Humanæ societatis foedus ou les fondements de la vie en société selon Isidore de Séville
p. 15-25
Texte intégral
1Les fondements de la vie en société sont de nos jours exprimés par la Déclaration internationale des Droits de l’Homme, proclamée en 1948 au moment de la constitution de l’ONU. Son préambule prescrit, en faisant écho implicitement aux événements de la seconde guerre mondiale, que pour se prémunir contre « la barbarie », les droits de l’homme doivent être protégés par « un régime de droit ». Ces droits correspondent à une aspiration de la « conscience de l’humanité », « une conception commune », et sont présentés « comme l’idéal commun de tous les peuples et de toutes les nations ». Il est certain qu’à l’époque où vivait Isidore de Séville, au tournant des vie et viie siècles, une bonne partie des 30 articles qui composent cette déclaration auraient été incompréhensibles, mais sans doute pas les idées générales exprimées dans son préambule. Le rejet de la violence et de la barbarie, l’existence d’un droit commun à l’humanité entière faisaient en effet partie dans le monde latin, au moins depuis Cicéron, des mêmes préoccupations intellectuelles dont témoigne l’œuvre de l’évêque de Séville1.
2Dans le dix-huitième livre de ses Étymologies, intitulé De bello et ludis, avant de traiter de la guerre, qui constitue une partie autonome du livre, il en situe les origines dans l’histoire de l’humanité :
Ninus, roi d’Assyrie, fut le premier à engager des guerres. Absolument insatisfait de ses frontières, en violant le pacte de la vie sociale des hommes (humanae societatis foedus), il se mit en effet à conduire des armées, à dévaster des terres étrangères, à massacrer ou soumettre des peuples libres et il asservit ainsi pour la première fois toute l’Asie jusqu’aux frontières de la Lybie. Depuis lors l’univers (orbis) a entrepris par des alternances de massacres de s’engraisser réciproquement de sang2.
3Avant que Ninus ne le transgresse, il existait donc selon Isidore un pacte, un foedus, qui liait l’humana societas pour la prémunir contre la guerre. Reste à savoir ce qu’il entendait par humana societas et quelle pouvait être la teneur de ce foedus.
4Isidore poursuit en distinguant quatre genres de guerres : justes, injustes, civiles et plus que civiles. Il se réfère à Cicéron pour définir les guerres justes ou injustes, avant de s’étendre sur la guerre civile qui, comme au temps de Marius et Sylla, oppose des citoyens et sur celle, « plus que civile », expression tirée de La Pharsale de Lucain (I, 1), qui voit s’affronter des hommes alliés par la famille, tels César et Pompée. Isidore introduit ensuite des distinctions supplémentaires en énumérant les guerres internes ou extérieures, serviles, sociales, ou contre des pirates. Il situe donc les méfaits de la guerre à tous les niveaux de vie de l’humanité.
5C’est sous ce point de vue qu’il en vient ensuite à différencier les sens de bellum, tumultus et dissensio :
De même que l’on appelle guerre (bellum) celle qui est menée contre des ennemis, l’insurrection (tumultus) est celle provoquée par une sédition civile. Car une sédition est une dissension entre des citoyens3.
6Isidore se réfère ensuite à Cicéron pour montrer que l’insurrection est plus dure que la guerre « car dans une guerre peuvent se produire des suspensions, ce qui ne se peut dans une insurrection » (Phil. VIII, 3). Suivent alors les distinctions entre bellum, pugna et proelium, longuement développées et qui précèdent ce qui constitue la conclusion du De bellis :
Quatre faits peuvent se produire au cours d’une guerre : la bataille, la déroute, la victoire, la paix. Le mot paix (pax) est tiré de pacte (a pacto). Car la paix est réalisée postérieurement, le foedus étant d’abord conclu. Foedus signifie la paix établie entre des combattants, il provient soit de la foi du serment (a fide), soit des féciaux (a fetialibus), à savoir des prêtres4.
7Le foedus, que Ninus avait à l’origine rompu, est donc un type d’entente analogue à celle qui est conclue par un serment ou qui l’était à Rome par l’intermédiaire des féciaux. C’est donc un état qui précède la paix et qui ne fait pas l’objet d’un traité mis par écrit. Il ne concerne pas seulement la guerre au sens propre mais tous les affrontements concernant l’humana societas.
8Ninus, censé être à l’origine des guerres de conquête, est un roi légendaire d’Assyrie, évoqué dans le résumé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, fait par Justin probablement au premier siècle de l’ère chrétienne5. Isidore en reprend le passage, à la suite de saint Augustin qui, dans le quatrième livre de La Cité de Dieu, en a reproduit presque intégralement le texte pour étayer sa condamnation des guerres d’expansion et de la constitution des regna6. Selon Justin, à l’origine – principio rerum –, le pouvoir sur les gentes était exercé par des rois, qui étaient choisis non à la suite de démarches électorales auprès du populus, mais par les gens de bien, qui reconnaissaient leur capacité à gouverner. Il n’existait pas alors de lois écrites, car les décisions de ces rois en tenaient lieu. La coutume, le mos, était de se contenter de défendre ses frontières sans chercher à les agrandir. Les regna restaient donc chacun dans les limites de leur patria. Ninus avait rompu cet équilibre. Saint Augustin met en doute partiellement la véracité historique de cette évocation7, mais il en fait usage à titre de mythe démonstratif. Si l’on se réfère à l’exposé de Justin, tel qu’il est repris par saint Augustin, avant Ninus une convention de paix existait entre les regna, et à l’intérieur de chacun d’eux le roi, choisi et sans doute soutenu par les boni viri, émettait des sortes de décrets qui avaient force de loi. Saint Augustin ne met probablement pas en doute le fait que Ninus ait été le premier à déclencher des guerres d’expansion, il admet son existence et ses conquêtes. À la suite d’Eusèbe de Césarée et saint Jérôme, il savait que Ninus était le contemporain d’Abraham8. Il est donc probable que pour cette raison il ne pouvait penser que le mode de gouvernement primitif antérieur à Ninus ait été celui que décrit Justin, mais il lui est commode d’opposer implicitement ce modèle aux actes de brigandage que sont pour lui non seulement les guerres de conquêtes, y compris celles de Rome, mais aussi la constitution des regna9. L’usage de ce mythe lui permet également de laisser entendre qu’il existait dans les temps primitifs une sorte de droit non écrit qui s’imposait à tous, bien qu’il n’emploie pas le terme foedus.
9Isidore ne reproduit pas tout le texte de Justin, il ne reprend pas non plus la diatribe de saint Augustin à l’encontre des regna et des guerres de conquêtes. Sa réflexion porte sur l’humana societas, dont l’état pacifique était maintenu par un foedus initial. La définition qu’il donne du mot bellum, ainsi que des épithètes qu’on peut lui accoler, l’entraine à généraliser ses effets à tous les niveaux de l’humana societas : le monde entier composé de regna et, à l’intérieur de ces regna, les cités, les familles et leurs alliés, à savoir la domus et sa domesticité. Le foedus, que l’on est ainsi amené à considérer comme une sorte de droit naturel, est rompu non seulement par les affrontements entre nations, mais aussi par la seditio, le tumultus, la dissensio dans le cadre de guerres civiles ou plus que civiles. Il en résulte le déclenchement possible de la violence à tous les niveaux de la vie en société.
10L’usage qu’Isidore fait du terme societas ne correspond pas au sens que nous lui donnons depuis le xixe siècle. On s’en aperçoit lorsqu’il définit, par exemple, ce qu’est une civitas : « une multitude d’hommes rassemblés par un lien d’association (vinculum societatis) »10 ; de même dans son évocation des sodales : ceux-ci sont des compagnons
qui ont coutume de s’accorder sur un signe d’union (symbolum) dans une même intention. Ils sont appelés aussi socii en raison de leur association (societatem) face à un danger ou à une œuvre commune, comme étant dans une seule sandale et marchant d’un seul pas11.
11 Societas est donc employé au sens d’association, de compagnonnage, sans qu’il s’agisse principalement d’une association institutionnelle ou politique, c’est un lien naturel fondé sur une forme de vie commune. Dans les Étymologies on ne peut trouver un seul chapitre, ou passage, dont le contenu pourrait être assimilé à un exposé de sociologie. Isidore se situe à un autre niveau, celui de l’humana societas, c’est-à-dire du lien qui unit l’humanité, en l’occurrence un foedus, un pacte. Le terme symbolum, qu’il emploie à propos des sodales, fait peut-être écho à un sermon de saint Augustin prononcé un dimanche de carême à l’occasion de la remise du Symbole des Apôtres aux catéchumènes12. Pour en expliquer la signification il prend la comparaison du symbolum qui unit des mercatores itinérants. Le Symbole des Apôtres peut donc être assimilé à une forme de pacte commun, de foedus unissant les chrétiens, un pacte dont la teneur doit être saisi par la mémoire. Mais celui qui a été rompu par Ninus concerne l’humana societas, l’humanité entière. Isidore définit le terme humanus, comme l’amour et le sentiment de pitié que l’on éprouve à l’égard des hommes. Il en déduit aussitôt le sens d’humanitas, sentiment qui nous incite à nous aider les uns les autres13. L’humana societas idéale d’Isidore doit donc être unie par un lien d’entraide et de paix, qui se traduit par un foedus, un pacte oral ayant la force d’un serment.
12Si saint Augustin et Cicéron emploient aussi l’expression humana societas, aucun d’eux n’en établit cependant le fondement sur un foedus. Selon Cicéron, dans son De officiis, le ius humanae societatis est violé par celui qui s’empare de la propriété d’autrui. Pour illustrer son propos il se réfère implicitement à un état de nature primitif, lui aussi mythique :
Il n’existe aucun bien qui soit personnel en vertu de la nature ; il en existe, ou bien du fait d’une occupation ancienne... ou bien en vertu d’une loi, d’une convention, d’une clause, du sort (aut lege, positione, condicione, sorte)... d’où la conséquence : puisque la propriété de chacun se constitue à partir de ce qui par nature était commun, ce qui est échu à chacun, que chacun le garde ; et si quelqu‘un vient à s’en emparer, il violera le droit de la société humaine (violabit ius humanae societatis)14.
13L’état de nature décrit par Cicéron est encore plus primitif que celui auquel se référait Justin. En ce temps-là se fonde un droit, un ius, sur la base d’un fait accompli, non encore à l’état de loi écrite. Ainsi créé, ce ius n’a pas la même fonction qu’un foedus, un pacte de paix et d’entraide qui lie des personnes ou des collectivités. Il ne repose pas non plus sur un fondement affectif. Même s’il s’avérait qu’Isidore l’ait lu, le De officiis ne pourrait être la source du foedus humanae societatis, et il en est de même de saint Augustin qu’Isidore avait certainement lu, mais dont il s’écarte sur ce point.
14Il n’en reste pas moins qu’Isidore partage avec ces derniers, plus particulièrement avec saint Augustin, la notion d’humana societas, même sans foedus. Dans le livre XIX de La Cité de Dieu, saint Augustin l’évoque à plusieurs reprises dans une sorte de traité De finibus bonorum et malorum, qui se réfère à celui écrit sous ce titre par Cicéron15. Il expose le point de vue des philosophes, ou plutôt des sectes philosophiques, avant de leur opposer celui des chrétiens, pour lesquels le souverain bien est la vie éternelle vers laquelle ils tendent. Les philosophes placent, pour leur part, le souverain bien, la vita beata, à tous les niveaux terrestres de la socialis vita :
D’après eux cette vie heureuse est aussi une vie sociale (vitam socialem), où l’on aime le bien des amis (amicorum bona) pour lui-même comme son bien propre et où l’on veut pour eux ce que l’on veut pour soi ; que ces amis habitent soit dans la maison : l’épouse, les enfants et les domestici quels qu’ils soient ; soit dans le lieu où est située sa maison (domus), ainsi qu’une ville (urbs), tels ceux que l’on appelle citoyens (cives) ; soit dans tout l’univers (in orbe toto), tels ces peuples (gentes) que la vie sociale humaine (societas humana) joint à lui16.
15Les philosophes étendent cet idéal de vie sociale, qui a un aspect affectif, aux relations avec le monde des dieux, auxquels saint Augustin substitue les anges. Il oppose sans peine à cet idéal les misères humaines, huius mortalitatis aerumna, qui abondent dans l’humana societas. Il en fait l’énumération à son tour à tous les niveaux : la domus, l’urbs et l’orbis, donc la famille, la cité, ainsi que l’univers qui constitue le tertium gradum societatis humanae17. Ce faisant il réfute la possibilité d’une vie idéale, semblable à celle prônée par les philosophes, et se montre, à propos de l’humanitas, plus pessimiste que ne le sera Isidore. Il est évident que pour saint Augustin le meurtre d’Abel par Caïn exclut la possibilité d’un état pacifique initial dans l’histoire de l’humanité.
16Le tableau beaucoup plus bref brossé par Isidore reprend, en le recomposant cependant, le même schéma avec la même répartition par niveaux de vie sociale que l’on trouve chez saint Augustin, Cicéron et les philosophes. La différence essentielle est que la guerre et la violence interne aux cités ou aux regna, ont pour origine la rupture d’un humanae societatis foedus. Ni Cicéron ni saint Augustin n’ignorent l’emploi du terme foedus, mais ils ne l’appliquent jamais à l’humana societas18. Isidore se réfère évidemment, en fonction du but qu’il poursuit, à une autre tradition. Le contenu de son De bello n’est, en effet, pas dirigé contre des philosophes en vue de la définition du vrai souverain bien. Tout en définissant les termes relatifs à la guerre, Isidore entend condamner la violence illégitime, qui mine les fondements de la vie en société.
17Isidore est évêque et la fonction parénétique n’est jamais absente de ses écrits. C’est pourquoi le mot foedus ne pouvait manquer d’évoquer à son esprit, comme à celui du destinataire de son œuvre, l’évêque Braulion, l’alliance conclue entre Dieu et Noé, et par son intermédiaire avec l’humanité entière. C’est en effet ce mot qu’emploie la Vulgate pour signifier toute forme d’alliance avec Dieu. Dans cette acception il est employé plus de 200 fois dans l’Ancien Testament, alors que societas ne l’est que quatorze fois, surtout dans le Livre des Macchabées où il sert à désigner les alliances conclues avec Rome. C’est après que Noé soit sorti de l’arche et ait accompli un sacrifice que Dieu institue dans ces termes un foedus avec les hommes :
Voici que moi je vais établir un pacte (pactum) avec vous et votre descendance après vous. Je placerai mon arc dans les cieux et ce sera le signe du foedus entre moi et cette terre. Et quand je couvrirai le ciel de nuées, mon arc apparaitra sur les nuées et je me souviendrai de mon foedus avec vous... Et l’arc sera dans les nuées et je le verrai et je me souviendrai du foedus éternel, qui est le pactum entre Dieu et toute âme vivante de toute chair qui est sur terre19.
18Dans le premier livre des Étymologies – De grammatica –, Isidore pour définir le sens de foedus reprend les mêmes termes que la Genèse : foedus quod est pactum20. Le foedus noachique contient aussi une promesse de Dieu : il demandera des comptes à quiconque, homme ou animal, aura versé le sang humain, car le sang humain est l’âme de l’homme fait à l’image de Dieu21. C’est donc ce foedus universel et non réservé au seul peuple d’Israël que Ninus a rompu.
19Saint Augustin poursuivant son sujet se contentait de reprendre Justin et ne faisait pas allusion à l’alliance noachique. Il se montrait également hésitant à propos de la justification ou non de la guerre22. En utilisant le vocabulaire de la Genèse, Isidore constate, comme Dieu s’adressant à Noé, le fait du meurtre et donc de la guerre, qui proviennent de la Chute. Comme Augustin, mais dans des termes plus clairs, il termine son exposé par l’évocation de la paix. L’origo du mot pax provient, dit-il, de pactum et il ajoute que la paix résulte d’un foedus conclu entre des combattants23. Il laisse donc entendre implicitement qu’à tous les niveaux de la vie sociale – regnum, civitas, domus – la paix résulte d’un foedus conclu ou admis, qui fait écho à celui conclu par Dieu avec Noé. La différence de conception entre saint Augustin et Isidore, qui ne reproduit pas ses diatribes, résulte de ce qu’ils ne vivent pas dans le même monde. En désignant les guerres de conquêtes comme des actes de brigandage, en utilisant les mêmes termes pour qualifier la formation des regna, régis et organisés comme des bandes de larrons, Augustin pensait à la situation de son temps. Ceci ressort nettement du passage où il décrit la formation des royaumes :
La justice étant mise à l’écart, que sont les regna sinon de grands actes de brigandages ! Que représentent aussi ces actions de brigandages sinon des regna en petit ! Ceux-ci aussi sont formés de troupes d’hommes, dirigées par le pouvoir d’un roi (imperio principis), liées par un pacte d’association (pacto societatis), se partageant un butin selon une loi convenue entre eux (placiti lege). Si, par l’affluence d’hommes dépravés, cette forme de mal s’accroît, au point de tenir le pays, d’en faire le siège de son pouvoir, de prendre possession des cités, de soumettre les peuples, ce mal prend ouvertement le nom de regnum que lui confère alors aux yeux de tous, non pas son renoncement à la rapacité, mais le surcroît acquis par l’impunité24.
20À l’origine de la constitution de ces regna, il y a un pactum societatis, un foedus dépravé, qui ne peut être assimilé au foedus humanae societatis d’Isidore. Augustin poursuit en faisant allusion à Romulus, qui sut, selon lui, faire passer ceux qu’il rassembla autour de lui d’une vie de brigands à la vie commune de la cité (consortio civitatis), avant d’en venir à Ninus et à l’immense brigandage (grande latrocinium) que sont les conquêtes et la soumission des peuples. Ce détour par le mythe de Ninus lui permet ainsi de condamner la constitution de l’empire assyrien, mais de rester au niveau des généralités et de ne pas avoir à condamner directement la manière dont s’est constitué l’empire romain. L’emploi de regnum pour désigner des ensembles, qui peuvent être assimilés à des royaumes, va dans le même sens, dès lors qu’il ait fait, implicitement mais clairement, allusion à ceux qui se sont établis dans l’Empire, au moment où il écrit en réaction à la prise et au sac de Rome en 410 par Alaric, roi des Goths, un grand latrocinium commis dans une guerre illégitime contre l’Empire.
21À l’époque où écrit Isidore, près de deux siècles se sont écoulés. L’Empire n’existe plus en Occident. À sa place se sont établis des regna, y compris celui des Goths, descendants de ceux qui ont pillé Rome, désormais devenus catholiques et dont il a écrit ailleurs l’histoire. Un exemplaire des Étymologies est adressé au roi wisigoth Sisebut. Les éléments qu’il contient sont destinés à son usage, comme à celui des évêques et de tous ceux qui ont la charge de diriger le regnum espagnol. Le type de pactum societatis, qui selon saint Augustin unissait des brigands fondateurs de regna, n’est plus d’actualité, car le royaume est régi par le droit : celui écrit dans le Bréviaire d’Alaric et celui promulgué par les Conciles de Tolède.
22Mais ce droit et les lois ou canons qui en découlent doivent se conformer aux principes du foedus initial qui place toute l’humanité, l’humana societas, sous le regard de Dieu. Ce foedus ne se manifeste pas seulement sous la forme de l’alliance noachique. On peut, suivant une conception reprise du droit romain, en faire l’équivalent du fas, de la loi divine supérieure au ius, au droit humain. Isidore dans son cinquième livre, De legibus et temporibus, reprend ces dénominations en les adaptant implicitement au système de pensée chrétien :
Toutes les lois sont soit divines soit humaines. Divines elles le sont par nature, humaines par les mœurs (mores). C’est pourquoi ces dernières diffèrent les unes des autres parce qu’elles conviennent à telles ou telles nations (gentes). Le fas est la loi divine, le ius, la loi humaine. Le fas permet de traverser le bien d’autrui, le ius non25.
23Implicitement Isidore reprend ainsi des notions cicéroniennes. Après avoir défini les termes ius, lex et mores, il en vient au ius naturale, le droit naturel :
Le droit naturel est soit civil soit national (aut civile aut gentium). Le droit naturel est le bien commun à toutes les nations (omnium nationum) : ce qui partout résulte d’une inspiration naturelle et non d’une institution quelconque (instinctu naturae non constitutione). Ainsi, l’union de l’homme et de la femme, l’héritage et l’éducation des enfants, la possession commune de toutes choses et la liberté première de jouir de toutes ces choses, l’acquisition de celles qui sont prises dans le ciel, sur la terre et la mer ; de même, la restitution du bien confié ou de l’argent placé en garde, le droit de repousser la violence par la force. Car ceci, et ce qui lui est éventuellement semblable, ne relève jamais de l’injustice, mais d’un droit naturel et de l’équité26.
24Sans le dire expressément cette énumération se réfère à un foedus humanae societatis, qui ne concerne pas seulement la violence guerrière, mais définit un état de vie où règne la paix. Elle reprend aussi les éléments du ius humanae societatis de Cicéron27.
25Le problème auquel se heurtent tous les systèmes politiques fondés sur le droit naturel ou divin, est de parvenir à établir un équilibre entre le fas et le ius. De combiner donc l’égalité de droit résultant de l’état de nature avec un système légal coercitif dans une société hiérarchisée. Isidore aborde ce problème indirectement lorsqu’il énumère les types de lois et donne les raisons de leur existence :
Les lois sont faites pour que l’audace des hommes soit réfrénée par la peur qu’elles inspirent, que l’innocence soit protégée à l’égard des malfaisants et que la faculté de nuire soit réprimée chez ces mêmes impies (in ipsis inpiis) par la peur du supplice28.
26Ceci correspond implicitement au contenu du foedus noachique. Dans la mesure où ces délinquants sont des impies, qui donc ne respectent pas la loi divine, la justification des lois qui répriment leurs agissements repose sur le droit naturel ou divin.
27Isidore traite la même question, mais de façon différente, dans les Sentences, en s’inspirant des Moralia in Job de Grégoire le Grand, où celui-ci expose que la nature a engendré tous les hommes égaux, mais que certains sont appelés à diriger les autres, non en raison de la nature mais du péché29. Dans les Sentences Isidore consacre un chapitre aux subditi, qui sont des serui, soumis à des domini à la suite du péché originel30. Il le fait suivre de longs développements concernant les praelati, les principes et les juges. Les Sentences, largement tributaires des Moralia de Grégoire le Grand, sont complémentaires des Étymologies. Elles justifient non seulement l’existence de lois coercitives, mais aussi l’existence d’une hiérarchie chargée de les faire appliquer. Ce qui était implicite dans les Étymologies est ici justifié. Dans ces dernières, la vie de l’humana societas est décrite en fonction de la tradition romaine, tandis que la doctrine chrétienne est seulement, mais continûment, sous-jacente. Dans les Sentences, avec l’aide de Grégoire le Grand, elle constitue le fondement de tous les développements. Pour s’en convaincre il suffit de se référer au chapitre De lege31 : la loi divine est le chemin qui mène au Christ et elle est exprimée dans les Écritures que l’on doit savoir interpréter. Elle est formulée en résumé dans le Credo et le Pater32. Le foedus et la loi naturelle sont donc ainsi confortés et amplifiés par la loi divine qui doit être mémorisée par tous les fidèles. Un peu plus loin les Sentences contiennent un chapitre intitulé De la discipline de vie des rois dans l’Église (De disciplina principum in ecclesia) qui reprend certains termes utilisés dans le De legibus des Étymologies pour définir les relations entre les rois et l’Église :
Dans l’Église les rois de ce siècle tiennent quelquefois les sommets du pouvoir qu’ils ont acquis, afin que par ce même pouvoir ils protègent la discipline de l’Église. À l’intérieur de l’Église ces types de pouvoir ne seraient de fait pas nécessaires, sauf que ce pouvoir impose la discipline par la crainte, ce que le sacerdoce ne peut faire par l’enseignement de la doctrine33.
28Isidore définit ainsi la fonction ministérielle de la royauté. Le roi est dans l’Église mais aussi à l’écart en raison de sa mission. À l’intérieur il ne devrait pas avoir à employer la coercition, mais l’état de l’humana societas impose qu’il l’utilise pour faire respecter le droit en l’absence du foedus rompu.
29En conclusion, les fondements de la vie en société reposent, selon Isidore de Séville, sur l’humanitas, qui unit les hommes entre eux, et sur le foedus noachique, qui doit les détourner de la violence. Le texte de la Genèse ne fait pas allusion à l’humana societas, Isidore a emprunté cette expression à saint Augustin et par son intermédiaire à Cicéron. En en définissant les termes il en a indirectement christianisé la conception. Le mot humanus est lié à humanitas, dont le sens est proche de caritas, et la societas est une forme d’association en dehors de toute notion institutionnelle, voire sociologique suivant les conceptions modernes. Cette humana societas, qui n’est cependant pas uniquement chrétienne, est également liée à un foedus, dont Dieu a été l’initiateur, et qui est destiné à la détourner de la violence. En rapprochant ces deux aspects, on aboutit à une conception du droit naturel qu’Isidore définit par ailleurs comme « un bien commun à toutes les nations » et « ce qui résulte d’une inspiration commune et non d’une institution »34. Il est peu probable que les rédacteurs du préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme aient lu Isidore de Séville, mais leur formulation n’est pas éloignée de la sienne. Dans les deux cas le projet intellectuel est le même : instituer une vie en société pacifique et humanitaire. Tout en s’appuyant implicitement sur le droit romain, les fondements sur lesquels repose la conception de l’évêque Isidore restent religieux ; ceux auxquels se réfèrent les rédacteurs de la Déclaration ne peuvent être que purement humanitaires, mais l’intention est comparable. Il faut remarquer cependant que la notion d’humana societas ne rejoint pas totalement celle exprimée par le seul terme Homme, car le mot societas introduit la condition humaine dans un système de relations auquel l’humanitas ajoute une dimension à la fois éthique et affective. Ce qui permet à Isidore, à la suite de saint Augustin et même de Cicéron, de la situer à tous les niveaux de la vie sociale : la domus, la civitas et l’orbis. La rupture du foedus et ainsi de l’humanitas justifie l’existence du droit écrit et donc de la coercition, ce qui correspond au « régime de droit » souhaité par la Déclaration. Par touches successives, Isidore dans les Étymologies et les Sentences parfait en le reprenant le schéma politique augustinien, qui était foncièrement pessimiste. Tout en définissant les fondements de la vie en société, il jette les bases de l’ordre carolingien à venir, tels que les auteurs de miroirs des princes le feront apparaître sous une forme idéale qui lui doit beaucoup.
Notes de bas de page
1 Sur l’œuvre d’Isidore de Séville voir J. FONTAINE, Isidore de Séville. Genèse et originalité de la culture hispanique au temps des Wisigoths, Turnhout, 2000 ; du même auteur, Isidore de Séville et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, 3 tomes, Paris, Études augustiniennes, 2e éd. 1983. Nous citons Les Étymologies à partir de l’édition de W. M. Lindsay, 2 vols, Oxford, 1911 et Les Sentences à partir de celle de P. Cazier, Isidorus Hispalensis, Sententiae, (Corpus Christianorum, series latina, 116), Turnhout, Brepols, 1998 ; sur cette œuvre voir P. CAZIER, Isidore de Séville et la naissance de l’Espagne catholique, Paris, Beauchesne, 1994.
2 XVIII, 1 : Primus bella intulit Ninus Assyriorum rex. Ipse enim finibus suis nequaquam contentus, humanae societatis foedus inrumpens exercitus ducere, aliena vastare, liberos populos aut trucidare aut subicere coepit, universamque Asiam usque ad Libyae fines nova servitute perdomuit. Hinc iam studuit orbis in mutuo sanguine alterna crassare caede.
3 XVIII, 6 : Sicut autem bellum vocatur quod contra hostes agitur, ita tumultus quod civili seditione concitatur. Nam seditio est dissensio civium, dicta quod seorsum alii ad alios eant.
4 XVIII, 1 : Quattuor [autem] in bello aguntur : pugna, fuga, victoria, pax. Pacis vocabulum videtur a pacto sumptum. Posterius autem pax accipitur, foedus primum initur. Foedus est pax quae fit inter dimicantes, vel a fide, vel a fetialibus, id est sacerdotibus dictum.
5 Epitoma historiarum Philippicarum, éd. E. Chambry, I, 1.
6 Saint Augustin, De civitate Dei, Bibliothèque Augustinienne, éd. G. Bardy, Paris, 1960, IV, VI : Principio rerum gentium nationumque imperium penes reges erat, quos ad fastigium huius maiestatis non ambitio popularis, sed spectata inter bonos moderatio provehebat. Populi nullis legibus tenebantur, fines imperii tueri magis quam proferre mos erat, intra sua quique patriam regna finiebantur. Primus omnium Ninus rex Assyriorum veterem et quasi avitum gentibus morem nova imperii cupiditate mutavit. Hic primus intulit bella finitimis et rudes adhuc ad resistendum populos ad terminos usque Libyae perdomuit.
7 Ibid. :qualibet autem fide rerum vel iste vel Trogus scripserit... constat tamen et inter alios scriptores regnum Assyriorum a Nino rege fuisse longe lateque porrectum.
8 Eusebius Werke, I, éd. Helm, Leipzig, 1913, p. 19.
9 Saint Augustin [n. 6], IV, VI.
10 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], XV, II, 1.
11 Ibid., X, 1, 245 : sodales dicuntur qui ad symbolum conuenire consueuerunt, quasi suadentes. Ipsi et socii dicuntur propter periculi aut operis societatem, quasi in una caliga et in uno uestigio manentes.
12 Sermon 212, 1, PL 38, 1058 : Symbolum inter se faciunt mercatores, quo eorum societas pacto fidei teneatur.
13 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], X, 116 : Humanus, quod habeat circa homines amorem et miserationis affectum. Unde et humanitas dicta, qua nos invicem tuemur.
14 Cicéron, De officiis, I, VII, 21, trad. M. Testard.
15 Cf. la note complémentaire de G. Bardy dans le tome 37 de l’édition de La Cité de Dieu, [n. 6], p. 725.
16 Saint Augustin, De civitate Dei, [n. 6], XIX, III, 2 : traduction personnelle à partir de celle de G. Bardy.
17 Ibid. XIX, VII.
18 Saint Augustin emploie ainsi pactum societatis dans ibid. : IV, IV.
19 Genèse, 9, 9-16.
20 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], 1, 27, 8.
21 Genèse, 9, 5-6.
22 P. H. RUSSEL, « Guerre », Encyclopédie saint Augustin, Paris, 2005, p. 672-675.
23 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], XVIII, 11.
24 Ibid. IV, IV.
25 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], V, II.
26 Ibid., V, IV.
27 Supra, p. 17.
28 Isidore de Séville, Étymologies, [n. 1], V, XX.
29 Moralia, XXI, XV, 22 : Nam... omnes homines natura aequales genuit, sed uariante meritorum ordine, alios aliis dispensatio occulta postponit. Ipsa autem diuersitas quae accessit ex uitio, recte est diuinis iudiciis ordinata, ut quia omnis homo iter uitae aeque non graditur, alter ab altero regatur. Voir également XXVI, XXVII, 46.
30 Sententiae, III, XLVII, 1-2, édition P. Cazier, [n. 1], p. 295 : Et licet per peccatum humanae originis, tamen aequus Deus ideo discreuit hominibus uitam, alios seruos constituens, alios dominos, ut licentia male agendi seruorum potestate dominantium restringatur.
31 Ibid., I, XVIII.
32 Ibid., I, XXII.
33 Ibid., III, 53 : Principes saeculi nonnumquam intra ecclesiam potestatis adeptae culmina tenent, ut per eandem potestatem disciplinam ecclesiasticam muniant. Ceterum intra ecclesiam potestates necessariae non essent, nisi ut, quod non praeualet sacerdos efficere per doctrinae sermonem, potestas hoc imperet per disciplinae terrorem. Arquillière H. X. s’est appuyé sur ce passage dans son chapitre sur le développement de l'augustinisme politique dans L’augustinisme politique, Paris, 1934, p. 93.
34 Cf. supra, p. 20.
Auteur
Université de Provence
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