Conclusion
p. 259-262
Texte intégral
1L’Eurafrique qui naquit avec les négociations des Traités de Rome fut donc bien le contrepoint de l’idée d’Europe. Jamais très éloignées l’une de l’autre, elles connurent dans la période qui nous intéresse des destins parallèles : naissance, diffusion, essor puis accomplissement. Pour autant, la subordination de l’Eurafrique au destin de l’Europe est lourde de sens. En effet, toutes les dimensions de cette aventure étonnante : concepts, différentes composantes, mouvements, acquis diplomatiques, démontrent de manière éclatante que ce fut une affaire d’Africains essentiellement gérée par des Européens.
2On a donc bien affaire à une « re-présentation » dissemblable du colonialisme français. Assurément, faire coopérer les Européens en Afrique à l’ombre du drapeau tricolore peut être absolument interprété comme un authentique « colonialisme second » typique du « colonialisme tardif ». Mais, ces calculs très ambitieux furent en partie déjoués par les partenaires européens de la France eux-mêmes. En effet, l’obsession si particulière à notre pays, que les Allemands et dans une moindre mesure les Italiens refoulaient constamment de dangereuses et terribles pulsions en direction de l’Afrique française, avait mené à l’élaboration d’une ligne politique complètement erronée. Pour nombre de nos décideurs, les Européens en 1956 n’attendaient que le signal de Paris pour se lancer comme en 1885 dans un scramble d’un nouveau genre. Evidemment, il n’en était rien et Robert Marjolin, chef de la délégation française s’en aperçut – à ses dépens – rapidement. Toutefois, mystérieusement, l’écroulement de ce grand dessein passa quasiment inaperçu. Beaucoup préférèrent le passer sous silence. Certains même maquillèrent ce fiasco en succès. Mais comment faire autrement ? Le gouvernement avait eu avec les Traités de Rome l’ambition immense de faire assumer aux Européens l’essentiel du développement de « son » Afrique à la manière du FIDES, et voilà que cette tentative de créer un troisième bloc à côté des Américains et des Soviétiques avait presque complètement échoué.
3Tout cela, on le voit bien, s’inscrit tout à fait dans la logique très française d’une recherche de la puissance. Mais comment les lointains héritiers de la Grande Nation, qui avait déjà bien du mal à construire la si improbable France de 100 millions d’habitants, auraient-ils pu la transfigurer en une Eurafrique dévouée à la cause perdue du colonialisme ? Ils avaient posé la question aux Européens, et ceux-ci, le 19 février 1957 avaient répondu « non, mais » en montrant quelles limites ils entendaient assigner à cette association. Ainsi, comme au Congrès de La Haye de 1948, il avait été entendu que l’Afrique ne serait jamais qu’un « satellite » de l’Europe. Jamais il n’y aurait de plan Marshall européen pour les TOM et pour l’Algérie et jamais les Européens ne seraient la béquille de la politique africaine de la IVe République finissante.
4En revanche, avec le FEDOM, des fondations plus modestes mais prometteuses avaient été plantées. Il y avait donc eu un compromis qui donnait une morale à cette histoire. Comme les Français et surtout Gaston Defferre avaient imaginé « leur » Eurafrique avec l’intention évidente de préserver leur souveraineté et leur puissance en Afrique, les Européens avaient eu une réponse très adaptée. Leur argent ne serait pas donné en quantité suffisante pour servir d’antidote à « l’esprit de Bandoeng », mais en compensation, un effort significatif avait été consenti. Aussi, que Paris ait accepté cela, était lourd de sens. Mis au pied du mur par leurs partenaires, Guy Mollet et de Gaston Defferre avaient, en renonçant à leurs objectifs initiaux, prouvé qu’ils avaient plutôt préféré l’Europe à l’Afrique. En procédant ainsi, ils avaient mis le doigt dans l’engrenage de la décolonisation. De même, le résultat navrant de ces négociations avait fait admettre que jamais la France ne pourrait à elle seule maintenir le rythme imposé par « l’économie de dons » à moins de sacrifier complètement l’économie métropolitaine. Cela donnait raison aux partisans du cartiérisme et condamnait ainsi à l’avance tout espoir de sauvegarder en l’état l’Union française. C’est pourquoi nous pouvons renverser la proposition de Nathalie Ruz qui affirme que « le cartiérisme débouche sur la construction européenne1 ». En effet, il nous semble au contraire que ce furent les choix opérés lors de ces négociations qui permirent le triomphe du cartiérisme.
5Ainsi, les négociations des Traités de Rome permettent donc de considérer la décolonisation française sous un jour nouveau. Indiscutablement, il y eut à Paris la volonté de se lancer avec les Européens dans une politique de grand style visant à développer le continent noir puisqu’il s’agissait, soulignons-le bien d’une véritable « relève » européenne. Bien sûr, ces bonnes et généreuses intentions fourmillaient d’arrières-pensées… impériales, mais elles n’en avaient pas moins existé. Par conséquent, comme la colonisation connaît de nos jours un nouveau procès2, cette pièce du dossier mérite de ne pas être oubliée. En effet, la République eut notamment avec Gaston Defferre le souci d’aller aux racines du mal en souhaitant combattre le sous-développement grâce à des moyens gigantesques et sans doute plus appropriés que ceux qui suivirent. L’étude de ce qui nous a semblé être un avatar du colonialisme français pouvait donc se résumer par la formule suivante : une coopération économique avec les Européens respectueuse de la souveraineté : tout de suite, le maintien de l’Union française dans un cadre européen largement confédéral : peut-être demain, une européanisation de la France d’outre-mer : jamais !
6D’autre part, le plus important reste qu’avec le problème de l’outre-mer, les Six avaient répondu à la question « l’Europe jusqu’où3 ? » Certes, grâce aux Français, l’appartenance de l’Afrique à l’aire européenne avait été un principe reconnu et admis, mais celle-ci ne serait jamais qu’une « marche », qu’une « périphérie » tellement son « gradient d’européanisation4 » était faible. En tout cas, le procédé de l’association illustrait bien le statut ambigu des TOM dans le cadre du Marché commun. La décolonisation était préfigurée dans la mesure où, bien avant les indépendances, la limite qui sépare encore aujourd’hui les pays du « Nord » de ceux du « Sud » avait été de facto tracée. La naissance du Marché Commun avait fait voler en éclats le concept d’Union française si cher à Vincent Auriol et la « frontière intérieure5 » qui séparait la Métropole de l’outre-mer avait été mise encore plus clairement en évidence.
7Tout ceci permit aux Européens de mieux cerner leur identité. Non, décidément, ils ne s’étaient jamais sentis complètement « eurafricains » comme Senghor l’avait si ardemment souhaité. Ainsi, à la veille des indépendances le vieux concept « d’Europe-civilisation » avait été abandonné. Désormais, l’Europe se contenterait de ses limites géographiques et non plus de celles de l’extension de sa civilisation6. C’est pourquoi, on peut affirmer un demi-siècle plus tard que la question de l’intégration de la Turquie comme celle moins connue du Maroc7 à l’UE pose des questions analogues. Entre les deux formules proposées, association ou adhésion, il y a non seulement toute l’étendue liquide du détroit de Gibraltar et du Bosphore mais aussi toute la question inépuisable de l’identité de l’Europe. Soyons certains que la réponse apportée fournira d’utiles informations sur la manière dont les Européens comprennent « l’européanité » en revenant ou pas à la fameuse notion « d’Europe-civilisation. »
8Enfin, la naissance de l’UPM (Union pour la Méditerranée) le 13 juillet 2008 pose la question du devenir de la ligne eurafricaine choisie par l’Europe en 1957. Certes, l’UE s’est bien réorientée dans la direction annoncée mais en déclenchant des réactions très hostiles… en Afrique. À en croire le colonel Kadhafi et le président de la Commission de l’Union africaine, Jean Ping, une sorte de néo-colonialisme « bleu-Europe » béni par le couple franco-allemand serait né. Pas question donc pour les Africains de cautionner une nouvelle « course au clocher » comme aux temps de la conférence de Berlin de 1885 ! Pourtant, la virulence des adversaires de l’UPM et notamment ceux du président sénégalais Abdoulaye Wade8 donne assurément matière à réflexion. Ce que l’on redoute ce ne sont pas les appétits des Européens mais plutôt la hantise d’être négligé ou abandonné. En effet, le NEPAD « nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique » initié en 2002 à Kananaskis par le G8, ou encore du programme RECAMP (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix) semblent être devenus lettre morte. Par conséquent, l’UPM, surtout après le discours du Cap prononcé en février 2008 par le président français, conduit à se demander si l’Europe est sur le point de « lâcher » l’Afrique.
9Objectivement, la réponse est non car ni l’UE, ni la France n’ont renoncé à leurs conceptions « eurafricaines ». Sinon, comment expliquer la mise en place de l’EUFOR et de sa base militaire baptisée « Europa » à N’Djamena ou encore la visite des forces européennes au début mai 2008 par le haut représentant de l`UE pour la politique de sécurité commune, Javier Solana ? Mais surtout comment ne pas avoir à l’esprit la substantielle différence existant entre les sommes consacrés au 10e FED et celles encore très floues et plus modestes allouées à l‘UPM9 ? Gardons en mémoire la comparaison entre le destin un peu morne du processus de Barcelone largement associé aux efforts du président Chirac et celui tout de même un peu meilleur des accords de Lomé. L’un s’est limité aux programmes MEDA I et II, alors que l’autre demeure la politique de développement la plus importante de la planète. Donc, si le puzzle de la weltpolitik européenne s’est enrichi d’une nouvelle pièce, l’arbre de l’UPM ne saurait faire oublier la forêt de l’Accord de Cotonou, héritier direct des accords de Lomé. Dans ces conditions, l’Eurafrique, évoquée à nouveau par le président Sarkozy à Dakar en juillet 2007, reste une idée toujours d’actualité.
Notes de bas de page
1 Nathalie Ruz, « La force du cartiérisme », in Jean-Pierre Rioux, (dir.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 335.
2 L’Histoire, octobre 2005, n° 302.
« Colonies. Un débat français », Le Monde 2. Hors série Le Monde, mai-juin 2006.
3 Alain Houziaux (dir.), L’Europe jusqu’où ? Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2005.
4 Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy, Denis Retaillé, Le monde : espace et systèmes, Presses de la FNSP, 1992, p. 437.
5 Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991.
6 Gilles Pécout, « Jusqu’où va l’Europe au XIXe siècle… op. cit., p. 103.
7 Ibidem, p. 97-117.
Pierre-Yves Péchout, « Des frontières pour l’Europe », in Gilles Pecout (dir.), Penser les frontières de l’Europe du XIXe au XXIe siècle… op. cit., p. 119-136.
8 « L’Europe leur offre des infrastructures, routes et trains régionaux, tout ce que l’Afrique a réclamé en vain depuis longtemps. »
9 Environ 23 milliards d’euros pour la période 2008-2013 pour le 10e FED, contre une enveloppe variant entre 600 millions et 2 milliards d’euros annuels pour l’UPM
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