souvent vêtu d’uniformes anglais, français ou comprenant des éléments empruntés aux cultures européennes et siamoises. Monseigneur Pallegoix raconte l’audience solennelle accordée le 28 février 1852 par le roi Mongkut aux missionnaires catholiques. Communiquant en thaï et en anglais, le roi se montra d’une très grande amabilité, se déclara en faveur de la plus grande liberté en matière religieuse et accepta même de payer une partie de ses frais pour le voyage en France qu’il s’apprêtait à accomplir17. L’accession de Mongkut au trône, même si elle répondait à une logique dynastique, fut donc favorisée par les modernisateurs, et en particulier par la famille Bunnag, qui mirent les principaux responsables devant le fait accompli18. Séduits comme le prince Mongkut par les techniques et les connaissances « modernes », les Bunnag renforcèrent leur pouvoir avec l’arrivée de Mongkut et ce n’est qu’à la fin de la décennie 1880 que le roi suivant – Chulalongkorn ou Rama V (1868-1910), fils du roi Mongkut – put totalement se libérer de leur influence.
7Dès 1855, avec le traité signé avec l’Anglais John Bowring19, le roi Mongkut acceptait ce qui avait été refusé jusque-là, à savoir la libéralisation du commerce : les taxes à l’importation ne pouvaient dépasser 3 % et les taxes sur les exportations étaient fixées d’un commun accord entre les deux parties ; le monopole royal sur le commerce international était aboli et les ressortissants britanniques pouvaient louer ou acheter des terres à Bangkok et dans les environs immédiats.
La « modernisation » nécessaire ? Le règne du roi Chulalongkorn (Rama V, 1868-1910)
8O. Sachot, qui présente le Siam, au début du règne personnel de Chulalongkorn, se montre particulièrement optimiste sur les perspectives de modernisation du pays20 :
En somme, on peut regarder les Siamois comme de beaucoup supérieurs aux demi-barbares des États malais et des îles adjacentes ; et, sous l’influence de l’éducation européenne, on pourrait espérer voir le peuple faire des progrès rapides dans la voie de la liberté et de la civilisation, et prendre, dans des temps peu éloignés, une position très respectable parmi les nations de l’Orient.
9Le titre complet du roi Chulalongkorn en 1889-89 court sur six lignes, avec, entre autres, la mention « roi du Siam » (chao krung sayam) à la fois du nord et du sud et des territoires proches, et la précision selon laquelle il doit avoir pour objectif de maintenir le royaume afin qu’il se développe en permanence (bamrung phaendin hai charoen ying khuen pai thuk wela) tout en maintenant les bonnes traditions. Le « pays (ban mueang) va se moderniser pour être en conformité avec ce monde-ci » (cha dai rungrueang than kap kansamai thi pen thuapai nai lok ni) nous précise un texte de 189421. Un des principaux apports du roi Mongkut à la modernisation du Siam avait été l’éducation occidentale qu’il avait fait donner à ses enfants, et tout particulièrement à celui qui lui succéda, le prince Chulalongkorn. Anna Leonowens, qui fut chargée de cette éducation pendant cinq années, entre 1862 et 1867, raconte qu’elle enseignait à 20-25 princes et princesses ainsi qu’à quelques concubines des disciplines comme la géographie ou l’astronomie, et bien entendu la langue anglaise, et que le prince Chulalongkorn était le plus brillant de tous22.
10Sous le roi Chulalongkorn il y eut deux séries de réformes. Le jeune roi accèdE réellement au pouvoir l’année de ses vingt ans, après cinq années de régence, entre 1868 et 1873. Sa première réforme fut très symbolique – et malheureusement de courte durée – puisqu’il demanda à ses sujets de rester debout en sa présence au lieu de se prosterner et de rester accroupis ou aplatis au sol. En 1873 et 1874, le roi entama un processus d’abolition de l’esclavage pour dette, les enfants d’esclaves atteignant l’âge de 21 ans retrouvant leur liberté… L’esclavage fut définitivement aboli en 1905 (l’esclavage de guerre avait de fait pris fin avec la fin des guerres avec les pays voisins devenus ou sur le point de devenir des colonies ou des protectorats européens). La seconde réforme concernait la justice, jusque-là rendue de manière peu rigoureuse. Il établit un tribunal spécial chargé de traiter tous les cas en suspens, un tribunal en principe exempt de la corruption endémique dans les juridictions anciennes23. Une troisième réforme consistait à rationaliser et à centraliser les finances du royaume en créant un bureau central d’audit contrôlé par le roi lui-même. Enfin, il créa un Conseil d’État et un Conseil Privé dont l’effet fut de renforcer son pouvoir face aux nobles – tout spécialement ceux de la famille Bunnag – dont la puissance était encore considérable. Fin 1874, une crise politique entre le roi Chulalongkorn et le roi-en-second faillit provoquer une guerre civile et fut sans doute assez près de susciter une intervention anglaise qui aurait probablement signifié la partition du Siam24. Le roi Chulalongkorn considéra cette affaire comme une réaction à ses réformes et choisit d’attendre la fin de la décennie suivante avant de reprendre sa politique de « modernisation ». Ses rivaux potentiels avaient fini par mourir au cours des années 1880 et le roi avait pris soin de confier les postes clés aux plus brillants de ses frères, notamment les princes Damrong Rajanubhab et Devawongse.
11Les réformes furent sans précédent entre 1890 et 1910. Elles furent rendues encore plus nécessaires par le conflit franco-siamois qui culmina avec l’incident de Paknam, le 13 juillet 1893, lorsque deux canonnières françaises forcèrent la barre du fleuve Chao Phraya et installèrent un blocus. Le traité et la convention du 3 octobre 1893 et la convention du 3 octobre 1902 établissaient un système d’exterritorialité selon lequel les Asiatiques d’origine vietnamienne, cambodgienne et laotienne présents au Siam pouvaient se faire inscrire comme « protégés » sur les registres du consulat de France et échappaient ainsi aux juridictions siamoises, au moins tant que le système juridique siamois n’était pas « modernisé ». La « modernisation » rapide de certaines institutions clés devenait indispensable si le Siam voulait conserver toutes ses chances de demeurer indépendant. De plus, la transformation d’autres institutions découlait naturellement de l’ouverture commerciale qui avait suivi le traité signé avec l’Angleterre en 1855, et les autres puissances les années suivantes. Enfin, l’occidentalisation dans d’autres secteurs, moins essentiels, comme celui de l’art, correspondait à un double souci de s’ouvrir aux modes européennes et de façonner une image positive de la monarchie voire de susciter un culte monarchique.
12Le premier domaine concerné fut la justice. Dès le 29 mars 1892, le roi montrait clairement son intention de changement avec la création d’un ministère de la Justice, avec son nom actuel de krasuang yutthitham dirigé par un ministre (senabodi), ministère qui rassemblait des tribunaux dépendant auparavant des ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères, etc.25. D’après René Guyon qui s’exprime en 1919, un juriste longtemps au service du Siam, « l’une des œuvres les plus considérables entreprises dans le royaume du Siam, depuis un demi-siècle, pour assurer le développement du pays dans le sens de la civilisation moderne, a été celle de la Codification »26. La compilation des lois dans de nouveaux codes était un des rôles traditionnels des souverains et celle qu’entreprit Chulalongkorn n’avait donc rien de révolutionnaire de ce point de vue, sauf que la dernière compilation, le Code des Trois Sceaux (kotmai tra sam duang) que le roi Rama l’avait fait compiler en 1804, était déjà ancienne. Mais la nouvelle codification était exceptionnelle parce qu’elle faisait un large appel à l’expertise de juristes occidentaux qui avaient pour tâche d’évacuer les lois tenues pour obsolètes ou dénigrées par les diplomates européens : il s’agissait de persuader les Européens de mettre fin au principe d’extraterritorialité. En 1897, un Comité de codification présidé par le Prince Rajburi, alors ministre de la Justice et composé d’un Japonais, Tokichi Masao, d’un Anglais, Kirckpatrick et de deux Belges, Rolin-Jacquemyns et Schlesser, fut chargé de la rédaction d’un Code pénal. Ses travaux aboutirent, après sa réorganisation en 1905 par le juriste français Georges Padoux, employé comme conseiller législatif, à la promulgation du Code pénal, le 1er juin 1908. Cette même année 1908, les travaux d’un autre comité furent à l’origine de la promulgation d’un Code de procédure civile et d’une loi d’organisation des tribunaux. Ces premières réussites décidèrent le roi Chulalongkorn à créer une Commission de Codification spécialisée, composée de juristes français et chargée de rédiger un Code civil et commercial, un Code de procédure criminelle et un Code de procédure civile. Ces juristes français, qui continuèrent à être très actifs sous les deux règnes suivants, contribuèrent également à la promulgation de lois, plus spécialisées, mais essentielles pour conforter l’image d’une nation moderne, parmi lesquelles les lois sur l’enregistrement des naissances et décès (13 août 1909), sur la naturalisation (18 mai 1911) et sur la faillite (27 novembre 1911) ; le Code pénal militaire (février 1912) ; les lois sur la nationalité (22 mars 1913), sur la morphine et la cocaïne (14 juin 1913), sur la navigation (16 juillet 1913), sur l’administration locale (14 juillet 1914), sur les marques de fabrique (1er octobre 1914) et sur la télégraphie sans fil (24 avril 1914)27.
13Dans le domaine militaire, le système des Phrai qui devaient des corvées et composaient l’essentiel de l’armée en temps de guerre fut aboli. L’autre partie de cette armée était composée de régiments d’élite en principe organisés sur une base ethnique : les canonniers vietnamiens ou portugais, les détachements de reconnaissance môns… Sous Rama IV on s’était contenté d’engager des instructeurs européens, un Anglais d’abord, le commandant Thomas George Nox, qui faisait chanter le God Save the King, puis, à la fin du règne, un Français du nom de Lamache, qui remplaça les commandements anglais par des commandements français28. Un ministère de la Défense en titre (krasuang kalahom) existait depuis longtemps mais avait en réalité une fonction de contrôle sur les provinces du sud tandis que le ministère de l’Intérieur (krasuang mahatthai) se contentait d’exercer son contrôle sur les provinces du nord. Ce n’est qu’en 1894 que fut véritablement créée une administration du type ministère de la Défense et le modèle de conscription à l’européenne fut même institué. Mais, jusqu’à la fin du règne de Chulalongkorn des ambiguïtés subsistèrent. La situation était particulièrement délicate dans la marine où presque tous les hommes étaient d’origine étrangère (Malais, Chams ou Môns pour la plupart)29 et donc tous susceptibles de devenir des protégés anglais ou français, sans compter que cette arme demeura longtemps divisée en deux corps différents, le second relevant du deuxième roi. Le système commença à être rationalisé en 1890, puis les réformes se poursuivirent en 1900, 1906 et 1910, date de la création d’un ministère de la Marine. Un signe à retenir : c’est en 1911 que le système des grades fut institué sur le modèle des armées européennes. La marine siamoise fit un recours important à l’expertise européenne et l’histoire officielle de la marine de Thaïlande cite les noms de 168 officiers européens qui furent employés entre 1853 et 1926, la plupart de nationalité danoise et anglaise. Le plus célèbre d’entre eux fut un Danois d’origine française, l’amiral André du Plessis de Richelieu, qui servit de 1876 à 1902, reçut le titre de phraya Chonlayut Yothin en 1891, puis devint en 1901 commandant en chef de la Marine Royale siamoise30.
14Les réformes touchèrent également l’organisation administrative avec la création en 1892 de douze ministères de type occidental. Le système ancien comprenait six senabodi (terme que par commodité on traduit par ministres) : le senabodi krom mahatthai ou samuha nayok qui gouvernait les provinces du nord, le senabodi krom phra kralahom ou samuha phra kralahom qui gouvernait les provinces du sud et commandait les troupes de terre et de mer, le senabodi phra khlang qui contrôlait les affaires étrangères et le département des Finances, le senabodi krom mueang qui contrôlait les affaires de la capitale, le senabodi krom wang qui contrôlait les affaires du palais, et le senabodi krom na thi krasettrathibodi pour les rizières31. Le roi divisa le ministère Phra Khlang pour en extraire le ministère des Affaires étrangères en 1873-1874, puis créa un ministère des Télégraphes et de la Poste en 1883-1884. Les départements de l’armée de terre et de mer furent retirés du ministère Phra Kralahom pour former le Krom Yutthanathikan, une sorte de super département de la Stratégie militaire en 1887-1888. En 1890-91, les départements des travaux publics des divers ministères furent réunis pour former le ministère des Travaux publics (Krom Yothathikan) avec le département des Télégraphes et Postes. Les départements de la justice et de la religion (qui se trouvaient dans le ministère de l’Intérieur) furent regroupés avec celui de l’éducation pour former un ministère à part entière32.
15Le système relativement lâche d’administration régionale fut remplacé par un système inspiré de l’administration britannique en Birmanie. On institua 18 monthons (ou cercles administratifs), qui étaient composés de changwat (provinces), elles-mêmes divisées en amphoe (districts), puis en tambon (communes) et muban (villages). Les villageois élisaient leurs chefs de village. La centralisation administrative, une nouveauté absolue pour les provinces les moins proches de Bangkok, fut l’œuvre du prince Damrong Rajanubhab, frère du roi Chulalongkorn. Les gouverneurs issus des familles régnantes locales étaient remplacés par des fonctionnaires envoyés de Bangkok qui s’installaient dans les chefs-lieux avec de petites troupes de soldats professionnels également envoyés par l’administration centrale. Le cas du Lanna, la région septentrionale dont Chiang Mai était la capitale, fut spécialement délicat. Il y avait une longue tradition d’indépendance ou de contrôle très lâche ; les habitants parlaient une langue différente de celle de Bangkok et faisaient même preuve vis-à-vis des Thaïs de la plaine centrale d’un certain sentiment de supériorité fondé en particulier sur une culture brillante et une histoire plus ancienne. Par ailleurs, les Britanniques avaient tendance à considérer le Lanna comme une extension naturelle de leur colonie birmane : leurs compagnies forestières y exploitaient les forêts, le teck était parfois expédié vers Rangoon plutôt que vers Bangkok et la roupie indienne y était une monnaie courante. En 1874, le Siam et l’Angleterre signèrent un accord visant à apaiser les relations entre les souverains locaux et les forestiers anglais auxquels avaient été attribuées des concessions. À la suite de cela, le gouvernement siamois dépécha le phra Narin Ratchaseni à Chiang Mai comme kha luang sam hua mueang, c’est-à-dire gouverneur des trois provinces de Chiang Mai, Lamphun et Lampang. Neuf ans plus tard, en 1883, un deuxième accord fut signé par les mêmes. Il reconnaissait à l’Angleterre le droit d’avoir un consul à Chiang Mai et spécifiait que, désormais, ce serait l’État siamois plutôt que les autorités traditionnelles locales qui pourrait accorder des concessions forestières33. La même année, le roi Chulalongkorn se fiançait avec la dernière fille du roi de Chiang Mai, chao Intharawichaiyanon34. En 1884, la centralisation se renforça d’un cran lorsque les provinces du nord prirent le nom collectif de Lao Chiang35 sous le contrôle du krommamuen (prince) Phichitprichakon, envoyé par Bangkok. Cette même année, la collecte des taxes et impôts échappait aux gouverneurs puisqu’elle était confiée à des fermiers, pour la plupart d’origine chinoise. C’est également à cette époque que fut lancée la politique d’envoyer des bonzes du nord suivre des enseignements à Bangkok en espérant que cette expérience les fidéliserait davantage au roi de Bangkok et qu’ils deviendraient des leaders du bouddhisme au Lanna. En 1889, la région de Chiang Mai connut une révolte contre le nouveau mode de collecte de l’impôt ainsi que contre la limitation par Bangkok du pouvoir des dirigeants traditionnels du Lanna. La révolte ne fut matée que l’année suivante. En 1894, une école d’administration fut établie à Chiang Mai pour produire des fonctionnaires locaux. En 1897, le gouvernement de Bangkok franchit un pas de plus en réduisant les subsides attribués aux princes locaux et à leurs enfants, leur retira les dernières fonctions qu’ils occupaient encore et les remplaça par des fonctionnaires nommés par Bangkok. Ce fut d’ailleurs cette année qui vit la mort du roi Intharawichaiyanon. En 1899, tous les fonctionnaires du Lanna furent nommés par le gouvernement central. Les princes traditionnels et leurs enfants et petit-enfants furent intégrés à cette administration et se virent attribuer des salaires mensuels. Une seconde révolte éclata en 1902, à Phrae cette fois, lorsque les populations shans s’allièrent aux seigneurs traditionnels locaux pour attaquer les représentants de l’administration centrale. Pour ce qui était de la langue du nord, le kham mueang, il fut d’abord précisé, en 1903, qu’elle pouvait être enseignée parallèlement à la langue thaïe de Bangkok, même si le gouvernement choisissait de ne soutenir que la seconde. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1913, que les enseignants furent tenus de parler le thaï et que la langue du Lanna fut totalement interdite d’enseignement dans les écoles36.
16La modernisation passait également par la construction d’infrastructures. Le système des corvées prenant fin, les travaux publics étaient réalisés par des ouvriers rémunérés, surtout des Chinois, réputés plus durs à la tâche que les Thaïs. Les conséquences en furent une immigration massive qui transforma en profondeur la composition ethnique de la société siamoise. Le système métrique commenca à être utilisé vers l’année ro so (rattanakosin sok) 110 (1891-92). Ainsi le 13 janvier 1892, le roi demanda que fût percée la rue Yaowarat entre la rue Charoen Krung et la rue Sampheng dans le Quartier chinois de Bangkok. Elle devait faire 1 430 metoe (mètres) de long (ou 35 sen et 15 wa) avec une largeur de 20 metoe (mètres) ou 10 wa, en comptant le trottoir37. Même si une certaine tradition tend à attribuer au roi le mérite de toutes les bonnes choses, il est clair que le roi Chulalongkorn ne fut pas à l’origine de toutes les modernisations comme le montre l’introduction de l’électricité. C’est un Siamois, chao muen Waiworanat (Choem Saengchuto), qui avait participé à une ambassade en Angleterre, en France et en Allemagne, sous le règne de ce roi Rama V, qui trouva regrettable que l’on soit encore obligé d’utiliser des centaines de bougies lors des grandes fêtes. Choem décida de se lancer dans l’aventure de l’électricité, vendit les terres de son patrimoine et demanda à un officier italien au service du gouvernement siamois de se procurer deux générateurs d’électricité, des ampoules, des câbles électriques et divers autres éléments. Il retourna lui-même en Angleterre pour faire un voyage d’étude et apprendre les rudiments de cette nouvelle technique. Il confia à un soldat américain, employé par le gouvernement siamois, dont l’arme d’origine était le génie, l’installation d’un premier système électrique dans une caserne. Le 20 septembre 1884, pour l’anniversaire du roi, le palais Chakkri Mahaprasat était illuminé. Tous les princes et les nobles voulurent profiter d’un tel confort. Le chao muen Waiworanat fut lui-même appelé à de lourdes charges militaires – notamment dans la lutte contre les Chinois Ho dans le nord du pays qui assombrit une bonne partie du règne de Chulalongkorn – et ne put poursuivre dans cette voie, mais un autre Siamois prit le relais et, en 1897, fut fondé le Bangkok Electric Light Syndicate38.
17L’art représentait un aspect moins sensible de la modernisation. Jusqu’au règne de Rama III (1824-1851) l’art siamois était presque essentiellement orienté vers le bouddhisme. Les arts majeurs étaient alors l’architecture (les pagodes, les reliquaires) et la sculpture (les images du Bouddha). La peinture était largement limitée à l’illustration des murs intérieurs des temples bouddhiques. En dehors des scènes d’une des vies du Bouddha, n’était représenté qu’un petit nombre d’œuvres, issues par exemple de la tradition hindouiste comme le Ramakhien, la version locale du Ramayana. Les arts occidentaux furent principalement introduits au Siam sous les règnes de Rama V, Rama VI et Rama VII par des artistes italiens. Le premier, Gioachino Grassi, un architecte italien de nationalité autrichienne puis française, passa les années 1870 à 1893 au Siam avec ses deux jeunes frères. Ils construisirent des palais, des bâtiments officiels comme des tribunaux, des prisons, des écoles comme le collège de l’Assomption et même des pagodes. Né à Turin, Mario Tamagno, travailla au Siam entre 1900 et 1926. Il est également l’architecte de nombreux palais et bâtiments officiels comme la gare centrale de Bangkok. Un autre architecte turinois, Ercole Manfredi, arriva au Siam en 1909 et resta au service du département des Travaux publics siamois jusqu’en 1930. Il fut même par la suite professeur d’architecture à l’université Chulalongkorn. Les architectes ne furent pas les seuls artistes italiens employés par le gouvernements siamois. Le peintre florentin Galileo Chini obtint un contrat de 30 mois en 1911-1913 pour réaliser les précieuses fresques murales de la salle du trône du palais Ananta Samakhom. Mais l’artiste italien qui marqua le plus le développement de l’art moderne en Thaïlande fut le sculpteur florentin Corrado Feroci, connu de tous les élèves thaïs sous le nom de Silpa Bhirasri et tenu véritablement pour « le père de l’art moderne en Thaïlande ».
18Et bien entendu il faut revenir sur la poursuite et le développement des réformes dans les domaines de la médecine, de la presse et de l’imprimerie, ainsi que dans celui de l’éducation. Donnons ainsi le nombre des périodiques. Deux revues avaient été publiées sous le roi Rama III (1824-1851) ; huit le furent sous le roi Rama IV (1851-1868). Sous le roi Chulalongkorn (1868-1910), furent publiés quarante-sept hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels ainsi que dix-sept quotidiens. Sous le roi Rama VI (1910-1925), un roi très favorable aux lettres, c’est cent vingt-sept revues et magazines et vingt-quatre quotidiens qui étaient publiés. Et sous Rama VII (1925-1935) il y avait cent soixante revues et trente-sept journaux39. Sous Rama V, le clan dit du « Jeune Siam » se regroupait autour d’une revue hebdomadaire de 8 à 12 pages comparable aux revues européennes, Darunowat, éditée par le prince Kasemsansophak, demi-frère du roi, qui avait installé une imprimerie dans son palais40. Âgé de 18 ans, le prince introduisait le premier numéro du 7 juillet 1874 par ces mots : « Je commence cette publication dans l’espoir qu’elle éveillera l’intelligence des jeunes, pleins de promesse »41.
19Le roi Chulalongkorn accorda une grande importance à un enseignement moderne qui formerait l’élite qui devrait faire entrer le Siam dans le concert des nations « développées ». Dès 1870, le roi fonda une école dans l’enceinte du palais royal à l’intention des jeunes princes et nobles du corps des pages. En 1872, il inscrivait quatorze de ses cousins à l’institut Raffles de Singapour. En 1874, le roi demanda au luang Saraprasoet (Noi Atcharayangkun) de compiler le premier manuel d’enseignement pour enfants. Une école pour l’enseignement de la langue anglaise fut alors ouverte dans le palais royal sous la direction d’un Anglais, Francis George Patterson. L’école des pages fut en quelque sorte refondée en 1881 par le Prince Damrong Rajanubhab sous le nom de Suan Kularb. Ce fut la première école thaïe réellement moderne, mais là encore une majorité des élèves étaient des membres de la famille royale. Toutefois, en 1884, lorsque le roi rendit visite à l’école, il insista sur le fait que l’enseignement devait toucher tous les citoyens, depuis ses enfants jusqu’à ceux se trouvant au plus bas de la hiérarchie42. Un département de l’Éducation (krom Sueksathikan) fut créé en 1887 avec à sa tête le prince Damrong. Par la suite, celui-ci fut réuni au département des Affaires religieuses et à celui de la Santé pour former un grand ministère (krasuang Thammakan). Le roi visita l’Europe pour la première fois d’avril à décembre 1897. L’année suivante il suscita la création d’un vaste « Programme d’enseignement » (khrongkan sueksa ro.so. 117). Onze écoles spécialisées furent établies pour le droit, la médecine, l’ingénierie, la cartographie, l’agriculture, le commerce, les beaux-arts, l’artisanat, etc.43. Signalons également l’établissement d’une Académie militaire en 1893 et d’une Académie navale en 1899. Après cette formidable impulsion initiale, les missionnaires – catholiques tout particulièrement – ne tardèrent pas à développer des écoles de qualité comme le collège de l’Assomption, l’école Saint-Joseph ou l’école Mater-Dei. Si bien que si les missionnaires américains voyaient tous leurs noms précédés de mo pour « docteur », les catholiques étaient tous considérés comme des khru, des professeurs.
20La tradition historiographique veut que la modernisation du Siam à partir de la dernière décennie du XIXe siècle ait été quasiment imposée par la grave menace que l’Angleterre et surtout la France faisaient peser sur la souveraineté nationale, mais les éléments de la modernité européenne servirent également d’habillage à une opération de reprise en main d’un appareil d’État largement accaparé par quelques familles de hauts fonctionnaires jusqu’au règne du roi Chulalongkorn. À la fin des années 1920, P.-L. Rivière note que « chacun de ces ministères est dirigé par un membre de la famille royale, initié aux méthodes occidentales par un séjour en Europe » et mentionne en particulier le prince Chakkraphong au ministère de la Défense et le prince Charun au ministère de la Justice44. En outre, la menace européenne sur le territoire siamois parut largement justifier la centralisation administrative mise en route par le prince Damrong, ministre de l’Intérieur et frère du roi, qui se traduisit là encore par l’élimination de gouvernants locaux issus pour la plupart des dynasties exerçant de longue date le pouvoir.
21« Lorsqu’il mourut, le 23 octobre 1910, il laissait à son successeur un Siam transformé » écrit du roi Chulalongkorn le même P.-L. Rivière, qui avait séjourné deux ans à Bangkok sous le règne suivant45. Le roi Rama VI qui lui succéda fut en effet le premier roi éduqué en Europe et il poursuivit l’œuvre de modernisation de Chulalongkorn. Il avait vécu en Angleterre entre 12 et 21 ans, été formé à l’école militaire de Sandhurst et poursuivi des études d’histoire, de droit et d’administration à Oxford. À l’issue de son séjour, il était sans doute plus à l’aise en anglais qu’en thaï et la modernisation du règne de Vajiravudh (Rama VI : 1910-1925) est une modernisation « chic ». Il était d’ailleurs assez anglophile pour déclarer la guerre à l’Allemagne en 1917 (contre l’avis d’une partie de l’élite militaire, formée en Allemagne), ce qui plaça définitivement le Siam dans le camp des pays modernes et « civilisés »46. Tout en poursuivant dans la voie des réformes, le régime de Phibul Songkhram aura par contre des aspects anti-occidentaux marqués. Le colonel (puis maréchal) Phibul Songkhram (1938-1944, puis 1948-1957), n’avait pas été élève des missionnaires au Siam mais avait passé les années 1924-1927 en France, dans les écoles militaires de Poitiers et de Fontainebleau. D’un côté, il faisait adopter une législation très stricte – dite Ratthaniyom ou nationalisme – qui finit par exiger, par exemple, le port de chemises, chapeaux, chaussettes, chaussures à l’européenne, pour paraître « civilisé » et non « barbare », mais d’un autre côté, son discours insistait au contraire sur la langue, la culture et l’histoire thaïes47.
22Depuis la seconde guerre mondiale, si la Thailande cultive une culture de la modernité, les Thaïlandais d’aujourd’hui ont – comme beaucoup de peuples – une relation ambiguë avec la modernité. D’un côté, le discours officiel fustige les méfaits de l’occidentalisation et le ministère de la Culture, qui est récent, est ainsi surtout chargé de promouvoir une identité nationale et de faire respecter les « traditions », forcément préférables aux modes importées. Depuis le coup d’état militaire du 19 septembre 2006, qui a rapidement reçu l’aval du roi Bhumibol Adulyadej, qui célèbrera en décembre 2007 ses 80 ans, il y a une tendance affirmée à un retour vers des formes anciennes de gouvernement. D’un autre côté, une des constantes culturelles consiste en un engouement permanent pour tout ce qui est annoncé – par les publicitaires et les commerçants notamment – comme mai (nouveau) et than samai (moderne, d’aujourd’hui)48.
Notes de bas de page
1 L’expression a été créée par le Dr Smith, un missionnaire américain qui publiait un journal de langue anglaise ainsi qu’un journal de langue thaïe. Kullada Kesboonchoo Mead, The Rise and Decline of Thai Absolutism, Londres, Routledge Curzon, 2004, p. 40-49.
2 Sirindhorn (Somdet phra chao luk thue chaofa) et Supharat Loetphanitkun, « Kanyong amnat khao su ong phra mahakasat chutroem ton kanpatirup banmueang khong phrabat somdet phra chunla chomklao chaoyuhua » [la reprise en main du pouvoir par le roi Chulalongkorn pour lancer les réformes nationales], Saphan : ruam botkhwam thang prawattisat, 1977 [2520], p. 165-170.
3 Supaporn Preawpanit, Penchan Kienkaisuk et Umpaicharas Sulaksananun, History and Geography Secondary 3 Level 3, Bangkok, Saint Gabriel’s College, 2005, p. 49-52.
4 Le mot modernisation se traduit actuellement en thaï par kan tham hai thansamai. Le premier mot est une particule substantivante, les deux verbes suivant sont « faire » et « donner » et enfin le dernier mot composé peut être traduit par « actuel » ou « moderne », up-to-date en anglais. Wiwitwong Na Pomphet a intitulé le chapitre concernant le règne du roi Chulalongkorn « phalik phaendin sang khwam thansamai » soit littéralement « susciter la révolution » et « construire la modernité », khwam étant une autre particule substantivante (w. Na Pomphet, Kwa thi cha ma thueng wanni. Sara samkhan nai prawattisat sangkhom thai. (Davantage qu’il n’est parvenu jusqu’à nous. Événements importants de l’histoire sociale de la Thaïlande), Bangkok, Saengdao, 2007 [2550].
5 John Crawfurd, Journal of an Embassy to the Courts of Siam and Cochin China, Singapour, Oxford UP, 1re éd. 1828, 1987, p. 174.
6 Adrien Launay, Siam et les missionnaires français, Tours, Alfred Mame et Fils, 1896, p. 93.
7 Vers 1841 il n’y avait qu’environ 4 300 chrétiens : 1 700 Vietnamiens, 1 700 Portugais, Cambodgiens et Siamois à Bangkok, 100 à Ayutthaya et 800 Vietnamiens à Chanthaburi, plus « quelques chrétiens égarés à travers le royaume ». Voir : http://archivesmep.mepasie.net (notice Pallegoix).
8 Adrien Launay, op. cit., p. 236.
9 Bruce Reynolds « American missionaries in Nineteenth-Century Thailand », in Hans H. Indorf (ed.), Thai-American Relations in Contemporary Affairs, Singapour, Executive Publications Pte Ltd, 1982, p. 31-36.
10 Manich Jumsai (M. L.), Popular History of Thailand, Bangkok, Chalermnit, 1972, p. 364-5.
11 Sukanya Sutbantha, Mo bratle kap kannangsuephim haeng krung sayam (le Dr Bradley et la publication de journaux au Siam), Bangkok, Matichon, 1re éd. 1985, 2004 [2547], p. 21.
12 Jean-Baptiste Pallegoix (Mgr), « Extrait d’une lettre à M. Mallet, directeur de l’Hôtel-Dieu, à Beaune, en date du 21 décembre 1842 », Annales de Propagation de la foi, t. xvi, 1844, p. 268.
13 Bruce Reynolds, op. cit., p. 30.
14 William L. Bradley, Siam Then. The Foreign Colony in Bangkok before and after Anna, Pasadena, William Carey Library, 1981, p. XIV.
15 Poraminthra Krouethon, Phra Chom Klao phrachao krung sayam (Phra Chom Klao, roi de Siam), Bangkok, Matichon, 2004 [2547] 141 ; Marquis of Beauvoir, A Week in Siam. January 1867, Bangkok, The Siam Society, 1re éd. franç. 1870, 1986, p. 81-2.
16 Poraminthra Krouethon, op. cit., p. 68.
17 Jean-Baptiste Pallegoix (Mgr), « Histoire de la Mission du Siam depuis le règne du roi Narai jusqu’au règne du roi Mongkut Bangkok », extrait de Du Royaume Thaï ou Siam, Bangkok, Chalemnit, 1985, p. 291-292.
18 David K. Wyatt, « Family Politics in Nineteenth-Century Thailand », in David K. Wyatt : Studies in Thai History, Chiang Mai, Silkworm, 1re éd. Journal of Southeast Asian History 9, septembre 1968, 1994, p. 126.
19 Signé le 18 avril 1855, ce traité fut suivi par d’autres traités du même type avec les États-Unis (19 mai 1856), la France (15 août 1856), le Danemark (21 mai 1858), la République Hanséatique (25 octobre 1858), le Portugal (10 février 1859), les Pays-Bas (17 décembre 1860), l’Allemagne (7 février 1862), la Prusse (1862), la Suède et la Norvège (18 mai 1868), la Belgique (29 août 1868), l’Italie (3 octobre 1868), l’Autriche-Hongrie (1869), l’Espagne (23 août 1870), le Japon (1898) et la Russie (1899). Rippawat Chiraphong, Les protégés français indochinois au Siam. Un système juridique issu de la politique d’extraterritorialité imposée après 1893, Aix-en-Provence, Université de Provence, mémoire de M1 non publié, 2007, p. 32.
20 Octave Sachot, Pays d’Extrême Orient. Siam, Indo-Chine Centrale, Chine, Corée, Paris, V. Sarlit, 1874, p. 70.
21 Luang Rattanayappati, Kotmai thai khue phraratchabanyat lae prakat sueng tang khuen nai ratchakan khong phrabat somdet phrachulachomklao chaoyuhua (lois thaïes du règne de Rama v), Bangkok, Imprimerie Wichakan Ban Mo, vol. 4, 1894-1895 [113], p. 1311.
22 Anna H. Leonowens, Siamese Harem Life, Londres, The New English Library, « A Four Square Book », 1re éd. 1873, 1962, p. 196.
23 David K. Wyatt, The Politics of Reform in Thailand : Education in the Reign of King Chulalongkorn, New Haven/Londres, Yale UP, 1969, 52 ; David K. Wyatt, « King Chulalongkorn the Great : Founder of Modern Thailand », Asia Supplement n° 2 (Spring) 1976, 10 ; David M. Engel, Law and Kingship in Thailand during the Reign of King Chulalongkorn, Ann Arbor. The University of Michigan, Center for South and Southeast Asian Studies, Michigan Papers on South and Southeast Asia, n° 9, 1975, p. 63.
24 Xie Shunyu, Siam and the British, 1874-1875. Sir Andrew Clarke and the Front Palace Crisis, Bangkok., Thammasat University, 1988.
25 Luang Rattanayappati, op. cit., p. 1303.
26 René Guyon, L’œuvre de codification au Siam, Paris, Imprimerie Nationale, 1919, p. 9.
27 René Guyon, op. cit., p. 43.
28 « Prawat kongthap thai » (histoire de l’armée thaïlandaise), Wan kongthapbok 25 mokarakhom 2495 (journée de l’armée de terre : 25 janvier 1952), Bangkok, 1952 [2495], n. p.
29 Cette marine n’était d’ailleurs que semi professionnalisée, puisque le terme thaï utilisé était celui de krom asa ou régiments de volontaires.
30 Chaen Patchanusanon (contre-amiral), « kanthahan thai (samai ruea konfai) » [la marine de guerre à l’époque des navires à moteur], Anuson nai ngan phraratchathan phloeng sop Nawa Tho Phra Wichit Chonlachai (Chan Wichitchonlachai), 1968 [2511], p. 72 et 85.
31 Luang Rattanayapati, op. cit., p. 1312.
32 Luang Rattanayapati, op. cit., p. 1313.
33 À sa fondation en 1896, le département de la Foresterie eut son premier siège à Chiang Mai.
34 La princesse Dararatsami n’était alors âgée que de dix ans. Mais, ce n’est qu’en 1886 qu’elle fut tenue de rejoindre le harem royal à Bangkok pour devenir une concubine. Tanet Charoenmuang, 100 pi saisamphan sayam-lanna 2442-2542 (un siècle de relations entre le Siam et le Lanna : 1899-1999), Chiangmai, Khrongkan sueksa kanpokkhrong thonthin Khana Sangkhomsat Mahawitthayalai Chiangmai, 1999 [2542], p. 9-10.
35 C’est en 1893 que cette entité administrative prit le nom de monthon Lao Chiang. L’année suivante, elle devint le monthon Phayap, du mot sanscrit pour « nord ». En 1899, elle prit le nom de monthon Tawan Tok Chiang Nuea (Nord-Ouest), puis redevint monthon Phayap en 1900. Tanet Charoenmuang, ibid., p. 11-12.
36 Tanet Charoenmuang, ibid., p. 12-13.
37 Luang Rattanayapati, op. cit., p. 1293-1294.
38 Anonyme, Adit faifa thai (l’électricité en Thaïlande autrefois), Bangkok, Kanfaifa phalit haeng prathet thai, 1995 [2538], p. 2-4.
39 Rawiwan Prakopphon, Nittayasan thai (périodiques de Thaïlande), Bangkok, Chulalongkon Mahawitthayalai, Ngan Wichai n° 19, 1983 [2526], p. 73.
40 Le prince présida plus tard la Cour d’appel (1884), puis intégra la Cour suprême (1913). Il est mort en 1924 à l’âge de 68 ans. Jacqueline de Fels : Promotion de la Littérature en Thaïlande. Vers les Prix Littéraires (1882-1982), Paris, INALCO, 1993, i : 79, n. 195.
41 Jacqueline de Fels, ibid., p. 79.
42 Na Pomphet, op. cit., p. 120.
43 Na Pomphet, op. cit., p. 124.
44 Pierre-Louis Rivière, Siam, Paris, J. Peyronnet & Cie. Collection « Outre-Mer », [circ. 1935], 41. Publié sans date vers 1935, le livre a certainement été rédigé pour l’essentiel quelques années plus tôt. Pierre-Louis Rivière a simplement ajouté des notes de bas de page pour l’actualiser quelque peu, après le coup d’État de 1932.
45 Pierre-Louis Rivière, ibid., p. 14.
46 Le mot fut directement écrit en thaï sous la forme « siwilai ».
47 Kobkua Suwannathat-Pian, Thailand’s Durable Premier. Phibun through Three Decades 1932-1957, Kuala Lumpur, Oxford UP, 1995, p. 112-119.
48 Ce qui est dit kao ou boran (vieux, ancien) est parfois valorisé, par exemple pour le kafae boran (café à la mode d’autrefois) ou un chao kao (propriétaire d’origine). On écrit aussi mue kao ou, littéralement, « ancienne main ».
Auteur
Chercheur au CNRS, il étudie plus particulièrement la communauté chinoise de Thaïlande et les villes thaïes. Il prépare un livre personnel sur les Chinois de Thaïlande et un autre sur un quartier musulman du centre de Bangkok.
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