Identité provençale et représentations de la langue d’oc dans quelques dictionnaires provençaux des XVIIIe et XIXe siècles
p. 131-142
Texte intégral
1On n’a pas bien l’habitude de ranger les dictionnaires de langue dans la catégorie des vecteurs de l’identité culturelle d’un groupe humain. Et pourtant ... L’exemple du Tresor dóu Felibrige de Frédéric Mistral est là pour nous enseigner qu’un dictionnaire exigeant et très complet de la langue et de ses variantes dialectales comme celui-là peut dépasser le niveau strictement linguistique pour devenir le « trésor » de toute une culture, le symbole même d’une dignité retrouvée, et en tout cas pour occuper une place centrale dans l’œuvre du poète aussi bien que dans la charte de fondation du mouvement de renaissance de la langue et de la culture d’oc qu’il a créé1. Mais le dictionnaire de Mistral, malgré ses aspects très novateurs, est en quelque sorte le point d’aboutissement d’un mouvement lexicographique qui a été assez intense aux XVIIIe et XIXe siècles en Provence notamment. C’est pourquoi il m’a paru utile, dans le cadre de cette réflexion sur le « récit d’Occitanie », de jeter quelques coups de sonde dans cette abondante production et de voir ainsi quel regard ces dictionnaires portent sur la langue, quelles représentations ils en véhiculent et plus précisément quelle vision de l’espace occitan ils nous communiquent. Je serai aidé dans cette tâche par quelques grands travaux que tout le monde connaît : la Bibliographie des dictionnaires patois gallo-romans de Wartburg, Keller et Geulians, la thèse de Jean Stefanini, Un provençaliste marseillais, l’abbé Féraud (1969), les travaux d’Auguste Brun, les travaux de la très regrettée Brigitte Schlieben-Lange, qui aurait dû participer à ce colloque, l’étude de Claire Torreilles sur « Les trois éditions du Dictionnaire languedocien de l’abbé Boissier de Sauvages »…
Dictionnaires provençaux et connaissance du français
2On rappellera très vite que dès le début du XVIIIe siècle il y a une floraison de dictionnaires ou glossaires plus ou moins importants en Provence et en Languedoc qui visent un objectif pédagogique très clair, celui de faciliter l’apprentissage de la langue française : ainsi en 1723 le Dictionnaire provençal et françois du Père Sauveur-André Pellas, religieux de l’Ordre des Minimes, à Aix en Provence ; celui du Père Puget, également religieux minime et aixois, qui est resté manuscrit et a été réalisé avant 1747 (date de la mort du P. Puget) (Brun, 1959) ; parmi les œuvres restées manuscrites rappelons également le dictionnaire de Barrigue de Montvallon pour la région aixoise ou le Glossaire de Clément le Cadet pour Avignon (Stefanini, 1964)…
3Et ce sera bien sûr l’intention nettement affirmée de l’abbé Boissier de Sauvages, en Languedoc, dans son Dictionnaire languedocien-français… (deux éditions de son vivant : 1756 et 1785), et d’une façon tout à fait explicite des Gasconnismes corrigés de Desgrouais (1776), auquel fera écho en Provence soixante ans plus tard Le Manuel de provençal ou les provençalismes corrigés de Gabrielli, en 1836 à Aix. Au XIXe siècle le mouvement ne se démentira pas. On aura aussi, outre ce dernier ouvrage : L’Interprète provençal de J.-J. Castor (Apt, 1843), Le Nouveau dictionnaire provençal-français de Garcin, en 1823 à Marseille et, d’une façon plus implicite, plus feutrée, mais tout aussi claire, le Dictionnaire provençal-français d’Avril (Apt, 1839)…
4La situation de ces dictionnaires est complexe, car chez la plupart de leurs auteurs le souci de rendre service à leurs concitoyens en les aidant à mieux s’exprimer en français n’est pas exclusif d’un attachement réel à leur langue maternelle et d’une volonté de l’étudier et de la faire connaître. Ainsi en est-il tout particulièrement de Boissier de Sauvages dont Cl. Torreilles a bien montré que la réflexion linguistique et le savoir encyclopédique s’enrichissaient d’une édition à l’autre (Torreilles, 1987). Plusieurs d’entre eux sont, comme on le sait bien, très attirés par la recherche sur les origines de la langue et sur l’étymologie. Ainsi Puget insiste-t-il beaucoup sur le substrat hébreu ; Achard, dans son Dictionnaire de la Provence et du Comtat Venaissin, publié en 1785, est un bon représentant de la théorie de la primauté historique de la langue des troubadours, la « langue romance », popularisée par Raynouard : cette langue, dit-il, « à la gloire d’avoir donné naissance au français, à l’espagnol, à l’italien et à plusieurs langues analogues à celles ci » etc.
5Mais chez d’autres auteurs de dictionnaires les préoccupations peuvent être assez différentes, voire surprenantes. Ainsi le Marseillais, l’abbé Féraud (1725-1807), sacrifie lui aussi à l’usage des provençalismes corrigés, dans son Dictionnaire grammatical de la langue française (1761) ou dans son Dictionnaire critique de la langue française (1787-88), mais beaucoup moins dans sa Grammaire provençale (Stefanini, 1969, 323). Féraud apparaît beaucoup plus comme un savant attaché à la grammaire générale et à la grammaire comparée que comme un esprit soucieux de normalisation linguistique. C’est aussi ce que révèle son modeste dictionnaire espagnol-provençal, publié et étudié par Ch Rostaing en 1975, qui doit être, selon Ch. Rostaing, « un instrument de travail en vue d’une comparaison entre l’espagnol et le provençal » (Rostaing, 1976, 324).
6À l’autre bout de la chaîne se trouve un dictionnaire manuscrit très étrange, composé entre 1812 et 1819, celui de Jean-François Rey, un Aixois celui-là, qu’A. Brun avait fait connaître en 1959 et que j’ai regardé de près. Aucune orientation pédagogique, aucune volonté de rendre service à ses contemporains. Bien plus, comme le dit A. Brun, « aucun mot de ces quatre volumes ne décèle une curiosité ou une tendresse spéciale pour sa langue maternelle » (Brun, 1958, 19). Le but de J.-F. Rey est purement égoïste : « placer dans mon cabinet un ouvrage qui pour moi seul fut utile et agréable » (Préface).
7J.-F. Rey n’est pas un ecclésiastique ni un érudit local. C’est un « petit bourgeois », comme le dit A. Brun, un « homme obscur, sans talans, sans génie », comme il se définit lui-même à l’article Rey de son dictionnaire…, un homme qui a été secrétaire d’avocat et clerc, caissier d’une entreprise à Lyon en 1792, secrétaire en chef de la ville d’Aix en 1794… Il écrit pour se faire plaisir, pour étaler les connaissances assez disparates qu’il a acquises comme usager de la langue et plus encore comme lecteur d’ouvrages de science ou d’érudition. Son dictionnaire est ainsi une sorte de « fourre-tout » (Brun, 1959, 9) étonnant, souvent utile, car du point de vue lexicographique, malgré ses maladresses, il a ajouté pas mal de mots aux dictionnaires précédents, ceux de Pellas ou d’Achard par exemple. Il a assez bien noté les caractéristiques essentielles de son parler aixois en utilisant une graphie à tendance étymologique (notation de r final de l’infinitif, de l’s du pluriel, du ch final de frech ou fuech, mais abandon du t final des participes : agu « eu »…, des substantifs en -at, comme faculta…, ou en -ont : fon « source »…). Il décrit avec précision certains usages locaux, comme la Fête-Dieu ou les activités des différentes confréries de pénitents d’Aix, introduit des proverbes provençaux (par exemple sept proverbes à l’article fillo)…, apporte des informations intéressantes sur l’histoire récente, sur la Révolution et son héritage, sur le Directoire… Mais son domaine de prédilection est certainement la mythologie gréco-latine, voire égyptienne, à laquelle se réfèrent explicitement beaucoup d’articles, qu’on est un peu étonné de trouver dans un dictionnaire de langue comme celui-là : Apollon, Astrée, Bacchus, Pluton, Proserpine… Enfin l’une des caractéristiques les plus notables de ce dictionnaire est l’engagement personnel de son auteur, qui utilise souvent le je et n’hésite pas à rendre hommage à ses bienfaiteurs (par exemple Emeric David qui l’avait fait nommer secrétaire de mairie) et surtout régler ses comptes avec ses adversaires et particulièrement ceux qui l’ont trahi (par exemple Sallier qui lui fit perdre le même emploi de secrétaire de mairie).
Images de l’espace de la langue à travers ces différents dictionnaires
8Je laisserai de côté, du moins en partie, la question des origines et de la formation de la langue, qui a été pourtant si fortement débattue par certains auteurs de dictionnaires de cette période (Puget, Féraud… et bien sûr Boissier de Sauvages), et qui pour cette raison est maintenant assez bien connue, pour me limiter à l’analyse de la perception de l’espace de la langue telle qu’elle apparaît dans les préfaces de ces dictionnaires, dans leur structuration interne, dans le contenu de certains articles, dans ce qui est dit et dans ce qui n’est pas dit.
9Une sorte de typologie de ces dictionnaires peut être ainsi esquissée, qui ne s’inscrit pas nécessairement dans l’ordre linéaire de l’évolution historique, comme on le verra.
Un lieu unique
10La première catégorie est évidemment celle des ouvrages à portée étroitement pédagogique. Ils privilégient généralement un lieu unique. Le provençal inventorié pour favoriser une bonne pratique du français n’est pas un provençal normalisé extensible à l’ensemble ou à une partie de la Provence, ni à plus forte raison à un ensemble occitan, c’est celui qui est en usage dans la commune ou du moins dans la zone de communication usuelle de l’auteur et que l’on reproduit avec plus ou moins de bonheur : Aix pour Pellas, Barrigue de Montvallon ou Puget, Apt pour Castor, Avignon pour Clément le Cadet…
11C’est aussi le cas de J.-F. Rey dont l’horizon linguistique ne dépasse pas la ville d’Aix-en-Provence. Sans doute parle-t-il de provençal, mais pour lui ce terme n’est jamais rapporté à un autre espace que celui de sa ville natale et à une autre filiation que celles de ses propres origines. Ce qui est sorti de son cerveau, comme il le dit lui-même dans sa préface, quand parvenu à la vieillesse, il a voulu écrire son œuvre, c’est « un dictionnaire et un dictionnaire provençal-français en raison du premier idiome que mes parents m’ont appris », c’est-à-dire le parler aixois. La définition qu’il donne du mot dialecto, présenté comme un substantif féminin en provençal et en français, par référence évidente au grec, est très significative de son état d’esprit. Dialecto : « dialecte, langage d’un pays. Il est sinonime d’idiome. Le provençal est une dialecte ou un idiome… ». Le début de cette dernière phrase semblerait indiquer une vision très scientifique de la nature et de la situation du provençal dans un ensemble linguistique polydialectal. Mais la suite de la phrase fait tomber les illusions : « un dialecte ou un idiome qui s’est introduit en Provence avec changement de langue nationale ou française. » Un nouvel espoir surgit à la phrase suivante : « Mais c’est une belle dialecte, puisqu’il a été le langage des troubadours et des chevaliers. » Mais on ne saura rien de plus sur les troubadours : l’article Troubadours dira seulement qu’il s’agit de « poètes provençaux qui existaient dès le XIIIe siècle ». Et la fin de l’article dialecto nous ramènera inexorablement au pôle aixois. Après cette rapide allusion aux Troubadours, J.-F. Rey établit en ces termes la valeur de la dialecte provençale : « quoi de plus beau que la prière provençale de Blezier, consul d’Aix en 1706, qui commence ainsi : Lou moundé es uno coumedié ».
Une Provence élargie
12L’intérêt de la plupart de ces dictionnaires provençaux des XVIIIe et XIXe siècles, pour le linguiste et plus particulièrement le dialectologue, est que, tout en étant solidement enracinés en un lieu, ils parviennent à le dépasser malgré tout et à nous donner ainsi une idée de la variation linguistique.
13Ainsi Achard intitule-t-il son dictionnaire Dictionnaire de la Provence et du Comtat-Venaissin, ce qui en apparence est tout un programme. En réalité c’est l’« idiome usité à Marseille », qui est la base linguistique de son dictionnaire, comme il le dit lui-même dans son Avertissement au lecteur : « nous avons constamment suivi l’idiome usité à Marseille » ainsi que dans ses Instructions préliminaires sur la langue provençale : « Nous avons suivi constamment dans cet ouvrage la prononciation usitée à Marseille, et comme il est aisé de s’en rendre compte. » La raison invoquée par Achard, intéressante et étonnante à première vue, est d’ordre linguistique et non sentimental : l’idiome de Marseille est celui qui est « le plus analogue à l’ancien Provençal », car la pureté de la langue est mieux conservée « chez le navigateur et sous les toits du Cultivateur »…
14Quoi qu’il en soit, Achard déclare accorder une grande attention aux « termes particuliers aux villes d’Arles, d’Avignon, de Toulon etc. lorsqu’ils diffèrent essentiellement de ceux qui sont adoptés à Marseille ». Ainsi l’espace linguistique auquel il se réfère est pour l’essentiel une couronne assez étroite autour du noyau dur de Marseille, ce qui lui permet de définir une structure à trois termes, Marseille, Arles-Avignon, à l’ouest (c’est-à-dire le rhodanien) et Toulon à l’est, dont les éléments sont distingués les uns des autres en termes d’esthétique : « la prononciation des peuples d’Arles, d’Avignon est plus douce » qu’à Marseille, d’où la porto à côté du marseillais la pouerto ; mais « À Toulon et sur les côtes voisines on a une prononciation rude et l’on dit : la pouarto, siéou mouarto » (Instructions préliminaires, p. XIV).
15L’arrière-pays, la Provence intérieure, est une terre peu représentée. Achard n’en parle qu’en termes généraux, sans citer de villes ni de pays : ce sont les « Provençaux qui habitent les montagnes ». Mais la notation a une grande importance linguistique, car c’est la référence qui justifie la graphie étymologique choisie par Achard : maintien des consonnes finales dans acabar, acabat, ou encore fuech. « Nous sentons bien que cette orthographe doit gêner les poètes provençaux, mais c’est la plus naturelle et les Provençaux qui habitent les montagnes ont conservé la prononciation finale des lettres R et T, preuve certaine qu’elles existent dans notre langue » (Instr. Prélim. XVII).
16Avec le Nouveau Dictionnaire provençal-français de Garcin (1823), le cercle s’élargit davantage. Il faut dire que le noyau dur n’a pas autant de poids que précédemment. Garcin, professeur à Grasse, est originaire de Draguignan et non de Marseille ou Aix, et c’est l’usage linguistique du Var qui lui sert de point de départ. Mais le dessein de Garcin est aussi plus vaste tout en restant dans le cadre pédagogique qu’il a choisi. Comme l’indique le sous-titre, son dictionnaire doit contenir « tous les termes des différentes régions de la Provence, les plus difficiles à rendre en français ». Il exclura de son inventaire les mots du « dialecte particulier à quatre communes du département du Var qui sont Mons, Escragnoles, Valauris et Biot », parce qu’on parle dans ces communes du « génois corrompu ». Mais Garcin se montre très sensible à la variation : « chaque contrée de la Provence a sa manière de prononcer. » Ses observations sont évidemment plus précises pour le Var et les parlers méditerranéens : il note ainsi que dans le département du Var la lettre l est prononcée r, alors que cet r est « retranché » par les Grassois et que « aux environs de Fayence » ce même r est prononcé comme si c’était un s (parti « je pars » prononcé pasti) ; il signale de même, pour les environs de Bargemon, une palatalisation de l dans lia pour la, blia pour bla, ou inversement à Marseille une dépalatalisation de n palatal (gn) dans tino « engelure » pour tigno. Quant au provençal alpin, celui « des montagnes », il le perçoit avec plus d’acuité que d’autres, grâce sans doute à sa position varoise. Ainsi note-t-il les équivalences entre l’alpin chapel, chabro et le maritime capeou, cabro, et remarque-t-il que « dans les montagnes, depuis Barcelonnette jusqu’aux rives du Var, on termine en -ous la première personne du singulier du présent de l’indicatif des verbes : aimous, sabous… ».
17Le dictionnaire d’Avril (Apt, 1839) a plus d’ambition. Il veut d’abord corriger les défauts et combler les lacunes de ses prédécesseurs et particulièrement de celui de Garcin paru seize ans plus tôt, dont Avril dit grand mal. Mais surtout il prétend concerner l’ensemble de la Provence. Ce dictionnaire, dit Avril, « n’a pas l’inconvénient d’abonder plus dans les termes d’une région que dans ceux d’une autre ; chaque département de la Provence y trouvera son langage, sans exclusion ni préférence » (préface, p. VI). Effectivement la division administrative en départements, bien intégrée à cette époque par les Provençaux, servira de cadre pour le classement des particularités linguistiques. Les sigles V « Var », BR « Bouches du Rhône », BA « Basses-Alpes » seront notés devant un mot du dictionnaire ou à l’intérieur d’un article, pour indiquer qu’un mot est spécifique d’un département, ou pour distinguer les différentes variantes. Par exemple :
- BR agarras « chêne-vert » ; BR lente, BA lentoun « luzerne sauvage »…
- BR oulo, BA ouro « marmite, pot »…
- dourmi « dormir ». BA duerme… ; BR. douermi etc.
18On remarquera la limitation à trois départements : ce sont les « trois principaux départements » dit Avril, qui considère certainement le Comtat-Venaissin comme situé hors de son cadre par l’histoire. Évidemment il n’est pas question des Hautes-Alpes, encore plus étrangères à la Provence historique. Mais originaire de la Provence gavote (Manosque), Avril est un bon connaisseur des parlers de la Haute-Provence. Ainsi, en se servant des mêmes arguments esthétiques qu’Achard, il observe lui aussi la réalisation en r de l dans les parlers de Manosque ou Sisteron : jhara, paro, opposés à jhala, palo dans les Bouches du Rhône ou le Var « dont le climat est plus doux »… Il constate que l’r final de l’infinitif, qu’il ne note pas, est prononcé « dans quelques localités montagneuses contiguës au Piémont et au ci-devant Dauphiné » (Préface), ce que l’Atlas linguistique et ethnographique de Provence a confirmé.
19On constatera aussi que cet affichage de la variation linguistique par départements, qui peut paraître simpliste et réducteur, est en fait peu souvent utilisé par Avril. Car il a voulu réaliser ce qu’aucun lexicographe provençal n’avait encore pu faire, selon lui : opérer « la distinction des termes universellement usités dans la Provence d’avec ceux qui ne sont propres qu’à une seule contrée ». Il n’est pas sûr qu’il y ait parfaitement réussi. L’exclusion du Vaucluse est sans doute responsable de pas mal d’erreurs d’identification : ainsi pouar, pouer sont donnés pour le « porc », mais pas porc, qui est la forme rhodanienne, et de même pouerto « porte », pouan et pouen figurent seuls, sans nom de département, alors que les rhodaniens porto, pont sont absents… Mais il faut saluer tout de même cette volonté de définir une langue polydialectale par ses éléments communs plutôt que par ses différenciations internes.
La Provence et l’Occitanie
20Ce qui est commun à presque tous ces auteurs de dictionnaires, c’est qu’à des degrés divers ils ne sortent pas de l’espace provençal. Un seul d’entre eux a jeté un regard sur ce qui se passait de l’autre côté du Rhône, c’est celui qui a sans doute été le moins engagé dans la lexicographie provençale, mais qui a été le plus attiré par la réflexion sur la langue, ses origines et son fonctionnement, c’est l’abbé Féraud. Dans son Essai de grammaire et de glossaire de la langue provençale pour servir d’introduction et de supplément au dictionnaire provençal, qui est tout de même antérieur, d’une quarantaine d’années pour le moins, au dictionnaire d’Avril, Féraud se réfère souvent au dialecte languedocien, qu’il a connu essentiellement par des sources écrites, en particulier le fameux opéra Daphnis et Alcimadure de Mondonville et également le Dictionnaire de Sauvages. Ainsi, à propos du passage de V à B en languedocien, il écrit : « Dans le dialecte de Languedoc, le B pour le V est plus commun que chez les Espagnols même. Ceux qui connaissent l’opéra de Daphnis et Alcimadure n’auront point de peine à se le persuader. »
21Mais Féraud se documente aussi bien sûr sur la Provence, tout particulièrement sur les variétés maritime et rhodanienne (viagi à Marseille, viagé à Arles…), car il a quelques difficultés à recueillir de la documentation sur la Haute-Provence, comme il le reconnaît lui-même. Le résultat de ses recherches, c’est on peut dire l’une des toutes premières études dialectologiques de la langue d’oc ou du moins de la partie qu’il en connaît. Féraud distingue quatre grands dialectes, qu’il s’efforce de délimiter et de définir par des traits linguistiques :
- celui de la Mer, de Marseille à Nice où il a constaté qu’on parlait provençal et italien ;
- celui qui « triomphe sur les bords du Rhône, depuis Arles jusqu’au Saint-Esprit », avec Avignon au centre, Arles et Nîmes de chaque côté ;
- celui de la Haute-Provence, qui s’étend jusqu’à Embrun. On remarquera à ce sujet son incursion dans ce qui deviendra le département des Hautes-Alpes ;
- enfin « celui du Haut-Languedoc, depuis Narbonne à Bordeaux », dont Toulouse est le centre.
22Féraud entre souvent dans le détail de ces dialectes. Il analyse par exemple le « dialecte de Toulon », qui est une « branche du Dialecte d’Aix et de Marseille » et en note certains traits considérés comme caractéristiques : oua pour oue (fouasso pour fouesso) et encore crèida pour crida, toui pour touti… Mais, comme l’a noté Stefanini, « le dialecte Moundi le retient bien plus longtemps » (Stefanini, 1969, 300). Il en étudie la phonétique aussi bien que le lexique : par exemple i pour in dans bi, équivalent de vin ; ou pour our, dans amou pour amour… Il est sensible également aux différences morphologiques : à l’imparfait, fugio pour fugié ; les prétérits en -èc, les futurs en -rè…
23Comme beaucoup de ses contemporains, et en particulier comme Boissier de Sauvages, l’abbé Féraud ignore le gascon. Mais, à la différence de Sauvages, il n’utilise pas le mot gascon pour parler du languedocien. Il appelle tout simplement ce dialecte moundi ou dialecte du Languedoc. Il ne fait pas non plus de référence à l’auvergnat ni au limousin. Les parlers des Alpes-Maritimes lui sont à plus forte raison étrangers : le dialecte « de la mer » s’arrête pour lui, comme on l’a vu, à Nice. Enfin il est très peu au courant des parlers alpins. Mais, comme Boissier de Sauvages, et c’est cela qui nous paraît le plus intéressant, il a une perception claire de l’unité de la langue d’oc de la Méditerranée à l’Atlantique, à travers la diversité de ses réalisations.
24Ainsi observe-t-on en Provence aux XVIIe et XVIIIe siècles une activité lexicographique intense qui a été très liée à la diffusion de la langue et de la culture françaises. Certes les auteurs de glossaires ou de dictionnaires provençaux de cette période manifestent souvent un repli sur le local que l’on peut déplorer tout en le comprenant : l’information dont ils pouvaient disposer était évidemment très lacunaire. Mais il est vrai aussi que leurs essais révèlent souvent un souci de sortir du local, de comparer entre elles des réalisations diverses de la langue.
25Dans la plupart des cas, reconnaissons-le, ce sont des comparaisons de proximité qui portent essentiellement sur des variétés linguistiques géographiquement voisines. En tout cas il s’agit d’une vision très provençalocentriste de la langue, qui s’explique par l’histoire, par l’ambivalence habituelle des termes de Provence et surtout de provençal, substantif ou adjectif utilisé à la fois pour désigner la langue d’oc et l’ensemble des variétés parlées dans la province moderne de Provence, mais en même temps explique dans une large mesure l’histoire culturelle de la Provence de ces derniers siècles.
26L’abbé Féraud constitue une exception tout à fait notable, qui comme d’habitude confirme la règle générale. C’est que Féraud est un linguiste et non un simple érudit ou amoureux de la langue des pères. Même si lui aussi a accepté de faire œuvre de pédagogue en mettant sa connaissance du provençal au service de l’apprentissage du français, il se recommande à nous comme quelqu’un qui a réfléchi sur la langue, sur ses origines, mais surtout son fonctionnement, sa structuration géolinguistique, son unité à travers sa diversité. Mais il est sûr que si on fait exception de l’abbé Féraud, qui est une sorte de prophète du langage, une vraie rupture idéologique sera marquée au XIXe siècle par le dictionnaire d’Honnorat en 1846 et surtout celui de Frédéric Mistral qui parut à partir de 1879. Mais ceci est une autre histoire…
Bibliographie
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Bibliographie
Dictionnaires analysés dans cette étude
Achard (Cl. F.)
1785 Dictionnaire de la Provence et du Comtat Venaissin, tome I « contenant le vocabulaire François-Provençal », Marseille, J. Mossy.
Avril (J.-T.)
1839 Dictionnaire provençal-français suivi d’un vocabulaire français-provençal, Apt, E. Cartier.
Boissier de Sauvages (abbé P.-A.)
1756 Dictionnaire languedocien-français, Nîmes, M. Gaude.
Castor (J.-J.)
1843 L’Interprète provençal, Apt, L. Clauzel
Féraud (J.-F.)
1761 Dictionnaire grammatical de la langue françoise, Avignon, Vve Girard, 1761.
1787-88 Dictionnaire critique de la langue française, 3 volumes, Marseille, Mossy.
Gabrielli (G. de)
1836 Manuel du provençal ou les provençalismes corrigés, Aix, Aubin -Marseille, Camoin et Masvert.
Garcin (E.)
1823 Le Nouveau Dictionnaire provençal-français, Marseille, impr. Mure Vve Roche.
Puget (P.),
(vers 1740) Dictionnaire provençal et français, 849 p. in fol. + un cahier de 4 p. in-4°, manuscrit 158 (1058), Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence.
Rey (J.-F.)
(1677-80) Dictionnaire provençal et françois contenant la Signification des mots, l’étimologie et l’origine de plusieurs, des Relations Historiques et Critiques à la suite de ceux qui y ont quelque Rapport avec des citations et des passages tirés des Auteurs et des Poèmes latins, François et Provençaux, 4 volumes, Manuscrit 1677, Bibliothèque Municipale, Marseille.
Études sur les dictionnaires provençaux
Brun (A.)
1949 « Un provençaliste au XVIIIe siècle : l’abbé Féraud », Mélanges Ernest Hoepffner, Paris, p. 381-387.
1958 « Un dictionnaire inédit du provençal (1800-1820) », Annales de la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, XXXII, p. 7-30.
1959 « Le Père Puget et son dictionnaire provençal », Annales de la Faculté des Lettres d’Aix, XXXIII, p. 50-74.
Rostaing (Ch.)
1976 « Le dictionnaire provençal de l’abbé Féraud (XVIIIe siècle) », Revue de linguistique romane, tome 40, p. 321-348.
Schlieben-Lange (B.)
1997 « Préhistoire de la romanistique : la contribution des Méridionaux avant Raynouard », dans De François Raynouard à Auguste Brun, La contribution des Méridionaux aux premières études de linguistique romane, Lengas, revue de sociolinguistique, 42 - 1997, p. 27-43.
1991 « Okzitanisch : Grammatikographie und Lexicographie » dans Holtus, Günter/Metzeltin Michael/Schmitt, Christian (éd.), Lexicon der Romanistichen Linguistik, Bd. 5,2. Tübingen, Niemeyer, 1991, p. 105-126.
Stefanini (J.)
1969 Un provençaliste marseillais, l’abbé Féraud (1725-1807), dans Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines d’Aix-en-Provence, Éditions Ophrys, Gap, 1969.
Torreilles (Cl.)
1987 « Les trois éditions du dictionnaire languedocien de l’abbé de Sauvages », Actes du premier congrès international de l’AssociationInternationale d’Études Occitanes, AIEO, London, 1987, p. 513-527.
Wartburg (W. von), Keller (H.-E.), Geuljans (R.)
1969 Bibliographie des dictionnaires patois gallo-romans, nouvelle édition, Genève.
Notes de bas de page
1 Sur cette « centralité » du Tresor dóu Felibrige, voir en particulier la préface que j’ai écrite pour la réédition du Tresor, l’année même de son centenaire : Édisud, Aix-en-Provence, 1979.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence-CNRS
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Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
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Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008