Chapitre 5. La grande mornarchie guelfe 1266-1343
p. 181-228
Texte intégral
1Longtemps, le comté de Provence avait été une principauté indépendante, affirmant sa personnalité. L’installation de Charles Ier n’avait pas brisé cet essor. Au contraire, il avait accéléré l’évolution du comté en État. Le grand tournant de l’histoire provençale se plaça en 1266. Le pays se trouva rejeté à la périphérie d’un vaste royaume. À la fois, ambitieux, autoritaires et convaincus de leur mission, les monarques angevins n’entendaient pas renoncer, cependant, à l’appui provençal.
L’impérialisme angevin
Charles, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem, de Sicile, du duché d’Apulie, et de la principauté de Capoue, sénateur de la Sainte Cité, prince d’Achaïe, comte d’Anjou, de Provence, de Forcalquier et de Tonnerre.
2Voici l’une des titulatures adoptées par Charles Ier. Elle se lit sur une lettre du 6 janvier 1285, écrite à la veille de sa mort. Aussi imposante qu’elle paraisse, elle ne suffit pas à énumérer les dignités accumulées par ce prince. Il fut le grand conquérant de sa dynastie. Outre la Provence, le Maine et l’Anjou, nous connaissons ses prétentions éphémères sur le Hainaut. Par son remariage de 1268 avec Marguerite de Bourgogne († 1308), il augmenta ses domaines français du comté de Tonnerre, qu’il reçut de la succession de son beau-père. Sa politique italienne et orientale fut cependant, de loin, la plus ambitieuse et la plus cohérente, jusque dans ses apparences chimériques.
L’expansion italienne et orientale
3La conquête du Royaume, c’est-à-dire du royaume de Sicile, constitua le fait majeur de la carrière de Charles Ier. Elle imprima leur caractère exceptionnel à son existence et au devenir de sa dynastie.
4Le royaume de Sicile comprenait l’île de ce nom et la moitié méridionale de la botte italienne. Fondé par des aventuriers normands, les Hauteville, il passa sur la fin du XIIe siècle à la dynastie impériale des Hohenstaufen. Les territoires pontificaux se trouvèrent menacés d’encerclement entre cet État et les terres, au nord, du Regnum Italiae qui appartenait théoriquement à l’empire. Les morts de Frédéric II et de Conrad IV n’empêchaient pas le danger de reprendre forme avec Manfred, par ses manœuvres au travers de toute l’Italie. Il fallait éliminer ce péril.
5Le Royaume constituait un fief tenu de la papauté. Elle était fondée à chercher un vassal fidèle, pour l’en investir. Elle s’y efforçait depuis le début des années 1250. Qu’elle ait pensé une première fois à Charles n’étonne pas. Son appartenance à la maison de France, alliée puissante et traditionnelle de l’Église romaine, n’était pas tout. La Provence garantissait à l’Angevin un accès en Italie. Lorsque de nouvelles tractations furent entamées, au début des années 1260, il avait assuré sa position sur les marges de la Ligurie occidentale et consolidé un domaine centré sur Cuneo, au sud-ouest du Piémont. Ces extensions, dans la continuité du territoire provençal, renforçaient ses atouts. En 1265, Clément IV était élu. Il s’agissait d’un pape français, comme son prédécesseur Urbain IV (1261-1264), mais en outre d’un ancien serviteur de Louis IX et d’Alphonse de Poitiers. Le nouveau pontife concluait les négociations avec Charles Ier.
6La disposition d’une base arrière, la Provence, et de têtes de pont vers l’Italie contribua au succès des opérations. Elle se combina avec l’appui du royaume de France. De nombreux combattants en vinrent. Son clergé accorda une décime pour trois ans, comme celui du royaume d’Arles. Les secours financiers des hommes d’affaires guelfes de Toscane s’ajoutèrent. Ils entamaient ainsi une longue alliance avec la dynastie angevine. Enfin, Charles bénéficia de la prédication et des privilèges de croisade. Ils firent de son expédition une cause sainte. Et bientôt, Clément IV décidait d’une seconde croisade contre Conradin, fils de Conrad IV et ultime descendant direct et légitime de Frédéric II. Il venait, en effet, réclamer son héritage, après la défaite de Manfred.
7Charles Ier s’embarqua à Marseille le 10 mai 1265. Il se rendit audacieusement à Rome par mer. L’armée franco-provençale le rejoignit par la voie de terre. Elle descendit les cols de Larche et de Tende, au pouvoir du comte de Provence. Charles prêta hommage lige et reçut le sacre royal, le 6 janvier 1266. Le 20, il partit vers le sud. Manfred trouva la mort à la bataille de Bénévent, le 26 février. L’arrivée du jeune Conradin, à l’automne 1267, remit tout en cause. Il suscita de multiples ralliements en Italie et de nombreuses insurrections dans le Royaume. Cependant, vaincu le 23 août 1268 à Tagliacozzo, il était ensuite capturé et décapité. Charles restait maître du terrain.
8Alors que l’empire traversait le Grand Interrègne (1250-1273), les coups portés au gibelinisme étaient terribles. Dieu avait jugé. Comme le disait le Florentin Brunetto Latini, pour la défaite de Manfred : « Les champions de Jésus-Christ eurent la victoire, et le règne, et la couronne, et la terre. » Le parti de l’Église l’emportait dans toute l’Italie. Florence devenait ainsi, aux côtés du pape et du nouveau roi de Sicile, le troisième grand partenaire de la coalition guelfe. Répandues en Toscane vers le milieu du XIIIe siècle, les appellations de guelfe et de gibelin se propageaient dans l’Italie du Nord et du Centre. Désormais, elles désignaient clairement les célèbres partis antagonistes de la politique italienne. Le phénomène témoignait du terme de leur cristallisation. Après une longue genèse, elle s’achevait comme un effet de l’intervention de Charles Ier. Cette réalité le servait d’abord. Il se montrait le véritable catalyseur de l’entente guelfe, dont il était reconnu pour chef. En Piémont, le territoire angevin se dilatait jusqu’au nord. Tandis que les censures ecclésiastiques frappaient ses adversaires, Charles développait partout son ascendant, dans les terres impériales comme dans les États pontificaux.
9Élu sénateur par le peuple romain dès 1263, il occupait encore cette fonction à sa mort. Il ne comprit pas la charge comme simplement honorifique. Pourtant, la papauté l’avait contraint à renoncer deux fois au titre. En dépit des précautions prises lors des négociations précédant l’investiture du Royaume, la puissance de Charles dépassait les limites souhaitées par le Saint-Siège. Le protecteur pouvait se révéler encombrant. Ainsi, Grégoire X (1271-1276) se tint, à son égard, dans une évidente réserve. Il voulut contrebalancer sa puissance par celle de Rodolphe de Habsbourg, roi des Romains depuis 1273. Il s’opposa à ses menées contre Constantinople, pour ne pas compromettre un retour de l’Église d’Orient à l’unité, suivi d’une croisade de tous les chrétiens.
10À partir de l’Italie, Charles Ier conçut, en effet, de hardis projets vers l’Est et l’outre-mer. Ses engagements auprès de la papauté, comme de ne jamais réunir le Royaume à l’empire, bornaient ses ambitions en Occident. Le Royaume offrait un avant-poste vers la Romanie et le monde musulman. En se tournant dans ces directions, Charles reprenait une tradition des rois de Sicile. La seconde croisade de Saint Louis lui permit de rétablir sur Tunis, en 1270, un tribut qui remontait aux Normands. Comme ses prédécesseurs, il désirait affermir ainsi son contrôle sur le canal de Sicile. Mais cet acquis servait un dessein qui portait sa marque, et qui confond par son ampleur.
11Il ne s’agissait pas d’un pur appétit de domination temporelle. Charles Ier poursuivait la mission que lui imposait la providence. La prétendue ascendance carolingienne des Capétiens, faisait de lui le « second Charles, rejeton de Charles le Grand », comme le désignait un chroniqueur à sa solde. Une atmosphère prophétique prenait corps autour de sa personne, et encourageait aux espérances visionnaires. Il deviendrait « roi du monde après le Roi des cieux », selon Adam de la Halle dans l’épopée C’est du roi de Sezile (circa 1282-1288). Certains croyaient que le dernier empereur, qui accomplirait la fin de l’Histoire et établirait une société parfaite, descendrait de lui. Dans la continuité de son rôle de chef des guelfes, l’Angevin paraissait destiné, en tout cas, à prolonger son combat pour la chrétienté. L’expédition contre Manfred avait représenté une authentique croisade. Elle préparait celle de Terre Sainte, comme la papauté l’avait elle-même annoncé.
12Charles visait, pour première étape, la restauration de l’empire latin de Constantinople, perdu depuis 1261. Les chrétiens d’Orient seraient ramenés sous l’autorité de Rome. Cette reconquête faciliterait celle de la Terre Sainte. Dès 1266, Charles Ier mettait son plan en route. Il prenait pied dans les Balkans, puis se faisait proclamer roi d’Albanie, en 1272. Il s’assurait de la Morée franque, avant d’adopter le titre de prince d’Achaïe en 1278. En 1277, il achetait la glorieuse couronne de Jérusalem à l’un des prétendants (Marie d’Antioche). Il s’emparait des débris de ce royaume, Saint-Jean-d’Acre pour l’essentiel. Il nouait, en outre, des liens familiaux avec les Arpades de Hongrie. En 1270, son fils aîné, le prince de Salerne, futur Charles II, épousait Marie († 1323), fille d’Étienne V.
13En 1282, Charles préparait l’assaut décisif contre l’empire grec. Le Saint-Siège l’appuyait maintenant. Une énorme flotte vénéto-angevine devait prendre la mer, au printemps de l’année suivante. Elle ne partit jamais.
Des lendemains contrastés
14Dans le second quart des années 1270, quand l’élection de Rodolphe mettait un terme au Grand Interrègne, une inversion de tendance s’amorçait pour la puissance de Charles Ier, du moins en haute Italie. Son autorité s’y effondrait bientôt. Le Piémont angevin se disloquait entre 1275 et 1277. À ce premier revers sérieux, la catastrophe des Vêpres succédait, à savoir la révolte de l’île de Sicile, entamée le 30 mars 1282.
15Sans doute doit-on dire, après Dante, que la mala segnoria, « qui blesse toujours le cœur des peuples asservis », fut la raison profonde du soulèvement contre Charles (Paradis, chant 8, v. 73-75). Ce n’est pas que ce prince soucieux de juste administration, selon ses critères, se soit abandonné à une tyrannie intentionnelle. Malheureusement, l’utopie qui le guidait coûtait chère aux sujets. Pour servir ses fins, il prétendait renforcer la puissance publique dans le Royaume, comme dans le reste de ses domaines. Pour l’Italie méridionale, cela signifiait restaurer l’État relativement efficace de Frédéric II, ce qui plaisait peu. L’irritation croissait d’autant plus que les exigences du prince se heurtaient aux aspirations « démocratiques » des villes et des bourgs, inspirés par le modèle de l’Italie des communes. Elles se faisaient particulièrement fortes dans l’île de Sicile. À la base, les Vêpres représentèrent l’explosion d’un vaste mouvement communal.
16Mais l’insurrection concordait avec des intrigues ourdies de longue date, en relation avec les Byzantins et Pierre III d’Aragon. Elle éloignait les menaces sur Constantinople. La puissance catalane entendait servir des ambitions méditerranéennes, que contrariait la réussite angevine. Se posant en successeur légitime de Manfred, du chef de son épouse Constance, Pierre III débarquait dans l’île le 30 août, et se faisait proclamer roi de Sicile le 4 septembre. Il portait ses attaques vers la terre ferme. L’archipel maltais et Pantelleria tombaient en son pouvoir. Sous le choc des défaites et des rébellions, toute l’Italie parut sur le point d’échapper à la domination angevine. Un nouveau désastre s’ajoutait, le 5 juin 1284. La flotte siculo-aragonaise capturait le prince de Salerne. À la mort de Charles Ier, les États angevins demeuraient longtemps sans souverain. Transporté en Espagne, Charles II restait prisonnier jusqu’en octobre 1288.
17Finalement, la monarchie angevine survécut. Elle le dut à d’opportunes réformes administratives, aux secours combinés de la papauté et du royaume de France, et à l’appui provençal. Néanmoins, l’affaire de Sicile ne se concluait véritablement qu’en 1373. Elle se transformait en une épuisante guerre de Cent Ans. La reconquête était devenue une priorité pour la maison d’Anjou. Si les succès alternèrent avec les défaites, elle se dépensa, au bout du compte, dans de vains efforts. L’île de Sicile resta aux mains de la maison de Barcelone, comme domaine du roi d’Aragon ou comme royaume indépendant, détenu par un membre de la même famille (1285-1291 et 1296-1409).
18Les Vêpres et leurs suites anéantirent pratiquement les rêves orientaux des Angevins. Ils perdirent Saint-Jean-d’Acre en 1286. Toutefois, Charles II parvenait, dans les années 1300-1310, à installer sur le trône de Hongrie son petit-fils Carobert († 1342). Celui-ci héritait des prétentions sur ledit royaume que son père, Charles-Martel († 1295), fils aîné de Charles II, avait reçues de sa mère, la reine Marie. La Hongrie angevine forma une monarchie normalement distincte de l’État de Provence-Sicile. Néanmoins, cette réussite montre que l’histoire angevine ne se résuma pas, à partir de 1282, à un inexorable déclin.
19Charles II reprit en main la partie continentale du Royaume. Il restaura l’ascendant de sa maison en Italie centrale et septentrionale. Là, il établit un « comté de Piémont » (1304). Robert donna une large extension au second Piémont angevin. Il porta ses ambitions en Lombardie, comme en Romagne, dont il fut recteur pour la papauté. Celle-ci lui confia encore la sénatorerie de Rome, avec la charge de Capitaine général de l’armée de l’Église. Il en obtint également le vicariat général de l’empire en Italie. Il reçut de nombreuses seigneuries toscanes, en particulier celle de Florence. Son fils, Charles duc de Calabre, en fut aussi seigneur. Entre les principales réussites de Robert, citons enfin la seigneurie de Gênes, conservée de 1318 à 1335. Considéré dans son ensemble, ce règne marqua un nouveau temps fort de l’influence angevine au travers de l’Italie, chez les guelfes. L’idée d’une monarchie unique, confiée au roi angevin, circula même dans ces milieux.
20Les souverains angevins conservaient leur réputation de champions de l’Église. Ils restaient confortés de ses armes spirituelles dans nombre de leurs entreprises. L’association avec le spirituel fut particulièrement étroite pour Charles II. Elle se maintint pour Robert, du moins de façon générale. Les responsabilités qu’il reçut de la papauté l’indiquent. Son entente avec elle atteignit un degré inégalé dans les premières années du pontificat de Jean XXII, jusqu’en 1324. Tout au long de son existence, il continua de se réclamer de la même sainte mission que ses ancêtres.
21Il ne s’agit pas de nier les limites ni les échecs de la politique italienne de Robert. Il connut une perte de puissance dans la seconde partie de son règne. Le prestige de sa maison s’éroda dans ses dernières années. Il opta, à cette époque, pour un véritable désengagement, sauf contre l’île de Sicile. Dès longtemps, l’hypothèque sicilienne avait freiné de plus grands desseins, dans le reste de l’Italie. D’autre part le Saint-Siège envisageait, pour sa propre politique italienne, d’autres solutions que la seule alliance angevine. Il se sentait déçu par la relative inefficacité ou par les ambitions personnelles de son associé traditionnel. Robert se trouva déjà en désaccord voilé avec le pape en s’opposant à la calata de l’empereur Henri VII, de 1310-1313. Il participa jusqu’à une coalition guelfe et gibeline, réunie dans les années 1331-1334, contre les efforts conjugués de Jean de Bohême et du légat pontifical, Bertrand du Poujet.
22Ce surprenant développement illustre, cependant, la profonde insertion de la dynastie angevine dans les mouvantes réalités italiennes. Au travers des réussites ou des revers, elle épuisait le principal de ses énergies dans ce qui devenait un véritable bourbier.
Une réunification manquée de la Provence
23Tout à sa politique italienne, Charles II renonça sans difficulté aux domaines français. Maine et Anjou servirent de dot à sa fille Marguerite, mariée à Charles de Valois (1290). Quant à l’héritage de Marguerite de Bourgogne, il fut perdu en 1308, lorsque la veuve de Charles Ier mourut sans enfant survivant.
24Par rapport à ces faciles abandons, le cas de la Provence se révèle très différent. Elle restait un atout fondamental pour les ambitions italiennes des Angevins, après avoir si bien servi la conquête. En 1306, Charles II décidait l’incorporation définitive du comté de Piémont dans ceux de Provence et de Forcalquier. Il voulait assurément prévenir un démembrement, lors d’une succession. Il le devinait fatal pour le Piémont angevin. L’union de la Provence aux possessions italiennes se renforçait avec Robert. Il l’attachait pour toujours au Royaume, par son testament de 1343.
25Conscients du rôle de leur domaine provençal, les trois premiers souverains angevins se montrèrent soucieux de le renforcer sur ses confins. Il était particulièrement nécessaire d’agir sur les limites orientales. Elles présentaient une situation politique souvent incertaine. Elles garantissaient les communications avec l’Italie. Il n’y a pas à revenir sur l’importance de ce facteur, illustrée par l’expédition de Sicile.
26L’organisation d’un Piémont angevin contribuait, bien entendu, à la sécurité sur les Alpes. Par la provenance de fonctionnaires comme par les institutions, il présentait, à certains égards, les traits d’une extension provençale. L’union de 1306 avec la Provence demeura néanmoins théorique. À partir du début du XIVe siècle, le val de Stura se trouva toutefois intégré au territoire provençal. Cette annexion s’étendit jusqu’à Demonte. Elle donnait à la Provence une plus ferme emprise sur le précieux col de Larche.
27La route de Tende, en Ligurie occidentale, n’avait pas moins de valeur. Par ailleurs, la Rivière du Ponant, singulièrement troublée, appelait à intervenir. En 1258, les traités conclus par Charles Ier, avec des membres de la famille des comtes de Vintimille, lui avaient reconnu de vastes droits sur le comté homonyme. Un comté de Vintimille provençal prenait forme. Il s’étendait, dans la montagne, jusqu’au bassin supérieur de la Nervia. Il englobait tout le haut du val de Roya. Il assurait une ferme maîtrise de Tende et de son col.
28Le succès demeurait partiel. Le comté de Vintimille angevin n’incluait pas la cité de ce nom. Par le traité de 1262, Gênes bornait les terres provençales, sur la bande côtière, à La Turbie. Elle se réservait le littoral de Monaco à Vintimille. À terme, un affrontement sérieux était inévitable. De longues querelles opposaient, à partir de 1272, Charles Ier aux Génois, bientôt rejoints par les Vintimille. Une paix se concluait en 1276, mais le différend ne s’achevait vraiment qu’en 1289. Le comté de Vintimille provençal en sortait amoindri. Une branche des Vintimille s’était retranchée dans la haute Roya et la haute Vermenagna, soustraite au Piémont angevin. Elle avait définitivement saisi le col de Tende. Son alliance matrimoniale avec les Lascaris haussait sa gloire au rang des plus grandes familles. Elle constituait, désormais, une difficile interlocutrice pour les Provençaux.
29La suite des Vêpres confirmait le repli provençal. Gênes devenait une alliée potentielle de grand prix pour les Angevins, face aux Catalans et aux Siciliens. Charles II poursuivit obstinément son amitié, au prix de larges concessions. Sur les confins de la Ligurie occidentale, il renonçait à l’expansion, pour adopter une attitude des plus conciliantes envers la Commune. Dès 1289, il lui rendait Roquebrune, prise lors de la précédente guerre. En 1301, il lui restituait Monaco. Pour y parvenir, il récupérait la localité sur ses propres amis. Des exilés guelfes génois, les Grimaldi, l’occupaient depuis 1297. Il les indemnisait à grands frais.
30Robert choisit un parti différent, celui de l’intervention directe en Ligurie, comme l’apprend sa longue seigneurie sur Gênes. Il ne ramena pas, de la sorte, la paix sur les marges de la Provence. Au cours de petites guerres aux péripéties compliquées, contre les forces gibelines, la mainmise provençale s’étendit par moments jusqu’au marquisat de Dolceacqua, aux dépens des Doria. Pour la Provence, le progrès le plus important se produisit, paradoxalement, quand Robert perdit la seigneurie de Gênes. Ne désirant plus ménager cette cité, il s’assura de la ville de Vintimille. Elle resta attachée à la Provence de 1335 à 1350. Avec quelques localités voisines, elle forma une nouvelle viguerie (demeurée distincte du comté de Vintimille provençal). Le résultat de 1335 était d’autant plus appréciable que les guelfes génois tenaient, à la même époque, Monaco, Roquebrune et Menton.
31En opposition avec un pays pacifié, les confins de Provence orientale demeurèrent longtemps une zone d’insécurité, au moins virtuelle. Les populations frontalières ne supportèrent pas seulement de lourdes charges de défense. Quelques-uns choisirent l’autre camp. Après l’effondrement du premier Piémont angevin, vers 1280, des malfaiteurs accomplissaient leurs forfaits dans le haut pays niçois, pour se replier sur le versant piémontais auprès des « ennemis du roi ». Fort significative paraît encore la volonté du sénéchal, en 1278, de chercher des « hommes de Provence » pour habiter le lieu stratégique de Sainte-Agnès, dans le comté de Vintimille angevin. Dans cette zone, les sires gibelins de la Riviera du Ponant conservaient assurément quelques intelligences au milieu du XIVe siècle.
32Cependant, autant que vers l’Italie, la possession de la Provence invitait à regarder vers le royaume d’Arles. Charles Ier ne manqua pas de songer à cette couronne. Dès 1257, Raimond de Baux, prince d’Orange, lui cédait ses titres sur elle (venus de son père, Guillaume, qui les tenait de Frédéric II). Dans les années 1279-1282, les espoirs de Charles parurent se matérialiser. Les Vêpres siciliennes annulèrent brutalement ses projets. Ni Charles II ni Robert n’approchèrent jamais aussi près du but. Une nouvelle combinaison, agitée par la cour pontificale en 1309-1311, échouait devant l’opposition de Philippe le Bel. Par la suite, Robert eut assez à faire pour traverser les manœuvres au profit direct ou indirect du roi de France. En effet, la politique des Angevins envers le royaume d’Arles consista, également, à s’opposer aux ambitions d’autrui. Ils devaient, au moins, interdire cette couronne à un prince qui pût exercer une puissance réelle sur la rive gauche du Rhône. Le titre était trop disputé pour se considérer comme une pure vanité. Il donnait une souveraineté, au moins théorique, sur des espaces que les États en voie d’affirmation n’avaient, pour l’heure, qu’imparfaitement domestiqués.
33La couronne d’Arles eût appuyé une progression provençale dans les territoires entre Rhône et Alpes. Charles Ier rêvait certainement de recouvrer les anciennes limites de la Provence, celles du marquisat. La situation aux portes du comté de Provence recommandait une dilatation de l’autorité angevine vers le nord. La précarité et la confusion de la hiérarchie des pouvoirs prenaient une acuité particulière dans les marches des États héritiers de l’ancienne Provence. Les lacunes du réseau féodal et la présence de fiefs d’empire contribuaient à soustraire certaines seigneuries à une claire subordination envers les principautés qui les englobaient. Les frontières effectives, entre ces principautés territoriales, se révélaient embrouillées. Le contexte ouvrait la carrière à l’habileté des diplomates et des juristes, pour élargir ou consolider leurs confins. En retour, il y avait péril à se laisser infiltrer par les puissances voisines. Ainsi Alphonse obtenait-il l’hommage lige d’Agout de Sault, dès 1251. De la sorte, le Venaissin progressait en direction du comté de Forcalquier, aux dépens des intérêts provençaux.
34En 1291, toutefois, l’hommage du sire de la vallée de Sault passait au roi de Sicile. C’était le fruit de la ténacité des Angevins pour affermir l’emprise provençale sur les marges du comté de Forcalquier. Charles Ier y veilla, à peine maître du douaire de sa belle-mère. Ses successeurs poursuivirent ses efforts. Le projet ultime était de rendre au comté de Forcalquier ses terres septentrionales, alors sous l’autorité principale du dauphin. S’il n’aboutit pas, il inspira la conduite angevine de Charles Ier à Robert. En 1257, Charles Ier contraignait le dauphin à lui prêter hommage pour ce qu’il avait dans le Gapençais ou toute autre partie du comté de Forcalquier. Il ne s’agissait pas d’établir une suzeraineté fictive. Les Angevins multiplièrent les vassaux directs parmi les seigneurs de la contrée, tant sur la frontière qu’à l’intérieur des terres delphinales. En 1271, l’évêque de Gap, jusqu’à ce moment sous la dépendance directe de l’empire, reconnaissait tenir de Charles Ier son temporel. Parallèlement, le comte-roi de Provence se dotait d’un domaine propre. En 1281, il se faisait associer à la seigneurie de l’évêque de Gap sur cette ville et Aspres-sur-Buëch. Au XIVe siècle, un bailli, subordonné à celui de Sisteron, résidait à Gap. Un achat de seigneuries, en 1305, permettait d’établir un bailliage du val d’Oule. Charles II et Robert ouvraient des perspectives amplifiées à la politique angevine en direction du Dauphiné. Ils entreprenaient de tisser des liens solides, y compris familiaux, avec les dauphins.
35Dans la continuité de ce rapprochement, Humbert II proposait, en 1337, l’achat de ses États à Robert. Celui-ci déclina l’offre, jugée trop onéreuse. Sa renonciation est d’ordinaire comprise comme un révélateur de sa pauvreté, conséquence des ruineux engagements de sa maison en Italie. On se plaît à remarquer que Philippe VI saisit l’affaire, quand elle lui fut présentée (1343). Ce fait suggère d’autres causes au refus de Robert. La question de la couronne d’Arles a montré que, depuis la fin du XIIIe siècle, la monarchie française étalait ses appétits pour les pays à l’est du Rhône. Cette attitude invitait ses voisins à la circonspection.
36Le long même de l’axe rhodanien, cette prudente réserve tempérait davantage encore les ardeurs du roi de Sicile. La réalité des ambitions françaises se vérifia clairement dans la question du Comtat Venaissin. À la mort d’Alphonse de Poitiers et de son épouse, en 1271, Philippe III prenait possession à la hâte de la contrée.
37L’occupation française ne fut, il est vrai, qu’un intermède. Grégoire X réclamait l’exécution du traité de 1229. En janvier-février 1274, les agents pontificaux recevaient le Comtat Venaissin. Avec cette mainmise du pape, leur seigneur, les Angevins perdaient cependant tout espoir de s’étendre dans les parages. Depuis l’époque où il se trouvait aux mains du frère de Charles Ier, le Venaissin opposa en fait une barrière permanente aux projets de la dynastie angevine. Il fut la principale raison qui réduisit ses progrès dans les régions du Rhône à peu de chose. En 1257, Charles Ier recevait l’hommage lige du sire de Grignan, maître d’une poignée de localités au nord du Tricastin. Un pariage avec l’abbé d’Aiguebelle, en 1281, confortait sa position dans la contrée. Au XIVe siècle, un bailliage s’était organisé, avec Réauville pour chef-lieu. De son côté, Charles II reçut la part indivise d’Avignon que le roi de France possédait comme héritier d’Alphonse de Poitiers. Il s’agissait d’une compensation pour l’abandon du Maine et de l’Anjou à Charles de Valois. En 1309, Bertrand de Baux prêtait hommage pour la « principauté » d’Orange : la cité et quelques villages proches.
38On ne saurait nier la modestie de l’élargissement de la Provence réalisé par les souverains angevins. Par rapport aux espoirs caressés, il faut reconnaître leur échec. La subordination du domaine provençal à une grande politique, fondamentalement italienne, explique une bonne part de leurs renoncements. À l’aune de cette exigence, ils témoignèrent pourtant de cohérence, jusque dans les abandons. Dans une certaine mesure, ils observèrent un délicat équilibre entre la nécessité d’une Provence forte et les buts supérieurs, qu’elle devait servir. Cette finalité ne faisait qu’accentuer, en revanche, le désir d’imposer une ferme administration au comté. Au vrai, l’intégration du pays dans l’un des premiers États d’Occident suscitait, par elle-même, une telle ambition.
Le renforcement de l’administration
Présidant au gouvernement, nous sommes sollicité par des soucis continuels et pressé par une réflexion incessante afin que, selon l’office de l’administration à nous confiée, nous visions aux intérêts de nos sujets, par le bonheur desquels nous sommes surtout réjoui, grâce au dévouement inépuisable, autant qu’il nous sera accordé d’en haut, de la sollicitude. Pour leur repos, nous accueillons certes les fatigues volontaires, et nous passons parfois les nuits éveillé, pour ôter les scandales parmi eux et barrer la voie aux méchancetés, dans la mesure où cela nous est possible.
Éd. C. Giraud, Essai, op. cit., p. 70. Traduction avec corr. de l’auteur.
39Le roi Robert introduisait par ces paroles de longues ordonnances de réforme, adressées aux officiers de Provence. Il copiait le thème de la permanente vigilance du prince, jusqu’à l’insomnie, sur la promulgation du Sexte par Boniface VIII. Indirectement, il le reprenait de Justinien. Cette inlassable sollicitude donnait au souverain une dimension providentielle. Lui seul savait prévenir les maux de la société. Par conséquent, la plénitude de l’autorité lui revenait, par exemple sur le plan législatif.
40La genèse de l’État en Provence ne débuta pas avec les Angevins. Toutefois, ils imposèrent l’idée claire de la transcendance du prince sur les autres pouvoirs. Appuyés sur une ferme théorie, ils portèrent la pratique étatique à son apogée médiéval.
Une politique d’acquisitions
41En dépit des progrès de l’État, au sens moderne, le domaine propre demeurait la base de la force réelle des princes. En Provence, sa dilatation avait accompagné la montée du pouvoir comtal. Après les acquisitions décisives de Raimond Bérenger V puis de Charles Ier, achevées au début des années 1260, il serait facile d’oublier les développements ultérieurs.
42Il y eut, pourtant, continuité d’une politique d’accroissement domanial. Elle se poursuivit avec Charles II et Robert, non sur la seule périphérie de la Provence, mais à l’intérieur du pays. La cour guettait les opportunités. Elle pratiquait une stratégie d’échanges qui amélioraient ses positions. Elle achetait surtout. En 1338, le sénéchal reçut l’ordre d’acquérir tout castrum mis en vente dans la contrée. Les achats de seigneuries se trouvaient encouragés par le droit de lever la quête pour les financer. L’exaction ne manqua pas d’être multipliée, sous ce motif, dans la première moitié du XIVe siècle. De surcroît, l’administration, toujours plus active, assurait son cours de saisies judiciaires ou de déshérences, petites et grandes.
43Un éventail de facteurs introduisaient insidieusement le comte-roi dans les seigneuries d’autrui ou le renforçaient dans ses coseigneuries. Sa domination restait préférée des sujets. En 1277, Charles empêchait ses agents d’accepter le consulat de Graveson, offert par les habitants aux dépens de l’abbé de Montmajour. Cependant, des hommes du comte, puis du roi, apparaissaient dans diverses seigneuries, quand même ses possessions sur place ne justifiaient pas ce statut particulier. Pour demeurer sous son autorité, certains lui versaient un cens spécifique, « pour la sauvegarde ». Les officiers, pour leur part, se montraient prompts aux empiétements, au point que leur maître s’en inquiétait. Une ordonnance de 1266/67 interdisait à ses baillis d’usurper les droits « des coseigneurs ou des chevaliers », là où il y avait un domaine royal. Elle défendait de placer des « baillis » du roi, s’il ne détenait aucune propriété. Le gouvernement de Charles II s’opposait, à son tour, à cette pratique tenace (1304). Elle représentait le point de départ de futurs accaparements. Le moindre avantage acquis par l’administration royale jouait, ensuite, comme un bras de levier.
44Recevoir le comte-roi parmi les coseigneurs revenait, au minimum, à lui laisser l’exercice réel de la seigneurie collective. Son pariage de 1257, avec l’évêque de Digne, illustre la situation. La cour commune serait la chose du comte. Il en désignerait les officiers. L’évêque ne participerait qu’au choix du notaire et du crieur. On le comprend : l’incessant renforcement du comte-roi, comme seigneur, ne se dissociait pas du sens toujours plus aigu de sa supériorité sur tout seigneur.
La « seigneurie majeure »
45Il faut revenir à l’enquête comtale d’environ 1252. Elle distinguait deux sortes de localités. Voici les dépositions recueillies au sujet de Saint-Auban :
Ils ont dit que ce village est propriété du seigneur comte, et il a sur place un palais, à bien garder. De même, un moulin. De même, un four, [et] un paroir qui donne six sous. De même, l’albergue, à raison de douze deniers par feu ; la cavalcade, [soit] dix livres ; toutes les justices et tous les bans [i. e. la simple police] ; le pâturage d’été. Quiconque a des bœufs fait deux corvées annuelles, et ils sont cent. De même, celui qui a des juments fait une corvée [de dépiquage] aux moissons. [Le comte possède encore] la chasse des écureuils, un jardin, des terres […], des prés […].
46À cet exemple, confrontons les témoignages pour Saint-Jurs :
Ils ont dit que [le comte possède] la seigneurie majeure ; l’albergue, pour dix livres ; la cavalcade à raison d’un cheval armé ou de dix livres ; les justices majeures ; les quêtes.
Éd. É. Baratier, Enquêtes, op. cit., n° 198-199 et 555. Traductions de l’auteur.
47Certains lieux, tel Saint-Auban, étaient reconnus de la « propriété » du comte. On disait également qu’il détenait « toute la seigneurie » ou la « seigneurie », le dominium, sans autre précision. Dans chaque cas, comprenons qu’il exerçait sur place la seigneurie dite « politique » sous toutes ses formes. Comme nous le voyons encore avec Saint-Auban, cette domination se complétait normalement de la possession d’immeubles et d’une seigneurie « foncière », voire « domestique ». Sans entrer dans le cadre du dominium, ces droits divers l’accompagnaient. Ils appuyaient cette autorité sans partage, et résultaient de son exercice.
48Ces localités fortement intégrées au domaine propre restaient très minoritaires dans l’enquête. Mais les revendications du comte ne se bornaient pas à elles. Il réclamait ailleurs le majus dominium, la « seigneurie supérieure ». L’exemple de Saint-Jurs illustre sa nature. Charles Ier la voulait même en l’absence de toute possession directe. Il prétendait la concrétiser dans certaines prérogatives.
49Il est exact que ces droits comtaux représentaient un héritage du passé. Nous constatons qu’ils consistaient fondamentalement dans l’albergue, la cavalcade, la haute justice comtale et les quêtes, soit l’aide pécuniaire aux cas. Or, Raimond Bérenger V avait lui-même entrepris de généraliser ces exactions sur les terres des seigneurs. L’enquête de Charles Ier manifestait d’autres prétentions de caractère comtal, qui demeuraient des legs de Raimond Bérenger. Son gendre lui devait le pasquerium comtal, cette taxe exigée sur nombre de pâturages de basse Provence orientale, pour les troupeaux descendus du haut pays, en raison de la sauvegarde dont ils bénéficiaient. Le désir de Charles de se réserver les principaux péages s’inscrivait, pareillement, dans la continuité de son prédécesseur.
50L’enquête d’environ 1252 avertissait, néanmoins, que le nouveau pouvoir ne s’endormait pas sur les acquis. En dépit de ses lacunes géographiques, elle systématisait la « seigneurie majeure » sur l’espace qu’elle parvenait à toucher. Elle confirmait les élargissements donnés à la quête par Charles Ier, avec un cas supplémentaire, la rançon, et de nouvelles localités touchées. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l’aide à six cas se généralisait (voyage auprès de l’empereur, croisade, chevalerie du comte ou de son fils aîné et héritier, mariage de chacune de ses filles, rançon, achat de terres pour plus de mille marcs d’argent). Les développements les plus importants portèrent sur la justice comtale.
51Dans l’enquête d’environ 1252, la multiplicité des expressions employées, pour la nommer, trahit les incertitudes qui demeuraient : « justice de sang », « justice majeure », etc. Cependant, l’expression de « justice de mère empire » se relève parfois. Elle venait du Digeste (Ulpien) et signifiait : « le pouvoir du glaive, pour châtier les hommes chargés de crimes ». Passé par les discussions de l’École, ce concept offrait une assise théorique aux prétentions comtales. Le comte commençait de s’assimiler le rôle du prince à la romaine. Il amorçait une définition de sa supériorité juridictionnelle. L’administration de Raimond Bérenger V n’avait pas ignoré le mère empire. Les Angevins allaient exploiter méthodiquement la notion. Les progrès furent rapides. L’enquête sur les droits royaux menée en 1278, dans le bailliage de Castellane, montre le mère empire largement reconnu au comte-roi. Il s’en réclamait chaque fois que possible. Ses juristes exerçaient leur sagacité sur la question. Toutefois, le mère empire ne constituait pas, dans les faits, un monopole comtal. La définition très concise d’Ulpien permettait des interprétations larges, mais n’interdisait pas les contestations.
52Ne négligeons pas les faiblesses intrinsèques au majus dominium. Il continuait de reposer sur les différentes seigneuries. Chacune restait un cas particulier. Les droits comtaux demeuraient une collection de droits seigneuriaux. Leur nature les figeait dans les limites reconnues par les sujets et les vassaux. En pratique, ils gardaient un caractère hétéroclite et variaient selon les lieux. Ils se réduisaient parfois à peu de chose. Pour Mazaugues, par exemple, les témoins affirmaient dans l’enquête d’environ 1252 :
La seigneurie majeure appartient au seigneur comte. Les seigneurs de Pontevès effectuent les cavalcades pour le village. Quant au reste, ils sont libres, vu qu’ils relèvent de la vicomté [de Marseille].
É. Baratier, Enquêtes, op. cit., n° 329. Traduction de l’auteur.
53Dans une réclamation fiscale de la fin du XIIIe siècle, les habitants de Riez citaient environ trente localités qui ne reconnaissaient toujours que la suprématie royale, sans autres charges. Il reste que la relative réussite du majus dominium et, singulièrement, celle du mère empire appuyaient la construction de l’État souverain.
La souveraineté
54En 1294, Charles II déclarait dans le préambule d’un édit destiné à la Provence : « Il convient que la prévoyance royale administre les affaires publiques (respublica) et recherche le profit de ses sujets. » Depuis les succès italiens de Charles Ier, le comte de Provence prétendait gouverner son comté en tant que roi. Charles II, toujours, adressait aux Provençaux : « l’affection de la majesté royale ». La formule rappelle la grandiloquence de la chancellerie sicilienne, pour signifier l’incommensurable grandeur du monarque. Par-delà, cette exaltation du souverain prenait sa source dans le modèle fourni par le droit romain. Cette origine est assez manifeste avec la conviction de Charles II de servir la « république ». Le comte-roi angevin ne s’affirmait plus seulement comme un seigneur des seigneurs, mais comme le garant de l’intérêt collectif.
55Comme l’expose Gérard Giordanengo, une « identification éclatante à l’empereur romain » triomphait. Accéléré par la conquête du Royaume, ce rapprochement fut encore plus vrai avec Robert. Un remarquable avis rendu, en 1341, par les juristes de la cour de Naples illustre cet aboutissement. Ils répondaient à une supplique des nobles de Provence contre une décision du roi. Dans un texte truffé de références au Digeste, au Code et aux Authentiques, les conseillers montraient leur maître, face à « l’avantage privé », en responsable de « l’intérêt de la république » et du « bien commun ». Ils lui proposaient les exemples du « prince romain », de Justinien et même de Frédéric II.
56La réponse se lut solennellement devant le « conseil royal en résidence à Aix ». Sa composition laisse deviner l’esprit qui imprégnait la haute administration provençale elle-même. « Professeurs de droit civil » et « experts en droit » formaient plus des trois quarts de l’assemblée. À compter de Charles Ier, l’appel aux jurisconsultes, comme auxiliaires et conseillers du gouvernement, se faisait massif. Les juristes étaient maintenant partout, dans et autour de l’administration, des plus savants aux modestes notaires. Ces hommes accueillaient et soutenaient le modèle romanisant du pouvoir.
57Transmis par le droit, celui-ci favorisait une conception du prince comme dépositaire mais aussi créateur de la loi. En 1259, Charles Ier publiait une première ordonnance, sur le notariat, applicable à toute la Provence. Aux timides débuts de Raimond Bérenger V, succédait une période d’activité législative importante, intense pendant le règne de Charles II. Nous conservons dans les soixante-huit statuts ou ordonnances, de Charles Ier à Jeanne, en sélectionnant les actes de caractère général et durable selon les critères les plus sévères. Car il faudrait considérer une production normative beaucoup plus ample, depuis les privilèges accordés à des villes, véritables statuts locaux, aux réponses et décisions particulières, qui contribuaient à créer le droit. Il y aurait lieu d’ajouter jusqu’aux « conseils », souvent sollicités, de jurisconsultes. Ils guidaient ensuite la conduite du pouvoir, et leur importance fut grande pour définir ses compétences.
58Le contenu des ordonnances déçoit un peu, du point de vue de la souveraineté, par la place qu’occupe la réglementation interne de l’administration royale. Ce serait oublier que son champ d’action s’élargissait considérablement.
59En 1263, le seigneur de Pierrerue réclamait contre la condamnation à l’amende, par le tribunal comtal de Forcalquier, de l’un de ses hommes, qui avait troublé l’office divin. La punition lui appartenait, disait-il, comme possesseur de la « juridiction universelle », donc du mère empire. Il se voyait débouté. Une consultation de « Robert de Laveno professeur de droit civil » apprenait que l’affaire relevait des « droits royaux », des regalia. Ainsi en allait-il pour : « les délinquants dans les églises, et ceux qui perturbent l’office divin ; et encore ceux qui dressent des embuscades sur les chemins publics ; et encore les agresseurs des clercs et des personnes religieuses ou de leurs familiers et biens, et [les agresseurs] des officiers de la cour ».
60Les infractions rattachées aux regalia ne relevaient pas d’une hiérarchie des châtiments encourus, à la façon des différentes justices seigneuriales. Elles échappaient à la logique du système seigneurial. Prérogative du souverain, et non du suzerain, leur réserve n’avait pas besoin d’être prouvée ou reconnue, lieu par lieu. Elle était, en théorie, absolument universelle. Le concept de regalia n’appartenait pas au droit romain, mais venait toujours du droit savant. Il reposait sur la définition donnée par Frédéric Ier, à la diète de Roncaglia (1158), dans une constitution impériale. Celle-ci se trouvait intégrée au Corpus juris civilis, dans les Livres des fiefs. Les regalia devenaient l’un des grands sujets de réflexion des juristes au service du prince angevin, avec le mère empire. De fait, les deux notions ne se cernaient ni ne se distinguaient si facilement. Mais elles s’étayaient, également, pour édifier l’autorité du comte-roi. Et sur la fin du XIIIe siècle, le principe des regalia était fermement reçu en Provence.
61L’interprétation des « droits royaux » comme, avant tout, un ensemble de « cas royaux » confirme que la justice offrait le premier champ d’application de la souveraineté. Elle donnait un instrument d’intervention directe dans tout le corps social, jusque dans les seigneuries. Elle bénéficiait de l’idéal même de justice et de paix, attaché dès longtemps à la figure du prince : une réputation d’autant plus efficace que les Angevins s’en réclamaient, pour leur part, sans relâche.
62La suréminence de la justice du comte-roi conduisait à le voir comme source de toute justice. Il était fondé à se substituer aux seigneurs pour « défaut de justice ». Il se subordonnait leurs tribunaux, par les procédures d’appel. Charles Ier instillait ces principes. Ils progressaient avec Charles II. Les statuts de 1304 prévenaient que, en cas de « négligence », rien ne saurait s’opposer à l’intervention de la cour royale, aux dépens des barons et des prélats. Les appels lui étaient dévolus, hors privilèges ou coutumes. Cependant, en matière de juridiction la présomption jouait désormais en faveur du roi. L’administration de Charles II lançait, à la fin du XIIIe siècle, une série d’informations sur les justices seigneuriales.
63L’ambition d’un « ordre public » accompagnait nécessairement ces progrès de la justice. Les initiatives de Charles Ier, en ce domaine, avaient beaucoup contribué à son succès initial. En 1271 puis 1280, ses officiers intervenaient maintenant contre les violences des fidèles du puissant sire de Beuil, pourtant exercées à l’intérieur de sa baronnie. Le temps des paix spéciales, attestées avec Charles Ier, était dépassé avec son fils. Les statuts de 1304 exposaient minutieusement les conditions du port d’armes. Il était un monopole régalien, chichement concédé. Les guerres privées devenaient illégitimes. Vers l’extérieur, encore, Charles Ier avait réglementé la course. Il la prohibait ou concédait ses lettres. Un monopole de l’activité militaire s’établissait.
64Le prince ne se satisfaisait plus des cavalcades « seigneuriales », liées à son dominium, plénier ou majeur. D’ailleurs, leur rachat se diffusait. La monarchie prétendait à un droit de convocation plus large et plus souple. La pratique de la mobilisation générale ne se consolidait qu’avec le roi Robert. Toutefois, Charles Ier recourut à des convocations exceptionnelles, qui l’annonçaient : pour la conquête du Royaume, mais encore en 1276. En cette occasion, il déclarait que prélats, aristocratie laïque et communautés de Provence lui avaient offert leur secours, sur la demande de ses conseillers. Voici qui démontre qu’on sortait du cadre des obligations coutumières.
65Charles Ier usait dès lors du principe de l’extraordinaire. Frédéric Ier comptait la « contribution extraordinaire » pour l’expédition militaire parmi les regalia. Dépositaire d’intérêts supérieurs, Charles se permettait à son tour de transgresser les usages, en cas de besoin. Débutant comme une aide armée, l’extraordinaire s’étendit au domaine fiscal. L’un conduisait à l’autre. Lors de ses mobilisations extraordinaires, Charles Ier ne demandait que des cavaliers lourds. Ceci impliquait qu’une bonne partie de la population contribuât de ses deniers. C’est bien ce qui se produisit pour l’affaire de Sicile. Plus tard, certaines aides financières continueraient de s’estimer en « chevaux armés ». Le subside pécuniaire prenait forme sur la fin du XIIIe siècle. Dans la première moitié du XIVe, il se banalisait. De la sorte, le comte-roi s’affranchissait également des limites imposées à la quête. Aucune coutume ni privilège ne bornaient plus ses demandes d’argent. Il est vrai que, comme l’annonçait l’exemple de 1276, le recours à l’extraordinaire resta soumis au consentement des sujets. N’y voyons pas une restriction de la souveraineté acquise par les Angevins. L’accord des gouvernés fut à l’ordinaire assez théorique. Il s’agissait, de toute façon, d’une manière de procéder générale aux États médiévaux.
66Rien ne témoigne mieux d’une revendication précoce et sans concession des prérogatives souveraines que le coup de force de 1259 sur les salines. Elles relevaient expressément des regalia. Charles Ier imposait brutalement son monopole d’achat auprès des saliniers. C’est ainsi qu’il jetait les bases de la fructueuse gabelle du sel angevine. Cette politique de souveraineté se traduisait aussi dans son ferme contrôle du monnayage. La conduite qu’il inaugurait à l’égard des juifs relevait tout autant du sens de ses droits régaliens.
67En 1262, il se faisait donner les juifs de Marseille, par la ville. En 1270, nous découvrons l’existence d’une « taille des juifs », pesant sur tous ceux qui résidaient en Provence, hors Marseille. Charles Ier les réservait à son domaine propre. Il reprochait, en 1276, aux inquisiteurs d’avoir « infligé de nombreux torts indûment et injustement à nos juifs de Provence, leur arrachant une grosse somme d’argent qui était nôtre et revenait à notre cour ». En échange de son appropriation, l’Angevin conservait les juifs sous une protection relativement attentive. Les persécuter équivalait, désormais, à offenser sa grandeur.
68Décidément, Charles Ier fut, en Provence, un exceptionnel artisan de l’État. En tout cas, ses principes fondamentaux s’enracinaient en profondeur dans la culture politique du pays en moins d’un demi-siècle. Le développement simultané de rouages administratifs conditionnait et manifestait son essor.
Des officiers multipliés
69L’association au Royaume ne bouleversa pas l’administration provençale. Charles Ier ne transposa pas massivement le modèle sicilien. Commencée depuis l’époque catalane, la croissance des institutions se poursuivait sur la voie tracée. Ces constatations souvent répétées risquent, cependant, de masquer les effets de la situation nouvelle sur l’appareil du pouvoir.
70Après mai 1265, Charles Ier ne retourna, brièvement, que deux fois en Provence (1283 et 1284). Des monarques de la première maison d’Anjou, seul Charles II passa une partie importante de son règne dans la contrée. Après sa libération, il n’en demeura totalement absent que lors des années 1296, 1299-1305 et 1309. Quoi qu’il en soit, l’éloignement habituel du souverain posait le premier problème à la conduite du pays. Le pouvoir suprême résidait ordinairement dans le Royaume. Il se sédentarisait à Naples, devenue véritable capitale dans la première moitié du XIVe siècle. Cette stabilisation s’accentuait d’autant que les grands services s’affranchissaient, dans leur fonctionnement, de la présence physique du roi.
71Or, un sens aigu de son autorité animait non seulement le souverain, mais toute l’administration centrale. Les ambitions des hauts fonctionnaires contrariaient encore l’autonomie provençale. Le roi nommait directement à nombre d’offices, y compris fort modestes. Le centralisme napolitain se révélait particulièrement sourcilleux pendant le règne de Robert. Selon la réponse adressée aux nobles de Provence, en 1341, la cour voulait que les procès concernant le fisc, directement ou indirectement, fussent évoqués jusqu’au roi. Le développement de l’administration provençale, à son niveau supérieur, se trouva entravé par les réticences du gouvernement royal. Selon les moments, il adoptait néanmoins des mesures opposées de décentralisation. L’isolement de la Provence ne permettait pas de la limiter à une administration régionale. Sous l’empire de la nécessité, elle conserva quelque apparence d’une principauté, avec son propre gouvernement. Il connut, même, un renforcement comparable à celui des États contemporains.
72À sa tête, le sénéchal représentait le prince de façon générale, à la manière d’un vice-roi. Une tentative de division de la Provence en deux sénéchaussées (1307-1308) ne diminua que provisoirement l’étendue de sa charge. Reflétant l’ampleur de ses responsabilités, le personnel qui l’entourait s’étoffait considérablement, par rapport au gouvernement de Raimond Bérenger V. Le plus significatif concerna la justice et les finances.
73La cour du sénéchal recevait une organisation judiciaire qui répondait aux exigences accrues du droit, et qui laissait son autonomie à la Provence sur ce plan. C’étaient deux conditions pour donner une réalité aux ambitions du pouvoir dans le domaine de la justice : pour la garantir et pour chapeauter tous les tribunaux. Le « juge mage » (grand juge), chargé en particulier des appels, avait d’abord assisté seul le sénéchal. À la fin du XIIIe siècle, un juge des premiers appels et un juge des seconds appels s’ajoutaient à lui. Le juge mage se confondait bientôt avec celui des seconds appels, pour donner le « juge mage et des seconds appels ». On n’en avait pas moins une hiérarchie de trois degrés d’appel, du juge des premiers appels au sénéchal (sauf en 1310-1316, avec un unique « juge mage et des premiers appels »). La justice retenue et la grâce du roi demeuraient toutefois au-dessus.
74Si les grandes réformes judiciaires avaient attendu Charles II, Charles Ier organisa très vite ses finances et la protection de ses droits, ce qui confirme sa réputation d’avidité. Le trésorier ou receveur fiscal de Provence apparaissait à compter de 1249 (alors sans titre spécifique). Pour défendre les intérêts du comte, un procureur était désigné vers 1252. L’exemple du Royaume donnait, ensuite, toute leur importance au procureur et à l’avocat fiscaux. Soucieux de ses ressources matérielles, Charles n’hésitait pas à s’inspirer, sur ce plan, du modèle sicilien. Sans tarder, il transportait dans le comté le modèle des « maîtres rationaux », agents chargés du contrôle financier. Une première attestation remonte à 1269.
75Les maîtres rationaux de Provence disparaissaient vers 1278. Le centralisme prenait l’avantage sur l’autonomie provençale, sans doute après la mort de l’évêque Alain de Lusarches (1277), l’homme de confiance du roi dans le comté. Maintenant, les maîtres rationaux venaient en tournée depuis la cour royale. Mais pour les seconder, une Chambre des comptes s’établissait à Aix, en 1288. Des auditeurs des comptes y examinaient les comptabilités des bailliages et vigueries. Entre 1297 et 1315, cette Chambre se structurait et s’affranchissait. Des rationaux remplaçaient les auditeurs. Vers 1300, des maîtres rationaux, théoriquement rattachés à la grande cour, commençaient de résider à Aix. Ce développement de l’institution répondait à ses larges responsabilités. Elle joignait, à la vérification des comptes, un contrôle supérieur du domaine. Les maîtres rationaux faisaient office de juges, pour le fisc et le domaine.
76Le sénéchal se trouvait donc précocement flanqué de l’équivalent d’une cour des comptes. Depuis Charles Ier, un « conseil royal » lui était également associé. Nous l’avons vu à l’œuvre en 1341. À cette époque, il incluait des jurisconsultes, conseillers au sens strict, et les officiers majeurs du pays. Il représentait une institution stable et définie. Son fonctionnement se rapprochait des séances de travail de la grande cour, autour du roi. Il associait à la direction des affaires les principaux adjoints du sénéchal. À ses côtés, un groupe d’authentiques hauts fonctionnaires assurait, donc, le gouvernement de la Provence.
77Le pouvoir de la cour aixoise s’appuyait sur une administration locale, dont la densité augmenta singulièrement. Vers 1263-1264, Charles Ier avait doté la Provence d’un étroit réseau d’environ vingt-quatre divisions territoriales, entre vigueries, grands bailliages et bailliages subalternes. La structure générale avait pris forme. On trouve vingt-huit circonscriptions en 1345. Quatre résultaient de l’expansion provençale sur ses frontières (Val de Stura, Val d’Oule, bailliage de Réauville, cité de Vintimille).
78La distinction du viguier et du bailli ne fut pas d’abord anodine. Les viguiers s’installaient dans les grandes communes dont Charles Ier triomphait. Ils succédaient à ces communes dans l’administration urbaine. Bientôt, le titre de viguerie commença à décorer les circonscriptions les plus importantes, et se diffusa. Il perdait son originalité, par rapport à celui de bailliage.
79Cette armature administrative ébauchait une uniformisation de l’espace, sous l’autorité du prince. Toutes les localités de Provence, y compris quand les droits du comte-roi restaient réduits, se répartissaient entre ces divisions. Celles-ci s’administraient de façon comparable dans l’ensemble. Selon le modèle type, chaque viguier ou grand bailli était secondé d’un clavaire, pour les finances, et d’un juge. Sa « cour » se complétait de quelques subalternes, tels notaires, messagers ou sergents. Dans les anciennes communes, le viguier dirigeait un personnel municipal parfois fourni, hérité du passé. Au travers du territoire des diverses circonscriptions, d’autres agents se dispersaient. Les plus habituels étaient les baillis de village non gagés (rémunérés sur les revenus de la charge). Eux-mêmes exerçaient une autorité, au moins théorique, sur les officiers municipaux de leur lieu de résidence. Par ailleurs, des châtelains et de petites garnisons gardaient certaines forteresses. La brusque multiplication des officiers demeure l’un des faits les plus notables de la période angevine.
80Leur efficacité s’augmentait d’une sédentarisation partielle, mais réelle. Il n’y avait pas seulement Aix qui était devenue pleinement capitale de la Provence. Chaque bailliage ou viguerie se centrait sur un chef-lieu stable, où résidait la « cour ». Le fonctionnement de l’administration gagnait en continuité et en technicité. La spécialisation et l’autonomie des différents offices s’accentuaient. Il est vrai que la distinction des fonctions restait imparfaite. Il advenait que Robert ordonnât qu’un bailli fût également clavaire ou juge, voire notaire. Le juge mage aidait le sénéchal dans la conduite du pays de façon très active. De même, les juges locaux contribuaient à l’administration générale de leur district.
81La polyvalence de certains juges ne se comprend pas uniquement, toutefois, comme une survivance. Elle illustrait un autre phénomène. Forts de l’autonomie acquise, des officiers affirmaient leur importance face à l’autorité supérieure. Et les juges se trouvaient les principaux bénéficiaires de cette évolution. Au XIVe siècle, le poids du juge et le sentiment de sa propre valeur devenaient des traits marquants de l’administration provençale. Cela répondait à la place reconnue aux juristes dans le fonctionnement de l’État. Il n’y a pas de certitude sur le niveau moyen de formation des juges publics, dans la première moitié du XIVe siècle. Assez peu de juges locaux avaient, de façon assurée, un grade universitaire. Néanmoins, la science de plusieurs d’entre eux est indubitable. Ils appartenaient parfois à l’élite du droit savant.
82Évidemment, le pouvoir des juges se révélait avant tout dans l’exercice de la justice. La relative clémence, dont on les a crédités, reflétait la part laissée maintenant à leur arbitraire, donc à leur autorité. Quant à la législation, elle apprend que le souverain regardait la marche bien réglée de leur charge comme une question essentielle. Il n’y a rien d’étonnant, alors que la justice représentait le principal front sur lequel progressaient ses prétentions. Les juges résumaient, dans leur personne, l’idéal d’une constante vigilance sur le pays.
La vigilance du prince
83Les juges publics témoignaient d’une précoce efficacité du pouvoir dans son aspiration à contrôler et à corriger. Un extrait des privilèges concédés à Sisteron résume la situation, dès le milieu du XIIIe siècle (1257) :
[Le comte et la comtesse] ont accordé que, si un Sisteronais ou une Sisteronaise proférait des injures contre quelqu’un, la cour ne devrait pas enquêter d’office sur ces paroles […]. S’il advenait que la cour du seigneur comte fît une enquête [d’office] contre un ou des Sisteronais, que celui qui la mènerait soit tenu de la notifier au suspect ou chez lui, de lui en indiquer les articles, d’écouter ses preuves et justifications, s’il veut se disculper, et de remettre les déclarations des témoins […], de sorte que les noms soient communiqués sans les dépositions et les dépositions sans les noms.
Éd. É. de Laplane, Histoire de Sisteron, op. cit., p. 458 et 460. Traduction de l’auteur.
84Le texte cité établit que la procédure inquisitoire était dès lors maîtrisée et habituelle. Le comte devait freiner le zèle intempestif de ses officiers. Cette procédure avait l’avenir pour elle. Ses aspects les plus redoutables se renforçaient. Elle s’appuyait sur un énergique emploi de la torture. La voie extraordinaire ne représentait pas la principale activité des juges, ni le pénal. Elle manifestait, toutefois, les fins de la justice publique.
85Par la multiplication des amendes, celle-ci assurait certes de gros revenus : de 15 à 20 % du budget provençal, selon Rodrigue Lavoie. Elle coûtait également cher. L’aspect fiscal ne suffirait pas à expliquer son essor. Elle soutenait les progrès d’une police sociale, confiée au prince dans la continuité de sa souveraineté. Sa sollicitude devait viser l’ensemble de la vie publique et privée. Ses juges incarnaient sa mission et les vertus qui l’en rendaient digne.
86La protection du prince lui-même justifiait un zèle redoublé. Les cours royales sanctionnaient avec empressement ce qui portait atteinte à la puissance publique. Le juge de Puget-Théniers condamnait, en 1280, un voleur pris alors qu’il fuyait vers le Piémont à l’amputation du pied droit : « Et qu’ensuite il puisse aller, s’il le veut, chez les ennemis du roi, en leur annonçant le châtiment que le transfuge […] doit subir ». Les privilèges de Sisteron prévenaient que, pour les injures lancées dans une église, la cour agirait d’office. Il en irait de même pour celles prononcées en présence d’officiers supérieurs. Une égratignure à la dignité de l’État s’apparentait à un sacrilège. Son exaltation et la défense de ses intérêts représentaient une priorité pour la magistrature. L’information d’office était même mise au service d’une attentive police du domaine, pour traquer les usurpations de biens royaux.
87L’administration angevine portait sur le pays une investigation inlassable. Les enquêtes constituaient une méthode de gouvernement. Celles sur l’initiative des juges locaux n’en représentaient qu’un aspect. Les autorités supérieures, souverain ou cour aixoise, les multipliaient à l’envi. Il s’agissait tant d’enquêtes judiciaires, contradictoires ou d’office, qu’administratives. Au vrai, la frontière entre les deux catégories était indécise. Les dossiers s’accumulaient. Ceux qui survivent, dans les archives provençales, forment une collection exceptionnelle. Les enquêtes touchaient à tous les sujets qui préoccupaient le pouvoir. Elles s’échelonnaient des questions les plus limitées aux ambitieuses enquêtes générales. Quand il lança, en 1296, une enquête domaniale générale, Charles II prévit que le sénéchal serait responsable de sa mise à jour, et le souverain informé des modifications. C’était l’idéal d’une espèce d’enquête continue.
88En fait, les enquêtes ne marquaient que les temps forts d’une inspection permanente. C’était bien sûr celle des officiers locaux, à commencer par les juges. Des tournées périodiques, dans leur circonscription, leur étaient imposées. Le sénéchal tenait des assises ambulantes. La vérification des comptabilités des bailliages et vigueries se perfectionnait pendant le XIIIe siècle. Le développement de la Chambre des comptes en renforçait l’efficacité. Cette institution organisait ses archives propres à la fin du XIIIe siècle. En 1312, elle disposait d’un archivaire. Les documents conservés montrent, pour le XIVe siècle, une surveillance financière précise, associée à une sorte d’enquête domaniale ininterrompue, grâce au réseau des clavaires. Chaque année, ils présentaient à la Chambre un minutieux cahier de comptes. Tous les deux ans, à leur sortie de charge, ils dressaient un état des créances et des droits comtaux, un « pendant », à l’usage de leur successeur et de la Chambre. Le « rationnaire » établi par les gens des comptes dressait, lui, une espèce de bilan annuel.
89L’information, descendante et ascendante, tenait une place centrale dans l’exercice du pouvoir. Conservation et diffusion des injonctions du prince bénéficiaient d’une grande attention. On procédait à des criées, y compris sur les terres des seigneurs justiciers. Les ordonnances étaient déposées aux archives par le sénéchal et copiées sur les registres des cours locales. Parmi les auxiliaires des administrations des vigueries et bailliages, les modestes « courriers » ou « nonces » étonnent par leur omniprésence. Messagers, crieurs et huissiers, ils faisaient parvenir jusqu’à la base la volonté de l’État.
90Dans le contrôle exercé sur le pays, celui des officiers eux-mêmes occupait une place de choix. Les soins donnés à l’examen des comptabilités publiques témoignent de ce souci. La défiance du prince n’était que trop justifiée. Ce serait une entreprise démesurée que de recenser les prévarications de ses serviteurs. L’abondante réglementation les concernant et les pratiques administratives qui se développaient traduisaient, néanmoins, la volonté de les enfermer dans un cadre contraignant, pour les tenir en main. La diversification des fonctions et leur autonomie assuraient ainsi une surveillance réciproque des agents, et un examen plus direct de chacun par le pouvoir central.
91Les statuts de 1304 généralisaient une obligation déjà imposée au viguier de Marseille. Les principaux officiers des vigueries et bailliages demeureraient, à leur sortie de charge, quelques jours à la disposition des administrés, pour répondre de leur conduite. Ce « syndicat » ne constituait qu’un élément de l’active contribution voulue des sujets à la surveillance des fonctionnaires. Les tournées imposées au sénéchal servaient en particulier à recevoir les plaintes contre eux. Avec un premier exemple vers 1267, les rois angevins, de Charles Ier à Robert, provoquaient par intervalles des enquêtes générales contre leur administration, pour encourager aux dénonciations. La méthode ne va pas sans rappeler les célèbres enquêtes administratives de Saint Louis. Toutefois, seuls Charles Ier et Charles II acceptèrent de recevoir, comme lui, des doléances contre le souverain lui-même. Ce ne fut, encore, qu’à l’occasion. Cette limite n’en fait que mieux ressortir la volonté de servir aux fins de l’État qui inspirait de telles enquêtes.
92Dans ce cadre, le désir d’apaiser les sujets ou de cultiver la réputation d’équité du prince n’est pas moins évident. La vigilance du gouvernement angevin s’exerçait jusque sur les dispositions de l’opinion.
Un consentement orchestré
93Obtenir une approbation explicite du régime ou de sa politique fut une préoccupation fréquente. Des consultations plus ou moins étendues du pays témoignent clairement de cette ambition. Leur départ remonte à Charles Ier. Il ne méprisa pas la tradition du conseil élargi ou de la cour plénière. Rappelons-nous que, en 1276, il évoquait de façon plus originale une aide accordée par l’ensemble des Provençaux, communautés comprises.
94Comme dans cet exemple, nous ne connaissons pas toujours la forme concrète prise par les consultations. Il n’empêche que sous les règnes de Charles II et de Robert le système des assemblées représentatives sortait des limbes. En 1286, se tenait à Sisteron une réunion des prélats, nobles et communautés, la première attestée, pour la Provence angevine, à rassembler les trois ordres. Il s’agissait d’adresser des supplications au roi d’Angleterre, pour la libération de Charles II.
95Le principal motif des assemblées fut de solliciter un subside des gouvernés. Dans l’ensemble des États d’Occident, leur essor résulta de cette nécessité. Il demeure que la souveraineté de la fin du Moyen Âge ne se confondait pas avec l’absolutisme moderne. Le prince devait s’accommoder d’un dialogue avec le pays. Le pouvoir angevin sut l’organiser à son profit. Cette apparente entrave à sa toute-puissance lui ouvrait l’opportunité de renforcer son emprise sur les esprits. Il attachait les sujets à ses intérêts. Leur consentement impliquait une soumission d’autant plus étroite qu’elle devenait irrécusable. Le gouvernement angevin connaissait les avantages d’une stratégie d’engagements explicites et directs. Il la poursuivit méthodiquement par les moyens de la féodalité.
96Il systématisa les liens féodaux-vassaliques avec l’aristocratie, laïque ou ecclésiastique. La ligesse envers le roi se généralisa avec Robert. Parallèlement, le pouvoir exigeait la fidélité simple ou l’hommage des roturiers ou des communautés d’habitants. En dépit de quelques essais, les Angevins ne purent étendre cette obligation, à leur profit, sur les hommes des seigneurs. Elle resta à peu près limitée aux sujets du domaine propre. Avec cette restriction, les comtes-rois multiplièrent les grandes campagnes de réception de la fidélité, étendues à tous les degrés de la hiérarchie sociale. Entre 1271 et 1351, sept se succédèrent. À compter de 1309, l’usage s’imposait, pour les délégués des communautés, de doubler par l’hommage lige leur serment de fidélité.
97Ces sujétions « volontaires » créaient une dépendance juridique précise. Comme l’expose Gérard Giordanengo, le régime complétait par la féodalité son entreprise d’encadrement des populations au moyen du droit. Il s’attribuait les ressources d’un droit féodal savant en plein essor. Dominant les sujets en tant que prince à la romaine, le comte-roi se présentait également à eux comme leur seigneur ou leur suzerain. Cela était d’ailleurs dans la logique d’un grande part de ses prérogatives. Mais ces rituels féodaux entretenaient encore un rapport évident avec les consultations du pays. Dans une certaine mesure, le prince en appelait à l’assentiment de ses hommes. Il diffusait, en ces circonstances, les rudiments d’une argumentation politique. Et cette fois, les sujets se soumettaient, par les serments prêtés, jusque dans leur conscience. Des liens de nature religieuse, voire affective, s’établissaient entre le pays et ses maîtres.
98L’efficacité de ces consentements « administratifs » reposait, en dernière analyse, sur l’imprégnation par une idéologie. Ni les cérémonies féodales ni les assemblées représentatives ne sauraient se séparer des efforts déployés, dès Charles Ier, pour susciter la vénération de la nouvelle dynastie.
Une image du prince
99Le 18 juillet 1309, Robert se tenait sur « la chaire ou siège royal » du parloir de Sainte-Marie-des-Accoules, en présence « de toute la communauté des hommes de Marseille […] assemblée là par la voix du crieur et le son des cloches ». Il se pliait au rituel d’échange des serments, avec les citoyens de la ville basse, prévu par les Chapitres de paix. Il le transformait en un moment d’exaltation de sa majesté.
100Il se présentait entouré non seulement d’officiers, de grands et de prélats, mais de pieux franciscains (pontifes ou non). Ces religieux renvoyaient encore à la figure du défunt frère du roi, Louis, franciscain et évêque de Toulouse, en voie de canonisation, dont les Mineurs de Marseille gardaient le corps. Robert adressait à « ses fidèles et dévots » de « nombreuses paroles très choisies et très sacrées ». Comprenons qu’il prêcha. Comme l’expose le procès-verbal de la cérémonie, qui résume certainement ses paroles, il prétendit suivre, en cette occasion, les « traces sacrées des très sacrés princes » Charles I et II, ses ancêtres. Après avoir lui-même juré, il recevait les fidélités des Marseillais qui levaient tous en même temps la main droite.
101À aucun moment, l’histoire des Angevins ne se détache de ses dimensions idéologiques. Cela tenait à la nature des entreprises qu’ils conduisaient. Eux-mêmes avaient la plus haute conscience des valeurs qu’ils assumaient. Aussi veillèrent-ils constamment à la justification et à l’illustration de leur autorité. Excentrée, la Provence ne témoigne pas de toute leur activité en ce domaine. Elle aussi fut pourtant pénétrée par la propagande du régime. Elle connut quelques grandes mises en scène de la monarchie. Ceci se vérifia spécialement avec Robert.
102Sous son règne, l’expression des idéaux de sa maison atteignit un apogée. Les solennités de juillet 1309 condensaient, en bonne part, l’argumentation du pouvoir. À la base, les sujets se voyaient invités à une authentique « foi monarchique ». Le sentiment de la sainteté et du sacré s’associait à celui de la grandeur familiale. Celle-ci se présentait, d’abord, comme un précieux héritage.
De prestigieuses hérédités
103« Charles fils de roi de France » : voici le titre que Charles Ier mit en tête de sa titulature, jusqu’à l’investiture du royaume de Sicile. Son frère Alphonse se disait, également, « fils de roi de France ». La fierté capétienne était forte, et hautement revendiquée devant les Provençaux. Dès le départ, ils n’ignoraient rien de la gloire de la maison de France. Au lendemain de Bénévent, Peire de Chastelnau, troubadour proche des Baux, se réjouissait de voir la Provence revenir au service de l’empire. Il ajoutait : « Le roi Charles sera seigneur, j’en suis convaincu, de la majeure partie du monde ». Il se faisait l’écho des prophéties sur Charles Ier et de la croyance à leur base, l’ascendance carolingienne. Bien que voilée, cette référence était compréhensible des auditeurs. Par la suite, le prestige de la famille de France se trouvait augmenté de la sainteté de Louis IX, reconnue bien avant la canonisation de 1297. Charles Ier comptait parmi ses grands propagandistes. Tout incitait la dynastie angevine à ne pas laisser s’éteindre, dans ses domaines, le souvenir de son ascendance française.
104En février 1285, un serment de fidélité était demandé aux Marseillais, alors que la monarchie traversait un moment entre les plus tragiques, avec Charles Ier décédé et son héritier captif. Le défunt roi, prétendu encore vivant, était présenté pour la circonstance comme « l’illustre seigneur Charles, fils de feu l’illustre roi de France, roi de Jérusalem et de Sicile ». Annonçant aux Provençaux, en 1328, le trépas de son fils Charles de Calabre, Robert le décrivait comme digne, par sa pieuse fin, « de ses ancêtres de la sacrée maison de France ». Plus tard, un planh (complainte) anonyme sur la mort de Robert rappelait toujours aux Provençaux que le disparu était « issu de la race de France ».
105La complainte montrait encore le roi, à l’agonie, demandant qu’on portât devant lui la fleur de lys, et la baisant. Puis il recommandait « la fleur », maintenue par tout leur lignage, à son petit-neveu André de Hongrie (donné par la chanson pour son héritier). Les Angevins avaient gardé les armes de France, seulement brisées (Charles Ier usant de la bordure de Castille puis du lambel de gueules, conservé par ses successeurs). Ils faisaient des lys un usage obsessionnel. Les Provençaux pouvaient les contempler des sceaux et monnaies aux monuments.
106Mais dans la généalogie de leurs maîtres, il n’y avait pas que l’origine carolingienne et capétienne qui provoquât l’émerveillement. Le moine de Lérins Raimond Féraut dédiait sa Vie de saint Honorat (1300) à la reine Marie, l’épouse de Charles II. Il affirmait que ledit Honorat, né comme elle en Hongrie, appartenait à « son royal lignage ». Les Arpades n’avaient pas moins grande renommée de sainteté que la maison de France. Raimond Féraut n’invitait pas les Provençaux qu’à se convaincre de l’excellence de ce sang. Son poème montrait l’amitié entre Charlemagne et Honorat. Elle préfigurait le rapprochement, pour le bien de la chrétienté, que la maison d’Anjou réalisait entre les grandes et saintes dynasties française et hongroise. Il devenait complète fusion chez les descendants de Charles II. Le franciscain provençal François de Meyronnes († 1326-1328) l’exposait à ses compatriotes, dans un sermon sur saint Louis évêque. Ce dernier appartenait à la « race des saints » tant du côté de son père que de sa mère.
107S’ils bénéficiaient de prestigieuses hérédités, les Angevins en cumulaient et en développaient les vertus. Peu à peu, ils se réclamaient de leurs propres aïeux. Robert faisait de la sorte, devant les Marseillais, avec ses père et grand-père. Quant au planh sur sa mort, il n’énumérait en réalité, pour défenseurs du lys, que la succession des princes angevins, de Charles Ier à Charles de Calabre. La maison d’Anjou offrait une claire identité dynastique à l’admiration de ses sujets provençaux.
Piété et sainteté
108Le capital héréditaire dont se réclamaient les Angevins indique que piété et sainteté formaient la base de la réputation qu’ils se construisaient. À cet égard, la sainteté authentique de Louis évêque leur apporta, surtout en Provence, l’argument le plus convaincant.
109Saint Louis évêque, connu également comme Louis d’Anjou ou de Toulouse, voire de Brignoles ou de Marseille, était le second fils de Charles II. Ses droits sur le trône de Sicile devenaient effectifs à la mort de Charles-Martel. En effet, la représentation ne joua pas en faveur du fils de ce dernier, Carobert. Charles II désigna son troisième fils pour successeur, Robert. Car, de son côté, Louis avait renoncé à l’héritage. Il prit secrètement l’habit franciscain (1296). Fait évêque de Toulouse contre son souhait, il ne cessa de s’affirmer comme un « grand ami de la pauvreté ». Il n’avait que vingt-trois ans quand il mourut à Brignoles, en 1297.
110Son décès en Provence était le fait du hasard. Mais dans son testament, il élut sépulture chez les franciscains de Marseille. La contrée conserva ainsi le précieux corps. Dans ces conditions, la sainteté de Louis connut un succès prodigieux et immédiat à Marseille, puis dans le comté : « une véritable commotion », selon Jacques Paul. Dans les quatre mois environ après le décès, deux cent onze miracles se produisirent. La famille exploita vite de tels mérites. Elle obtenait la canonisation en 1317. La rigueur du franciscanisme professé par Louis pouvait inquiéter Jean XXII, hostile aux Spirituels. Les liens de ce pape avec les Angevins ne lui permettaient guère de leur refuser une faveur.
111À partir de là, Robert donna une formidable impulsion au culte de son frère dans ses États, Provence en tête. Le musée Granet d’Aix conserve un souvenir remarquable de cette intense promotion. Il s’agit d’un retable offert aux clarisses de la ville, certainement par le roi ou par son épouse, Sancia. Il figure saint Louis en évêque, recevant la mitre de deux anges. Il porte, à la fois, le froc franciscain et une chape fleurdelisée. Sancia et Robert se tiennent agenouillés à ses pieds. Cette scène soutenait la légitimité du pouvoir de Robert. Il le devait au renoncement de son frère, sous l’inspiration divine. Il n’avait rien usurpé, que ce fût aux dépens de Louis ou de Carobert. Avant tout, le retable montrait en Louis un saint hautement dynastique. Il protégeait le souverain et faisait descendre jusqu’à lui la faveur céleste. Il illustrait la propension à la sainteté de sa famille.
112Elle avait déjà reçu un signe providentiel, au vu et au su des Provençaux. Charles II avait mérité une récompense magnifique de son amour partagé pour Dieu et sainte Marie-Madeleine, ainsi que l’expliquait le dominicain Jean Regina, prêchant à Naples. Encore prince de Salerne, il avait conduit les recherches aboutissant à l’invention du corps de la Madeleine à Saint-Maximin, en 1279. Comme lui-même l’affirmait, il avait agi « par inspiration divine ».
113Là aussi, les Angevins veillèrent de près à la réussite de la nouvelle dévotion. Charles II obtenait de Boniface VIII des bulles qui accordaient des indulgences aux visiteurs et assuraient de l’authenticité des reliques, en 1295. La confirmation était d’autant plus utile que Vézelay disait posséder le corps de la Madeleine. Toujours en 1295, le pape permettait au roi d’installer les dominicains à Saint-Maximin et à la Sainte-Baume. Cette grotte représentait le lieu supposé de pénitence de Marie-Madeleine. Saint-Maximin devenait une espèce de ville sainte. Le prieur dominicain exerçait sur son territoire des pouvoirs religieux et temporels. Quant aux privilèges accordés au bourg, ils favorisaient sa croissance, pour faciliter la séjour des pèlerins.
114Tout désignait Saint-Maximin comme un lieu majeur de la mémoire dynastique. Le couvent dominicain restait étroitement associé à la monarchie. Robert l’appelait : « notre monastère royal de Saint-Maximin ». Depuis 1296, Charles II avait lancé sa construction. Il poursuivait le rêve de réunir une communauté de cent frères. Il n’aboutit pas. Les retards et les interruptions ne manquèrent pas pour le chantier (avec de derniers travaux au début du XVIe siècle et une œuvre restée aujourd’hui inachevée). Pourtant, les bâtiments qui s’élevaient se distinguèrent bientôt par leurs dimensions. La verticalité de l’église, en un gothique rayonnant venu du Nord, en faisait un monument étranger aux traditions du pays. Planté au cœur de la Provence, il s’identifiait de loin avec les Angevins.
115Dans les années 1270 déjà, Charles Ier avait fait reconstruire l’église Saint-Jean d’Aix, des Hospitaliers, dans le gothique rayonnant septentrional. Elle nous conserve un autre bel exemple d’édifice religieux portant haut sa marque dynastique. Il faut sans doute en dire autant pour l’église du Temple d’Avignon, bâtie à la même époque et dans le même style, probablement sur l’initiative de Charles d’Anjou. Il prouvait sa faveur pour les ordres militaires. Elle lui permettait de continuer sur le modèle des comtes catalans, tout en les dépassant.
116Les sujets devaient se convaincre de l’inépuisable générosité de leurs maîtres pour l’Église. Ils la manifestaient de toutes les manières au travers de leurs domaines. La bienveillance des Angevins profita en particulier aux Mendiants, à partir de Charles II. Avant d’attirer les dominicains à Saint-Maximin, ce prince établissait des dominicaines à Aix, dans le couvent de Notre-Dame-de-Nazareth (1290-1292). Il s’agissait pareillement d’une institution royale, somptueusement dotée. Plus tard, la reine Sancia multipliait les interventions en faveur des Clarisses. Ainsi fondait-elle le « couvent de la reine d’Aix », ou Sainte-Claire (1339). Pour ses initiatives pieuses, elle s’adressait directement au sénéchal. Robert lui laissait, en ce domaine, une véritable délégation de pouvoir. Ardente amie des franciscains, Sancia entretenait à la cour un exemple de ferveur religieuse confinant à la sainteté. Sa réputation s’étendait, de la sorte, sur la Provence.
117Dans cette religiosité si ostentatoire de la famille royale, la commémoration des morts, par les cérémonies et les monuments, tenait une place spéciale. Les cultes funéraires connurent un extraordinaire développement à Naples. La Provence fut touchée par le phénomène. Elle reçut deux de ces sépultures qui formaient les centres de l’inlassable célébration orchestrée par la maison d’Anjou autour de ses défunts. En 1277, Charles Ier ordonnait le transfert des cendres de sa première épouse, Béatrice, du duomo de Naples à Saint-Jean d’Aix. Il prescrivait aux Provençaux de se porter en procession au-devant de la dépouille (donc à la manière d’une entrée royale), de célébrer des offices solennels, de multiplier les prières et les « pieux épanchements de larmes ». L’église Saint-Jean, rebâtie selon sa volonté, devenait une nécropole comtale et royale conservant, à la fois, les corps de Béatrice et de ses père et grand-père, Raimond Bérenger V et Alphonse II. Le sépulcre de la reine organisait, par sa dimension triomphale, une prodigieuse démonstration morale. Il évoquait la résurrection des morts et le jugement des âmes. Deux anges enlevaient celle de Béatrice, que deux autres encensaient. À son tour, le corps de Charles II fut solennellement porté depuis Naples à Aix, et déposé dans Notre-Damede-Nazareth, selon ses dispositions testamentaires.
118Comme le reste des domaines angevins, la Provence s’associait également aux cérémonies qui suivaient l’annonce des décès. Dans les églises, des fondations pieuses perpétuaient les liturgies au profit des princes défunts. Elles aboutirent à un véritable quadrillage de l’espace. Après la mort de Robert, une messe quotidienne ou une commémoration biquotidienne fut établie dans 81 églises de Provence, pour les âmes du roi, de ses ancêtres et de ses successeurs.
119Tous ces efforts avaient pour raison avouée de mobiliser des suffrages, pour libérer les âmes du purgatoire. Toutefois, ils donnaient en exemple la piété de la famille royale. Ils suggéraient un salut mérité, voire une forme de sainteté, comme le montre le culte organisé autour de Béatrice. Autant qu’ils priaient pour les princes disparus, les sujets les vénéraient. Cette vénération constituait une affaire publique, au sens propre. Les vertus des défunts servaient de modèle à tout le pays. Elles augmentaient son attachement aux maîtres du moment. Leur légitimité était entière, eux qui tenaient leurs prérogatives de prédécesseurs irréprochables. La nécropole de Saint-Jean d’Aix prouvait ainsi le juste transport du titre comtal aux Capétiens, par Béatrice. Les qualités des morts illustraient celles de tout leur lignage. Elles incluaient leur bon gouvernement des hommes. Les sujets devaient se souvenir de lui.
120Toujours à propos de Béatrice, Charles Ier en avertissait les Provençaux. Selon lui, la pureté de l’amour et la plénitude de la douceur que ses seigneurs concevaient pour la Provence, pendant leur vie, ne s’éteignait pas à leur mort. En clair, il invitait ses sujets à maintenir un flux de charité entre eux et son épouse défunte. Cette affection réciproque par-delà la mort apprend la valeur hautement spirituelle attribuée à l’exercice du pouvoir. L’insistance sur la piété et la sainteté des princes angevins ne se comprend qu’en raison d’une union indissoluble entre religion et politique.
Le prince « très chrétien »
121Le cinq décembre 1288, Charles II se trouvait à Marseille, pour l’échange des serments voulu par les Chapitres de paix. Son prestige était amoindri. À peine libéré, il n’osa pas se prévaloir du titre royal, qu’Alphonse d’Aragon prétendait lui interdire. Selon le procès verbal de l’événement, il se présenta comme : « Charles […] par la prévoyance divine très chrétien prince de Salerne ». Le prédicat de christianissimus ne fut pas habituel aux rois angevins. Dans l’adversité, Charles se réclamait, malgré tout, de ce qui représentait comme l’essence de son autorité.
122L’éminente catholicité du régime inspirait et légitimait sa politique. À ce titre, les sujets le soutenaient non seulement de leurs ressources, mais de leurs oraisons. Nous voici en 1320. L’ost de la mer du roi vient de l’emporter. Robert a annoncé le succès à ses fidèles. La nouvelle parvenue au conseil de Marseille, ses membres se dressent, unis dans la surenchère, pour que l’on rende grâce à Dieu. Puis, on crie dans la ville :
Il est ordonné qu’aucune personne privée ou étrangère ne travaille demain, ni ne tienne table ou atelier ouvert. Et que tous communément suivent la procession, demain matin, de Notre-Dame-de-la-Major [la cathédrale] pour aller à Saint-Louis. Cette procession se fera en l’honneur de Dieu et de madame sainte Marie, pour la victoire que notre seigneur roi a emportée sur ses ennemis. Et tous les chefs des métiers doivent placer, au matin, leurs bannières sur le mur d’enceinte.
Arch. mun. Marseille, BB 12, pièce en provençal, entre fol. 81 et 82. Traduction de l’auteur.
123Une prière unanime monterait pour le prince, de la communauté entière organisée en corps, avec en tête les processions du clergé, puis les laïcs structurés en métiers. Ce serait un moment fort de la représentation du pieux souverain élu de Dieu. Dans le même temps, la célébration symboliserait le ralliement d’un peuple à ce chef providentiel.
124La conception d’un roi ministre de Dieu, rassemblant et conduisant ses sujets, s’exprimait avec plus de netteté encore quand le monarque participait aux cérémonies processionnelles. Nous rencontrons à Marseille, en 1319-1320, de spectaculaires entrées royales, et même une sortie d’un apparat très comparable. Nous devons à Noël Coulet l’étude de ces entrées solennelles. Les hommes se portaient, hors la ville, au-devant du roi. Celui-ci parcourait la cité en fête, sous un dais. Le cortège aboutissait à l’église Saint-Louis. Il s’agissait de l’église franciscaine, maintenant dédiée au propre frère de Robert. L’action de grâces pour la victoire de 1320 s’y tenait également. Ce sanctuaire devenait le centre des liturgies politiques marseillaises. Il suggérait une relation entre la grandeur du roi, l’appui d’un puissant intercesseur céleste et la sainteté du lignage. La présence du roi rendait cette association particulièrement manifeste, spécialement quand Robert vint pour la translation du corps de Louis du huit novembre 1319.
125Avant tout, les cortèges royaux signifiaient que le prince était lui-même la « sacrée majesté royale », comme l’appelait le conseil municipal de Marseille, en 1340, ou celui de Sisteron, en 1341. Si ce titre s’associait au concept juridique de souveraineté, il s’incarnait dans un personnage regardé comme sacré, voire saint. Rien ne soulignait mieux ce caractère du roi que le baldaquin dont on l’honorait. Cette distinction se réservait à des personnes ou des objets sacrés. De fait, les Angevins bénéficiaient du sacre, comme rois de Sicile. Ils comptaient parmi les oints du Seigneur. Ces défilés, où Robert apparaissait dans sa dignité de christ, avaient quelque chose de messianique. Dans l’un de ses sermons, lui-même montrait des reflets de Jésus-Christ dans les bons rois.
126La conception d’un régime comblé par la grâce inspirait le cérémonial édifié autour du pouvoir. Les prêches publics de Robert apparaissaient comme la démonstration définitive de cette conviction. Aussi ne les épargnait-il pas aux Provençaux. Il étalait une science de type scolastique, qui culminait dans la théologie. Il manifestait une sagesse royale insufflée par l’Esprit. Ses sermons finissaient de donner force et cohérence au programme du roi comme guide de son peuple. Ils démontraient que le régime angevin ne visait pas que des fins temporelles.
127Entre prétentions spirituelles et prédication, Robert finissait par outrepasser les capacités reconnues aux princes séculiers. Son attitude étonne chez le chef des guelfes. Il ne faisait pourtant que développer l’idéal du souverain « très chrétien » reçu de ses ancêtres. Il croyait demeurer dans la logique des liens qui les unissaient à l’Église.
« L’avant-mur » de l’Église
128Dans la pratique, les Angevins ne se comportèrent pas toujours en fils exemplaires à l’égard de la papauté. À l’occasion, ils voulurent la manipuler. Nous n’ignorons pas que le désenchantement des deux parties finit par s’accentuer pendant le règne de Robert. Par ailleurs, les positions prises par Jean XXII à l’égard des Mineurs, à partir de 1317, suscitaient des frictions. Robert eut une attitude plus modérée qu’on ne le croit dans la crise qui déchira l’ordre. Néanmoins, lui et son entourage adhéraient à un franciscanisme exigeant. La cour de Naples exprimait des sympathies plus ou moins vives pour les Spirituels, ainsi la reine Sancia. Tout ceci n’empêchait pas le planh sur la mort de Robert d’affirmer aux Provençaux : « Toute la sainte Église doit beaucoup pleurer sa mort, car il a été estimé, pendant toute sa vie, comme son serviteur ».
129Selon François de Meyronnes, dans le Traité du principat du royaume de Sicile, le Royaume ne formait rien d’autre que « l’avant-mur » de l’Église. Le franciscain continuait la tradition, déjà longue, qui voyait dans la monarchie angevine le défenseur par excellence de l’Église. Il donnait cependant une définition radicale de cette mission. Elle devenait la raison d’être du régime. On ne s’étonnera pas qu’un théologien provençal, proche de Jean XXII et du roi Robert, ait soutenu semblable théorie.
130Dans la première moitié du XIVe siècle, le séjour avignonnais de la cour romaine renforçait la réputation de protecteur et d’auxiliaire de la papauté du roi de Sicile. Il n’apportait pas au Saint-Siège le seul appui du Royaume, qu’il lui devait comme fief reçu de lui. L’ensemble des domaines angevins pouvait se considérer comme une enceinte temporelle de l’Église. Ils étaient tous mobilisés pour la cause guelfe, supposée celle du pape. Mais en Provence surtout, le roi trouvait l’occasion d’afficher un zèle édifiant pour le service de son seigneur. Il faisait du comté, de façon très concrète, la muraille de l’Église, davantage encore que ne l’était le Royaume. Et en personne, il venait y seconder le pape.
131En 1309-1310 puis en 1319-1324, Robert effectuait deux séjours prolongés en Provence. Le second fut fort long. En ces circonstances, il entretenait d’étroites relations avec le pape, d’autant qu’il demeurait beaucoup à Avignon. Lors de son deuxième séjour, cette ville parut une double capitale, pour le roi et pour le souverain pontife. De là, ils conduisaient de concert leur politique italienne.
132Dans Avignon, le roi de Sicile donnait jusqu’au spectacle de sa parfaite sujétion au Saint-Père. Le 3 août 1309, Clément V présidait le sacre de Robert dans la cathédrale de la cité. La cérémonie souligna méthodiquement la subordination du roi. Elle s’ouvrit par sa prosternation devant l’autel majeur. Son onction, conférée par un cardinal à un autel latéral, n’occupa qu’une place relativement secondaire. Le cœur du rituel tint dans la tradition des emblèmes royaux par le pape. Elle indiquait que Robert recevait de lui tout son pouvoir temporel. Il n’y eut pas ensuite de véritable intronisation, selon l’habitude des couronnements. Robert ne siégea en majesté que sur un faldistoire, sous le trône du pape, après lui avoir baisé les pieds. Il ne pouvait trôner en sa présence. La conclusion de l’événement acheva la démonstration. À la sortie de l’église, Robert rendit au Saint-Père le service de l’écuyer, lui tenant l’étrier pour monter et descendre de cheval, et un moment le frein, en marchant à sa droite. Le cérémonial reprenait, en gros, celui utilisé pour Charles II, en 1289, à Rieti. Cette fois, cependant, sa portée se trouvait augmentée de ce que le roi de Sicile s’y pliait sur ses terres. Sa publicité, parmi les sujets, en était forcément plus grande. De fait, Robert avait convoqué les Provençaux en masse à cette célébration. (Sous le motif d’assurer la sécurité, il est vrai).
133Son empressement à supporter l’idéologie pontificale se manifesta, de nouveau, lors de la canonisation de Thomas d’Aquin. Elle revenait à proclamer la sainteté de l’enseignement du docteur. D’une inflexible logique, il englobait et organisait la foi et la vie sociale dans toutes leurs dimensions. La papauté en faisait un instrument inégalable pour soutenir ses positions doctrinales et son autorité, sous tous ses aspects, y compris temporels. Jean XXII avait donné son plein appui à la cause de canonisation. Mais la cour de Naples l’avait défendue, aux côtés des dominicains. Robert participa aux cérémonies de 1323, qui marquèrent son aboutissement. Comme divers prélats et religieux, il prononça l’un des sermons préliminaires, qui recommandaient cette canonisation. Il finit en se mettant à genoux devant le pape, pour qu’il l’accordât. À l’issue de sa célébration officielle, le 18 juillet, il envoyait ses messagers dans les rues d’Avignon, pour « que tous fassent fête comme au jour de Noël ».
134Certes, le roi ne cherchait pas qu’à contenter Jean XXII. Le Docteur angélique devait sa renommée, auprès du pouvoir napolitain comme de l’aristocratie du Royaume, à son origine. Il appartenait à la haute noblesse régnicole. De plus, le régime angevin se réclamait du thomisme. Il servait sa propre aspiration à une mise en ordre générale de la société, tendue vers ses vraies fins.
135Ce projet confortait l’autorité du prince temporel sur ses sujets. Mais sa cohérence ramenait à la primauté du spirituel. De fait, le pouvoir angevin professait son adhésion à la théocratie pontificale. Et ce ralliement se faisait singulièrement bruyant pendant le règne de Robert. Interprété selon les principes de la théocratie, le lien vassalique, qui l’unissait au pape, devenait un modèle de la subordination due par les princes chrétiens. Le dévouement, qui en découlait, constituait un exemple de la conduite attendue de chacun d’eux. Par conséquent, la situation du roi de Sicile se révélait glorieuse et, en fait, exceptionnelle dans sa perfection.
136Comme l’expliquait François de Meyronnes, il jouissait seul d’une soumission directe et sans restriction au « hiérarque suprême » (i.e. au pape), « tant au spirituel qu’au temporel ». N’oublions pas l’absence de sacre impérial entre 1220 (Frédéric II) et 1355 (Charles IV), hors celui de Henri VII (1312), aux suites éphémères. Ainsi le « principat du royaume de Sicile » l’emportait-il sur les autres par la noblesse. Cette affirmation s’accordait avec l’enseignement diffusé par le sacre. Largement copié sur l’ordo du sacre impérial, il hissait le prince angevin à une parité avec l’empereur (tel que le concevait la curie). Il ne s’agissait plus de la position du roi envers ses seuls sujets, mais entre les nations chrétiennes. À la façon du César, il devenait non un simple ministre de l’Église, tous les seigneurs temporels l’étaient, mais le premier d’entre eux.
137Cet assujettissement lui conférait également un caractère ecclésiastique, au sens large. Comme l’empereur toujours, le roi de Sicile recevait des emblèmes épiscopaux, dont la mitre. Mais lors du sacre d’Avignon, Robert se trouva, en outre, associé symboliquement au groupe des cardinaux-diacres. On comprend que, de son côté, François de Meyronnes ait affirmé : « Le principat du royaume de Sicile est spirituel par participation ».
138La papauté d’Avignon favorisait la maturation de l’idéologie angevine. Avec Robert, elle atteignait sa forme la plus accomplie. La Provence se trouvait au premier rang pour se convaincre du triomphe de son souverain et de la vérité de l’ordre du monde qu’il défendait, avec l’aide de ses sujets.
Le rapprochement des Provençaux
139L’entente qui se dessina entre la dynastie et les Provençaux reposa autant sur un rapprochement que sur une soumission. C’est ce qui fit sa force relative. Cette connivence s’exprima bien dans les sensibilités religieuses. L’enjeu était de taille quand l’idéologie professée par les Angevins recommandait, précisément, une sorte de conversion des sujets.
La proximité des idéaux
140La Provence partageait l’attirance des populations méridionales pour les dévotions mendiantes. Néanmoins, elle échappait à l’extrémisme. Quand la contestation des Spirituels secoua l’Église, les sympathies à leur égard restèrent dans des limites comparables à l’amitié que leur montra Robert. Elles demeurèrent compatibles avec le respect de l’autorité romaine. Ainsi, tout favorisa le sentiment d’une proximité spirituelle des Provençaux avec leurs maîtres, quand ces derniers manifestèrent leur propre prédilection pour les Mendiants. Cette identité religieuse se faisait évidente avec Louis évêque, puis Robert et sa cour. Elle remontait cependant à Charles II, même si ce dernier avait favorisé les plus modérés des Mendiants, les dominicains.
141En réalité, l’élite du mouvement mendiant provençal avait déjà séduit Charles Ier. Il rejoignait, comme malgré lui, la piété de ses sujets. À en croire la Vie de Douceline († 1274), il se rallia à leur vénération pour cette fondatrice des béguinages d’Hyères puis de Marseille. Mystique et visionnaire, elle incarnait une spiritualité marquée par la pauvreté et l’humilité, qui venait de la tradition franciscaine la plus stricte. Il semblerait que Charles eût d’abord éprouvé de l’hostilité à son égard, comme à celui des franciscains provençaux, auxquels elle était liée. Toutefois, elle devenait l’amie de la comtesse, puis du comte. Elle le conseillait. Elle l’exhortait pour qu’il acceptât la sainte mission contre Manfred confiée « par la volonté de Dieu », car « le Seigneur voulait faire de lui le champion de son Église ».
142Douceline était sœur d’Hugues de Digne († 1255/1256), figure de proue des Mineurs provençaux. Une réputation de sainteté l’entourait. Sa renommée de prophète et d’apôtre convainquait Louis IX, retournant de Terre Sainte en 1254, de l’appeler pour prêcher devant lui, à Hyères. Les relations entre le nouveau comte de Provence et Hugues nous échappent. Pourtant, l’ordre mendiant des sachets, fondé par son impulsion, nous offre un précieux indice. Charles Ier le favorisa. À Brignoles, les frères s’établirent sur des biens comtaux.
143La conversion de Charles Ier s’inscrivit dans la mémoires des Provençaux, et prépara l’avenir. La Vida de la benaurada sancta Doucelina fut assurément rédigée, entre fin XIIIe et début XIVe siècle, par Philippine de Porcelet. Elle avait succédé à Douceline à la tête de ses béguinages. Insister sur l’amitié du comte-roi pour leur fondatrice répondait aux intérêts de ces établissements. Issue de la meilleure noblesse, Philippine de Porcelet n’en trahissait pas moins les opinions de sa classe. Désormais, celle-ci se convainquait d’une ferme solidarité spirituelle avec la dynastie ou la désirait.
144À cet égard, le célèbre couple virginal de saint Elzéar de Sabran († 1323) et de Dauphine de Puimichel († 1360) constitue un bel exemple de symbiose réussie. Il illustre la communion des orientations religieuses entre une partie de la haute aristocratie provençale et la monarchie. Il est inutile de rappeler l’ascendant sur Elzéar et Dauphine des franciscains et des Spirituels, que protégeaient alors le pouvoir royal ou son entourage. Les deux époux appartenaient précisément au cercle des proches du souverain. Selon son procès de canonisation, Dauphine entretenait, à Naples, « une grande familiarité » avec la reine Sancia, qu’elle fréquentait « pour parler de Dieu ».
145D’autre part, Elzéar de Sabran imposait une stricte réglementation de la vie religieuse et morale à ses familiers et sur ses terres. Pour ce, il proclamait de véritables ordonnances. Il suivait le modèle de Charles II, qui avait légiféré dans les mêmes domaines. Le progrès des âmes était l’une des fins et jusqu’au but ultime que se fixait un bon souverain, selon ce que faisait comprendre, pour sa part, la prédication de Robert. En tant que seigneur, Elzéar devait également s’en préoccuper.
146Le culte en partie spontané rendu à Louis évêque donne une autre preuve de la participation de la société provençale aux valeurs du régime. Il ne se limita pas à la vague d’enthousiasme qui suivit le décès du saint. Le conseil municipal de Marseille se souciait grandement d’encadrer les cérémonies qui l’honoraient. Dès la première moitié du XIVe siècle, la ville faisait de la vénération pour Louis un élément de son identité. Il s’affirmait comme son patron de fait et son protecteur particulier. Certes, l’attachement à Louis d’Anjou ne s’expliquait pas exclusivement par l’adhésion à un modèle de spiritualité. Il faut tenir compte de l’attirance pour le prodige de la sainteté et pour la puissance des reliques. Mais la dévotion des Angevins à l’endroit de leur parent reposait beaucoup sur les mêmes considérations. En tout cas, les Provençaux manifestaient avec eux un intérêt revigoré pour le religieux et le miraculeux.
147Les troubadours tardifs s’adonnaient à un art désormais inoffensif. Cette évolution confirmait la mutation des esprits, qui accompagnait la pacification des temps capétiens dans le Midi français. La littérature à caractère religieux prenait un certain relief, qu’il s’agît d’œuvres reçues de l’extérieur, traduites ou rédigées sur place, ou par des Provençaux. Le genre de l’hagiographie et des légendes pieuses en provençal se distinguait. Il se substituait, en quelque façon, à la lyrique.
148Le corpus de longs poèmes narratifs en langue vulgaire, consacrés aux principales légendes saintes de Provence, demande qu’on s’y arrête. Ces récits donnaient au christianisme, dans la contrée, un passé merveilleux. Il faut citer une Vie de sainte Marie-Madeleine et le Roman de saint Trophime, ainsi que le Roman d’Arles qui, dans une large mesure, relève de la même catégorie. Bien qu’anonymes, tous ces textes appartiennent au temps de la première maison d’Anjou. À leurs côtés, la Vie de saint Honorat de Raimond Féraut, déjà rencontrée, mérite une attention spéciale. Elle compte 208 pages dans l’édition de 1875, avec son cinquième livre consacré à la Pacions de san Porcari. Nous la savons composée à l’extrême fin du XIIIe siècle. En dépit de sa dédicace à la reine Marie, il ne s’agit pas d’une œuvre de cour, mais d’une expression de l’opinion provençale. La Vie fut en effet rédigée sur l’ordre de l’abbé de Lérins. Il vaut la peine d’ajouter que Raimond Féraut traduisait un modèle latin sans doute écrit dans ce monastère, vers la fin des années 1280. Retenons que son poème connut une belle diffusion.
149Le pays s’affirmait comme une terre sacrée. Cette certitude s’épanouissait en relation avec le pouvoir angevin. L’invention des reliques de Saint-Maximin par le futur Charles II consolidait la croyance, déjà populaire, dans l’apostolat provençal de la Madeleine et de ses compagnons, dont Marthe et Lazare. Le rapide succès du pèlerinage de Saint-Maximin établit l’enthousiasme qu’il provoqua. Jean Gobi l’Ancien († 1328), prieur du couvent dominicain du lieu, compilait un Livre des miracles de sainte Marie-Madeleine, dans le premier tiers du XIVe siècle. Il envisageait ceux liés au nouveau culte. Il en rapportait plus de quatre-vingts, principalement au profit de Provençaux.
150Pour sa part, Charles II apparaissait comme celui choisi par la providence pour apporter au pays la confirmation espérée de son étonnant privilège. Une convenance se révélait entre une famille et une contrée également élues de Dieu. François de Meyronnes suggérait cette harmonie, dans son sermon sur Louis d’Anjou précédemment cité. Ce prince était saint grâce à ses ancêtres, mais aussi par son lieu de naissance : « Car il est né sur la terre que Dieu a sanctifiée devant les autres. En effet, dans cette patrie il y a sept saints qui ont vu le Christ de leurs yeux corporels ».
151La Provence se persuadait d’autant mieux de sa vocation à la sainteté que la nouvelle dynastie la ramenait vers ce destin. Le thème du reditus se lit en filigrane dans la Vie de saint Honorat, tant latine que provençale. Elle montrait la lutte conjointe, en Provence, de Charlemagne et d’Honorat contre les Sarrasins. Honorat affrontait encore les hérétiques d’Arles. Il se retrouvait à la tête de tout le pays, car l’empereur le lui remettait. Cette sorte de « donation de Constantin » servait les prétentions du monastère de Lérins, présenté comme celui qui avait restauré le christianisme dans la région. Mais le récit indiquait concurremment que, avec les Angevins, la Provence retrouvait ses protecteurs et ses maîtres légitimes, les Carolingiens et l’Église. Sous leur conduite, le pays récupérait son intégrité religieuse, menacée par la subversion anticléricale qu’il avait naguère connue. Raimond Féraut allait cependant plus loin en faisant d’Honorat un Arpade (ce que la version latine de la Vie ne disait pas). De la sorte, la reine Marie de Hongrie et sa descendance avaient également une prédisposition à veiller sur les Provençaux. Le retour vers une antique perfection se parachevait avec le règne de Charles II.
152Mais le poème montrait encore Honorat libérant Charlemagne, prisonnier des païens en Espagne. Le parallèle était évident avec la captivité de Charles II. Dans l’adversité, ni l’Église ni les Provençaux ne l’avaient abandonné. Le personnage d’Honorat annonçait cette solidarité. Raimond Féraut divulguait le sentiment flou qui donnait à croire en des liens anciens, mystérieux et saints entre le pays et la dynastie angevine.
153Le goût pour un légendaire sacré contaminait l’aristocratie. Les Baux commençaient de se réclamer ouvertement des rois mages pour aïeux, avec une première preuve irréfragable en 1334. Dévorés d’ambitions immenses, ils s’efforçaient de conserver à leur maison un rang quasi royal. Pour ce, ils adoptaient un modèle de gloire familiale conforme aux idéaux promus par les Anjous. Ils en confirmaient le succès.
154Mais du même mouvement qu’ils rappelaient le pays à la sainteté de ses origines, les soi-disant héritiers de Charlemagne le ramenaient au temps de l’épopée. La Vie de saint Honorat proposait une alliance entre prouesse chevaleresque et sanctification. Séduisant pour les classes guerrières, ce programme n’était autre que celui des princes angevins. Ne décrivaient-ils pas leurs entreprises militaires comme autant de guerres saintes ? Ils ne rejetaient pas les traditions de violence de l’aristocratie. Ils offraient à la société provençale les bénéfices combinés de la paix et de la force, à condition qu’elle s’exerçât à leur service.
Les profits de la collaboration
155Avec la conquête de la Sicile, l’impérialisme angevin ouvrit aux Provençaux l’espoir d’immenses avantages. Au premier chef, il pouvait racheter les abandons imposés à l’aristocratie. Mais les séduisantes perspectives qui se dessinaient concernaient une part bien plus large de la société.
156Ainsi la monarchie devenait-elle une excellente pratique, en particulier pour les armateurs marseillais. Toute la politique méditerranéenne apportait des atouts considérables aux hommes d’affaires. Pensons à l’annexion de Saint-Jean-d’Acre. Les marchands provençaux obtenaient d’alléchants privilèges dans le royaume de Sicile. Ils recevaient des « loges » dans les principaux ports : Messine, Trapani, Syracuse, Palerme, Trani, Bari et Naples. Sous l’autorité de consuls, ils constituaient là des colonies autonomes, aux mains des Marseillais. Ces concessions indiquaient combien le prince comptait sur la collaboration de ses sujets provençaux pour assurer sa domination.
157Si Charles Ier les avait auparavant associés à ses ambitions, il donnait à cette politique une autre ampleur. Selon les calculs de Sylvie Pollastri, les Provençaux fournirent près du quart de la chevalerie d’outremonts pour l’expédition de 1265-1266. Ils coopérèrent à cette guerre et à d’autres dans le cadre d’une mobilisation. Le plus souvent, ils servirent de leur plein gré comme mercenaires. Les Marseillais formaient le fer de lance de la marine. Des Provençaux recevaient les plus hautes responsabilités. Ils conduisaient des flottes. Ils menaient des troupes. Même un saint Elzéar de Sabran participa à la direction de l’armée dépêchée à Rome contre Henri VII (1312). Des Baux commandèrent sur presque tous les fronts. Pareillement, le souverain envoyait volontiers ses Provençaux le représenter dans les diverses parties de l’Italie où s’étendait sa puissance. Ces charges conservaient un caractère militaire plus ou moins dominant. Les Provençaux se taillèrent une belle place parmi les sénéchaux de Lombardie ou de Piémont. Pour toute la période angevine, je compte avec certitude dix-sept Provençaux sur quarante-cinq sénéchaux, ce qui fait presque 40 %.
158La position qu’ils acquirent dans le royaume de Sicile ne fut pas négligeable non plus. Toutefois, le tableau se révèle davantage contrasté. Charles Ier procéda à une large distribution de fiefs et d’épouses à l’avantage des non-régnicoles, surtout durant les années 1268-1272, en réaction aux grandes révoltes contre sa domination. Les Provençaux en profitèrent. En 1272, Bertrand de Baux, fils de Barral, recevait le comté d’Avellino, l’un des plus importants du pays, au cœur de la Campanie. Les zones principales d’implantation des Provençaux restèrent cependant périphériques : Abruzzes et île de Sicile. Ainsi se virent-ils en charge de la surveillance des frontières ou d’un territoire à peine soumis.
159Si ce fait rappelle les missions qu’ils assumèrent dans le reste de l’espace angevin, il dénonce pourtant la limite des faveurs accordées. De plus, Charles Ier revenait, après 1272, à une gestion plus normale des fiefs. Il ne dépossédait plus l’aristocratie indigène. Le temps des gras profits prenait fin. Des protégés continuaient à bénéficier d’investitures, y compris au XIVe siècle. Ces cas ne doivent pas faire illusion sur les possibilités générales d’enrichissement rapide qui s’offraient désormais.
160Bien sûr, des Provençaux obtinrent des offices dans l’administration locale et régionale du Royaume. Charles Ier les choisit d’autant plus volontiers qu’il se défiait des régnicoles. Il leur confia pour une grande part la garde des côtes et des ports. Une fois de plus, nous les trouvons donc aux avant-postes. C’était, néanmoins, des charges plutôt subalternes. Au niveau le plus élevé, le gouvernement des justiciariati (provinces), le bilan devient médiocre. Les Provençaux représentèrent 15 % des justiciers (baillis) employés par Charles Ier, 20 % de ceux non régnicoles. Il est exact qu’ils profitèrent d’une certaine durée. Ils continuaient de se rencontrer facilement dans l’administration territoriale pendant les règnes de Charles II et de Robert. Il reste que la présence provençale se heurtait désormais à un procès d’italianisation des fonctions publiques.
161Le plus haut degré de réussite était d’entrer dans l’intimité du prince et de recevoir des responsabilités à la cour. De multiples preuves confirment la présence de nobles provençaux dans l’entourage immédiat des souverains. Ils y gagnaient des pensions et autres faveurs. Les Baux obtenaient jusqu’à des palais pour demeurer à Naples. Des Provençaux portaient le titre de « familier du roi » ou celui de « conseiller ». Ils s’inséraient dans l’hôtel. Bertrand de Baux, fils de Barral, accédait à l’étroite élite des grands qualifiés de « cousins du roi ». Ce privilège établissait une sorte de parenté artificielle avec le souverain. Quant à Bertrand de Baux comte de Montescaglioso († 1347), il épousait en 1307/1308 une fille de Charles II, Béatrice d’Anjou († 1315/1316). Barral de Baux, bien assagi, avait lui achevé sa vie comme maître-justicier du royaume de Sicile (1266-1268).
162Peu de Provençaux atteignirent pourtant aux grands offices du Royaume. Barral fut le seul du vivant de Charles Ier. La situation ne s’améliora qu’à peine par la suite. Les grands offices n’avaient peut-être pas, il est vrai, l’importance qu’on tendrait à leur prêter. Bertrand de Baux comte de Montescaglioso n’en exerça aucun, lui qui porta la fortune de sa race à son zénith. Ses plus hautes responsabilités furent d’ordre militaire. Sa carrière n’en confirme pas moins, de façon définitive, l’emploi des Provençaux par priorité comme force armée et volontiers aux marges des domaines angevins. Les Baux eux-mêmes ne paraissent pas étrangers à ce destin. Ils veillaient à maintenir leur influence sur l’aristocratie provençale. Ils s’efforçaient d’en faire un groupe solidaire. Sous leur conduite, elle devenait un instrument de guerre aisément utilisable par le souverain. En échange, il devait compter avec les Baux.
163Leur prodigieuse réussite ne dissimule pourtant pas le bilan d’ensemble. La vocation avant tout militaire des Provençaux les révèle à la fois indispensables et, en général, bornés dans leur ascension. Les Angevins les appelèrent en nombre hors de leurs terres, sans les inviter à une puissante colonisation. Somme toute, leur participation au pouvoir demeurait proportionnelle à la dimension de leur pays parmi les domaines angevins. Leur déception, devant la relative modestie des gains réalisés, contribue à expliquer que l’expatriation ne connut pas une vogue sans partage. Des retours se produisirent rapidement. La perte de l’île de Sicile n’arrangea rien. La disparition rapide, dans le Royaume, de la plupart des lignages venus sur place s’explique, en partie, par le refus de l’émigration.
164Dans ce contexte, les charges reçues par les élites provençales dans leur propre région n’avaient que plus de prix. En 1283, Bérenger Gantelme devenait le premier provençal à occuper le poste suprême de sénéchal. La réintégration des autochtones dans l’administration de leur pays s’achevait. Charles II instituait même, en 1296, une amirauté de Provence comparable à celle de Sicile, qu’il confiait à Richard de Lamanon.
165Les offices multipliés par le prince assuraient des revenus à toute une classe de « fonctionnaires ». Ils aidaient les nobles à maintenir leur rang. L’administration territoriale, la plus fournie, avait une importance particulière à cet égard. Depuis les recherches de Jean-Luc Bonnaud, elle est mieux connue pendant les gouvernements de Robert et de Jeanne. Mes remarques se centrent donc sur cette période. Certains emplois se réservaient à la noblesse, ainsi pour les viguiers et les grands baillis. Elle dominait sans doute parmi les juges. Ce dernier office contribuait également à l’ascension sociale de la bourgeoisie. Il permettait un renouvellement de l’aristocratie, aussi nécessaire que sa conservation. Mais la fin de la colonisation française n’empêchait pas la permanence d’un personnel étranger, en nombre difficile à estimer. Maintenant, il s’agissait surtout d’Italiens. Ils représentaient au minimum 10 % des viguiers et grands baillis. Ces charges étaient les plus élevées de l’administration territoriale.
166L’italianisation se remarque bien davantage au niveau du gouvernement général de la Provence, pour les hautes responsabilités. En 1298-1301, un premier sénéchal italien dirigeait la contrée : Raynaud de Lecto. À compter de ce moment, Charles II ne nomma plus pour sénéchaux que des Italiens. Au moins six des dix sénéchaux employés par Robert furent Italiens, sans doute tous régnicoles.
167Après l’expansion provençale vers l’est, la tendance s’inversait. Dans cette évolution, il faut voir les effets combinés de l’italianisation de l’État angevin et du centralisme napolitain. Sans chasser les Provençaux de l’administration, la monarchie suscitait une situation désagréable pour eux, en diminuant le nombre des fonctions auxquelles ils accédaient chez eux, et leur importance. Robert supprimait l’amirauté de Provence, probablement au nom de la concentration des pouvoirs.
168Dans ses statuts de 1310, pour la Provence, le même prince décidait que ne serait nommé officier royal qu’un homme né ou habitant dans ses États, c’est-à-dire le royaume de Sicile ou les comtés de Piémont, de Provence et de Forcalquier. La mesure répondait certainement aux doléances reçues, d’abord de la noblesse. Elle marquait un premier pas vers « l’indigénat », le recrutement exclusif d’autochtones dans l’administration provençale. Elle repoussait encore ce privilège.
169La participation provençale aux bénéfices du gouvernement angevin aboutissait à des résultats nuancés. Elle restait suffisante pour soutenir une longue fidélité.
La constance provençale
170Une certaine lassitude du pays se fit sentir au lendemain de la conquête du Royaume, qui avait demandé tant d’efforts. Elle s’évanouit avec le relâchement de cette pression et les fruits du succès. Le loyalisme des Provençaux à la cause angevine devenait un lieu commun, que le régime cultivait. Voyons Charles Ier quand il établissait, en 1277, les monastères de Santa Maria di Real Valle, en Campanie, et de Santa Maria della Vittoria, dans les Abruzzes. Le premier célébrait sa victoire sur Manfred, et le second celle sur Conradin. Le roi ne voulait des abbés ou des moines « de nulle autre nation que du royaume de France et des comtés de Provence et de Forcalquier ». En effet, de ces pays provenaient « les athlètes qui libérèrent le royaume de Sicile des mains de ses persécuteurs, avec beaucoup de fatigue et de peine, outre une grande effusion de sang, pour l’honneur de Dieu et de la sainte mère l’Église ».
171Les manifestations d’opposition restèrent longtemps ténues, même après la catastrophe des Vêpres. Elle ne provoqua pas de rébellion, à l’inverse du Royaume, où la sédition gagna la terre ferme. Au contraire, la Provence apportait alors au régime son plus ferme soutien. Les conditions imposées par Alphonse III d’Aragon, pour la libération de Charles II, en offrent une démonstration. L’Aragonais obtiendrait la Provence, si Charles ne respectait pas le traité établi avec lui. Barons, nobles, châtelains et communautés d’habitants du pays durent prêter un « serment de fidélité et de sûreté » à ses envoyés. Outre trois fils de son prisonnier, Alphonse ne voulut pour otages que des Provençaux, gentilshommes et notables marseillais. Ces exigences rappelaient probablement les prétentions barcelonaises sur la Provence. Bien davantage, le roi d’Aragon jugeait ce territoire comme le principal appui de son adversaire.
172Les profits de l’aventure angevine ne paraissent pas à la hauteur des sacrifices consentis. Je n’imagine pas qu’il faille voir l’unique force des convictions dans la constance provençale, pas davantage que la seule crainte. On ne saurait, non plus, envisager les choses à la façon d’un bilan qui confronterait pertes et profits. Avec l’expédition de 1265-1266, les Provençaux se retrouvaient partie prenante d’un système dont la débâcle entraînerait la leur. Les guerres ruinèrent, par exemple, le commerce de Marseille. Ipso facto, les revenus garantis par la coopération avec le prince se faisaient plus nécessaires pour le port.
173Des réticences inquiétantes s’y manifestaient en 1340, pour le recrutement de la flotte de guerre. Le sénéchal ordonnait de crier, dans la ville, qu’il était interdit d’armer quelque galère sans son autorisation. Il défendait de sortir, sans sa permission, des comtés de Provence et de Forcalquier pour se mettre au service de quiconque. Le roi voulait équiper une escadre. Il n’entendait pas que « les gens de ces contrées aptes à cela s’emploient au service d’autrui. » Mais des dissensions publiques n’éclataient qu’avec le règne de Jeanne. Pour l’heure, la contrée demeurait très sûre.
174À partir de la conquête du Royaume, le destin des domaines angevins, Provence incluse, ne se comprend qu’à la lumière de l’alliance établie avec la papauté. Cette entente constituait le fondement d’une puissante ligue, d’abord conçue pour dissiper les menaces gibelines. La Provence achevait ainsi de se détacher de l’empire, du moins de fait. Fermement contrôlée, elle devenait un précieux rouage du vaste programme angevin et guelfe. L’installation du pape à Avignon s’inscrivait dans la logique du nouveau régime. Elle en manifestait même le triomphe aux yeux des Provençaux.
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