L’image des minorités politiques sous la Révolution
p. 197-208
Texte intégral
1Chercher « l’image » des minorités, au sens le plus littéral du terme, sous la Révolution française… Et si, d’aventure, il n’y en avait pas ? Ne serait-ce que du fait que le concept de minorité, tel que nous l’entendons, au sens politique ou pas, n’est pas applicable en ces temps : on butte d’entrée sur un constat, ou un débat dans lequel nous n’avons pas l’intention d’entrer. Mais qui nous invite, dans le champ particulièrement sensible de l’expression graphique, reflet du regard qu’une période porte sur elle-même, à la fois à la prudence et à l’inventivité, voire à la ruse.
La minorité n’existe pas…
2Car, au début, quand La Gazette de France annonce, en novembre 1789, le lancement d’une « collection de portraits de Messieurs les députés à l’Assemblée nationale » par livraisons hebdomadaires – l’objectif étant de trois volumes de 600 vignettes (il en reste aux Estampes de la Bibliothèque nationale 997 dessins originaux) –, cette galerie de portraits de la nouvelle classe politique1 ne conçoit pas de différences, dans un cadre où le concept de partis au sens moderne est non seulement méconnu, mais récusé, restant assimilé à celui de faction. Lorsque David, entre le printemps et l’automne 1790, commence à concevoir les dessins préparatoires de la grande composition sur le serment du Jeu de Paume du 20 juin 1789, dont les Jacobins lui passent commande en octobre, la scénographie qu’il organise autour de Bailly se veut le reflet de l’unanimité : même s’il fait figurer, dans un coin, l’unique « minoritaire », Martin Daüch qui croise frileusement les bras pour manifester son opposition. Mais on sait aussi comment le peintre a été confronté à l’impossible achèvement, par la marche rapide de l’histoire, disloquant le portrait de famille rêvé2.
3Dans la classe politique dominante, où l’on distingue très tôt une « droite » et une « gauche », des majorités et des minorités vont se relayer, imposant leurs hégémonies successives : mais la droite monarchique ne saurait être considérée, d’entrée, comme « minoritaire », pas plus qu’ultérieurement les Jacobins, au sortir de leur domination momentanée de l’an II, ne deviennent minoritaires par vocation. C’est par touches successives que nous allons tenter de cerner l’image qui se dérobe d’une minorité difficile à cerner.
En deçà ou au-delà de la minorité politique : les exclus
4Serait-elle, par opposition à l’unanimité proclamée, à débusquer en deçà de la politique officielle, dans le monde de ceux qui ne participent pas au jeu réglé ou improvisé de la révolution en marche ? On pourrait partir de la Grande Peur, si la massivité et l’extension du phénomène n’écartaient d’entrée l’idée de « minorité » (sinon dans son autre sens d’immaturité). Je l’évoque, cependant, parce qu’elle caractérise dans le domaine des représentations imagées la catégorie du silence assez mystérieux de ce qui n’a pas été l’objet d’illustration – ou si peu… –,tous les manuels reproduisant la même image, de format circulaire, où l’on voit un château qui brûle, un carrosse qui fuit3.
5Mais par ce biais, j’entends introduire à ces acteurs – une minorité ? on dit une poignée dans le langage officiel de la répression et des biens pensants – des émotions populaires, de subsistances ou antiféodales. On les cherche, on les trouve peu sinon par des biais significatifs : « Une scène de la vie publique de Monsieur de Fontenay », maire de Rouen tenant tête à des émeutiers4, ailleurs une scène de pillage d’un convoi de grains… La maison de Guillaume Brissot, traiteur chartrain, père de Jérôme, comportait dit-on plusieurs compositions sur ce thème. Les propriétaires n’ont pas voulu me les montrer, c’est dommage. Mais en tout état de cause, je n’ai pas trouvé d’image de « mes » taxateurs de blé en 1792 dans les plaines de grande culture (sinon l’hommage aux mânes de Simonneau, maire d’Étampes, leur victime).
6Par élimination, il faut prendre congé de ces exclus du statut même de minorité politique, auxquels on pourrait adjoindre les malandrins professionnels, les brigands du début et surtout de la fin, même s’il existe une iconographie des chauffeurs de pieds sous le Directoire. D’évidence, ils sont hors politique, dans la marge, même si le Beau François, au procès des brigands d’Orgères, distribuait son « autoportrait » griffonné en habit de garde national : une imposture. Notre enquête exclut du privilège d’être même une minorité les pauvres, les vagabonds, toute une partie de ces groupes populaires que les aquarelles de Lesueur, par exemple, nous évoquent mangeant à la soupe populaire – et « Il n’y en avait pas pour tous » dit la légende5. À ce titre, la foule, celle des journées révolutionnaires, telles que les « Tableaux historiques de la révolution » la présentent, dans les compositions précises et animées (mais non innocentes) de Prieur, Duplessis Berteaux ou Swebach Deffontaines n’entre point dans notre champ de vision6 : mais qu’en est-il de ses porte-parole, enragés, hébertistes, babouvistes plus tard ?
Les exagérés : porte-parole d’une autre Révolution
7Ils n’ont pas été gâtés par l’image, et Jacques Roux, Varlet, Leclerc, ne laissent que des portraits fugitifs… À cela près, qu’il est des exceptions individuelles, notables, voire spectaculaires. Marat7, même s’il a abandonné dans ses derniers temps le camp des plus exagérés, illustre le cas d’un minoritaire par excellence, le terme apparaissant faible pour ce solitaire, l’imprécateur que les Montagnards, auxquels il s’agrège sous la Convention, n’admettent qu’avec prudence, comme celui que ses excès mêmes, suivant l’analyse ultérieure de Levasseur de la Sarthe, préposent à fixer une ligne qu’il ne faut pas dépasser. Parce que l’Ami du Peuple est devenu une figure charismatique pour le mouvement populaire, il a bénéficié d’une iconographie profuse et double : Marat à la peine, martyr de la liberté, objet d’un culte fervent, Marat à l’horreur – si l’on me permet cette boutade – voué aux gémonies par tout un courant d’opinion en province comme à Paris. Boilly8, qui n’est pas à une pirouette près, a peint un « triomphe de Marat », à l’issue de son acquittement par le Tribunal révolutionnaire. La dévotion posthume au corps et au cœur de Marat a suscité toute une hagiographie populaire. Mais, en face, la férocité du « tigre altéré de sang » s’exprime dans le faciès qu’on lui prête, les évocations suggestives de son comportement (« le rêve » – sanguinaire –de Marat) et sa descente aux enfers9. Marat offre l’anticipation historique de l’homme au couteau entre les dents ; parmi les vedettes de ce que je désignerai pour faire simple comme le mouvement « exagéré », Hébert10 s’en tire mieux ayant eu l’invention d’élaborer lui-même sa silhouette sur les traits du Père Duchesne, le marchand de fourneaux, silhouette familière et familiale avec Jacqueline sa compagne, qui se permet des licences verbales affectées que ne s’autorise pas Marat.
8De Babeuf, il existe quelques portraits bien connus, pensif, effacé plus souvent qu’épanoui11 : mais pas d’image culte autour de son personnage. Au temps de la conjuration des Égaux, il ne reste plus rien qui ressemble à un culte de la personnalité : la représentation de l’exagéré, le repoussoir qui fait peur aux honnêtes gens, s’est transférée aux Jacobins, héritiers des sans-culottes (nous la retrouverons) ou bien elle a décidément pris une figure emblématique qui n’était point inconnue, mais qui s’affirme : celle de l’Anarchie12, une vieille femme, aux seins pendants, à coiffure de méduse, brandissant des poignards.
L’image fantasmée de la France profonde ou périphérique
9Peut-être en cherchant au sommet, dans le groupe des leaders, l’image de l’homme au couteau entre les dents, avons-nous couru le risque de sous estimer des personnages plus modestes, apparus dès les premières années de la Révolution, et de fait désignés à l’opinion par les estampes d’une presse royaliste très pugnace : on songe, par exemple, à Jourdan coupe tête13 et aux auteurs du massacre de la Glacière à Avignon en 1791. Sur leur barbarie complaisamment étalée, et accommodée avec beaucoup d’invention par l’image française, mais aussi allemande ou néerlandaise, se greffe la mise en place imaginaire susceptible d’être exploité dans les deux camps : à droite, on évoque les « fureurs du Midi ». Un ethnotype préexistant, mais partiellement modifié, passant de la nonchalance à la cruauté, prend forme, dans les discours d’assemblée comme dans la presse, apportant un élément de spatialisation à l’image des minorités : celui d’une méridionalité dissidente.
10Mais l’argument est à double tranchant, si l’on peut dire. D’en face, entendons à partir du camp révolutionnaire ou patriote, s’élabore l’image antagoniste d’un autre Midi. Un Midi lointain, mal connu, dont il est difficile d’imaginer les paysages, – voyez comme Swebach Deffontaines dans les « Tableaux historiques de la Révolution »14 – peine à restituer le cadre du camp de Jalès et le château de Bannes, lorsqu’il évoque sa reprise par la garde nationale patriote. Pour illustrer cette France hostile, les clichés éprouvés ne sont pas superflus : quand on représente les troubles de Montauban en 179115, les violences faites sur les autorités révolutionnaires (et protestantes) par la foule catholique, se font avec la bénédiction d’un moine mendiant qui brandit un crucifix. Souvenir de l’Inquisition, touche qui n’est pas invraisemblable, mais contribue à créer un climat. Sur ce thème, nous pourrions évoquer, parmi les paysages imaginés des Frances périphériques, la gravure du « forgeron de Vendée »16, ce patriote anonyme qui, apprenant les méfaits des contre révolutionnaires en 1793, s’en va, comme le héros d’un conte, les combattre avec son marteau sur l’épaule. À l’arrière-plan, un paysage alpestre évoque plutôt Grenoble ou Chambéry que la Vendée.
L’aristocrate et ses amis : exclus d’entrée de la communion nationale
11Par ce détour, nous voici passés sur l’autre front de la recherche en images des minorités politiques. Celui, peut-être, qu’on eut attendu devoir en premier. Voici l’aristocrate17, dans les acceptions successives que le terme a reçu, le noble annexant le clergé contre révolutionnaire ; en tout état de cause, Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers État ? n’avait-il pas désigné les ordres privilégiés comme structurellement ultra-minoritaires ? Dissipées les illusions unanimistes des premiers temps, l’aristocratie est renvoyée à un passé disparu : on illustre son convoi mortuaire18. Mais elle garde une capacité de nuisance certaine : sa représentation se focalise sur la personne de l’émigré, dérisoire dans ses prétentions surannées, mais dangereuse, masquée – « les voyageurs de nuit » que l’on débusque dans leur fuite19 – pis encore, le conspirateur tel qu’il se révèle dans l’épisode des chevaliers du poignard en 1791. Leur duplicité se trouve illustrée par des compositions comme celle qui présente l’aristocrate à double face : d’un côté, une coquette provocante qui envoie des baisers, de l’autre, un ecclésiastique sournois qui brandit un poignard20. Le pied fourchu révèle l’origine de cet hybride malfaisant (« L’aristocratie démasquée : défiez-vous de ses caresses, ses mille bras armés sont prêts à vous frapper »).Des différentes manières d’accommoder l’aristocrate en images, il a été amplement traité, tant dans les corpus récents de l’iconographie révolutionnaire que, plus précisément, dans les travaux sur la caricature21. Antoine de Baecque, dans ses approches sur les représentations du corps en révolution – au sens littéral comme métaphorique – nous a familiarisés aux tribulations de l’aristocrate, agressé dans son apparence physique comme dans ses postures, aux antipodes de la normalité de l’homo novus régénéré, gros ou maigre, accoutré d’une façon qui dénote son origine. L’aristocrate et, peut-être plus encore, son complice, le religieux réfractaire ont besoin d’un traitement approprié pour être mis au niveau national (« A, çà ira, celui qui s’élève on l’abaissera… ») et une gravure transcrit littéralement le traitement à infliger22, cependant qu’on réserve aux gros bénéficiers ecclésiastiques le supplice du pressoir23. Cette rééducation, au fil des jours, s’avère insuffisante : et l’on vient à organiser une battue collective, où les chasseurs patriotes débusquent dans la campagne ou dans un arbre leurs adversaires, à figure humaine ou bestialisée24.
Cibles personnalisées et anathème collectif
12À ce qui ne saurait être que le rappel d’un thème connu, il convient d’adjoindre deux notations complémentaires, apparemment divergentes : tout d’abord, la personnalisation des cibles, à travers quelques personnages – sans multiplier les exemples, on peut citer Mirabeau-Tonneau, le frère du tribun, fanfaron d’aristocratie25, proie facile pour sa corpulence et son accoutrement guerrier, ou plus encore l’abbé Maury, porte-parole éloquent du parti des noirs, infidèle à ses origines populaires, tête de turc de toute une campagne – dont nous retiendrons, non pour son bon goût mais pour son expressivité, telle estampe, datée d’avril 1790, sur « les deux diables en fureur »26, se livrant dans les airs à un concours « à qui chierait le plus puant » : l’abbé Maury et d’Epremesnil sont les produits de cette double colique. Mais l’aristocratie en tant qu’être collectif peut aussi prendre les traits d’une créature monstrueuse27, hydre polycéphale (chaque tête représentant une de ses variétés…) mamelue, griffue, ailée… terrifiée toutefois par l’apparition d’une lanterne, aveuglée par les rayons du soleil de la liberté : c’est du moins ainsi que Duclos la représente dans « L’Almanach des Aristocrates ».
13On pourrait penser qu’il n’est pas dans notre cahier des charges de dresser en contrepoint de ce portrait charge d’un groupe désigné comme minoritaire, tant par son statut que par ses positions, et de ce fait rejeté de la grande communauté nationale, l’image du peuple, tel qu’il s’autodéfinit par étapes entre 1789 et 1793, à la fois par exclusion (on vient de le voir) et par inclusion (l’entrée des masses populaires, le suffrage universel masculin, l’émergence de la sans-culotterie).
Dans le camp révolutionnaire : du jeu des exclusions à la dynamique épuratoire
14Encore faut-il affronter, au fil de ce combat où se sont opposés les hommes qui ont successivement aspiré à conduire le mouvement révolutionnaire, la façon dont ont été désignés et, par suite, représentés les protagonistes en position de force et, surtout, leurs adversaires. Ce qui imposerait une relecture suivie des épisodes révolutionnaires dans laquelle nous ne nous engagerons qu’avec prudence. Deux niveaux pourraient être évoqués tout d’abord, l’attaque ad hominem qui, au fil des affrontements, déconstruit les réputations usurpées, détruit les idoles un temps encensées28 – Necker, Mirabeau, Bailly, La Fayette, bientôt Barnave, autant de variations autour de l’apostrophe classique sur la roche tarpéienne qui est proche du Capitole. Des procédés les plus classiques, tels que nous les avons vus appliqués aux aristocrates et à la droite – ainsi le convoi funèbre ou l’homme à double figure (ce peut être Barnave ou Bailly) – au jeu de mots de plus ou moins bon goût – Rabaut Saint Étienne en menuisier29, ou Pet-ion devenu Pet-merdeux – tous les moyens sont bons, à droite comme à gauche, pour désigner à l’exclusion et à la vindicte les adversaires à abattre : un exercice auquel certains se prêtent plus que d’autres.
15Du jeu des exclusions individuelles en forme d’anathème aux représentations collectives, une transition assez cocasse peut être fournie par une des rares caricatures représentant Robespierre avant 179530 : elle le place dans le rôle du proscripteur puisque c’est sur le thème de la « marmite épuratoire des Jacobins » dont, déguisé en cuisinier, il extrait avec une passoire de petits personnages en assez piteux état… Sauvés ou exclus, qui le sait ? L’image, en tout cas, illustre le tournant de la marche révolutionnaire où l’exigence de l’unité amène à redéfinir la minorité politique à l’intérieur du camp révolutionnaire en termes d’exclusion, de la suspicion aux conséquences plus dramatiques qu’elle comporte.
16Le peuple, redéfini en termes sélectifs, va prendre à l’été 1793 la figure colossale d’Hercule, un ogre « mangeur de rois » sur une de ses figurations, dont on retrouvera l’écho tardif sous le Directoire lorsque le géant, sur une gravure d’Hennequin, se débarrasse d’une pichenette des ennemis lilliputiens venus l’attaquer31.
17L’adversaire méprisable ? Un nain, mais aussi une bête, plutôt dans le genre reptile, comme le définit le texte célèbre énoncé en avril-mai1793 des sections parisiennes sous le titre : « Réponse à l’impertinente question : mais qu’est-ce qu’un Sans-Culotte ? » quand il donne la parole à un visiteur britannique, bon jacobin si on juge par ses propos : « Brethren and friends, will you to assure the revolution ? Knock-down the snake Brissot, the vipère Guadet, the reptil Vergniaud, the rascal Barbaroux, the sweet Petion, the dog and hypocritical Rolland and all other scelerates… etc. etc… and that it will do. »32 – serpent, vipère, reptile, éventuellement chien… En la personne des chefs girondins, s’opère l’invention de la vipère lubrique.
18À la différence de la période précédente où l’estampe transcrivait littéralement les invectives verbales animalières, je ne connais pas de traduction graphique de ce morceau de haute volée. Mais le passage s’opère collectivement au filtre de la symbolique collective de l’an II : c’est l’hydre du fédéralisme qui est terrassée par l’Hercule populaire33 ainsi dans le décor de David pour la célébration du 10 août 1793 comme sur les estampes qui s’en inspirent34. Une hiérarchie animale s’esquisse dans la cascade des exécrations : au pied de la Montagne sainte, la Plaine, devenue le Marais, abrite les crapauds et les grenouilles. À ce bestiaire, on sait qu’il conviendrait d’opposer la silhouette du sans-culotte idéalisé, ou mieux encore la normalité idéale de l’homo novus dont David et Vivant Denon rêvent de dessiner la tenue idéale35.
Au lendemain de Thermidor : deux minorités antagonistes
19Mais au lendemain de Thermidor l’illusion se brise : « Remettez vos culottes » invite un couplet du chansonnier contre-révolutionnaire. Dans le jeu politique de l’an III puis des années du Directoire, la vivacité des affrontements, et aussi la mise en place difficile d’un renouvellement électoral annuel des assemblées législatives donnent un contenu renouvelé à la notion de majorité et de minorité, étant entendu qu’il demeure une orthodoxie officielle, dont les thermidoriens au pouvoir sont détenteurs, flanqués à droite du mouvement royaliste (ou crypto royaliste) et à gauche de ce que l’on peut regrouper sous l’étiquette de jacobins ou de néojacobins. Doit-on les considérer comme l’expression nouvelle de minorités politiques illégitimes, simultanément ou successivement dangereux, comme l’affirme le pouvoir en place ? Reste que si l’une et l’autre de ces oppositions ont pu être prêtes de l’an V à l’an VII à accéder au pouvoir par la voie des urnes, le discours en images les renvoie toutes deux dans le registre de l’anathème, avec une inégale férocité.
20D’entrée, au lendemain de Thermidor, c’est la gauche qui fait les frais de la réaction violente contre le régime de l’an II. D’un thème largement traité et que j’ai eu récemment l’occasion de reprendre36 je ne presente ici que les lignes principales.
Terroristes, jacobins, anarchistes : l’amalgame en images
21J’ai risqué l’idée d’un « effet différé de rancœurs » à l’encontre du jacobin, identifié au terroriste. En évoquant « les intrigants foudroyés » le graveur Villette37 sème la panique dans l’antre sombre d’où fuient les clubistes. « L’indigestion mortelle d’un jacobin »38 (en habits bourgeois) lui fait vomir des piques et des flammes. Le déchaînement antiterroriste suscite un amalgame où le jacobin encanaillé s’identifie au sans-culotte, désormais en haillons que deux caricatures présentent successivement agressif, le jacobin du 1er prairial (an III) puis déconfit et humilié, le jacobin du 4 prairial39. L’image dans sa vulgarisation accentue les glissements qui s’inscrivent dans le discours de « jacobin » à « terroriste » puis de « terroriste » à « anarchiste ». La série des « plaies de l’Égypte depuis1789 »40 dédie l’une de ses planches aux « jacobins et jacobines, maratins et toute la séquelle », activistes peu reluisants, hommes et femmes, notons-le, qui diffusent le « journal de Marat » mais aussi le « journal de Babeuf ».
22Il y aurait beaucoup à dire sur les avatars de l’image du jacobin entre1796 et 1799, en Europe et singulièrement en Italie, touchées par l’expansion révolutionnaire, puis affectées par son reflux en 1799 : nous ne nous y risquons pas ici, mais quitterons ce premier volet de l’image des minorités politiques sous le Directoire sur celle d’un bagnard en fuite, vu de dos dont l’épaule porte la flétrissure de galérien et la tête le bonnet rouge. Le titre de la gravure précise : « Le jacobin royaliste »41. On rencontre là un des thèmes de la propagande thermidorienne ou directoriale, amalgamant les deux oppositions antagonistes pour discréditer le courant néojacobin. Une ruse dont nous savons, sur des exemples fournis par Maurice Agulhon, qu’elle a dû correspondre à des conjonctions occasionnelles sans pour autant refléter une réconciliation contre nature.
Muscadins et royalistes
23Il ne faut pas s’y tromper : une gravure assez peu banalisée, de la fin de l’an III42, d’inspiration visiblement jacobine, campe un jeune godelureau élégant, cheveux longs, cravate, chapeau, habit cintré et bottes ajustées en train de faire les tiroirs d’un appartement qu’il dévalise : il se présente :
« Ze ne suis pas un terroriste
Mais bien un Vendémairiste
Les zonnetes zens m’avaient soizi
Et je me suis trouvé, Lhardy. »43
24À l’accent de cet autoportrait charge, on reconnaît un muscadin, un de ces « jeunes gens » souvent d’origine aisée qui font surface alors (ainsi dans la « journée » du 13 vendémiaire an III, coup d’état royaliste manqué) et dont les bandes constituent les commandos anti-jacobins à Paris, encadrent dans le Midi, de Lyon à la Provence, les troupes d’égorgeurs, des compagnons de Jéhu ou des compagnons du Soleil, grossies d’éléments populaires. Le Muscadin, dans l’estampe directoriale a deux visages44. Signalé par son accoutrement, son accent affecté (zézaiement, élision des « r ») le Muscadin alias l’Incroyable illustre en duo avec sa compagne, la « Merveilleuse », aux tenues provocantes, une certaine fureur de vivre au sortir de la rigueur et de la discipline de l’an II. À ce titre les gravures – des scènes de genre aux gravures de mode – lui ont fait un large accueil. Et c’est un des clichés que le XIXe siècle retiendra dans le « Dictionnaire des idées reçues » de Gustave Flaubert : « Les femmes se promenaient nues dans les rues »…Mais le Muscadin est aussi tel que le dénonce une gravure anonyme de l’époque45 cet « Ami de la justice et de l’humanité », porteur de l’insigne des compagnons du soleil qu’on voit brandir un poignard, alors qu’au fond du tableau ses complices lynchent et assassinent un homme, poursuivant femme et enfant. Sur un mode ironique, d’autres gravures de même inspiration accentuent les traits dérisoires en donnant le « signalement des chouans et autres contre-révolutionnaires »46.
25La vitalité de l’estampe antiroyaliste, sur fond peut-être de la sympathie que nous lui portons, mais aussi du fait de la fidélité républicaine de certains bons auteurs (nous avons cité Hennequin qui perpétue l’image de l’Hercule populaire) ne doit pas occulter un courant antagoniste qui se développe entre l’an III et l’an V, nourri de la dénonciation des « crimes de la Terreur », à Arras, à Lyon où la mémoire des victimes est célébrée, en même temps que la dévotion aux personnes royales. Louis XVI et Marie-Antoinette sortent de leur semi-clandestinité. Ici les honnêtes gens, soit dit sans ironie, se montrent à découvert face aux terroristes humiliés. « Épargne de grâce » supplie un matheron, comme on dit à Lyon, à un jeune homme qui lui présente la liste générale des dénonciateurs et des dénoncés47.
Y a-t-il un Thermidorien aux commandes ?
26Muscadins contre jacobins : on pourrait croire qu’il n’y a pas d’autre alternative que cet affrontement. Il est vrai que la propagande officielle s’est un temps nourrie des thèmes qu’accaparera l’estampe contre-révolutionnaire. Mais une production bien pensante existe, telle qu’on la trouve reflétée dans telle gravure de Massol d’après Queverdo. Un jeune adulte bien mis sans affectation nous présente un exemplaire de la Constitution de l’an III posée sur un socle, cependant qu’il pose un pied sur le corps d’un sans-culotte terrassé, tenant encore en main son poignard homicide. La légende explicite : « La tyrannie révolutionnaire écrasée par les amis de la Constitution de l’an III »48.
27Ce discours « centriste » a-t-il été reçu ? Comme une réponse, nous connaissons une autre gravure49 d’inspiration peut-être jacobine, en tout cas critique, qui fait resurgir le modèle éprouvé de l’homme au double visage, en la personne du thermidorien, vêtu de façon populaire d’un côté, élégante de l’autre, il prête une attention bienveillante à sa droite à une femme du peuple, à sa gauche à un jeune gandin en qui on reconnaît sans peine un muscadin. Et la légende commente : « Je les trompe tous les deux ». Est-ce le mot de la fin ou l’aveu d’une attitude qui ne saurait conduire qu’à une perte de crédibilité, celle même qui conduira à sa perte le régime du Directoire ? Fragilité de la position centriste, dirait-on en anticipant. Mais il n’y a pas retour au point de départ, même si l’on peut évoquer avec quelque nostalgie l’âpreté et l’inventivité des caricatures des premières années de la Révolution. Au fil des images, cependant, un cheminement s’est dessiné, des positions sont prises : même s’il reste imprudent de désigner comme « minorités politiques » nos protagonistes, nous pouvons avoir conscience d’avoir rempli notre projet.
28Mais, nous dira-t-on, et les femmes et les noirs ? Nous ne les avons nullement oubliés, mais saurait-on les classer au rang des minorités politiques ? Les unes comme les autres ont sous la Révolution leur histoire et des images qui en rendent compte, mais elles n’entrent encore que marginalement dans le cadre de l’échiquier politique national.
Notes de bas de page
1 Nous ferons suivre l’identification des pièces et des séries citées à partir de notre ouvrage, La Révolution française. Images et récits, Paris, Messidor Éditions sociales, 5 vol. 1986. Ici, on trouvera plusieurs de ces vignettes (Bibliothèque nationale, Estampes et autres fonds) dans le chap. II « Une nouvelle classe politique » du t. II, p. 28-52.
2 Op. cit., t. I, chap. 5, p. 88-106. On se reportera aux analyses de Philippe Bordes sur le même thème.
3 Op. cit., t. I, chap. 10, p. 93.
4 Op. cit., t. III, chap. 4. p 58. (Tableau de Boilly, Musée des Beaux-arts de Rouen).
5 Op. cit., t. IV, chap. 21, p. 344 (La disette du pain, gouache de Lesueur, Musée Carnavalet).
6 Op. cit., t. I, chap. 14, p. 254-270.
7 Op. cit., t. III, chap. 15, p. 64-94.
8 Op. cit., t. III, chap. 5, p. 72. (Tableau de Boilly, Musée des Beaux-arts de Lille).
9 Le triomphe de Marat dans les Enfers, gravure anonyme, BNF, voir supra p. 195.
10 Hébert, dessin de Gabriel, Musée Carnavalet, voir supra p. 41.
11 Babeuf, gravure de Bonneville, BNF, voir supra p. 5.
12 Les abominables ou L’Anarchie, gravure anonyme, Musée Carnavalet, voir supra p. 141.
13 Op. cit., t. II, chap. 10, p. 195. (Portrait de Jourdan, gravure de Colombo, Musée Arbaud, Aix-en-Provence.).
14 Op. cit., t. II, chap. 10, p. 183 (gravure de Berthaut, d’après Swebach Deffontaines.)
15 Op. cit., t. II, chap. 10, p. 185 (gravure de Berthaut, d’après Prieur).
16 Op. cit., t. III, chap. 14, p. 270.
17 Op. cit., t. II, chap. 11, p. 198-220.
18 Convoy de très haut et puissant seigneur des abus, gravure de Sergent, BNF, voir supra p. 127.
19 Les voyageurs de nuit, eau-forte aquatinte anonyme, Musée Carnavalet, voir supra p. 157.
20 Op. cit., t. II, chap. 2, p. 200.
21 Michel Vovelle, op. cit. ; Antoine DeBaecque, La caricature révolutionnaire, Paris, éd. du CNRS, 1989.
22 Op. cit., t. I, chap. 12, p. 223 (Le niveau national, gravure anonyme, Musée Carnavalet).
23 Op. cit., t. II, chap. 14, p. 254.
24 Op. cit., t. I, chap. 11, p. 228 (Pas plus loin Messieurs, vous avez assez volé, gravure anonyme, BNF).
25 Op. cit., t. II, chap. 11, p. 214-215 (séries de portraits de Mirabeau-Tonneau).
26 Op. cit., t. II, chap. 2, p. 33 (Le 13 avril 1790 deux diables volent, gravure anonyme coloriée, BNF).
27 Op. cit., t. II, chap. 11, p. 204 (Les fripons craignent les réverbères, gravure de Duclos, BNF).
28 Op. cit., t. 1, ch. 4 p.76-88 (Necker), chap. 6 p. 106-120 (Mirabeau), t. II, ch. 8, p. 142-158 (La Fayette).
29 Op. cit., t II, chap. 2. p 47 (Le coup de rabot, eau forte anonyme, Musée Carnavalet).
30 Op. cit. t. II, chap. 4. p. 8°-81 (La marmite épuratoire des Jacobins, eau forte coloriée anonyme, BNF, Estampes).
31 La chiquenaude du peuple, gravure de Hennequin, BNF, illustration de couverture du présent ouvrage.
32 Walter Markov, Albert Soboul (dir.), Sanskulotten, Paris-Berlin, 1957, p. 2-4.
33 Op. cit., t. III, chap. 2, p 227 (Hennequin, Le peuple français terrassant l’hydre du fédéralisme, gravure, BNF, Estampe).
34 Sans union, point de force, gravure anonyme, BNF, voir supra p. 25.
35 Op. cit., t. IV, ch. 17 p. 258. David, Le citoyen français dans son intérieur, dessin à la plume et aquarelle, Musée Carnavalet.
36 Michel Vovelle, « Le jacobin à la recherche de son image », mélanges offerts à Maurice Agulhon, sous presse.
37 Op. cit., t. II, chap. 4, p. 85. Aquatine anonyme, Musée Carnavalet.
38 Op. cit., t. II, chap. 4, p. 85. Gravure anonyme, BN Est.
39 Le Jacobin du 1er prairial / Le Jacobin du 4 prairial, gravure anonyme. BNF, Paris, voir supra p. 97.
40 Op. cit., t. IV, chap. 20, p. 328. Séries de gravures anonymes, BN Est.
41 Op. cit., t. II, chap. 4, p. 84. Gravure anonyme, BN Est.
42 Op. cit., t. IV, chap. 19, p. 316. Gravure anonyme, Musée Carnavalet.
43 Ze ne suis pas zun terrorsite, mais bien zun vendémiariste, gravure anonyme, Musée Carnavalet, voir supra p. 179.
44 Op. cit., t. V, chap. 6, p. 116-144. Gravure anonyme, Musée Carnavalet.
45 L’ami de la lustice et de l’humanité, gravure anonyme, Musée Carnavalet, voir supra p. 61.
46 Signalements de chouans et d’autres contre-révolutionnaires, gravure anonyme, Musée Carnavalet, voir supra p. 109.
47 Op. cit., t. IV, chap. 20, p. 339. Gravure anonyme, BN Est.
48 La tyrannie révolutionnaire écrasée par les amis de la Constitution de l’an III, gravure de Massol, d’après Queverdo, BNF, voir supra p. 77.
49 Op. cit., t. IV, chap. 19, p. 304. Je les trompe tous les deux, gravure anonyme, Musée Carnavalet.
Auteur
Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne
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