Inquisition et pouvoirs civils dans les États des Couronnes de Castille et d’Aragon. Essai de synthèse
Inquisition and secular powers in the Crown States of Castile and Aragon. A tentative synthesis
p. 25-40
Résumé
Taking into account the long lifetime of the Spanish inquisition and the various roles it played, I have distinguished three possible scenarios whose applications can be found in the institution’s history:
1. a confusion of powers or, to put it another way, the supreme secular power, i.e. the Crown, and the inquisitorial power being made identical;
2. a collaboration between secular powers at the highest levels (king, viceroy, audiences) and the inquisitorial power;
3. jurisdictional conflicts between secular and inquisitorial powers.
In the first two scenarios the concept of a « denominationalization » of monarchy seems adequate. The concept is of German origin, but has been applied to Spain by several Inquisition specialists for about twenty years. The reign of Philip II would correspond to the concept’s validity at its highest, since the political orientations Philip II gave the Spanish monarchy are in keeping with the concept’s main features. Our present study develops such ideas and gives many illustrations of them. The third scenario, however, implies two very different aspects: the first aspect is about jurisdiction conflicts, which were inevitable especially in the kingdom’s outlying territories (Sardinia, Sicily); the second aspect emphasizes the fact that in an Age of Enlightenment and increasing secularization of society the royal power could no longer stand the Inquisition as « a State within the State » or « a law unto itself ».
Texte intégral
1Le constat de la très longue durée de l’institution inquisitoriale dans les États dépendant de la monarchie espagnole (plus exactement certains d’entre eux) suggère une idée simple : celle des variations possibles des relations entre l’institution et les pouvoirs civils, voire d’une transformation profonde, conjoncturelle ou durable de ces relations.
2Pour faire simple, je proposerai trois scénarios :
La confusion des pouvoirs ou, plus exactement, l’identification entre le pouvoir civil suprême, celui du Roi, et le pouvoir inquisitorial.
La collaboration entre les pouvoirs civils à des niveaux élevés (Roi, Vice-rois, Audiences) et le pouvoir inquisitorial.
Les conflits entre l’Inquisition et les pouvoirs civils.
3Dans les deux premiers scénarios il semble que soit opératoire le concept de « confessionalisation » de la monarchie. Encore faut-il préciser que ce concept est d’origine allemande et qu’il a été appliqué à la situation de l’Europe centrale pour caractériser la situation créée par la paix d’Augsbourg de 1555. Je crois nécessaire, à ce propos, de me livrer à un bref rappel pour que les idées soient claires.
4Nous savons tous que le moine augustin Martin Luther a déclenché le mouvement religieux qualifié de « Réforme » en publiant à Wittemberg, en Saxe, ses 95 thèses, qui contestaient ou rejetaient plusieurs des dogmes de l’Église Romaine, dogmes souvent incertains ou mal formulés, de sorte que c’est en fait le concile œcuménique de Trente qui, de 1545 à 1563, définira avec une précision bien supérieure les dogmes et la discipline de l’Église. Quoi qu’il en soit, les idées de Luther se diffusèrent dans les terres d’Empire comme une traînée de poudre et, les premières tentatives de conciliation ayant échoué, Luther fut convoqué par la Diète d’Empire qui se réunissait à Worms en 1521 et reçut un sauf-conduit pour s’y rendre. À Worms, en présence de Charles-Quint (élu empereur en 1519), il refusa de se rétracter et fut mis au ban de l’Empire.
5Mais, compte tenu du succès rencontré par les thèses de Luther dans de larges couches de la société allemande, plusieurs princes (et plusieurs villes libres) virent dans une adhésion à la Réforme l’occasion de renflouer leurs finances en confisquant les biens des monastères et en se libérant de la fiscalité pontificale, tout en consolidant leurs pouvoirs, surtout à partir de 1525 quand Luther prit explicitement et violemment le parti des princes contre les paysans qui s’étaient révoltés, croyant que le message de Luther était un message de libération et les encourageait à secouer la féodalité. Plusieurs princes allemands se rallièrent donc à la Réforme avec leurs États (Brandebourg, Saxe, Hesse, etc..). Les tentatives de reconquête catholique échouèrent et la plupart des Églises luthériennes qui se constituèrent au cours des années 1522-30 adoptèrent comme corps de croyances, la Confession d’Augsbourg (Confessio Augusta) rédigée en 1530 par Melanchthon, un collaborateur modéré de Luther, texte retouché à Worms en 1540 et qui devient alors la Confessio Augusta variata. Charles-Quint, mettant à profit ses victoires militaires sur les princes, notamment celle de Mulhberg (1547), essaya d’imposer un retour au catholicisme, à quelques nuances près : communion sous les deux espèces, mariage des prêtres. Ce fut l’Interim d’Augsbourg (1548). Mais le changement de camp de Maurice de Saxe, qui obligea l’Empereur à quitter précipitamment l’Allemagne, le contraignit à accepter un compromis : ce fut la paix d’Augsbourg de 1555, qui reconnaissait la légitimité de deux « confessions. », la catholique et celle des Églises dites « évangéliques ». Mais il ne s’agissait nullement de la reconnaissance de la liberté religieuse : seuls, les princes, ou les gouvernements des villes libres pouvaient choisir leur religion. Les sujets n’avaient qu’un choix, celui de se soumettre ou d’émigrer. C’est cet alignement de la religion des sujets sur celle des princes qui sera qualifiée, en 1579, de « cujus regio, ejus religio ». Et comme les Églises luthériennes, à l’instar de l’Église catholique et plus fermement encore, mirent le pouvoir religieux au service des pouvoirs civils, on vit se développer dans l’Empire et en Europe Centrale des États confessionnels. C’est pour cela que les auteurs du tome 8 de l’Histoire du Christianisme (Desclée), parmi lesquels Alain Milhou, ont donné comme titre à ce volume « Le Temps des Confessions ».
6En réfléchissant sur ce système, plusieurs historiens allemands, surtout Wolfgang Reinhardt en 1981 et Ernst Walter Zeeden en 1985, ont élaboré et précisé le concept de confessionnalisation, en définissant l’État confessionnel, en analysant les rapports entre confessionnalisation et modernité, en développant l’idée que la confessionnalisation fournissait au pouvoir des moyens de contrôle social plus efficaces.
7Or, depuis une quinzaine d’années, ce concept a été appliqué à l’Espagne, par des historiens espagnols (notamment Manuel Fernandez Alvarez, José Antonio Escudero, Francisco Tomas y Valiente, José Martinez Millan etc.) mais aussi par des anglo-saxons, tels J-H. Plume ou Geoffrey Parker… Ces historiens se sont avisés que, dans le cas de l’Espagne, l’application d’un tel concept pourrait être considérablement anticipée : elle serait valide dès le règne des Rois Catholiques, à partir de la création de l’Inquisition qui aurait été le moyen de contrôle le plus efficace au service de « l’État confessionnel ». Le règne de Philippe II correspondrait à l’apogée de la validité de ce concept. Ainsi, Martinez Millan : « À mon avis, les caractéristiques de la confessionalisation expriment très clairement les orientations politiques que Philippe II et ses successeurs ont données à la monarchie catholique. »1 Observons cependant que l’Inquisition « à l’espagnole » ne fut pas introduite dans tous les États de la Monarchie : ni à Naples, malgré une tentative sérieuse engagée par Ferdinand d’Aragon, de 1506 à 1510, qui se heurte à une sorte de front uni, depuis les barons jusqu’aux classes populaires, et en dépit d’une tentative ultérieure conduite par le vice-roi Pierre de Tolède ; ni à Milan, (dans les deux cas seule est présente l’Inquisition romaine), ni en Franche Comté, ni aux Pays-Bas, où les évêques pouvaient exercer une délégation inquisitoriale mais ne disposaient pas de l’appareil habituel de l’institution, de sa logistique si l’on veut. À ce propos, je tiens à préciser que les recherches que j’ai menées dans la section Estado de l’AGS m’ont permis de trouver des lettres du duc d’Albe déconseillant à Philippe II l’établissement du Saint-Office aux Pays Bas. Par conséquent, même si la confessionnalisation atteint son apogée sous Philippe II, elle se limite aux Espagnes, à la Sardaigne et à la Sicile, en attendant les Amériques.
8Le troisième scénario concerne les conflits entre l’Inquisition et les pouvoirs civils qui sont de deux natures : conflits de compétences et de juridiction, qui sont de tous les temps de l’institution (ou presque), mais surtout des débuts, et ne remettent pas en cause la communauté de vision et d’intérêts entre les deux parties, tout au plus la méthode ; conflits politiques, tels que ceux du XVIIIe siècle et qui sont marqués notamment par les procès de Macanaz et d’Olavide. Ces derniers témoignent à mon sens de la laïcisation progressive de la société, sous l’influence des Ilustrados et de conceptions régaliennes qui ne tolèrent plus l’existence de l’Inquisition comme « État dans l’État ».
L’identification de l’Inquisition et du pouvoir royal
9Que cela plaise ou non, la modalité espagnole de l’Inquisition a été créée à la demande expresse des Rois, Ferdinand et Isabelle, sous l’influence, il est vrai, des dominicains espagnols et, plus précisément, du prieur du couvent de Séville Alonso de Hojeda, qui dénonçait le poids social de nombreuses familles de confessos ou conversos et les accusait de judaïser secrètement. C’est dans ces circonstances que le pape Sixte IV délivra la bulle du 1er novembre 1478, suivie de la nomination par les Rois Catholiques, le 27 septembre 1480, à Medina del Campo, des deux premiers inquisiteurs, Juan de San Martin et Miguel de Morillo, qui commencent leurs enquêtes à Séville en octobre 1480. La bulle de Sixte IV se réfère explicitement à la pétition présentée au pape de la part des Rois Catholiques et cela plusieurs fois : « vous nous avez très humblement supplié d’extirper de ces royaumes… les racines d’une secte aussi pernicieuse. » Un bref pontifical du 11 février 1482 permettra la nomination de sept inquisiteurs supplémentaires en Castille et l’un d’eux, Tomas de Torquemada, sera fait Grand Inquisiteur de Castille (le Grand Inquisiteur est le seul qui soit désigné par le pape). L’identification entre l’Inquisition et le pouvoir royal est en effet renforcée par la capacité concédée aux rois de nommer eux-mêmes les inquisiteurs, qui est affirmée de façon incontestable par la bulle fondatrice : « Nous vous concédons par ces présentes lettres faculté de nommer ces hommes probes (ils ont été définis un peu plus haut) aussi souvent qu’il vous paraîtrait nécessaire, de révoquer ceux que vous choisirez et d’en nommer d’autres à leur place. » On pourrait presque dire que la nomination des inquisiteurs est devenue en Espagne un pouvoir régalien. Et cela va évidemment dans le sens d’une confessionnalisation de la monarchie2.
10On constate que, dès lors, toutes les initiatives des papes, notamment de Sixte IV lui-même, auprès desquels les conversos ont dépêché plusieurs ambassades, pour restreindre les pouvoirs des inquisiteurs, voire pour supprimer l’institution, sont contrés résolument par les Rois Catholiques, notamment Ferdinand, puis par Charles-Quint. Sixte IV avait pris conscience, d’après les rapports et témoignages qu’il recevait, (dont certains émanés de grands seigneurs, ainsi le duc et la duchesse de Medina Sidonia) des excès et de l’arbitraire dont usaient certains inquisiteurs (biens mis sous séquestre, exécutions capitales…). C’est pour cela qu’il menaça de destitution les inquisiteurs sévillans (29 janvier 1482), envisagea la suspension de l’Inquisition (bulle du 18 avril 1482), s’opposa d’abord à l’extension de l’institution à l’Aragon, jusqu’en 1483, exigea même et obtint la destitution immédiate de l’un des premiers inquisiteurs aragonais, Juan Cristobal de Gualbes (25 mai 1483)… Mais le roi d’Aragon exerça une pression constante sur le pape, usa même de menaces voilées. Le pape n’osa pas persévérer et ses tentatives de réduction des pouvoirs du Saint-Office échouèrent, comme ceux d’Innocent VIII, Alexandre VI ou Léon X. Mieux, Ferdinand avait obtenu de Sixte IV une bulle qui, le 17 octobre, 1483, nomma Tomas de Torquemada Inquisiteur général du royaume d’Aragon. La compétence du Grand Inquisiteur s’étendait donc aux deux royaumes, qui restaient cependant bien distincts, et les Instructions rédigées par Torquemada (les premières furent celles de 1484, suivies de celles de 1488, puis de celles de 1498), étaient donc applicables aux deux royaumes, comme le furent celles du successeur de Torquemada, Diego Deza, diffusées en 1500.
11D’autre part, en 1480 existaient en Espagne auprès des rois quatre « conseils de gouvernement » : État, Finances, Aragon, Castille. Or, en 1483, est créé un cinquième conseil, celui de « la Suprême et Générale Inquisition », composé de quatre membres dont l’Inquisiteur Général. Mais le Conseil est l’affaire des souverains qui nomment les trois autres conseillers. Or, ce Conseil aura compétence dans tous les royaumes de la Monarchie, ce qui est exceptionnel (cependant ni à Naples, ni à Milan, ni en Franche Comté, ni aux Pays-Bas). Même si, comme l’a démontré José Antonio Escudero, le Conseil Suprême de l’Inquisition ne fonctionna qu’à partir de 1488, et non de 1480, il s’agit d’une date précoce. De plus, bien avant la cédule de Philippe II de 1567, certains conseillers de la Suprême participaient à d’autres conseils de gouvernement, au sein du système polysynodique, et en particulier au Conseil de Castille, ce qui souligne l’interpénétration des affaires politiques et religieuses, qu’avait soulignée Manuel Fernandez Alvarez en évoquant un État dans lequel le politique et le religieux étaient entremêlés. Ce sont ces conseillers qui furent appelés à partir de 1567 consejeros de la tarde.
12Les Aragonais ont vu avec raison dans le Saint-Office une machine de guerre inventée par Ferdinand pour réduire leurs fueros, d’autant que Ferdinand avait déclaré explicitement, lors des Cortés de Tarazona, d’avril-mai 1484, « Los fueros no pueden justificar herejia. » Pour les Aragonais l’hérésie n’était qu’un alibi. Mon collègue et ami Ricardo Garcia Carcel a pu écrire : « La résistance à l’installation du Saint-Office fut énorme dans toute la Couronne d’Aragon et prit diverses formes depuis les explosions violentes et les ambassades de protestation auprès du roi Catholique, en passant par les révoltes comme celle de Teruel. »3 Je rappelle en effet la conjuration de Saragosse qui rassembla des cristianos viejos et des conversos et qui aboutit à l’assassinat de l’un des inquisiteurs, Pedro Arbues, (l’autre était Gaspar Jutglar), dans la nuit du 14 au 15 septembre 1485 ; la longue résistance de Teruel qui refuse l’entrée dans la ville des inquisiteurs nommés par le roi jusqu’en mars 1485, c’est-à-dire jusqu’à ce que le roi lève une armée pour la lancer contre la ville, la « résistance légale » de Barcelone et Valence qui multiplient les obstacles de toutes sortes à l’action inquisitoriale, enfin l’insurrection sicilienne en 1516 qui contraignit l’inquisiteur à la fuite, libéra les détenus dans la prison inquisitoriale et se termina par le pillage du palais, siège du tribunal de Palerme. Nous avons ici des exemples du scénario n° 3 que je définissais au début de cet exposé et je reconnais qu’il y avait là, contrairement à ce que je disais, divergence de visions.
13La résistance ne fut pas si dure en Castille mais les épisodes conflictuels ne manquèrent pas. Les conversos sévillans se défendirent avec l’appui de quelques grands seigneurs. La deuxième crise, grave celle-ci, se produisit à Ségovie où le tribunal provisoire poursuivit les parents, la grand-mère et d’autres parents de l’évêque, Juan Arias Davila, tous ces gens étant accusés d’avoir vécu et d’être morts en judaïsant. L’évêque récusa Torquemada et tous les inquisiteurs nommés par lui, revendiquant que les juges soient envoyés par Rome. Il s’en alla lui-même à Rome, obtint l’appui de plusieurs cardinaux et, semble-t-il, obtint satisfaction.
14Les événements les plus graves eurent lieu à Cordoue, car presque toute la ville fut impliquée dans les troubles provoqués par un inquisiteur psychopathe, Diego Rodriguez Lucero. Celui-ci, avec l’appui peu compréhensible du nouvel inquisiteur général, Diego Deza et avec l’agrément non moins incompréhensible du roi Ferdinand, de 1504 à 1506 (Isabelle était morte en 1504), poursuivit avec une véritable fureur les conversos de Cordoba, quel qu’ait « été leur comportement », avec l’intention de les éliminer physiquement. De nombreux conversos payèrent de leur vie cette rage : la ville de Cordoue et l’archevêque de Grenade, Hernando de Talavera, dont la sœur et la nièce furent accusées de cryptojudaïsme, dénoncèrent explicitement le comportement de Lucero qui accusa Talavera de complicité (encubridor). La ville de Cordoue, accusée collectivement d’hérésie, envoya une ambassade composée de civils et de religieux à Deza qui approuva Lucero. Alors, la ville en appela au pape. En 1506, une émeute populaire prit d’assaut la prison inquisitoriale et le collègue de Lucero dut libérer les 400 détenus. L’arrivée de Philippe le Beau en Espagne et la régence de Cisneros privèrent Ferdinand du pouvoir qu’il avait exercé indûment en Castille et calmèrent le jeu : Lucero fut emprisonné puis destitué de sa charge mais il ne paya pas ses crimes.
15Ces épisodes démontrent deux choses : un malaise social, fruit du problème converso, pour des raisons complexes, à la fois religieuses et sociales. Et l’extraordinaire insistance qu’apportèrent les Rois Catholiques, surtout Ferdinand d’Aragon à l’établissement et au renforcement de l’Inquisition puisqu’ils allèrent jusqu’à protéger des inquisiteurs fanatiques à demi déments, comme Lucero. L’Inquisition apparaissait-elle à Ferdinand comme l’un des instruments privilégiés d’un pouvoir royal en croissance et de l’État moderne émergent.
16Il faut se souvenir de ce qu’en Aragon, conformément à la tradition « pactiste » le pouvoir royal était beaucoup moins fort qu’en Castille. Pour Ferdinand, par conséquent, le Saint-Office est une arme destinée à casser ou à limiter les fueros et il l’a explicitement suggéré. Cela dit, la plupart des historiens qui se sont occupés de l’Inquisition n’avaient pas hésité jusqu’à une date récente, et à quelques nuances près, à considérer que l’Inquisition avait été créée pour régler de façon radicale le problème converso et un cryptojudaïsme assez répandu : José Amador de los Rios, Marcelino Menendez Pelayo, Karl von Hefele, Miguel de la Pinta Llorente, Bernardino Llorca, Antonio Dominguez Ortiz, comme les historiens juifs (Haim Benart, Cecil Roth) admettaient cette thèse et c’est encore celle que soutient Juan Gil dans la forte étude consacrée à Los conversos y la Inquisicion de Sevilla (2 volumes, 2000). Une quantité considérable de références, les crises antérieures, l’impression pénible que ressentirent les rois à leur arrivée à Séville en 1477 et la dénonciation d’un cryptojudaïsme conquérant par l’archevêque de Séville, Pedro Gonzalez de Mendoza, qui pourtant, humaniste passé par l’Italie, était d’esprit libéral, semblaient avaliser cette vision largement partagée. La mise en place d’un « État confessionnel », même si l’expression n’était pas d’usage, passait à l’évidence par la réalisation de l’unité religieuse.
17Il faut bien comprendre en effet que l’appareil inquisitorial est étroitement associé à l’appareil d’État. La désignation de l’Inquisiteur Général se fait sur la proposition des rois et, au début de l’histoire de l’institution, ces personnages ont de hautes responsabilités politiques : de 1505 à 1517, le cardinal Cisneros est régent du royaume de Castille après la mort d’Isabelle ! De 1517 à 1522, le cardinal Adrien d’Utrecht, ancien précepteur du prince Charles, régent de Castille ! De 1566 à 1571, Diego Espinosa, Inquisiteur Général, est aussi président du Conseil de Castille, etc.. Plusieurs conseillers de la Suprême ont été en même temps membres d’autres Conseils de gouvernement (notamment de celui de Castille) ; de nombreux inquisiteurs (qui sont de plus en plus des juristes, des letrados, et non des théologiens) ont fait de grandes carrières dans l’appareil d’État. Deux des « hommes du roi » les plus importants à l’époque de Philippe II (j’emprunte l’expression à Manuel Fernandez Alvarez) ont été Inquisiteurs Généraux : Diego de Espinosa, déjà nommé, et Fernando de Valdès. Celui-ci, devenu archevêque de Séville, après avoir dirigé plusieurs diocèses, fut à la fois Inquisiteur Général, président de la Chancellerie de Valladolid et membre du Conseil d’État, tandis que Diego de Espinosa devint Président du Conseil de Castille. Ce fut encore le cas, beaucoup plus tard, de Diego Sarmiento de Valladares, Inquisiteur Général de 1669 à 1694 et Président du Conseil de Castille. Ces exemples, qui pourraient être multipliés (Francisco Tello de Sandoval, Mauricio Paz y Figueroa, Antonio Zapata de Mendoza), soulignent qu’il n’existait pas de frontières entre les carrières d’Église, d’Inquisition et d’État. Politique et religieux sont associés étroitement dans un État « confessionnalisé ». Ce qui explique d’ailleurs que les inquisiteurs soient plus fréquemment des juristes que des théologiens. Car de fortes études universitaires, assurant une grande connaissance du droit civil et du droit canonique, étaient indispensables à ce double cursus. Sur les 57 inquisiteurs du tribunal de Tolède recensés par Jean-Pierre Dedieu, de 1482 à 1598, 55 étaient des letrados (41 licenciés, 14 docteurs) et une forte proportion d’entre eux étaient passés par les colegios mayores, en somme les centres d’excellence de la Castille, entre autres San Bartolomé et le collège de Cuenca à Salamanque, Santa Cruz de Valladolid ou San Ildefonso d’Alcala de Henares4.
18On constate également que dans leur testament les rois d’Espagne recommandent à leur successeur de conserver et de protéger la « Sainte Inquisition » : clause du testament de Charles-Quint, reprise par la clause 28 du testament de Philippe II, la clause 32 du testament de Philippe III, la clause 6 de celui de Philippe IV. Prenons par exemple la clause 28 du testament de Philippe II : « je lui recommande particulièrement (à son fils et successeur Philippe III) de favoriser et d’ordonner de favoriser le Saint-office de l’Inquisition contre la perversité hérétique et l’apostasie parce que par lui sont éliminées de nombreuses offenses à Notre Seigneur, et en ces temps de péril, si fertiles en erreurs de Foi, il convient d’être plus attentifs et plus vigilants encore que par le passé… »5. Un chroniqueur fort connu, dont les œuvres ont été rééditées récemment, Luis Cabrera de Cordoba, écrivait d’ailleurs à propos de Philippe II : « il favorisa toujours et beaucoup le Saint-Office de l’Inquisition et ses ministres, cherchant à les maintenir mais aussi à augmenter leur pouvoir parce qu’il connaissait leur importance. » En somme, Philippe II, qui s’identifie à La Contre-Réforme et aux décisions du concile de Trente, tout en restant jaloux de son autorité, impose une idéologie orthodoxe au service de laquelle le Saint-Office lui apparaît comme le meilleur outil, ce qui explique son soutien inconditionnel aux dépens mêmes des pouvoirs ecclésiastiques traditionnels. Les cédules royales de 1562 adressées à tous les archevêques et évêques espagnols, précisent clairement que le délit d’hérésie est de la compétence exclusive des tribunaux inquisitoriaux : « Nous vous prions et ordonnons de ne pas connaître des délits ci-dessus (délits d’hérésie), ni vous-même, ni votre vicaire, ni vos officiers ; et de remettre les informations relatives à ces délits, que vous détenez ou détiendrez dans l’avenir, aux inquisiteurs apostoliques du district où résident les délinquants, de façon à ce que se fasse justice. ». Le vice-roi de Navarre reçoit en 1565 une recommandation analogue. Et, en 1568, un autre texte royal enjoint aux archevêques et évêques de prêter toute l’assistance possible aux inquisiteurs et aussi de les honorer.
19Les Instructions du Saint Office de l’Inquisition, préparées à Tolède en 1561, sous l’autorité de Fernando de Valdès, répondent, selon J.-L. Gonzalez Novalin à un critère unanimement reconnu : « celui d’instituer une unité de procédure commune à tous les tribunaux, à la lumière de l’expérience acquise au terme de plusieurs années. » Ces instructions définissent donc avec précision les règlements, compétences et activités de l’Inquisition et pour augmenter les capacités d’intervention de l’institution, des représentants (commissaires) sont nommés dans les villes ou bourgs de quelque importance qui n’étaient pas le siège d’un tribunal : ainsi, en 1561, dans les villes de Guipuzcoa (Saint Sébastien) et de Biscaye (Bilbao), qui dépendaient du tribunal de Logroño, afin qu’elles ne soient pas « infectées » par les erreurs de la secte luthérienne. De même, simples exemples, des commissaires furent-ils institués à Teruel (ressort de Valence), Jaen et Baeza (Cordoue), Carthagène (Murcie), et évidemment Madrid (Tolède). Cependant, les Instructions avaient un autre but : il s’agissait de justifier a posteriori plusieurs des mesures prises dans l’urgence des années critiques 1557-59 par Valdès et son équipe : par exemple, la suppression du délai accordé par l’édit de grâce lors de la répression des foyers réformés de Valladolid et Séville, ou encore l’exécution du docteur Agustin de Cazalla, brûlé lors de l’auto de Valladolid, alors qu’il aurait dû être épargné puisqu’il avait avoué, avait clamé son repentir et n’était pas relaps. Les jugements et les sentences de Valladolid étaient le reflet d’une véritable panique (inspirée par le retraité de Yuste) qui avaient conduit les Inquisiteurs à des mesures d’une extrême dureté qu’il s’agissait de légitimer après coup. Cette panique nous renvoie évidemment à la hantise de la Réforme de Luther, cause essentielle de l’échec du projet impérial.
20On peut admettre que dès le début des années 1560, le Saint-Office qui vient de faire la preuve aux yeux du Roi de sa capacité à gérer une crise majeure (celle du surgissement en Espagne de cercles réformés) a pour longtemps gagné la partie : il est bien devenu l’arme suprême d’un État confessionnel, la notion même de liberté de conscience étant insupportable à Philippe II.
La collaboration entre l’Inquisition et les pouvoirs civils
21Il faut d’abord souligner que la structure plurielle de la monarchie des Habsbourg d’Espagne fut à l’origine de l’utilisation de l’Inquisition comme « cheval de Troie » du pouvoir royal dans les royaumes et les États dotés d’institutions relativement indépendantes mais où le Saint-Office « nouveau style » était présent, grâce à la pression et à l’insistance dont les Rois Catholiques, puis Charles-Quint avaient fait preuve auprès du pape, ainsi qu’on l’a vu précédemment, et malgré les protestations des Aragonais. Et, de fait, afin de renforcer l’influence du pouvoir royal dans le royaume d’Aragon, avant 1640, les inquisiteurs de tous les tribunaux du royaume d’Aragon furent castillans, à la seule exception de Francesc Oliver, inquisiteur catalan nommé au tribunal de Barcelone en 1601. Et Ricardo Garcia Carcel souligne la très grande agressivité des tribunaux aragonais : il avait déjà étudié le cas du tribunal de Valence des origines à 1530. Lorsque la documentation devient plus complète grâce aux relaciones de causas, il établit que de 1560 à 1630, quelque 16 000 procès, 2 500 condamnations aux galères, 500 condamnations à mort, soit deux fois plus d’exécutions capitales que dans le royaume de Castille, beaucoup plus étendu et peuplé. Il faudrait encore observer que les visites d’inspection des tribunaux furent plus fréquentes dans la couronne d’Aragon que dans celle de Castille : ainsi sous Philippe II, Barcelone eut des visites en 1560, 1566, 1575, 1585 ; Valence en 1560 et 1567, Saragosse en 1567, la Sicile en 1567 et 1578. Les visites des tribunaux castillans furent sensiblement plus rares.
22Les exemples de la collaboration entre le pouvoir royal et les tribunaux du Saint-Office pourraient être très longuement développés. Je voudrais signaler cependant que la collaboration entre l’Inquisition et les pouvoirs civils de caractère local pouvait être renforcée par ce que l’on appelle la familiature, c’est-à-dire l’appartenance de nombreux laïcs qui avaient parfois des offices ou des responsabilités dans le gouvernement local (regidores, veinticuatros en Andalousie) à cette catégorie très particulière que constituaient les familiers de l’Inquisition. Cela était notamment le cas en Sicile où de nombreux seigneurs (ou collaborateurs directs des barons) étaient familiers de l’Inquisition : cette situation renforçait l’emprise féodale6.
23D’autre part, le pouvoir royal a institué une relation inégale entre l’Inquisition et les justices séculières des royaumes d’Espagne. Les deux cédules de 1553 établissent en effet la double juridiction du Saint-Office : juridiction ecclésiastique déléguée par les Papes pour les cas d’hérésie ; que Philippe II prit soin de confirmer et d’expliquer dans une Real cedula adressée au cardinal évêque de Burgos en 1561 ; et juridiction temporelle déléguée par les monarques pour le jugement des causes des familiers de l’Inquisition, même en matière criminelle. De la sorte, les prétentions des justices civiles à connaître des crimes et délits commis par les familiers (meurtres, violences et viols, abus de pouvoir, mise sous séquestre de biens, injures, etc..) se trouvaient déboutées. Et l’analyse des procédures montre que l’Inquisition parvint chaque fois ou presque à affirmer sa priorité. La cédule de Castille (1553) fut complétée par une cédule identique pour l’Aragon en 1568.
24La monarchie a aussi accordé sa protection économique à l’Inquisition en instituant la réserve des bénéfices d’un canonicat dans chaque cathédrale espagnole afin d’assurer des revenus suffisants aux tribunaux, d’autant que le bénéfice des confiscations des biens des conversos avait presque disparu depuis 1530. J’ajouterai malgré tout que l’appui inconditionnel de Philippe II au pouvoir inquisitorial s’affirma surtout après 1570. Comme l’a écrit avec beaucoup de pertinence Jaime Contreras, Philippe II, en renforçant considérablement l’Inquisition par la médiation de Valdès (au point que Valdès n’hésita pas à poursuivre et à arrêter le primat d’Espagne, l’archevêque Carranza) a converti l’Inquisition en un pouvoir quasi tout puissant.
25À partir de 1570, la répression antimorisque des trois tribunaux les plus concernés, Grenade, Valence, Saragosse, augmente considérablement. Pourquoi ? En raison de la participation de l’Espagne à la Sainte Ligue (1571-73) et de la Guerre de Grenade : il y a concertation entre le pouvoir politique et l’Inquisition, de façon à éviter que les Turcs puissent trouver des appuis en Espagne. C’est dans le même sens que les tribunaux de Palerme et Sassari font une chasse plus active aux rénégats. Comme l’a montré Ricardo Garcia Carcel, le tribunal de Valence consacra toute son année 1582 à l’étude de lettres en arabe, expédiées d’Alger, relatives à une conspiration impliquant à la fois Turcs, Français et Morisques7. Et c’est l’Inquisition qui a lancé, dès 1583, le projet d’expulsion générale des Morisques, exécuté par la monarchie dans les années 1609-14.
26L’affaire Antonio Perez, ancien secrétaire du roi, convaincu d’agissements douteux, voire de trahison, est un exemple célèbre de collaboration. Perez s’est réfugié en Aragon où la justice civile de Castille ne peut le poursuivre. À la demande de Philippe II, le tribunal de Saragosse invente un délit de blasphème dont se serait rendu coupable Perez et le fait arrêter. Les Aragonais comprennent que leurs « libertés » sont bafouées, s’insurgent et libèrent Perez. De 1591 à 1593, le tribunal de Saragosse, dont j’ai étudié systématiquement le fonds pendant cette période, délaissant les « causes de foi », consacra toute son activité à la poursuite des émeutiers et des complices de Perez : le 1er décembre 1593, seize personnes furent condamnées par le tribunal pour leur participation aux émeutes de 1591 qui n’avaient aucune connotation religieuse. Durant les années 1592-93, la correspondance entre la Suprême et le tribunal de Saragosse, révélée par le Ms. Egerton du British Museum, est très abondante et met en lumière les poursuites contre plusieurs notables aragonais : Pedro Bolea, Cristobal Frontin, Juan Agustin, etc..,8
27Les problèmes frontaliers franco-espagnols, notamment en Catalogne, mais aussi en Aragon et en Navarre, ont fourni d’autres occasions à l’Inquisition de servir le pouvoir politique en même temps que l’orthodoxie religieuse. Les tribunaux de Logroño, Saragosse, Barcelone, témoignaient de la plus grande vigilance à l’égard des immigrés français, possibles propagateurs de l’hérésie protestante : ce n’est pas par hasard que le tiers environ des personnes poursuivies par le tribunal de Barcelone, de 1560 à 1640, furent des Français, le travail d’Elisabeth Balancy l’a bien montré9. Le Saint-Office fit aussi le travail de l’administration en poursuivant la contrebande de diverses denrées ou articles : en 1575, le tribunal de Barcelone condamne Pedro de la Marca, d’Ille (Roussilllon) pour avoir vendu de la poudre aux huguenots français, puis Perucho Beltran, de Salses, pour avoir vendu des chevaux aux français.
28De même, la contrebande de chevaux entre l’Aragon et le Béarn a souvent été poursuivie par les tribunaux de Logroño et Saragosse, notamment parce qu’elle était de nature à donner des moyens de combattre aux Morisques aragonais.
29Le tribunal des Canaries joua le rôle d’observatoire de la politique marocaine, notamment pendant les guerres de succession qui suivirent la mort d’Almanzor en 1603, tandis que le tribunal de Sicile contrôlait les informations et les gens en provenance de la Méditerranée orientale. On pourrait évoquer encore l’attitude des tribunaux de Valladolid et Llerena pendant la guerre du Portugal : ils poursuivent les gens favorables à la cause portugaise ; de même, pendant la Guerre de Succession, l’édit de 1706 ordonnait aux Espagnols de dénoncer tous ceux qui prétendaient que Philippe V n’était pas le roi légitime.
Conflits de compétences et conflits politiques
30Au niveau local, pendant toute l’histoire de l’institution, pouvoirs civils et pouvoir inquisitorial s’affrontent rudement pour des rivalités de juridiction et de compétence et Jaime Contreras a pu écrire que Philippe II après avoir, par la médiation de Fernando de Valdès, fortifié l’institution inquisitoriale, réformé ses structures et défini avec précision ses compétences juridictionnelles, l’avait convertie en « un pouvoir omnipotent, en état de provocation constante à l’égard des autres juridictions », notamment des juridictions civiles, malgré les protestations continuelles de celles-ci. L’expérience que j’ai acquise, soit directement, soit par le biais de maîtrises ou de thèses dont j’ai assumé la direction et qui ont été réalisées à partir des procès criminels où étaient impliqués des familiers, confirme tout à fait le jugement de Jaime Contreras. J’évoquerai seulement le travail d’Elisabeth Balancy qui se fonde sur 56 procès criminels, jugés de 1580 à 1640, retrouvés dans les fonds des tribunaux de Cordoue et Séville10.
31En effet l’Inquisition revendique, presque toujours avec succès, la connaissance et le traitement des causes des familiers et cette situation présente un grave inconvénient. Sous la protection de la familiature, et même dans certains cas de leur statut de commissaires du Saint-Office de véritables tyranneaux locaux deviennent des perturbateurs de l’ordre public. Sancho Roman à Iznatoraf, près de Jaen, ou Sebastian Clemente Lopez à Castillo de las Guardias, non loin de Séville sont d’extraordinaires incarnations de ces abus de pouvoir et ils ont maintenu leur position l’un pendant plus de quinze ans, l’autre pendant huit ans, grâce à l’usage de la corruption et à la peur qu’ils inspiraient.
32En 1589, donc, le curé Sebastian Clemente Lopez, âgé de 50 ans, est nommé commissaire du Saint-Office dans la bourgade de Castillo de las Guardias (500 vecinos, soit un peu plus de 2 000 habitants) qui dépend du tribunal de Séville. Cette nomination, le pouvoir et l’influence que cette charge confèrent à Sebastian révèlent aussitôt sa personnalité véritable, sa soif de pouvoir, son agressivité, sa perversité, sa cupidité, « une lèpre… qui mène une vie de curé parmi les plus scandaleuses que l’on ait vues jamais. » Pendant plus de quinze ans il va exercer une tyrannie absolue sur le bourg et commettre toutes sortes d’exactions aux dépens des habitants des bourgs ou villages voisins : Aracena, La Higuera de la Sierra, Olivares, El Ronquillo, etc.., jusqu’à ce qu’enfin, à la suite de plaintes innombrables et en présence d’une agitation devenue dangereuse, le Saint-Office de Séville le condamne à une suspension définitive de sa charge, mais il a fallu attendre 1607 ! Ce bon pasteur usait quotidiennement d’insultes et de menaces adressées à tous : alcaldes ordinaires (juges) et regidores du bourg, boulangers, bouchers, artisans, et tout spécialement aux femmes traitées de chiennes, putains, voleuses. Lorsqu’il entrait dans l’église paroissiale il criait à leur intention : « Chiennes sans vergogne, levez vous quand j’entre. » Mais il ne se limitait pas aux insultes, tous les abus lui étaient bons : confiscation de biens : bétail, volailles, jambons, argent et argenterie ; aliénation à son profit des biens communaux qu’il avait fait clôturer pour y installer ses troupeaux, agressions physiques, calomnies afin de semer la zizanie dans les familles ou entre mari et femme ; et, pour comble, il célébrait le culte de manière scandaleuse, à demi ivre, présentant l’image du Christ à l’envers, laissant tomber le calice ou l’hostie consacrée…
33À Iznatoraf, Sancho Roman Velasco, prêtre et commissaire du Saint-Office lui aussi, est encore pire : il est devenu un véritable chef de bande (on lui connaît au moins quatre séides). Dès la nuit tombée il porte l’épée, se livre à des agressions à main armée, va jusqu’au meurtre et au viol, avec la complicité de Pedro Ruiz de Valdivia, alcalde ordinaire de la ville et gouverneur de la forteresse. Les deux hommes dépouillent de leurs biens plusieurs de leurs concitoyens : ils jouent tous deux une version baroque de « Mains basses sur la ville. » Il faudra attendre 1617 pour que Sancho Roman soit condamné, d’abord pour concubinage, puis perde son mandat11.
34Dans un autre genre, on pourrait évoquer les portraits de plusieurs inquisiteurs de Galice, brossés par Jaime Contreras, véritables modèles de comportements arbitraires, tels Juan de Quiroga ou Muñoz de Cuesta Ochoa contre lequel le visiteur établit une liste de 60 chefs d’accusation12.
35Si l’on considère les royaumes non hispaniques, on pourra opposer la collaboration au moins relative entre le tribunal de Palerme et le vice-roi de Sicile aux rivalités ou entraves des magistrats sardes. Ainsi, le duc d’Osuna, vice-roi de Sicile, a-t-il pu obtenir en 1612 du tribunal de Palerme qu’un renégat sicilien, connaisseur émérite de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord, Bartulo Marcelo, soit mis à sa disposition au lieu d’aller pourrir dans un cul de basse fosse. La situation fut toute différente en Sardaigne : la monarchie espagnole ne parvint pas à faire du Saint-Office sarde un agent efficace de contrôle social pas plus qu’un levier de la Contre-Réforme. Les conflits de compétences entre les trois pouvoirs principaux : vice-roi, prélats, Inquisition, furent continuels et la meilleure preuve de l’échec est sans doute que le délit le plus recensé et condamné en Sardaigne fut celui d’entrave au Saint-Office : 198, soit 25,8 % des délits connus. Il n’existe aucun autre cas comparable.
36J’ai pu écrire à ce propos : « le Saint-Office sarde n’était pas seulement l’unique structure bureaucratique de l’île qui implique simultanément tous les secteurs de la classe dirigeante et de la bureaucratie laïque et ecclésiastique, comme un bouillon de culture où s’exaspéraient tensions, rancœurs et jalousies ; il était en relations directes, par le biais de certains familiers avec les hors-la-loi, tueurs à gages, faux témoins, etc. On le vit bien à l’occasion de l’affaire extraordinairement compliquée où fut mise en cause, en 1540, la vicereine Maria de Requesens, abusée par une sorcière Domenica Figus et son ami Truisco Casula : il s’agissait d’une véritable machination, ourdie par l’inquisiteur et son assesseur pour déconsidérer le vice-roi, et qui induisit des fonctionnaires subalternes de l’Inquisition et des familiers à prêter de faux témoignages. »13
37Il faudrait préciser que la monarchie espagnole ne donna pas à l’inquisition sarde les moyens, en personnel et en crédits, d’une autonomie véritable, qui lui aurait permis de mieux assumer sa mission. Les longues vacances de la charge d’inquisiteur permirent à l’administration vice-royale d’une part, aux prélats de l’autre, de détourner à leur profit les pouvoirs du tribunal.
38Enfin, au niveau de la pratique gouvernementale, on doit souligner l’importance majeure des conflits qui opposèrent au XVIIIe siècle une Inquisition en perte de prestige et de légitimité à de grands ministres tels que Melchor de Macanaz et Pablo de Olavide. Ce sont des cas bien connus et je me permets de renvoyer aux importants travaux qui leur ont été consacrés, ainsi dans le cas de Olavide au livre de Marcelin Defourneaux. C’est le signe de temps nouveaux : la monarchie, sans être « déconfessionalisée » totalement, ne voit plus dans le Saint-Office qu’un obstacle au régalisme.
Notes de bas de page
1 À propos de la « confessionnalisation » et de l’appui de Philippe II au Saint-Office, je recommande la lecture de l’article très informé et très complet de Consuelo Maqueda Abreu, Felipe II y la Inquisición. El apoyo real al Santo Ofício, Revista de la Inquisición, n° 7, 1998, p. 225-67.
2 On peut se reporter utilement au précieux Bulario de la Inquisición Española hasta la muerte de Fernando el Católico, établi par Gonzalo Martinez Diez, S.I, Edit. Complutense, Madrid, 1997.
3 Voir l’excellent article de Ricardo Garcia Carcel, « La Inquisición en la corona de Aragon », Revista de la Inquisición, n° 7, 1998, p. 151-163.
4 À propos des inquisiteurs du tribunal de Tolède, voir Jean-Pierre Dedieu, L’Administration de la Foi. L’Inquisition de Tolède XVIe-XVIIIe siècles, Bibliothèque de la Casa de Velazquez, Madrid, 1989, p. 159-65.
5 Testamento de Felipe II, Introducción de Manuel Fernandez Alvarez, Edit. Nacional, Madrid, 1982.
6 Pour le cas sicilien et le rôle des familiers, voir Anita Gonzalez-Raymond, La Croix et le Croissant. Les inquisiteurs des îles face à l’Islam, Éd. du CNRS, Paris, 1992.
7 Ricardo Garcia Carcel, op. cit., p. 151-63.
8 On pourra consulter les « relations de causes » de l’Inquisition de Saragosse à l’Archivo Historico Nacional, Sección Inquisición ; Zaragoza, années 1591-95.
9 Elisabeth Balancy, Violencia civil en la Andalucía Moderna (SS. XVI-XVII), Ed. Universidad de Sevilla, 1998.
10 Élisabeth Balancy, ibid.
11 On retrouvera ces deux tristes sires dans l’ouvrage cité en note 10.
12 Voir Jaime Contreras, El Santo Ofício de la Inquisición de Galicia, Ed. Akal, Madrid, 1982, en particulier p. 317-41.
13 Bartolomé Bennassar, « Un tribunal inquisitorial mal connu : le tribunal de Sardaigne », Foi, Fidélité, Amitié, Mélanges offerts à Robert Sauzet, Pub. de l’Université de Tours, 1995, T. I, p. 119-126.
Auteur
Université de Toulouse 2
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