Avant-Propos
p. 7-25
Texte intégral
1La question des minorités politiques pendant la Révolution française est un sujet neuf dans une historiographie, pourtant, très riche.
2Cette réflexion s’est imposée à nous après une première journée d’études, dans le cadre du groupe « Lumières et Révolution française » d’Aix-en-Provence, consacrée aux minorités religieuses - sujet d’études beaucoup mieux balisé, il est vrai, par d’importants travaux, même si nous accordions une place inédite aux minorités musulmanes1. Nous souhaitions, en effet, poursuivre notre investigation collective au delà de la nécessaire rencontre internationale de 2001, consacrée à La Révolution française au carrefour des recherches2, afin d’établir un bilan des travaux après le Bicentenaire de 1789 et de tracer des voies nouvelles, succédant, elle-même, à celle des Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès3.
3Car c’est la Révolution qui impose un sens nouveau au substantif « minorité » dans la langue française. Au sens classique : « l’état d’une personne mineure, ou le temps pendant lequel on est mineur », le Dictionnaire de l’Académie française ajoute, dans son édition de 1798, une nouvelle acception du terme : « Le petit nombre, par opposition à majorité qui signifie le plus grand nombre ». Le concept de minorité change radicalement : ce qui relevait avant 1789 uniquement d’une classe d’âge – à savoir la période de temps pendant laquelle une personne ne dispose pas des droits d’une personne majeure, y compris pour les rois de France (« On dit quelquefois, minorité, absolument, en parlant de la minorité des souverains : durant la dernière minorité. Les minorités sont ordinairement des temps de troubles », rappelle le dictionnaire) – devient pendant la Révolution, par l’apprentissage de la démocratie, une représentation des forces politiques. Les exemples donnés explicitent les conditions d’historicité du terme : « La minorité des voix dans une assemblée. On appelle minorité d’une Assemblée, la partie la moins nombreuse. Il était de l’avis de la minorité. La minorité ne doit point l’emporter ». L’assemblée, c’est bien sûr sous la Révolution, l’Assemblée nationale, la Convention nationale ou le Corps législatif, mais ce sont aussi toutes les autres assemblées délibérantes dans les villes et les campagnes : assemblées primaires et électorales, mais aussi clubistes et sectionnaires, municipales ou départementales, assemblées d’autorités constituées ou en voie de constitution lors des élections, ou assemblées de patriotes, de républicains ou d’insurgés… La démocratie ne se réduit pas à la représentation nationale : la revendication démocratique est partout pendant la décennie révolutionnaire et l’apprentissage de la politique moderne se fait au sein des corps constitués comme en dehors, au théâtre comme dans la rue, sur la place du marché ou à la société populaire.
4La réflexion de ce livre ne porte pas sur les minorités religieuses, même s’il est intéressant d’observer l’absence de référence à celles-ci dans le Dictionnaire cité, ni sur les minorités que nous appelons « ethniques », aujourd’hui, en raison du poids des revendications communautaires. Car ce que la Révolution a promu, c’est bien l’individu, le citoyen et l’universalisme, à travers notamment la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dès 1789, dans le droit fil du siècle des Lumières.
5Lorsque Kant publie en 1784 : Qu’est-ce que les Lumières ? il définit notamment le mouvement intellectuel comme la sortie de la minorité, c’est-à-dire le passage de l’incapacité de se servir de sa raison ou de son pouvoir de penser sans la direction d’autrui à l’âge de la majorité. Ainsi, la minorité ne relèverait pas seulement d’un enfermement juvénile ou d’une classe d’âge, mais encore d’un manque de volonté personnelle à secouer le joug des préjugés et des institutions. La liberté de penser devient une conquête pour parvenir à la majorité dans un siècle en marche vers les Lumières, tandis que l’usage public de sa raison est aussi un devoir pour l’homme éclairé. La question des moyens politiques et sociaux, culturels et pédagogiques pour sortir de cette minorité a été, on le sait, longuement débattue sous la Révolution.
6Certes, les attaques contre la pensée des Lumières et les principes « abstraits » ou « impies » de la Révolution ont nourri, dès l’époque révolutionnaire et depuis, diverses analyses, cléricales, réactionnaires ou néoconservatrices que plusieurs livres récents ont étudiées, soit en termes de haine actuelle de la démocratie, soit en termes d’anti-lumières dans la longue durée4. Elles ont suscité, aussi, de vibrantes défenses et illustrations5.
7Ce livre est une réflexion plurielle sur la manière dont ont été perçues, vécues et analysées les minorités politiques6. Réflexion plurielle, car il nous a paru indispensable de ne pas délivrer un « catéchisme » ou une « vulgate », mais de réfléchir ensemble, au delà de la diversité de nos sensibilités et de nos classes d’âge, à un chantier neuf de l’histoire politique.
8Ni catégorie historiographique, ni problème philosophique reconnus, les minorités politiques n’en existent pas moins. Pour introduire le lecteur aux études de cas réunies dans ce livre, il importe, nous semble-t-il, de partir de quelques exemples d’emploi du terme pendant la Révolution, avant de les soumettre à la pluralité des questionnements des chercheurs. De la force du nombre qui nous introduit au cœur de la rupture de 1789, au non dénombrable qui est le propre de la dynamique révolutionnaire, jusqu’aux conditions de formation et d’évolution de l’opinion qui génèrent de nouvelles recompositions politiques, il y a plusieurs parcours à suivre pour comprendre l’émergence de minorités politiques.
La force du nombre
9La campagne électorale du « parti » patriote pour de nouveaux États Généraux, avec ses mots d’ordre pour le doublement des députés du Tiers État et le vote par tête, conduit à la prise de conscience de la force du nombre.
10Dans son célèbre pamphlet de janvier 1789, Qu’est-ce que le Tiers État ? Sieyès y donne le plus d’éclat non seulement en revendiquant le titre d’« assemblée nationale » pour la représentation du Tiers État, c’est-à-dire « des vingt-cinq ou vingt-six millions d’individus qui composent la nation, à l’exception d’environ deux cent mille nobles ou prêtres », mais aussi en affirmant que la majorité (ou, plus exactement, « la pluralité ») est dépositaire de la volonté commune :
« Chaque député du tiers, d’après le nombre fixé, vote à la place d’environ cinquante mille hommes ; il suffirait donc de statuer que la pluralité sera de cinq voix au-dessus de la moitié… pour que les voix unanimes des deux cent mille nobles ou prêtres dussent être regardées comme indifférentes à connaître. (…) Il est visible que leur avis serait perdu dans la minorité. »7
11Tout à son combat contre les ordres privilégiés, le pamphlétaire invite la minorité politique ainsi définie à « se soumettre au vœu du grand nombre » ou à assumer le choix de la scission. Dans cette fabrication politique de l’unité nationale, notamment basée sur la force numérique du Tiers, l’abbé patriote Sieyès exclut les intérêts particuliers ou corporatistes du clergé et de la noblesse :
« Si l’on abandonne, un seul instant, ce principe de première évidence, que la volonté commune est l’avis de la pluralité et non celui de la minorité, il est inutile de parler raison. »8
12Avec la réunion des États Généraux, la question est reprise par Mounier, notamment, dont l’action politique concrète dans le Dauphiné depuis 1788 était fondée sur l’union étroite des ordres et sur l’espoir de l’adhésion individuelle des privilégiés9. Mais l’intransigeance de la noblesse et l’échec des séances de conciliation sont une défaite pour l’ancien secrétaire des trois ordres dauphinois.
13Dans son Exposé de ma conduite dans l’Assemblée nationale et motifs de mon retour dans le Dauphiné rédigé après les journées d’octobre 1789, il justifie son action en ces premières semaines des États Généraux qui ont été entièrement occupées par la question de la vérification des pouvoirs. Le 15 juin, Mounier après avoir combattu les formules tant de Mirabeau que de Sieyès, fit la proposition suivante pour désigner la nouvelle Assemblée constituée - dont, écrit-il, à Grenoble en novembre1789, « je ne rougirai jamais » :
« La majorité des députés, délibérant en l’absence de la minorité des députés dûment invités, a arrêté que les délibérations seront prises par tête et non par ordre, et qu’on ne reconnaîtra jamais aux membres du clergé et de la noblesse le droit de délibérer séparément. »10
14En ajoutant : « Nous étions la majorité des députés (...) » il souligne que la force numérique des députés du Tiers État est à la base de la révolution juridique, même si le transfert de la souveraineté du roi à la nation ne se réduit pas à ce décompte des députés et des voix.
15Le but de Mounier est de trouver une formule de compromis entre « l’existence d’une minorité absente » et le souhait de sa réunion à la majorité. Sa motion est soutenue par Barnave et semble s’imposer jusqu’à ce que Sieyès propose, le lendemain, la formule plus incisive de « représentants de l’Assemblée nationale ». Après avoir obtenu un ajournement du vote, Mounier découvre le changement d’opinion de la majorité avec le scrutin nominal du 17 juin. Dans son testament politique, le guide de la révolution dauphinoise date rétrospectivement du 17 juin le début des « plus funestes mesures contre la liberté des suffrages » car la liste des 90 opposants à la motion de Sieyès (qui recueillit 491 voix) circula dans Paris. La publicité des séances délibératives impose, d’emblée, un élargissement du cadre parlementaire avec la réaction immédiate du parti patriote et la dénonciation comme traîtres des minoritaires ou, dans le vocabulaire anglo-américain, des dissidents.
16Que Mounier cherche à sous-estimer ou relativiser son rôle dans la fameuse séance du 20 juin, il n’empêche qu’au début de juillet la réunion des ordres lui permet d’avoir une majorité à l’Assemblée, favorable à l’autorité du roi. Quoiqu’au « premier rang de ceux qui s’opposèrent à la contre-révolution » ou au coup de force de la Cour, il ne mesure pas, selon Barnave, l’importance de la révolution du 14 juillet. Fidèle à une conception de la politique, inspirée du modèle anglais, qui privilégie le contrat entre la nation souveraine et le roi maître du pouvoir exécutif, Mounier refuse le fait révolutionnaire majeur : l’intrusion des masses populaires dans la vie politique. L’intellectuel découvre, en même temps que « la classe pauvre des habitants de Versailles », les « menaces » qu’a suscitées son « opinion sur la sanction royale », refuse de jouer le jeu parlementaire que lui conseillent ses amis (« si on n’était pas assuré d’une grande majorité, il était plus prudent de voter pour un veto suspensif ») et démissionne après les journées d’octobre 1789.
17Au delà de telles prises de position, tant individuelles que politiques, il convient de noter que la classe politique en révolution a choisi le principe majoritaire dans la définition des règles démocratiques. En effet, si ce n’est que dans la Déclaration des droits et devoirs de l’homme et du citoyen du 5 fructidor an III qu’apparaît le terme de « majorité »11, illustrant un moment significatif, il n’empêche que tant dans la constitution de 1791 (où le terme « pluralité » comme chez Sieyès s’impose encore)12 que dans la constitution de 1793 (où le principe est affirmé dans le plus grand nombre d’articles)13, la procédure délibérative en assemblée a imposé la règle majoritaire.
18Certes, nombreux au cours de ces années révolutionnaires ont été les débats et les combats, dont il n’est pas possible de retracer tous les moments majeurs dans cette introduction, que ce soit autour du mandat impératif (et le refus de Sieyès d’une part, de lier un élu de la nation à la volonté qu’exprimerait la majorité de ses électeurs et, d’autre part, de lui interdire par le débat contradictoire et éclairé l’accès à la majorité14) ou autour de la distinction faite par Sieyès entre citoyenneté active et passive (et la définition d’une nouvelle minorité politique : celle des pauvres, incapables de payer le cens exigé pour avoir le droit de vote) sous la monarchie constitutionnelle, en attendant l’après Thermidor et le retour au suffrage censitaire.
19Dans son Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, rédigé dans les conditions dramatiques de l’été 1793, Condorcet écrit :
« (…) Après de longues erreurs, après s’être égarés dans des théories incomplètes ou vagues, les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l’homme, à les déduire de cette seule vérité, qu’il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales. Ils ont vu que le maintien de ces droits était l’objet unique de la réunion des hommes en sociétés politiques, et que l’art social devait être celui de leur garantir la conservation de ces droits avec la plus entière égalité, comme dans la plus grande étendue. On a senti que ces moyens d’assurer les droits de chacun, devant être soumis dans chaque société à des règles communes, le pouvoir de choisir ces moyens, de déterminer ces règles, ne pouvait appartenir qu’à la majorité des membres de la société même ; parce que chaque individu ne pouvant, dans ce choix, suivre sa propre raison sans y assujettir les autres, le vœu de la majorité est le seul caractère de vérité qui puisse être adopté par tous, sans blesser l’égalité. Chaque homme peut réellement se lier d’avance à ce vœu de la majorité, qui devient alors celui de l’unanimité ; mais il ne peut y lier que lui seul : il ne peut être engagé même envers cette majorité qu’autant qu’elle ne blessera pas ses droits individuels, après les avoir reconnus. Tels sont à la fois les droits de la majorité sur la société ou sur ses membres, et les limites de ces droits. Telle est l’origine de cette unanimité, qui rend obligatoires pour tous les engagements pris par la majorité seule : obligation qui cesse d’être légitime quand, par le changement des individus, cette sanction de l’unanimité a cessé elle-même d’exister. Sans doute, il est des objets sur lesquels la majorité prononcerait peut-être plus souvent en faveur de l’erreur et contre l’intérêt commun de tous : mais c’est encore à elle à décider quels sont ses objets sur lesquels elle ne doit point s’en rapporter immédiatement à ses propres décisions ; c’est à elle à déterminer qui seront ceux dont elle croit substituer la raison à la sienne ; à régler la méthode qu’ils doivent suivre pour arriver plus sûrement à la vérité ; et elle peut abdiquer l’autorité de prononcer si leurs décisions n’ont point blessé les droits communs à tous. (…) »
20À sa manière, Condorcet offre, sur ce point, une synthèse de la pensée politique révolutionnaire. Reprenant les principes Du Contrat social de Rousseau, sinon de ses autres œuvres, le philosophe souligne l’humanité de l’individu et sa capacité à apprendre et à faire usage de sa raison. Reconnaissant l’importance politique de la révolution du 10 août 1792, le Conventionnel consacre son grand principe : l’égalité. Assumant l’héritage en actes de la Révolution, le proscrit reconnaît que la règle de la majorité n’est pas seulement pragmatique, mais efficace pour la définir comme source de la légitimité, jusqu’alors réservée dans la théorie politique à l’unanimité, même s’il relativise les droits de la majorité. De « l’art social » ou de la « science sociale » que préconise Condorcet, à la fois comme méthode d’analyse, science statistique ou encore instrument rationnel du progrès humain15, il reste surtout, nous semble-t-il, l’idée du progrès historique comme processus.
21Or, le propre du mouvement révolutionnaire est, précisément, pour l’historien sa dynamique. Et cette dynamique de l’opinion publique (ou de « l’esprit public », comme on dit alors) et des forces politiques ne peut être analysée que de manière dialectique.
Le non dénombrable
22Un effet, s’il nous a paru commode, lors de notre première journée d’études, de partir de quelques « groupes constitués », selon l’expression d’A. Aulard, lors de certains moments de la Révolution (les Cordeliers en 1793 avec J. Guilhaumou, les Montagnards en l’an III avec F. Brunel, les néojacobins sous le Directoire avec C. Peyrard), tout en faisant une place aux femmes (avec M. Lapied), la réflexion collective nous a conduit à élargir notre approche. Bien que la fin du XVIIIe siècle soit considérée comme « l’âge d’or de la statistique régionale française »16 et qu’il soit possible et, surtout, nécessaire de compter, par exemple, avec rigueur le nombre de « Montagnards » en l’an II et en l’an III, en fonction des scrutins nominaux importants17, et plus difficile de définir ainsi la gauche et la droite sous le Directoire avec la disparition du scrutin nominal, il est évident aussi de constater la fluctuation des majorités ou des minorités, selon les circonstances et les types de scrutin, pendant la décennie révolutionnaire.
23Relisons l’invitation faite par Gilles Deleuze à une réflexion intellectuelle, sinon politique, sur les minorités. Il écrivait notamment :
« (…) Notre âge devient celui des minorités. Nous avons vu à plusieurs reprises que celles-ci ne se définissaient pas nécessairement par le petit nombre, mais par le devenir ou la floraison, c’est-à-dire par l’écart qui les sépare de tel ou tel axiome constituant une majorité redondante (…). Une minorité peut ne comporter qu’un petit nombre ; mais elle peut aussi comporter le plus grand nombre, une majorité absolue, indéfinie. (…) Ce qui définit donc une minorité, ce n’est pas le nombre, ce sont les rapports intérieurs au nombre. Une minorité peut être nombreuse, ou même infinie ; de même une majorité. Ce qui les distingue, c’est que le rapport intérieur au nombre constitue dans le cas d’une majorité un ensemble, fini ou infini, mais toujours dénombrable, tandis que la minorité se définit comme un ensemble non dénombrable, quel que soit le nombre de ses éléments. »
24Au delà de ses réflexions sur les Blancs et les non-blancs, les urbains et les ruraux, les jeunes, les femmes, les travailleurs précaires, etc. – sans évoquer les modes de scrutin qui créent des majorités politiques à partir d’une minorité de suffrages exprimés – le philosophe invitait à penser les minorités, non comme une catégorie axiomatique ou mercantile, mais comme un « flux ou ensemble non dénombrable » et il ajoutait :
« La riposte des États, ou de l’axiomatique, peut être évidemment d’accorder aux minorités une autonomie régionale, ou fédérale, ou statutaire, bref d’ajouter des axiomes. Mais précisément ce n’est pas le problème : il n’y aurait là qu’une opération consistant à traduire les minorités en ensembles ou sous-ensembles dénombrables, qui entreraient à titre d’éléments dans la majorité, qui pourraient être comptés dans une majorité. De même un statut des femmes, un statut des jeunes, un statut des travailleurs précaires (…) »18
25Les minorités politiques en révolution constituent aussi « ces ensembles flous non dénombrables, non axiomatisables, bref ces masses, ces multiplicités de fuite ou de flux ». Ne citons que l’exemple des Jacobins qu’une pauvre vulgate continue de réifier, malgré tant d’importants travaux, et rappelons que Barnave, Brissot et tant d’autres ont été des membres illustres du célèbre club parisien. Mais au delà des luttes axiomatiques, dont il n’est pas question de nier l’importance politique, dans l’histoire comme dans la mémoire19, poursuivons notre réflexion à partir d’un débat, parmi d’autres, sous la Constituante concernant les opinions religieuses en février 1791.
26En dépit de la proclamation des droits de l’homme et du citoyen et, notamment, de l’égalité entre protestants et catholiques pour toutes les fonctions électives, acquise la veille de Noël 1789, les troubles religieux et la fameuse bagarre de Nîmes, suscitent diverses prises de position à l’Assemblée nationale. Ainsi, Barnave en profite pour dénoncer le départ pour Rome des tantes du Roi des Français et demande la mise en discussion d’une loi précisant les devoirs de la famille royale. Sa motion est contestée par un député ci-devant noble qui estime que ce n’est pas par décret qu’on peut empêcher l’émigration, mais par le rétablissement de l’autorité et le respect de la loi. Le débat oppose, ensuite, Malouet à Pétion, deux grandes figures du côté droit et du côté gauche de l’Assemblée. Pétion rétorque à l’argumentaire de la droite que les troubles sont dus aux écrits incendiaires appelant le peuple, au nom de la religion (on ne précise pas encore « catholique et romaine »), à désobéir à la loi et il ajoute :
« Ces troubles sont produits par la révolte constante de la minorité contre la majorité. J’insiste sur ce mot et voici comment je l’explique. Dans toute assemblée délibérante, il y a nécessairement un parti de minorité ; mais, lorsque la loi est rendue, que l’on élève des protestations contre elle, qu’on va contre ses décrets, voilà ce que j’appelle la révolte de la minorité contre la majorité. (Vifs applaudissements à gauche ; murmures prolongés à droite). »
27Alors, Malouet intervient pour s’indigner de l’expression « révolte de la minorité ». Il refuse d’assimiler « des contradictions libres et légitimes » à « des protestations » et en profite pour dénoncer les « murmures outrageants contre les opinions qui ont contrarié la majorité » de l’Assemblée. D’André, député de la noblesse d’Aix en 1789, tente ensuite de s’interposer en interprétant la formule de Pétion ainsi :
« Il est possible que les désordres arrivent par la résistance de la minorité de la nation à la majorité de la nation. Et certainement tout le monde est d’avis que, lorsque la volonté de la nation a été exprimée par une loi, la minorité de la nation doit s’y soumettre. »20
28Mais le leader du parti monarchien veut dénoncer les méthodes d’intimidation du parti patriote et publie son Opinion sur la révolte de la minorité contre la majorité le 27 février 1791.
29Malouet hésite entre, d’une part, la revendication du droit de la minorité de l’Assemblée à s’exprimer contre les lois nouvelles et à participer, ainsi, à l’expression de la volonté générale qui, sans elle, serait une fiction et, d’autre part, la condamnation des pratiques de l’Assemblée constituante :
« Que leur importent en effet les tristes harangues de cette minorité, qui semble créée et combinée tout exprès pour le succès de la majorité, et dont le silence au contraire serait la plus éloquente censure de l’oppression qu’elle éprouve. Je l’ai dit à l’Assemblée, et je le répète ici, je ne crois pas qu’il y ait d’exemple dans l’histoire des sociétés politiques, qu’on ait accumulé autant d’outrages et de vexations contre la minorité d’une assemblée délibérante.
Et cependant, lorsque toutes les recrues, que de savantes manœuvre sont fait passer de droite à la gauche, ont réduit au moindre terme cette minorité, elle est restée composée d’hommes inébranlables dans leurs convictions, mais sans aucun point de ralliement, sans unité de principes, sans combinaison de moyens, marchant toujours en débandade devant une armée en bataille. N’était-il pas trop heureux pour la majorité et pour l’honneur de la Constitution qu’il y eût des hommes assez impolitiquement honnêtes pour se dévouer, dans une telle position, à une lutte aussi inégale pour faire croire au peuple qu’ils étaient libres, et qu’ils avaient eu une part suffisante à l’examen et à la discussion des lois décrétées ? (…) Jamais, dans les discussions importantes, je n’ai pu obtenir la permission de répliquer à MM de Mirabeau, de Lameth et de Barnave. Combien de fois avons-nous vu la discussion fermée pour la minorité avant qu’elle fût ouverte ! (…) »
30Malouet, après avoir dissipé toute équivoque (« je déclare que je n’aime point les révoltes, que je n’en conseillerai jamais contre les lois ») développe une analyse très fine de la minorité parlementaire et nationale : une minorité relative, d’abord parce qu’il doit falloir la « compter par millions » de citoyens ; ensuite parce que « la majorité de l’Assemblée est une souveraineté provisoire » et que « quelques voix peuvent, d’un instant à l’autre, passer de gauche à droite » ; enfin parce qu’une minorité est nécessaire pour faire croire au peuple que la loi est l’expression de la volonté générale et de la délibération collective. Assumant le statut de l’intellectuel « impolitiquement honnête » au sein de l’Assemblée, après le départ de Mounier et autres collègues, Malouet démonte la fiction de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La Loi est l’expression de la volonté générale ». Il évoque non sans dérision : « cette bonne minorité s’essoufflant par la plus candide coopération au grand œuvre de la régénération » et décrit les règles parlementaires en vigueur en ces termes :
« Vous jouissez de la plus grande liberté d’opinions, à quelques conditions près, qu’il était indispensable de vous imposer pour le salut de la chose publique, savoir : 1. De vous accorder rarement la parole, et jamais lorsque la réplique peut être décisive ; 2. À la charge d’être interrompus par des huées quand vous contrariez nos opinions, et d’être livrés au peuple par nos licteurs écrivains comme ennemis de la liberté ; 3. enfin, votre droit de parler, discuter, que nous respectons, comme de raison, et dont le libre examen vous est garanti par les deux conditions précédentes, vous expose très justement, quel que soit votre avis, dans la minorité, à être responsable de toutes les protestations faites et à faire, et de tous les désordres qu’il nous convient mieux de leur imputer qu’à toute autre cause. »
31Si la volonté générale « qui consacre le bonheur et la liberté de tous » n’est le produit que d’une opinion publique constituée en retranchant « toutes les volontés enchaînées par la terreur », si la souveraineté de la nation qui « s’exprime par ses représentants » est soumise « au plus atroce despotisme », s’il n’est pas tenu compte « de toutes les volontés particulières suffisamment éclairées et très librement exprimées » que faire de « cette autre phrase, fort applaudie lorsqu’elle fut prononcée, l’insurrection est le plus saint des devoirs » ?
32Refusant d’appeler à la révolte et n’ayant « pas juré de défendre une constitution qu’on établirait par la terreur », Malouet propose une conception de l’opinion publique, opposée à celle des Jacobins et autres clubs patriotiques qu’il convient, d’ailleurs, de supprimer : « l’opinion publique, pour être déterminante, doit être exclusivement celle des meilleurs esprits ». Dans cette « crise symptomatique de la maladie du corps politique » que le monarchien diagnostique, le recours au suffrage de la multitude n’est qu’une « criminelle astuce » et le remède réside dans le retour du peuple dans ses chaumières.
33Or la caractéristique majeure de la Révolution française, par rapport aux autres révolutions européennes, est bien la remarquable participation populaire.
Principe majoritaire et réalité du conflit politique : quelle place pour les minorités ?
34La publicité des débats politiques et des votes des législateurs, avec la présence de spectateurs et d’auditeurs dans les tribunes de toutes les assemblées délibératives, leurs murmures de réprobation comme leurs applaudissements, sans parler des comptes rendus journalistiques dans la capitale comme dans les départements, a donné d’emblée à la démocratie française un autre contenu que celui d’une simple démocratie représentative. Certes, plusieurs périodes historiques peuvent être distinguées au cours de la décennie révolutionnaire : celles où le suffrage est universel masculin ou censitaire ; celles où la publicité des votes est la règle ou pas ; celles où la liberté de la presse et la liberté de réunion et d’association est généralisée, restreinte ou interdite ; celles où les élections sont périodiques et libres, sans remise en cause par le pouvoir exécutif ; celles où la France est en guerre ou pas ; etc. Et tous les travaux, initiés notamment par Maurice Agulhon et Michel Vovelle, sur l’apprentissage de la culture démocratique trouvent de plus amples questionnements chez les historiens que la pauvre affirmation politiste ou idéologique de l’anti-pluralisme de la culture politique française en révolution.
35Car non seulement les débats ont eu lieu, au plan local comme au plan national, dans le côté droit comme à gauche, et les archives sont là pour être dépouillées, mais encore la participation du peuple souverain à la vie politique ne se réduit pas plus à la démocratie électorale que la formation de l’opinion publique ne se limite à la diffusion de la culture des salons ou des cercles. La réalité des conflits politiques est à appréhender dans son épaisseur sociale.
36Le peuple souverain, c’est, bien sûr, d’abord sous la Révolution le « peuple debout » et en armes. C’est, aussi, le peuple privé de droits politiques comme le droit de vote ou le droit d’éligibilité. C’est aussi le peuple qui revendique des droits nouveaux.
37Jean-Paul Marat est l’un des premiers, sous la Constituante, à agiter cette idée forte du droit naturel à « la résistance à l’oppression », reconnu et déclaré le 26 août 1789 :
« À qui devons-nous la liberté sinon aux émeutes populaires ?… Suivez les travaux de l’Assemblée nationale et vous trouverez qu’elle n’est entrée en activité qu’à la suite de quelque émeute populaire et que, dans les temps de calme et de sécurité, cette faction odieuse n’a jamais manqué de se relever pour mettre des entraves à la Constitution ou faire passer des décrets funestes »
38écrit-il le 10 novembre 1789.
39Marat est, sans doute, un de ceux qui incarnent le mieux, alors, une position minoritaire face à la théorie de l’unité nationale défendue par Sieyès et à la pratique politique de la Constituante. Il est, certes, loisible d’interpréter le message de Marat, comme précurseur de l’antiparlementarisme ou de l’opposition entre pays légal et pays réel lorsqu’il pose, dans L’Ami du Peuple le 12 octobre 1790, la question suivante :
« Peut-on douter que la majorité corrompue de l’Assemblée nationale, si empressée de lancer en leur faveur des décrets fulminants contre le pauvre peuple qu’ils affament, ne connive avec eux, les ennemis de la révolution ? »
40On peut, aussi, voir dans la critique radicale de l’Assemblée nationale et de sa majorité, assimilée par Marat à une faction, la poursuite du questionnement, des Lumières à la Révolution, sur la représentation de la volonté générale. Car dès 1789, s’impose avec force le rôle de la politique extra parlementaire dans l’établissement de la souveraineté nationale. La méfiance vis-à-vis du régime représentatif en 1789, dû, certes, à l’héritage rousseauiste, mais tout autant au décri du modèle anglais et sa fameuse corruption qu’au souvenir récent des Parlements en France prétendant parler au nom de la Nation, se nourrit de l’histoire de la Révolution de France, dès 1789, chez Marat comme, plus tard, chez Babeuf.
41Avec Babeuf, nous n’entrons pas seulement dans le monde de ce qu’il a appelé la « dé révolution » après la défaite des sans-culottes au printemps 1795 et le vote d’une nouvelle constitution par la Convention thermidorienne, mais aussi, dans celui où la représentation nationale sous le Directoire ne peut souffrir la concurrence de réunions politiques, telles le club du Panthéon, puis celui du Manège, et où la seule légitimité constitutionnelle résulte du suffrage, dans la mesure où celui-ci consacre, désormais, le rôle des propriétaires dans la nation.
42Dans son article « Million doré et ventres creux », le tribun du peuple s’attache à décrire la nouvelle donne politique en distinguant d’abord deux conceptions de la république, l’une « bourgeoise et aristocratique » et, l’autre, « populaire et démocratique ». Sous la plume de Babeuf, les « deux cent mille » de Sieyès sont devenus « un million qui fut toujours l’ennemi, le dominateur, l’exacteur, l’oppresseur, la sangsue des vingt-quatre autres ». Au delà de cette commune bi partition de la classe politique et de l’inégal dénombrement des opinions, Babeuf diagnostique que « l’homme étant un composé de passions contraires, il résulte que, dans toute assemblée d’hommes réunis pour faire les lois, il est absolument impossible que tous les veulent bonnes, c’est-à-dire, plus conformes à l’intérêt général qu’à l’intérêt particulier. »21
43Ainsi, à l’aurore des temps nouveaux qu’ouvre la rupture de 1789 comme à l’heure du désenchantement politique, la contestation journalistique d’une majorité politique établie par le système électoral contribue à la réflexion sur le fonctionnement des institutions démocratiques et, singulièrement, sur la place de « la classe des infortunés » que Babeuf appelle « les plébéiens », exclue de la citoyenneté active.
44Pour autant, la délibération collective en assemblée ne se limite pas au seul rapport de forces dans le pays. Ainsi, d’autres législateurs que les monarchiens ont dénoncé la tyrannie d’une majorité à l’Assemblée et disséqué l’héritage rousseauiste. L’ancien Constituant Robespierre reprend le débat à la Convention. Au cours de cette première période de la Convention nationale, où il a revendiqué un nouveau droit : le droit à l’existence, après les grandes manifestations populaires des taxateurs d’entre Seine et Loire, Robespierre déclare, en effet, à la séance du 28 décembre 1792 :
« La minorité a partout un droit éternel, c’est de faire entendre la voix de la vérité, ou de ce qu’elle regarde comme telle. »22
45Comme Malouet répliquant jadis à Pétion, Robespierre réfute l’argumentation des Girondins. Mais à la différence de l’intellectuel coupé du peuple, son analyse du rapport de forces politiques dans une Assemblée révolutionnaire n’est pas une condamnation du régime représentatif, mais une défense et illustration. Car l’époque est celle de la discussion sur le jugement du roi par la Convention nationale. Après la dernière comparution de Louis Capet, le 26 décembre 1792, le président Defermon fait cesser le tumulte, consécutif à l’intervention de Lanjuinais, en se couvrant, conformément au règlement de l’Assemblée, et déclare :
« J’invite tous les membres à se respecter eux-mêmes et à respecter la majorité ; car tous veulent sans doute que la loi soit l’expression de la volonté générale. »
46Le lendemain, le président est contraint d’expliciter le fameux concept :
« (…) Il n’y a plus ni assemblée politique ni liberté, si les représentants de la minorité s’élèvent contre la majorité. Je déclare au nom de la patrie, au nom de la force de majorité des citoyens de la République que je ferais respecter la Convention nationale parce que tous leurs vœux et leurs espérances sont ici. (…) Je serais coupable si je laissais flétrir, avilir la loi qui, faite par la majorité des volontés, est toujours censée être l’expression de la volonté de tous… Celui qui s’élève contre l’expression de la volonté générale est coupable de tyrannie et de lèse-nation. »
47Le président ne peut laisser « avilir la loi qui, faite par la majorité des volontés, est toujours censée être l’expression de la volonté de tous ». La volonté générale ne peut s’exprimer « si les représentants de la minorité s’élèvent contre la majorité » par leurs applaudissements ou murmures. Comme c’est « au nom de la force de majorité des citoyens de la République » que le président veut faire respecter le règlement de l’assemblée, le tumulte reprend de plus belle, les Girondins en profitent pour demander, avec Vergniaud, la censure du député Bentabole et son envoi à l’abbaye, avec Buzot l’aide des départements contre une portion du peuple très méprisable ou avec Rabaud Saint-Étienne l’appel au peuple pour le jugement du roi (car « vous reconnaissez le principe que la loi est dans la majorité des voix du peuple légalement consulté ») tandis que d’autres députés protestent contre « une majorité oppressive » et réclament le droit à la parole23.
48Après un dernier passage de Buzot à la tribune, Robespierre intervient alors. Un discours remarquable où le leader jacobin parvient à condenser et annihiler tous les arguments des Girondins depuis la réunion de la Convention contre le Paris révolutionnaire, à partir de la question suivante :
« Par quelle fatalité la question qui devrait réunir le plus facilement tous les suffrages et tous les intérêts des représentants du peuple ne paraît-elle que le signal des dissensions et des tempêtes ? »
49Il ne se contente pas de la réponse de fond qu’il apporte à la manière dont s’exprime la volonté générale : « Je ne répéterais point (…) que le véritable jugement d’un roi, c’est le mouvement spontané et universel d’un peuple fatigué de la tyrannie, qui brise le sceptre dans les mains du tyran qui l’opprime : c’est le plus sûr, le plus équitable des jugements ». L’ancien Constituant rappelle l’histoire d’un autre mouvement populaire qui aboutit au massacre du Champ de Mars, pour critiquer « la cabale dominante » d’alors et dénoncer « le parti » qui, aujourd’hui, veut « la guerre civile ». De cet exercice très difficile qu’est pour un historien la comparaison de révoltes et de révolutions, Robespierre tient à historiciser la volonté populaire pour interpeller les députés : « N’est-il pas évident que c’est moins à Louis XVI qu’on fait le procès qu’aux plus chauds défenseurs de la liberté ? ». De même, revenir sur l’accusation de dictature propagée par les Girondins, c’est faire le constat suivant : « Ils disposent de toute la puissance publique et de tous les trésors de l’État, et ils nous accusent de despotisme ! ».
50Après avoir établi qu’à l’origine de la démocratie moderne, il y a la force du mouvement populaire, le leader de la minorité parlementaire fait appel « aux principes » pour dénouer le conflit entre des intérêts divergents et d’intenses passions, ou « entre l’oppresseur et l’opprimé ». Car la distinction de « l’assemblée en majorité et minorité » n’a été imaginée que « pour réduire au silence ceux qu’on désigne sous cette dernière dénomination », pour « éterniser la discorde, pour se rendre maîtres des délibérations ». La justice et la raison suffisent pour repousser cette manœuvre politicienne et pour rendre la dignité à la représentation nationale :
« Je ne connais point ici de minorité, ni de majorité. La majorité est celle des bons citoyens ; la majorité n’est point permanente, parce qu’elle n’appartient à aucun parti. Elle se renouvelle à chaque délibération ; elle est toujours libre, parce qu’elle appartient à la cause publique et à l’éternelle raison ; et quand l’assemblée reconnaît une erreur qui lui avait été surprise, la minorité devient alors la majorité. La minorité a partout un droit éternel, c’est de faire entendre la voix de la vérité, ou de ce qu’elle regarde comme telle. La vertu fut toujours en minorité sur la terre. »
51Même si le recours à l’histoire (passée ou récente) des héros et des tyrans n’est pas inutile, le temps présent invite à constater la fluidité des majorités en révolution, à envisager la possibilité du triomphe de l’adversaire politique et à rappeler que l’union fait la force. Trop profondément attaché à la représentation nationale et à l’enjeu du vrai débat occulté « par un petit nombre d’intrigants », Robespierre ne laisse qu’entrevoir la possible légitimation d’une minorité révolutionnaire comme interprète de la volonté générale, à partir de la distinction établie par Rousseau entre volonté générale et volonté de tous sur laquelle avait butée Malouet. Robespierre, politiquement correct, préfère conclure sur la nécessité de l’union « pour sauver la patrie » et termine ainsi son discours : « Je demande que la Convention nationale déclare Louis coupable et digne de mort ».
52Au delà des majorités fluctuantes sous la Révolution, celle des patriotes en 1791 ou celle des Girondins en 1792, au delà des discours de minorités, teintés de scepticisme chez Malouet ou de volontarisme politique chez Robespierre, au delà des stratégies de conquête d’une majorité de l’opinion, retenons d’abord avec Jean-Pierre Faye la constante « nécessité d’énoncer » les droits de l’homme et du citoyen « qu’il s’agisse de Barnave ou de Vergniaud, de Danton ou d’Hébert, ou de Saint-Just »24, mais aussi la réflexion permanente sur les liens entre mouvement populaire et représentation nationale, démocratie directe et démocratie représentative, majorité et minorité, mandataires et électeurs.
53Signalons simplement ici le célèbre projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen de Robespierre, le 24 avril 1793, dont l’article 16 propose :
« Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier, mais le vœu qu’elle exprime doit être respecté comme le vœu d’une portion du peuple qui doit concourir à la formation de la volonté générale.
Chaque section du souverain, assemblée, doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté : elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations.
Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires. »
54On sait que l’article 26 de la Déclaration des Droits votée en juin 1793 par la Convention nationale emprunte une partie du projet de Robespierre, en affirmant :
« Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblé doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une égale liberté. »
55Ce « mouvement redoutable de contradictions » qu’évoquait Jean-Pierre Faye, après Albert Soboul dans sa remarquable thèse sur les Sans Culottes parisiens, ne se réduit ni à la question du droit des minorités quand toute la France est mobilisée en 1793 pour la défense nationale, ni à celle de l’opposition entre démocratie sectionnaire ou clubiste et démocratie représentative. Est-il dépassé aujourd’hui, dans un pays en paix et dans une démocratie bi séculaire ?
56Quand Jean Jaurès, au début du XXe siècle, réfléchit à l’avenir du socialisme en France et publie en 1901, dans le quotidien socialiste La Petite République, puis dans les Cahiers de la Quinzaine, la revue de Charles Péguy, des articles tels que « Majorités révolutionnaires » ou « Les raisons de la majorité », il fait bien sûr de la Révolution française « le référent majeur », selon sa biographe, la regrettée Madeleine Rebérioux, qui ajoutait : « Il lit dans sa créativité juridique l’avenir de la société française. Loin de figer le présent, le droit révolutionnaire ouvre les portes du changement social et peut-être du socialisme »25. Jaurès écrivait notamment :
« Ces grands changements sociaux qu’on nomme des révolutions ne peuvent plus être l’œuvre d’une minorité. Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique qu’elle soit, ne suffit pas, au moins dans les sociétés modernes, à accomplir la Révolution. Il faut le concours, l’adhésion de la majorité, de l’immense majorité. »
57Et d’ajouter :
« Cela est évident pour la Révolution de 1789. Elle n’a éclaté, elle n’a abouti que parce que l’immense majorité, on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. »26
Notes de bas de page
1 « Révolution et minorités religieuses », UMR Telemme, Rives nord-méditerrranéennes, n°14, 2003.
2 Martine Lapied et Christine Peyrard (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, préface de M. Vovelle, Aix-en-Provence, 2003.
3 Christine Peyrard et Michel Vovelle (dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, 2002.
4 Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, 2005 ; Zeev Sternhell, Les anti-Lumières. Du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, 2006.
5 Robert Darnton, Pour les Lumières. Défense, illustration, méthode, Bordeaux, 2002 (pour la traduction française) ; Michel Vovelle, 1789. L’héritage et la mémoire, Toulouse, 2007.
6 Journées d’études de l’UMR Telemme les 10 décembre 2003 et 1er décembre 2004 à la MMSH d’Aix-en-Provence.
7 Extraits du chapitre VI. Ce qui reste à faire. Développement de quelques principes.
8 Extrait du chapitre V. Ce qu’on aurait dû faire. Principes à cet égard.
9 Jean Egret, La révolution des notables. Mounier et les monarchiens, 1789, Paris, éd. 1989 (1950), p. 55.
10 Jean-Joseph Mounier, Exposé de ma conduite dans l’Assemblée nationale et motifs de mon retour dans le Dauphiné. Faits relatifs à la dernière insurrection (…), Grenoble, 11 novembre 1789.
11 Art 6 : « La loi est la volonté générale, exprimée par la majorité ou des citoyens ou de leurs représentants ». Au lieu de : « La loi est l’expression de la volonté générale. (…) » en 1789 et de « La loi est l’expression libre et solennelle de la volonté générale. (…) » en 1793.
12 Art. 7. « Le Corps législatif ne peut délibérer, si la séance n’est composée que de deux cents membres au moins, et aucun décret ne sera formé que par la pluralité des suffrages ». Chapitre III, De l’exercice du pouvoir législatif, Section II, Tenue des séances et forme à délibérer.
13 Art. 24 : « La nomination se fait à la majorité absolue des suffrages ». De la représentation nationale. Voir aussi les articles 26, 42, 47 et 49.
14 Paul Bastid, Sieyès et sa pensée, Paris, éd. 1970, p. 382-383.
15 K. M. Baker, Condorcet. Raison et politique, Paris, 1988 (pour l’édition française).
16 Jean-Claude Perrot, L’âge d’or de la statistique régionale française (an IV-1804), Paris, 1977.
17 Voir l’œuvre de Françoise Brunel.
18 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, 1980, p. 586-587.
19 Michel Vovelle, 1789…, op.cit.
20 Archives parlementaires, t. 23, p. 388-390.
21 Gracchus Babeuf, Le Tribun du peuple, n°29, du 1er au 19 nivôse an III (21 décembre 1794-8 janvier 1795).
22 Discours du 28 décembre 1792. Voir l’interprétation de Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, 1982, p. 175.
23 Le Moniteur, 30 décembre 1792.
24 Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Paris, 1982, p. 177.
25 Jean Jaurès, Études socialistes, présentation de Madeleine Rebérioux, Paris-Genève, 1979.
26 Op. cit., p. 44.
Auteur
Université d’Aix-Marseille, CNRS-UMR TELEMME
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