Chapitre 6. La papauté et l’asile provençal
De Clément V à Benoît XII
p. 229-241
Texte intégral
Je vois à Anagni entrer la fleur de lys, et le Christ être captif dans son vicaire. Je le vois une seconde fois bafoué.
Dante, Purgatoire, chant 20, v. 86-88.
1Chacun connaît le cri d’indignation de Dante devant l’attentat perpétré contre Boniface VIII, le 7 septembre 1303, par Guillaume de Nogaret, à l’instigation de Philippe IV de France. Le pape n’était pas seulement victime d’un sacrilège. L’affaire révélait l’abaissement relatif du Saint-Siège, devant l’essor des grandes monarchies. Elle mettait en relief le retard, partant les faiblesses, de son gouvernement. La cour pontificale conservait l’aspect d’une grande familia aristocratique, semi-nomade, aux fonctions mal spécialisées, aux capacités limitées. Dépourvu de moyens adaptés aux réalités du temps, le souverain pontife se trouvait exposé aux violences. C’était ce que l’attentat dénonçait directement. Il montrait le niveau intolérable de l’insécurité qui sévissait en Italie et, spécialement, dans le patrimoine de saint Pierre. Celui-ci n’offrait pas l’asile nécessaire, qui permît les réformes devenues urgentes. En outre, il fallait renouer le dialogue avec le roi de France. Par-delà, il convenait de restaurer l’ascendant du pape sur les puissances temporelles et sur tous les chrétiens d’Occident. Or, la résidence romaine paraissait marginale, par rapport à une catholicité dont le centre de gravité avait glissé de la Méditerranée vers le nord-ouest.
2Successeur éphémère de Boniface VIII, Benoît XI (1303-1304) quittait la Ville. Il cherchait l’indépendance nécessaire, face aux factions romaines, à Pérouse. Bientôt, le Saint-Siège abandonnait l’Italie. Il trouvait refuge sur les terres du bas Rhône. Le seul domaine dont il s’était doté hors d’Italie l’attirait. Les atouts offerts par Avignon et l’amitié du roi de Sicile le fixaient. La rénovation de l’Église le retenait.
Le Comtat Venaissin pontifical
3En 1274, l’Église romaine avait reçu une cinquantaine de localités disséminées dans l’angle entre Rhône et Durance. Un nombre important de seigneurs devenaient ses vassaux. Ce territoire renfermait, cependant, trois enclaves : la principauté d’Orange, Avignon, trois villages du temporel de l’église de cette cité (fiefs d’empire). La cohésion même du Venaissin pontifical demandait à être consolidée.
La politique territoriale
4La papauté poursuivit la politique territoriale de ses prédécesseurs, avec une énergie redoublée. Elle développa de manière importante son domaine propre. Elle affermit et élargit les limites de la petite province. Les achats à des seigneurs laïques ne manquèrent pas. Plus encore, le renforcement du Venaissin pontifical s’appuya sur les acquisitions de seigneuries ecclésiastiques.
5Pour le temporel de l’évêché d’Avignon, il s’agit d’une simple appropriation. La papauté retint en son pouvoir ledit évêché, de 1317 à 1336. En 1320, l’évêque de Carpentras vendait sa juridiction sur la cité. Laissant la modeste Pernes, le centre administratif du pays put s’y transporter. Mais la principale opération avait réussi en 1317. Les Hospitaliers renonçaient aux biens des Templiers, passés entre leurs mains, en Venaissin et sur ses marges septentrionales. Ce don augmentait de façon très sensible le patrimoine du pape dans la région. Les possessions obtenues allaient jusqu’à Pierrelatte, jusqu’aux portes de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Solérieux), jusqu’à Valréas et dans sa région. Cette progression vers le nord représentait le principal bénéfice de l’opération. La politique territoriale visait, par priorité, à projeter la domination pontificale en avant du Comtat, vers l’amont de l’axe rhodanien.
6Toujours en 1317, Jean XXII achetait au dauphin ses droits sur Valréas. L’enclave de Valréas prenait forme. Une part de Montélimar fut même acquise, en 1340. Dès 1291, le comte de Valentinois avait reconnu la suzeraineté du pape sur cette ville, et trois villages. Car une stratégie féodale complétait l’avancée de l’Église romaine. En 1321, par exemple, le dauphin Guigues et son frère Humbert prêtaient hommage pour une série de fiefs frontaliers, à l’ouest des Baronnies.
7Parallèlement à la consolidation territoriale, les papes entreprirent une réorganisation du gouvernement du Comtat Venaissin.
Les réformes administratives
8L’action des papes fut sans doute la plus novatrice dans le domaine administratif. Ils perfectionnèrent sensiblement le système légué par Alphonse de Poitiers.
9Ce n’était pas que celui-ci eût négligé d’affirmer son autorité. Le principe fondamental de droits comtaux universels se rencontre dès le milieu du XIIIe siècle, selon l’enquête domaniale ordonnée par ses soins. Très comparables à ceux de la Provence angevine, ils reposaient sur les cavalcades, l’albergue, la levée d’une aide en certaines circonstances, une haute justice. Hors la cavalcade presque partout reconnue, ils étaient revendiqués avec une réussite toutefois variable. Cependant, Alphonse affermit encore son emprise sur l’aristocratie à l’aide d’une politique féodale qui anticipa sur celle de son frère Charles. Quand il imposa aux seigneurs, en 1251, une ample série d’hommages, il obtint de certains la ligesse. Pour la Provence, il s’agissait d’une innovation. Avec Philippe III, le serment de fidélité fut demandé non aux seuls vassaux, mais à l’ensemble des habitants. À l’annexion par le Saint-Siège, celui-ci n’eut qu’à récupérer cette fidélité générale à son profit.
10Il demeure que des signes nombreux témoignent de la croissance de l’autorité publique avec la papauté. Tant le pape que son recteur publièrent des ordonnances. La haute justice souveraine progressa. Plus généralement, l’activité judiciaire du pouvoir central connut un vigoureux essor.
11Les tribunaux pontificaux du Comtat et d’Avignon doivent, ici, se considérer dans leur ensemble. Ils sont exceptionnellement bien connus grâce aux recherches de Jacques Chiffoleau. Comme pour le comté de Provence, l’enquête d’office, la poursuite de plus en plus pressante de l’aveu, appuyée sur l’usage de la torture, manifestaient la toute-puissance de l’État. C’était une justice sévère que celle du pape, davantage semble-t-il que la justice angevine. À sa façon, les revenus tirés des amendes ou des confiscations ne représentaient sans doute pas la priorité. La justice pontificale recourait facilement à « l’éclat des supplices ». De la sorte, elle espérait guérir, au physique et au moral, les maux de l’ordre social. Tout autant, ces châtiments contribuaient, après la procédure inquisitoire, à fonder « une crainte révérencielle » du prince, par leur « effroyable théâtralité ».
12Mais les tribunaux pontificaux en imposaient, aussi, par leur efficacité et leur compétence. De manière plus assurée que pour le comté de Provence, elles venaient de la qualité intellectuelle des juges. Chez eux, les titres universitaires n’étaient pas rares. Certains donnaient des « conseils ». Aux côtés d’un solide contingent local, un recrutement cosmopolite, avec surtout Languedociens et Italiens, contribuait à maintenir la valeur du corps des juges publics. Les réformes administratives, pour leur part, renforçaient notablement le système judiciaire. S’il en était besoin, elles finiraient de démontrer son rôle essentiel dans l’encadrement des populations.
13L’indice le plus certain de l’avancée de l’État se trouve dans la transformation des structures administratives. Dès 1274, Grégoire X substitua au sénéchal du Venaissin un recteur, à l’imitation des possessions italiennes de l’Église romaine. Il y eut plus important que ce changement de titre. La papauté renforça la cour qui entourait jadis le sénéchal et maintenant le recteur. Elle accrut le nombre et le pouvoir des officiers supérieurs qui l’assistaient. Le rectorat lui-même se trouva parfois divisé entre un recteur pour le temporel et un pour le spirituel. En tout cas, le recteur disposait d’un lieutenant. Il y avait un trésorier. Il devenait, avec Jean XXII, un fonctionnaire autonome et de premier plan. Il faut avouer que les questions financières préoccupaient la papauté autant que la justice. Dans ce domaine, les efforts furent néanmoins considérables. On passa d’un juge, comme au temps de Raimond VII, à trois. Vers 1320, le personnel judiciaire se présentait comme suit. Le recteur demeurait le juge suprême de la province. En dessous se plaçaient un juge mage, exerçant la juridiction ordinaire, un juge criminel (ou des causes majeures), et un juge des appels. Un procureur fiscal et un procureur en cour de Rome complétaient l’édifice. Pour exercer leur charge, procureur fiscal, juge mage et juge criminel se déplaçaient dans le pays.
14L’administration centrale disposait cependant de relais locaux, également consolidés. Alphonse s’était satisfait du système des bailliages affermés, au nombre de neuf en 1257-1258. Ils se transformaient en vigueries, au début du XIVe siècle. Elles devenaient dix après l’acquisition de Valréas. Des viguiers, maintenant appointés, les dirigeaient. Un bailli, un clavaire, un notaire et quelques sergents aidaient chacun d’eux dans ses fonctions, à la fois administratives et judiciaires. En outre, un juge s’installait à Valréas, en raison de son éloignement.
15Le même souci de faciliter l’accès à la justice et d’affermir son contrôle sur les habitants explique, en large part, les bouleversements imposés à l’administration comtadine en 1335. Elle recevait alors des traits qu’elle conserverait jusqu’à la Révolution. Désormais, la contrée se trouvait divisée en trois judicatures : Carpentras, L’Isle-sur-la-Sorgue et Valréas. Dans ces trois villes résidait un juge et viguier. Les tournées du juge mage n’ayant plus d’utilité, cet officier disparut. En revanche, un véritable réseau judiciaire quadrillait maintenant l’espace.
16Cette métamorphose était une manifestation des vastes ambitions réformatrices du nouveau pape, Benoît XII. Elle doit se relier, en particulier, aux mesures contemporaines (1335-1337) touchant, à Avignon, la cour du maréchal de justice de l’Église romaine. La gravité de ses prévarications éclatait, à cette époque, au grand jour. Les craintes du pape, eu égard aux abus de ses agents, n’étaient que trop fondées. Certes, le mal était commun avec la Provence comtale. La conduite des officiers pontificaux semble avoir été spécialement préoccupante. Toutefois, le pouvoir ne restait pas inerte. Avant Charles Ier, Alphonse de Poitiers avait introduit en Venaissin la pratique des enquêtes générales sur les officiers, dès le milieu des années 1250. À leur tour, les papes lancèrent des enquêtes sur leur administration.
17Les statuts de 1338, promulgués par le recteur, achevaient l’œuvre d’assainissement et de restructuration. Ils imposaient ou rénovaient les règles qui devaient garantir la conduite et la surveillance des fonctionnaires subalternes, jusqu’au niveau du juge des appels. Ils finissaient de porter cette administration au niveau de la Provence comtale. Peut-être inspirés de son exemple, ils édictaient des dispositions qui y avaient déjà cours. Ils prescrivaient l’annualité des offices et le « syndicat », à la sortie de charge.
18En dépit de limites, la papauté dota le Comtat Venaissin d’institutions aptes à le diriger parce qu’elle se soucia de rendre le pouvoir tolérable des sujets. À cet égard, elle commença d’orchestrer leur consentement, complétant la proximité avec le modèle angevin. Elle recourut à sa manière, outre les serments généraux, à la convocation de premiers parlements du pays. Ces réunions sont attestées depuis le tout début du XIVe siècle (1302).
19En résumé, les papes introduisirent dans le gouvernement du Venaissin, malgré son retard, des progrès qui s’approchèrent de ceux accomplis en Provence comtale. Sur les terres comtadines, ils furent les grands constructeurs de l’État, dans ses dimensions spatiale et politique. La domination de la région ne représentait pourtant pas la fin ultime de leur action. Les efforts de la papauté ne se développèrent pleinement que dans la première moitié du XIVe siècle. Cela est patent pour le renforcement territorial. Il fut accompli en un temps très circonscrit, en particulier avec Jean XXII. L’attention prêtée aux confins septentrionaux n’est pas moins parlante. Une menace ne pouvait venir que de là, contre les domaines du pape ou contre Avignon. L’intérêt pour le Venaissin crût quand il devint un bouclier pour le Saint-Siège.
Une nouvelle Rome
20Élu en 1305, alors qu’il se trouvait en France comme archevêque de Bordeaux, Clément V ne rejoignit jamais l’Italie. Son pontificat se déroula entre les royaumes d’Arles et de France. Il s’attarda pour régler les graves questions que posaient à l’Église le différend franco-anglais et les agissements de Philippe IV (suites d’Anagni et affaire des Templiers). Quant aux nouvelles venues d’Italie, elles lui déconseillaient le voyage.
Le choix d’Avignon
21Clément V marqua sa préférence pour les régions rhodaniennes. Il choisit Lyon pour son couronnement. Il assembla à Vienne le concile de 1311-1312. Dans son attente, il s’installa une première fois à Avignon, en mars 1309. Après sa tenue, il demeura à Avignon ou dans le Comtat Venaissin, presque jusqu’à sa mort. Déjà, il privilégiait la Provence. Le 2 octobre 1316, Jean XXII entrait dans Avignon. À ce moment, la cité devenait le siège stable de la papauté. Elle restait capitale de la chrétienté de 1316 à 1376, hormis un éphémère retour à Rome d’Urbain V. D’ailleurs, il n’entraîna qu’un déménagement partiel des services. On pourrait aussi bien attribuer un siècle plein à la papauté d’Avignon, en partant de 1309 et en se rappelant que, pendant le grand schisme, la cité servit de résidence à l’un des papes, jusqu’en 1403.
Liste des papes d’Avignon
22entre crochets, les papes du grand schisme
Clément V (1305-1314)
Jean XXII (1316-1334)
Benoît XII (1334-1342)
Clément VI (1342-1352)
Innocent VI (1352-1362)
Urbain V (1362-1370)
Grégoire XI (1370-1378)
[Clément VII (1378-1394)]
[Benoît XIII (1394-1423)]
23Au départ, le Saint-Siège conserva l’espoir d’une prochaine rentrée à Rome. Benoît XII abandonna cette illusion le premier. Il prit enfin les mesures qui annonçaient une installation durable en Provence. Il amena les archives, abandonnées plus de trente ans à Assise. Il ne se satisfit plus de la maison épiscopale, occupée par Jean XXII. Il la transforma en une forteresse adaptée aux besoins du siège apostolique, le Palais-Vieux.
24Seuls de sérieux motifs firent le long succès d’Avignon. Certes, ancien évêque de Fréjus, ancien chancelier du roi de Sicile, et même ancien évêque d’Avignon, Jean XXII s’était installé dans une cité où il trouvait un neveu pour pontife (Jacques de Via). Par ailleurs, l’attachement pour Avignon croissait avec le temps. Sept papes français, originaires des pays d’oc si proches de la Provence, se succédèrent de 1305 à 1378. Ils n’oublièrent pas leurs compatriotes. Les conséquences du népotisme, du clientélisme, du désir de s’entourer de fidèles ont été démontrées par Bernard Guillemain. Le gouvernement pontifical se faisait, en grande part, la chose des Français, et des Français du Sud. De multiples intérêts conduisaient les curialistes à préférer Avignon, comme la localisation des bénéfices reçus. En outre, la pesanteur de l’administration pontificale décourageait désormais un déménagement. Le roi de France s’habituait sans déplaisir à voir le pape à portée de la main. Mais tous ces facteurs n’étaient que des effets induits par les changements que la papauté avait dû s’imposer ex abrupto.
25Fondamentalement, la fortune d’Avignon découla des raisons qui éloignaient les papes d’Italie, et qui leur recommandaient de réorganiser leur administration en un lieu convenable. La vallée du Rhône offrait des avantages considérables sous ces divers aspects. Aussi voyons-nous Clément V renouer immédiatement avec l’ancienne prédilection de l’Église romaine pour cet espace. Mais Avignon en concentrait tous les atouts.
26Il aurait semblé plus normal que la papauté optât pour le Comtat Venaissin. Clément V installa un temps le gros de la curie à Carpentras. Elle s’y trouvait à son décès. Le conclave s’y réunit. Malheureusement, les cardinaux gascons suscitèrent de graves désordres. L’élection d’un successeur s’en trouva retardée jusqu’en 1316. Jean XXII jugea que la papauté ne saurait se garantir une paix suffisante sur ses terres. De toute façon, le Venaissin ne possédait que des agglomérations trop modestes pour s’adapter à la présence d’une grande cour. Il n’offrit que des lieux de villégiature à la papauté. Mais faute de s’y fixer, elle voulait, du moins, s’adosser à lui. Avec Avignon, les papes trouvaient une ville de taille honorable, contiguë au Comtat Venaissin.
27Par ailleurs, si la région rhodanienne permettait de communiquer avec l’Italie et d’occuper une position centrale dans la catholicité, ceci ne se vérifiait totalement que pour la basse vallée ou au niveau de Lyon. Le couloir entre les deux n’était pas aussi commode. Avignon constituait un carrefour sans pareil jusqu’à Lyon. Elle l’emportait, sur cette ville, parce que proche de ports maritimes importants. Son propre port était, à la fois, port fluvial et dernier port de mer sur le Rhône. Entre les villes du bas Rhône, Avignon s’imposait. Elle possédait l’illustre pont Saint- Bénezet, le premier vers l’amont, sans rival jusqu’à Pont-Saint-Esprit. Il ne dispensait pas de l’emploi de bacs. Sa valeur n’en était pas moins grande, comme le prouve l’acharnement des papes à le maintenir. En bref, Avignon se plaçait au cœur d’une exceptionnelle étoile de routes maritimes, terrestres et fluviales.
28Sur la rive gauche du Rhône, la cité occupait une position politiquement idéale. Le statut de vassal de son hôte, le comte-roi de Sicile, autorisait le pape à demeurer de ce côté du fleuve sans déchoir de sa dignité. À l’égard du roi de France, il préservait son indépendance. À la frontière de ses États, il maintenait pourtant le contact avec lui. Car, le Saint-Siège regardait ce prince comme un partenaire nécessaire. Il semblait encore un indispensable protecteur, en dépit des mésaventures connues avec Philippe IV. En 1316, Jean XXII n’avait été élu, à Lyon, que sous la sauvegarde de troupes françaises.
29Nous avons déjà compris que le souci de leur sûreté pesa constamment sur les choix des papes. À partir de 1324, la papauté d’Avignon vécut, pour longtemps, dans la crainte d’une descente de Louis de Bavière jusqu’aux berges du Rhône. Les richesses qui s’accumulaient à la curie, et autour d’elle, représentaient une tentation certaine. Les remous de la guerre de Cent Ans aviveraient bientôt les inquiétudes. Aussi rapide qu’il fût, le renforcement du Comtat ne rassurait pas le souverain pontife. En revanche, Avignon jouissait d’un site défensif formidable, avec le rocher des Doms, bordé par le Rhône, qui supportait le palais épiscopal. Une partie des cardinaux avait trouvé un refuge effectif dans la ville, après la dispersion du conclave de Carpentras, en 1314. La tranquillité attendue de l’installation à Avignon était autant intérieure qu’extérieure. Sur les domaines angevins s’étendait une paix publique réelle, encore qu’imparfaite. Le pape tablait sur la force de son vassal.
L’appui du roi de Sicile
30La bonne volonté du roi de Sicile se conformait à la fidélité qu’il devait à son seigneur. Le viguier comtal continuait de gouverner les citoyens d’Avignon. En revanche, le souverain pontife étendait son autorité temporelle sur l’ensemble des curialistes, mais également des « courtisans ». Ce terme désignait les nouveaux venus attirés par la présence de la curie, sans lui appartenir. Le principal de la police et de la justice relevait donc du maréchal de justice de la cour romaine. Cet officier eut jusqu’à trente-huit sergents et leur capitaine, avec un juge ordinaire et un juge criminel. Un trésorier encaissait les amendes. S’ajoutait un procureur fiscal. Les clercs, ainsi que les familiers du pape, du camérier et des cardinaux avaient leur justice propre.
31Des conflits de juridiction éclatèrent avec l’administration comtale. Il n’empêche que le pape se trouvait tout à son aise dans la ville. Depuis Clément V, il réglementait jusqu’au logement. Jean XXII promulgua un véritable statut sur le sujet. Il permettait à des répartiteurs de réquisitionner les locaux jugés disponibles, au profit des curialistes ou des immigrants. Puis, des taxateurs déterminaient le loyer.
32La disposition des bénéfices provençaux ne fut pas moins avantageuse. La papauté tira massivement profit du principe des réserves pontificales, surtout pour les évêchés. Ceci permettait, entre autres, de rétribuer des curialistes. En même temps, les bénéfices reçus se trouvaient assez près pour qu’ils y fassent sentir leur surveillance. Le Comtat Venassin offrait un terrain commode pour cette politique bénéficiale. Dans le reste de la Provence, l’affaire était plus compliquée. L’accaparement des bénéfices, surtout majeurs, par la papauté était un phénomène général à la chrétienté. Les curialistes comme les proches des papes et des cardinaux se trouvaient favorisés. Pour autant, le pape ne pouvait faire fi des désirs des princes. Or, les Angevins avaient développé une solide habitude d’intervention en matière bénéficiale, depuis Charles Ier.
33Seul le consentement du comte-roi permettait au souverain pontife de puiser à pleines mains dans les bénéfices provençaux, en faveur de son entourage. Le fameux Gasbert de Laval, camérier pendant vingt-sept ans (1319-1347), occupa l’évêché de Marseille (1319-1323), puis l’archevêché d’Arles (1323-1341). Une récente étude de Thierry Pécout enseigne qu’un fort modeste évêché, celui de Riez, n’échappait pas à l’appétit des curialistes, qui s’étendait aux canonicats, voire aux cures.
34Les Angevins contribuaient volontiers, encore, à la fortune des parents des papes. Elle s’édifiait, pour partie, en Provence. C’était l’usage des papes de gagner la bienveillance des princes pour leur parenté. Seul Benoît XII résista à la tentation. N’oublions pas la nécessité, pour les papes, de s’appuyer sur des hommes dont ils fussent sûrs. La faveur des Angevins les aidait à garder certains d’entre eux à leur service. Cela était encore plus vrai quand les avantages accordés concernaient la Provence. Citons ici l’exemple d’Arnaud de Trian. Neveu de Jean XXII, il assumait auprès de lui les fonctions capitales de maréchal de justice et de recteur du Comtat Venaissin. Robert l’éleva très haut. Parmi ses bontés, il érigea en vicomté la terre de Tallard (1326). Arnaud l’avait acquise des Hospitaliers, contre des fiefs dans le Royaume, eux-mêmes reçus du souverain.
35En conclusion, le zèle du prince temporel achevait de retenir le pape en terre provençale. Un exceptionnel faisceau de conditions rendait ce séjour propice à l’Église romaine et à ses entreprises.
Le redressement de l’Église romaine
36De son temps, la papauté d’Avignon subit de vives critiques. Les Italiens, hostiles à un Saint-Siège presque francisé, furent les plus virulents. L’animosité contre Avignon paraît très partiale. Je ne parlerai pas de l’exemple de sainteté offert par le bienheureux Urbain V. Les reproches dissimulent l’œuvre accomplie par des papes de valeur, au moins politique, et d’une conduite personnelle irréprochable.
Un gouvernement rénové
37Le souverain pontife se donnait enfin une vraie capitale, à la façon des États les plus modernes. Dans ce lieu fixe, son gouvernement pourrait travailler sans interruption et se perfectionner, à l’abri de toute surprise. L’édification d’un grand palais finit de le doter d’un élément nécessaire à une métropole politique. Le pape y logeait, avec sa maison, et groupait sous sa surveillance les services administratifs. En tant que château, le « palais des Papes » le protégeait avec les organes vitaux du pouvoir. Une centaine de portiers, sergents et écuyers assuraient la garde.
38Mais le palais ne contenait pas toute l’administration. Elle dispersa une partie de ses locaux dans la cité. De même, la majorité des curialistes se répandirent dans la ville. Il en fut ainsi pour les cardinaux et leurs gens. Ils recevaient une « livrée » par le système d’assignation des logements, comme le nom l’indique. Elle englobait un nombre parfois considérable d’habitations. En ajoutant les courtisans, on comprend que seule une agglomération de quelque importance, avant tout agrandissement, convenait pour accueillir la papauté. Ce qu’il advenait avec le gouvernement pontifical ne présentait rien de singulier. Il n’y avait pas de capitale qui ne fût devenue une grande ville. L’activité croissante et permanente des pouvoirs centraux l’imposait.
39Quant au personnel curial directement employé par le pape, et pour lequel des statistiques assez précises existent, la stabilisation dans Avignon ne précéda pas exactement son essor. Elle le suivit plutôt comme une conséquence. Le nombre de ces curialistes, parvenu à environ 350 sous Boniface VIII, atteignait un palier dès Clément V, avec un peu moins de 600 personnes. Mais à leurs côtés, il faut compter l’entourage des cardinaux. Ces derniers étaient les exécutants de la politique pontificale. Sur l’ensemble de la période avignonnaise, Bernard Guillemain estime que, en moyenne, au moins 800 clercs ou laïcs vivaient au service d’une vingtaine de cardinaux.
40S’ajoutait une masse de notaires, d’écrivains publics, de procureurs et d’avocats, d’artisans, de commerçants petits et gros, qui se fixaient à Avignon. Ils doivent tous se comprendre comme des auxiliaires de la cour romaine, du moins au sens large. Ils permettaient le fonctionnement du pouvoir pontifical rénové, qu’ils travaillassent pour lui ou pour les courtisans. L’affluence des hommes, en résidence stable ou provisoire, était en effet une condition et un résultat de l’affermissement de l’autorité apostolique.
41Pour le Saint-Siège, les marchands n’étaient pas que des fournisseurs. Leur coopération était indispensable pour les opérations bancaires, le transport d’une partie de la correspondance et la recherche des informations. Les progrès de la centralisation pontificale et la capacité du pape à communiquer avec le monde ne se comprennent qu’avec le concours de cette communauté marchande. L’aide des grandes compagnies florentines à succursales fut décisive. Favorisées par leurs multiples comptoirs, elles jouissaient d’avantages inégalables dans ces domaines fondamentaux du transfert des fonds apostoliques au travers de l’Occident, de la circulation du courrier et de la collecte des nouvelles. Le pape s’efforça d’échapper à leur monopole. Jamais il n’y parvint entièrement. Pourtant, en joignant cet appui des hommes d’affaires toscans à celui du roi de Sicile, Avignon lui offrit peut-être les plus grands bénéfices de la coalition guelfe.
42Mais l’augmentation quantitative de moyens n’était pas tout. L’efficacité de l’administration pontificale progressait de toutes les manières, à l’exemple des autres grandes cours. En généralisant le versement de gages en espèces, elle s’allégeait de l’obligation d’entretenir les curialistes par des distributions en nature. Bien que souvent très relative, la spécialisation des services s’affirmait. Le fonctionnement des bureaux gagnait en régularité et en sûreté. Leur activité croissait et pénétrait toujours davantage dans la vie de la chrétienté.
43La Chancellerie expédiait partout les lettres pontificales, multipliées dans des proportions jusqu’alors inconnues. Les tribunaux jugeaient de causes venues de tous les horizons : surtout la Rote, pour les procès bénéficiaux, et la Pénitencerie, pour la juridiction spirituelle. La Chambre apostolique s’occupait des questions financières. Elle dirigeait l’atelier monétaire de Sorgues, qui frappait la monnaie pontificale. La Chambre exerçait, avant tout, une exigeante fiscalité sur les bénéficiers. Elle suscita bien des reproches contre les papes français, ces « loups rapaces en habits de pasteurs » selon Dante (Paradis, chant 27, v. 55- 60). Ce nonobstant, elle représenta un de leurs succès majeurs. Elle leur fournit des revenus à la dimension des États contemporains (encore que fort inférieurs à ceux des princes les plus puissants). L’enjeu représenté par les affaires financières faisait de la Chambre la pièce maîtresse du gouvernement. Son chef, le camérier, était le conseiller intime du pape.
44Le coût de la machinerie administrative était considérable. En outre, la papauté d’Avignon manifestait, par sa générosité et ses splendeurs, la suprématie du vicaire du Christ. Cela allait d’une large charité, aux dépenses somptuaires, aux constructions et aux cérémonies publiques. De surcroît, le Saint-Siège poursuivait de ruineuses guerres en Italie. Elles s’interrompirent de 1334 à 1350, mais elles avaient mobilisé dans les 60 % des dépenses d’un Jean XXII. L’argent permettrait seul d’accomplir les projets que le siège apostolique concevait pour la chrétienté.
La monarchie pontificale
45Les opérations militaires visaient à reconquérir le Patrimoine et à en assurer le calme, dans une Italie enfin apaisée. Elles constituaient un préalable pour que le pape revînt à Rome. Tenant ses prérogatives de son statut d’évêque de la Ville, donc de successeur de Pierre, il ne pouvait abandonner l’idée, même lointaine, de ce retour. De plus, ses possessions italiennes lui offriraient l’assise territoriale nécessaire à un véritable État. Elles assureraient son indépendance face aux princes temporels. De Rome, son autorité triompherait.
46Pour l’heure, la papauté d’Avignon entreprenait de subordonner l’ensemble des clercs à une authentique monarchie, à son pouvoir direct et unique. Ainsi prétendait-elle à l’entière disposition des bénéfices. L’affirmation de cette réserve générale remontait d’ailleurs à Clément IV. En théorie, il ne dépendait que de la papauté d’exercer ou non son droit sur les différents bénéfices. Cette prérogative fondait, à son tour, le principe d’une fiscalité susceptible de toucher tous les bénéficiers. Elle s’étendait progressivement sur eux.
47Mais l’absolue souveraineté sur les clercs ne se comprenait qu’intégrée dans la plénitude de la puissance ecclésiastique. Le pape était devenu l’évêque de la chrétienté. Il exerçait toutes les responsabilités qui découlaient de cette position en matière d’administration, de foi, de culte ou de droit. Il espérait provoquer la réforme générale de l’Église, sous sa haute conduite.
48En tout cas, le flot des visiteurs qui se déversait dans Avignon confirmait sa toute-puissance. On y voyait les prélats soumis aux visites ad limina et au paiement de taxes au siège de la curie ou leurs procureurs, les justiciables et la foule des quémandeurs. Naturellement, la masse des suppliques qui arrivaient dépassait le nombre de ceux qui faisaient le voyage. Parmi les solliciteurs, les « pauvres clercs » se montraient les plus pressants. Dans l’attente d’un bénéfice, ils comptaient sur la bienveillance et le sens de la justice du souverain pontife, au rebours des collateurs ordinaires. Mais les princes et leurs agents s’adressaient également à Avignon ou s’y rendaient, pour des affaires qui n’étaient pas qu’ecclésiastiques.
49Fort de sa suprématie religieuse, le Saint-Père voulait avec constance étendre sa tutelle sur le temporel. La prépondérance du spirituel l’impliquait. Alvaro Pelayo, un franciscain nommé pénitencier par Jean XXII, définissait le pape non seulement comme vicaire du Christ, mais comme « pour ainsi dire Dieu » (quasi Deus). On a pressenti que la papauté d’Avignon ne renonçait pas aux projets théocratiques d’un Boniface VIII, encore qu’elle agît avec plus de circonspection. La curie tirait les fils d’une vaste diplomatie. Elle croyait rétablir la paix entre les chrétiens, et préparer une croisade qui restaurerait leur unité, sous le souverain pontife. En attendant, les relations que le pape établissait, pendant sa résidence provençale, avec son grand vassal, le roi de Sicile, n’avaient pas moins d’importance pour le Saint-Siège que pour Robert. Elles donnaient une vraisemblance particulière à la progression du programme théocratique.
50La « papauté d’Avignon » fut une étape décisive dans le devenir de l’Église. Elle sauva la primauté romaine. De son côté, Avignon parvenait au rang d’authentique capitale de l’Occident. D’abord marginalisée par le régime angevin, la Provence se retrouvait au centre de gravité de la catholicité. Ce bouleversement ne suffit pourtant pas à sa prospérité.
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