De la mort de maquisards au souvenir de la Résistance. Signes (Var), 2 janvier 1944-2 janvier 2006
p. 261-271
Texte intégral
1Le territoire de la commune de Signes, entre la Sainte-Baume et les massifs calcaires de l’arrière-pays toulonnais, tient une place singulière dans la mémoire de la Résistance régionale. Sauvage, boisé, à la fois isolé et proche du port de guerre et du littoral, il a été un refuge pour les réfractaires, une position stratégique pour les maquis, un lieu d’exécutions pour l’Occupant. C’est en Provence un des hauts lieux de la mémoire tragique de la Résistance qui, à quatre reprises, y a perdu des siens. Chaque année, des cérémonies commémoratives rappellent ces drames. La plus importante est celle qui, depuis la Libération, est réunie le 18 juillet. Elle rappelle le souvenir de l’exécution de 38 résistants les 18 juillet et 12 août 1944, dans un lieu – baptisé depuis le « vallon des fusillés » et devenu nécropole nationale –, par les mêmes assassins – la « Gestapo » (le Sipo-Sd) de Marseille –, selon la même méthode : exécution après un simulacre de jugement sur place. La qualité des victimes – des officiers et des résistants souvent pourvus de responsabilités au sein d’organisations clandestines « gaullistes » – explique le caractère très officiel de la manifestation, même si c’est l’association des familles de fusillés qui reste maître d’œuvre de la cérémonie. Auparavant, le 6 juin, à l’autre bout du vaste terroir communal et, elle aussi, dans les bois, une autre manifestation commémore le rassemblement maquisard de Siou-Blanc au lendemain du débarquement de Normandie, mais aussi les douze maquisards tués ou fusillés au moment de sa dissolution, une semaine après (dix au Castellet, deux dans les bois de Méounes). Cependant, le cycle commémoratif annuel des événements de la guerre et de la Libération s’ouvre avec la cérémonie du 2 janvier. C’est celle-ci que nous allons prendre comme fil conducteur, pour suivre, de l’événement à son souvenir actuel, les étapes d’une mise en mémoire emblématique de la Résistance.
Le drame
2Le 2 janvier 1944, un groupe de maquisards, installé sur le plateau au-dessus du village, à la ferme Limattes, est anéanti. Les Allemands exécutent sur place neuf de ses membres et un berger. L’affaire, vue d’aujourd’hui, peut paraître « ordinaire ». Elle ne l’est pas. À ce moment, s’il y a eu des exécutions massives d’otages, des rafles et des meurtres dans certaines villes, des attaques de maquis qui se sont soldées par des arrestations, il n’y a pas encore eu de massacres de maquisards, non seulement en Provence, mais aussi ailleurs. Le massacre de Signes est, sinon le premier, du moins un des premiers du genre. C’est par la suite, quelques semaines après, que ce type d’affaires va se généraliser. Cette singularité explique l’impact qu’il a eu sur le moment.
3Les maquisards se sont installés là vers la mi-novembre 1943. Il y a vraisemblablement 14 jeunes hommes, français de souche ou immigrés, originaires ou non de la région, réfractaires au STO pour partie, mais aussi un officier italien qui les a rejoints au moment de la débâcle du mois de septembre précédent. Le groupe, appelé Guy Môquet (et parfois Marat), est l’un des détachements du maquis FTP le plus important de toute la région, la 1e compagnie FTP de Provence (qui a compté plus d’une centaine d’hommes)1. Ce maquis, né dans les Maures au printemps, a glissé en octobre vers le centre du Var et a éclaté en détachements par suite des menaces de répression et des difficultés extrêmes de ravitaillement. Alors que les principaux groupes sont autour de Saint-Maximin, Guy Môquet constitue une sorte de pointe avancée, un groupe franc chargé des coups de main sur le littoral. Il bénéficie de complicités dans le village. Le café du garde-champêtre Sansonnetti sert de point de ralliement. C’est là que les maquisards viennent au ravitaillement. Ils ne se cachent guère. Certains descendent à l’Hôtel des Acacias où ont lieu des bals « clandestins ». Le maire, un agriculteur élu en 1935, vise probablement ce groupe quand, le 24 novembre, il signale aux autorités la présence d’« étrangers » dans les environs, à qui il attribue de nombreux vols de lapins, de ruches et de poules. Les Renseignements généraux viennent enquêter. Leur rapport ne confirme pas les vols, mais il signale la présence d’un groupe de réfractaires qui seraient en transit vers l’intérieur du Var ou les Basses-Alpes, ce qui n’est pas faux (la compagnie va y « monter » bientôt). Cependant les policiers ajoutent que le groupe jouit de la connivence d’une population qui, comme partout, reste « obstinément muette »2. Certes, dans ce village d’un millier d’habitants, la Résistance a quelques ennemis. Le 16 décembre, une lettre anonyme parvient à la préfecture et le maire intervient à nouveau auprès des gendarmes. Le 21 décembre, le préfet signale la présence des réfractaires au commandant de gendarmerie. Il réitère le 27 décembre et réclame une action immédiate contre eux.
4Est-ce là l’origine de l’attaque allemande du 2 ? C’est peu probable. Depuis octobre, les occupants ont pris en mains la répression contre les maquis et contre ce maquis-là en particulier. Ils suivent les FTP à la trace avec les hommes du groupe spécial qui est, depuis octobre, installé dans le Var, à Toulon, Cie puis à Bandol. Ce sont des éléments de la 8e Brandebourg, de jeunes hommes, français pour la plupart, spécialisés dans l’infiltration des maquis et leur répression. Certains opèrent en civil et se font passer pour réfractaires, d’autres agissent sous uniforme allemand. Bien que nous n’en ayons pas la preuve formelle, la façon d’opérer à Signes révèle leur présence3.
5Le dimanche 2 janvier, au matin, vers 9 h 30, les maquisards sont attaqués par un groupe d’environ 75 soldats4. Les coups de feu sont entendus au village (dont les issues sont bloquées par des véhicules allemands) pendant 45 minutes, jusqu’à ce que, sans doute, les maquisards aient épuisé leurs munitions. Les résistants locaux recueillent, dans l’après-midi, deux rescapés, dont un blessé à la cuisse. Un autre rescapé, Le Tatoué, qui, peut-être blessé, aurait fait le mort, va être caché dans un cabanon près du village. On apprend par eux, en partie, ce qui s’est passé. Les maquisards faits prisonniers ont été obligés de creuser la fosse où on allait les fusiller. Ils auraient brisé la crosse de leur arme avant de se rendre. Avant l’attaque, deux maquisards qui revenaient de mission ont été arrêtés5.
6Accompagné par deux résistants qui ravitaillaient le maquis, puis par les gendarmes, le garde-champêtre monte à Limattes les jours suivants à la recherche des corps6. La fosse est finalement repérée, à 300 mètres de la ferme, par les pieds qui en émergent. Lorsque, le lendemain, on vient chercher les corps avec le Parquet de Toulon, ceux-ci ont été déterrés, étendus sur l’herbe, recouverts d’une couverture, chacun portant épinglée une page de carnet avec son nom7. Les maquisards ont la tête criblée de balles, le berger a été touché au bas-ventre. Un gendarme fait des photos, mais les Allemands lui confisquent l’appareil et la pellicule. Les corps sont descendus au village et inhumés au cimetière en présence d’une partie de la population, sauf ceux de deux Varois que leurs familles, prévenues par leurs camarades, sont venues récupérer.
7L’affaire ne s’arrête pas là. Un individu qui se dit chef de réfractaires vient au village, le jour de l’inhumation, semble-t-il. Il prétend vouloir venger les victimes et donner de l’argent – 50 000 F – à leurs familles. Il prend contact avec le garde-champêtre et un cultivateur, Basset, qui ravitaillait les maquisards, et gagne leur confiance en leur promettant des armes. Le lendemain soir, à l’Hôtel des Acacias où ils ont rendez-vous, l’individu est là, avec d’autres, armés. Ce sont de faux maquisards, des « brandebourgeois ». Basset et le garde sont arrêtés. Ils mourront en déportation. Le Tatoué est arrêté lui aussi là où il se planquait. Cet ancien brigadiste en Espagne a été l’une des premières recrues du maquis dans les Maures. Son expérience du combat lui a donné un certain ascendant sur les maquisards plus jeunes. Porteur d’un tatouage « Ni Dieu, ni maître », ancien légionnaire, d’origine belge, parlant allemand, il est considéré comme un « anarchiste » et un aventurier par les communistes qui dirigent le maquis. Rapidement suspect, il devient dangereux aux yeux des chefs après qu’il ait tué, de sa propre initiative, le chef de la Légion des combattants du Luc8. Dans le contexte obsidional d’un maquis qui se sait traqué, sa liquidation a été décidée. Il a été envoyé chez les « durs » de Signes pour ça. Sans doute l’a-t-il compris. Plusieurs de ses anciens camarades pensent qu’il trahissait avant l’attaque de Signes, ce qui nous paraît peu probable. En revanche, une fois arrêté, il se met au service de la « Gestapo » de Toulon. Plusieurs responsables FTP sont pris en ville les jours suivants (un au moins ne reviendra pas de déportation) et l’un des détachements FTP dont il connaissait l’existence est attaqué le 16 janvier à Brue-Auriac (un mort).
8Comme toujours dans ce type de drame, pour les résistants comme pour la population, il faut des traîtres. Même après que Le Tatoué soit passé de l’autre côté, des noms d’habitants de Signes circulent, en particulier celui du fils du receveur-buraliste. Il serait milicien, il est accusé d’avoir guidé les Allemands. Le 4 mai à 21 h 30, des FTP viennent l’exécuter. Ne le trouvant pas, ils tuent son père9. Le Tatoué, qu’ils ont essayé de « liquider », leur a échappé10.
9La guerre est là désormais sur une terre qui ne l’avait pas connue depuis longtemps. Elle est là sous sa forme la plus atroce, sans règle, dans toute sa bestialité, avec, en outre, des éléments de guerre civile. Le drame de Signes inaugure ce qui va bientôt se banaliser. D’où l’émotion qu’il provoque.
La transfiguration
10L’opinion locale considère plutôt avec sympathie les réfractaires. La même compréhension s’étend aux maquisards, surtout ceux de Savoie ou du Limousin qui sont loin. Les sentiments sont plus réservés à l’égard de ceux de la région, surtout à cause des sabotages de voie ferrée, des ennuis qu’ils occasionnent et des risques qu’ils font courir. Du moins tant que la répression ne les transforme pas en martyrs et ne leur donne pas le visage d’un garçon connu. Du coup, l’affaire de Signes change tout. La réprobation est immédiate et générale11. Les enterrements qui ont lieu à Signes, au Luc et à Salernes, d’où deux des victimes sont originaires12, sont significatifs. Les obsèques sont traditionnellement suivies par toute la communauté locale. Celles des résistants plus encore. Des gens considérés jusque-là comme hostiles montrent en y venant qu’ils participent à l’unité patriotique qui se reconstitue derrière la Résistance13. Jamais ces communes n’avaient connu de semblables cortèges. Ce sont en fait des manifestations de milliers de personnes, 1 500 au Luc pour Serge Venturrucci, le 9 janvier, 2 000 à 2 500 à Salernes pour Pierre Valcelli. Une jeune femme que la « Gestapo » de Draguignan a envoyée au renseignement à Salernes rapporte que « la population… a fait des obsèques nationales : les cafés ont été fermés ainsi que les cinémas et des tentures de deuil ont été tendues dans la ville entière à l’exception des amis des Allemands »14. Une grande partie de la population est solidaire de jeunes qu’elle considérait peut-être, quelque temps auparavant, avec circonspection parce que de basse extraction, d’origine italienne, communistes.
11Ces maquisards que la mort transfigure en héros et martyrs ne peuvent être les bandits de la propagande. La crédibilité de Philippe Henriot, le milicien secrétaire d’État à l’Information, chroniqueur patenté (et éloquent) du régime à la radio, subit un sérieux coup lorsque, voulant répliquer à l’éloge épique que Maurice Schumann a fait des morts de Signes au micro de la BBC, il nie la réalité du massacre et veut jeter l’opprobre sur les victimes15. Cette médiatisation montre l’importance des événements du 2 janvier.
12Tandis que la presse quotidienne locale cache l’événement, la rumeur a tôt fait de le faire connaître. Le PC rédige un tract qui fixe une partie du légendaire repris par la suite : face aux « Boches », des « patriotes », les FTP, « soldats sans uniforme », se sont conduits « en héros », résistant à « 300 Allemands de la Gestapo », en tuant 37. Les « soudards de la Wehrmacht », après leur avoir fait creuser leur tombe, les ont fusillés (au fusil-mitrailleur) contrairement aux lois de la guerre. En « vrais sauvages », ces « bandits », « ivres de sang », les ont piétinés « sadiquement », avant de s’enfuir « sous les regards horrifiés et haineux de toute la population ». Celle-ci va aider les rescapés à déterrer les corps qui, portés au cimetière, sont désormais sous sa protection. Une collecte a réuni 700 F pour fleurir leur tombe. Le tract se termine en appelant les femmes et les jeunes filles à se souvenir (et donc à mépriser le Boche et à rejeter celles qui se prostituent avec lui) et à soutenir le maquis, tandis que les hommes doivent participer à la lutte16. Rouge-Midi, mensuel du PC, reprend les mêmes informations, sur une colonne, en première page, avec des variantes mineures (outre les 37 morts, de nombreux « boches » blessés, la fusillade a eu lieu à bout portant et les « bêtes sauvages » ont piétiné les cadavres, leur ont tiré dessus « leur brisant les membres, les frappant l’insulte à la bouche »). Comme il faut montrer que les FTP avaient bien respecté les consignes de sécurité, l’article précise que, prévenus de l’attaque, ils ont été pris de vitesse alors qu’ils allaient se retirer « conformément à la tactique des guerrillas »17. La Marseillaise, mensuel du Front national pour la région provençale, relate « le massacre de Signes » en page 2, de façon sensiblement différente. Le récit, qui repose sur le témoignage d’un « jeune héros », blessé à la tête et passé pour mort18 précise : les patriotes ont été attaqués par une « cinquantaine de Boches et de miliciens » conduits par le fils du buraliste, la bataille a été « violente mais courte », les Allemands ont eu 4 morts, « plusieurs centaines de patriotes » sont arrivées trop tard pour porter secours aux maquisards, les 9 prisonniers ont eu les oreilles coupées, les ongles arrachés, les testicules tranchés avant d’être abattus, le vieux berger a été découvert et mitraillé à 200 m de là. Deux FTP qui avaient pu fuir ont été repris et fusillés le lendemain à Toulon. La population du village « toute entière » a conduit « au champ de repos communal les pauvres corps martyrisés, héros magnifiques et glorieux que la Patrie n’oubliera pas ». Ce récit, qui se rapproche de la véracité sur le plan du combat et des forces en présence, ajoute donc au légendaire tragique par ailleurs. Retenons surtout l’apparition de miliciens. L’éditorial que fait paraître Résistance, journal de la Résistance de l’arrondissement de Draguignan19, se situe sur le même registre. Aux détails « vrais » s’en ajoutent d’autres qui relèvent de la mise en légende : le combat, commencé « au soleil levant », aurait duré 7 heures, les assaillants, une centaine d’Allemands et autant de miliciens, ont eu 35 à 40 morts, les courageux maquisards se sont montrés dignes des traditions des « vaillants poilus », Valcelli a été « sublime », se ruant sur les ennemis, succombant sous le nombre, mourant enlacé avec le Parisien20, le berger a été abattu en voulant prévenir les FTP et ce meurtre d’un vieil homme ajoute à l’horreur. L’auteur insiste, lui aussi, sur la sauvagerie après la fusillade (au « fusil-mitrailleur à bout portant ») : coups de pied, de crosse, de baïonnettes, de couteaux sur les corps, cadavres détroussés. Le vocabulaire n’est pas moins rude que celui de la presse communiste, les appels à la vengeance sont identiques – « puisque la violence nous est imposée, nous répondrons par la violence » – avec plus de rage à l’encontre de Vichy et des miliciens, et des références à 89, à une nouvelle armée de septembriseurs, à une nouvelle Révolution significatives des ardeurs de cette Résistance. La source des informations est mentionnée : deux patriotes, dont un blessé, qui ont tout vu de leur cachette. C’est eux qui auraient déterré et identifié les corps, et fait prévenir les familles de Valcelli et Venturrucci21. Cet article est rédigé par le socialiste Julien Cazelles, l’un des chefs MUR de l’arrondissement22. Il est repris presque intégralement par Maurice Schumann à la BBC quelques semaines plus tard, le 9 mars à 21 h 4523. Son éloquence vibrante accentue le caractère épique et tragique du combat et de sa fin. Valcelli « pousse l’héroïsme au-delà des limites de Verdun » et meurt en chantant La Marseillaise avec Venturrucci sur lequel il s’appuie.
13Quelques semaines après l’événement, le légendaire est donc fixé. Les résistants armés ne peuvent être que des héros, leurs morts des martyrs, leurs ennemis, des sauvages. Tout d’ailleurs dans cette affaire indique que cette représentation n’est pas fausse. Qui sont les assassins ? Les « Boches », et non les nazis car la rhétorique résistante s’inscrit, dans toutes ses composantes, y compris24 – et même surtout – communiste dans la rhétorique patriotique de la guerre de 14. Ce ne sont pas des SS, comme on le dira après guerre, mais l’armée allemande et, en retrait, la Gestapo. Leurs auxiliaires français sont les « ignobles miliciens de Laval » (Résistance). La Milice est dès ce moment le nom générique de l’ensemble du collaborationnisme armé. Le maquis devient la Résistance dans ce qu’elle a de plus glorieux, il recouvre déjà dans les représentations qu’elle donne d’elle-même ses autres composantes, civiles, politiques. Le soldat de l’an 44 est le combattant par excellence. Comme celui de l’an II, il incarne la patrie et la révolution. Il est le soldat de la révolution qui se prépare. Tous ces traits vont s’amplifier dans les mois qui suivent. Le drame de Signes est le prologue d’une guerre qui, localement, a franchi une étape. Le sacrifice des martyrs ne peut être vain. En tout cas, l’heure du combat a bel et bien sonné.
Mémoire
14Le souvenir du 2 janvier est emporté par la tourmente des combats et des tragédies qui émaillent le printemps et l’été 1944. Après la Libération, ce n’est plus qu’un petit événement noyé au milieu de quantité d’autres, souvent bien plus importants. Il ne relève plus que de l’histoire très locale. À notre connaissance, sa seule mention dans l’historiographie nationale se trouve dans le manuel d’Histoire du Parti communiste français où les morts deviennent 12 et leur appartenance, FUJP25.
15En revanche, sur le plan varois, le souvenir des morts de Limattes est cultivé, comme d’autres, avec fidélité26. La commémoration relève d’abord du culte privé. Elle est l’affaire des camarades des morts, les anciens FTP regroupés dans une association qui, plus tard, deviendra l’ANACR. La municipalité participe à leurs côtés, d’autant plus qu’elle est « amie », mais ce sont eux les organisateurs. Les choses évolueront par la suite, la municipalité prenant une part de plus en plus grande, même si, jusqu’à aujourd’hui, l’association reste maîtresse de la cérémonie.
16La première commémoration a lieu, évidemment, le 2 janvier 1945. La municipalité, issue de la Résistance, fait ériger des stèles, qui ont la simplicité des monuments de l’époque. Les matériaux sont ceux d’un temps de pénurie, les formes sont élémentaires, la symbolique et les inscriptions réduites27. Près de la ferme, à l’emplacement de la fosse, en plein champ, sur un petit socle, la stèle dit simplement : « À la mémoire des douze martyrs de la ferme des Limattes fusillés par les Allemands le 2 janvier 1944 » et donne leurs noms. Le lieu étant éloigné du village et parfois difficile d’accès l’hiver, la stèle est doublée par une autre où l’on peut aisément se rendre28. Elle est située au bord de la route, à la sortie du village, près de la coopérative, non loin – et comment ne pas faire le rapprochement – d’une croix de mission. L’inscription est exactement la même, la stèle porte une croix, la croix de Lorraine bien entendu, et l’on y a ajouté les noms des trois morts en déportation, l’un des maquisards arrêtés et les deux résistants du village, le garde-champêtre et son camarade. Au pied, une plaque : « Les FTPF des Maquis de Provence en hommage à leurs camarades ».
17La sobriété des inscriptions contraste avec ce que l’on trouve souvent ailleurs et que l’on s’attendrait à trouver ici : pas de Boches, pas de nazis, pas de milice, pas de barbarie, aucune expression de haine, de vengeance, de stigmatisation. Cette retenue contraste aussi avec les discours longtemps tenus devant la stèle du village par le représentant d’une association liée étroitement au PC. Tout un temps, qui correspond à celui de la « Guerre Froide », le discours du représentant de l’ANACR a été conforme à la ligne politique du parti, très largement axé contre le réarmement allemand et la nomination du général Speidel à l’état-major de l’OTAN. Les morts de Limattes, en particulier Valcelli issu d’une famille de militants, ont été brandis comme un acte d’accusation contre les « nouveaux traîtres qui voudraient salir la mémoire des patriotes en donnant pour chef militaire aux Français un des plus grands responsables de leur mort »29. Puis, à partir des années 1960, le discours s’infléchit pour épouser de plus en plus étroitement les thèmes de la tradition républicaine dans un contexte d’opposition au régime gaullien, puis après sa mort, d’appropriation du personnage de Gaulle (celui de 1940, bien entendu) : défense de la liberté, indépendance nationale, paix et désarmement, fidélité au programme du CNR. De revancharde, pure et dure, la République dont la Résistance porte l’idéal devient humaniste, et le Var avec quatre opposants au Maréchal sur les six parlementaires présents à Vichy le 10 juillet 1940 (tandis que les deux députés communistes étaient en prison) en est l’incarnation. Cette évolution reflète celle de l’association tant sur le plan local que sur le plan national. Cette parole est portée par le président de l’ANACR Toulon, de façon continue des années 1950 à 200230. Orateur d’exception, se détachant d’un discours partisan, il a fait beaucoup dans l’ouverture de cette cérémonie en particulier et de son association en général. Il en vient à prendre prétexte du début de l’année pour faire un tour d’horizon des problèmes du monde. À partir des années 80, la cérémonie devient une sorte de rendez-vous politique fréquenté par des personnalités amies de la Résistance, de droite et de gauche. Le discours ne se fait plus dès lors au monument, mais à la salle municipale en clôture de la cérémonie, après le passage au cimetière. Derrière un cérémonial plutôt figé, la commémoration fait preuve de sa capacité d’adaptation et d’évolution.
18Il n’en demeure pas moins un légendaire pieusement entretenu qui reprend chaque année les principales figures apparues dès 1944 : l’héroïsme, le martyr, le déséquilibre des forces, la sauvagerie des assassins, les références à 89 (c’est-à-dire à la Révolution). Pendant une trentaine d’années, jusqu’à la fin des années 70, tous les morts sont FTP et leurs agresseurs ne sont pas « seulement » des soldats de la Wehrmacht, ce sont désormais – jusqu’en 1979 – des « SS hitlériens ». Le rituel reste lui-même de son côté pratiquement immuable. La matinée commence par la montée à la stèle de Limattes où les anciens de la Résistance sont, de fait, presque seuls. La cérémonie principale a lieu ensuite au village. Le cortège part de l’hôtel de ville et se dirige directement vers la deuxième stèle. Les autorités locales et les responsables de l’ANACR sont précédés par les drapeaux et les musiciens de Signes. À la stèle, le rituel est celui, classique, des monuments aux morts. Ce qui a été longtemps la dernière étape de ce cheminement reproduit chaque année l’enterrement des maquisards. Le cortège se dirige vers le cimetière, sous le village, et se recueille, après un nouveau dépôt de gerbes, sur la tombe commune des maquisards. Entourée de quatre obus, celle-ci porte, sous deux drapeaux tricolores entrecroisés, une inscription presque identique aux autres et aussi sobre. Cérémonie funéraire, pèlerinage avec ses stations qui sont autant de lieux du souvenir, le culte des maquisards se situe dans la lignée du culte des martyrs de la liberté instauré à la Révolution. La description que Régis Bertrand en a donnée pourrait être reprise presque mot à mot31 : ordonnancement du cortège, dépôt de couronnes civiques, discours à la gloire de ceux qui ont mérité l’immortalité. Le cortège tourne lui aussi autour du village, ou, plus exactement, fait un demi-tour, car il reste à la périphérie et se distingue ainsi des défilés du 11 novembre ou du 14 juillet. Il ne passe pas par le monument aux morts situé dans le village – qui est certes celui des deux guerres, mais qui n’est pas spécifique à la Résistance. La cérémonie de Signes est, comme beaucoup d’autres, une métaphore de la Résistance et de sa mémoire. Centrale sur un plan, marginale sur un autre, voulant être le peuple, mais aussi soucieuse d’en distinguer l’élite qui en était issue, la résistance marque sa différence en même temps qu’elle aspire à la reconnaissance de tous. Mais ses morts ne sont pas comme les morts « à la guerre », abattus « au hasard, en aveugle, par la mitraille et le feu qui tuent sans distinction, ou dans les tueries anonymes du massacre de masse »32. Le sacrifice des siens ne relève pas de la mort subie, mais de la mort choisie. Il donne un sens à leur vie, et c’est ce sens que leurs camarades ont pour devoir de cultiver. Et c’est sans doute pourquoi ce 2 janvier 2006, le cortège comptait, comme d’habitude, une centaine de personnes. Comme d’habitude, une partie de la population (plutôt masculine et de souche) du village et les représentants des associations patriotiques étaient là, mais aussi des élus fidèles, maires et conseillers généraux du voisinage, deux ou trois parlementaires, le représentant du préfet. À côté d’un noyau de communistes attachés au souvenir de ce qui est une part de leur mémoire historique, des socialistes, des élus de droite, dont, comme chaque année le sénateur Trucy, ancien maire de Toulon, des militants de la Ligue des Droits de l’homme. Depuis plus de 20 ans que j’y viens plus ou moins régulièrement, je suis frappé par cette sorte de présence obstinée, en dépit des années. On vient là comme en pèlerinage, par solidarité, dans l’émotion, au milieu de l’hiver, hors de tout calendrier « obligé », comme si le souvenir de ces humbles (que presque personne parmi ceux qui viennent à Signes désormais n’a connu) et du tragique de leur mort ne relevait pas seulement du devoir de mémoire, mais aussi du droit à l’espérance, celle qui, en chacun de ces débuts d’année nouvelle, veut, en dépit de tout, continuer à croire en l’homme.
Notes de bas de page
1 Sur ce maquis, comme sur le contexte résistant, la répression et l'opinion, on peut se reporter à ma thèse, La Résistance dans le Var. Essai d'histoire politique, Université de Provence, 1989, 3e partie en particulier.
2 ADV, Cour de Justice de Toulon 6, dossier Bo., RG, 15 décembre 1943.
3 Elle est attestée par des tentatives d’infiltration auparavant dans les Maures et, comme on le verra, par la suite dans le secteur de Signes et du centre Var. Ces groupes, composés en particulier de militants d’extrême droite, venant du PPF, restent à étudier. Ils sont ignorés en général par l’historiographie ou confondus avec la Milice. Difficiles à repérer car fondus dans la Wehrmacht, ils relèvent de l’Abwehr dont ils sont une sorte de « service action ». Le PC de la compagnie est à Pont-Saint-Esprit. Son aire d’intervention va des Cévennes aux Alpes du Sud. On doit à ces groupes les principales actions de répression. Le premier à avoir signalé leur présence est C. Arnoux, Maquis Ventoux, Avignon, Aubanel, 1994. Le maquis Ventoux est l’autre grande concentration maquisarde de la région à ce moment. Il sera touché par une attaque du même type, le 22 février suivant, à Izon-la-Bruisse (Drôme), qui fera 35 morts.
4 Ce qui correspondrait à l’effectif de toute la 8e compagnie. Cependant il est plus probable que le détachement comprenne seulement le groupe varois renforcé par des hommes de la Wehrmacht.
5 L’un d’eux porte un uniforme pris aux gendarmes de Grimaud en décembre 1943. Ils seront déportés et l’un n’en reviendra pas. Nos renseignements proviennent des rapports hebdomadaires des RG, rédigés à partir de témoignages (ADV, 1W21, n° 140 semaine du 3 au 9 janvier 1944 et n° 368, semaine du 17 au 21). Les deux rescapés sont Paul Rossi, le blessé, chef du détachement, et Eugène Chabert dont un court témoignage, comportant des erreurs, a été reproduit par le bulletin du Musée de la résistance azuréenne, Documents, témoignages, recherches, n° 4 (sd) « Les premiers maquisards azuréens ». Chabert, p. 11, dit que les trois rescapés étaient restés dans la ferme alors que les autres maquisards avaient pris position à l’extérieur. Rossi a été caché par le garde-champêtre, opéré là par le Dr Sauvet de La Seyne, puis transporté à Grimaud, où il avait de la famille, pour y être soigné. Cette affaire, comme beaucoup d’autres, montre l’étendue du réseau de complicités dont les résistants bénéficiaient.
6 Voir le témoignage de l’un d’eux, Raoul Maunier, que nous avons publié dans Le Var, la guerre, la Résistance, Toulon, CDDP, 2e éd. 1994, document 140.
7 Les victimes sont : Alphonso (nom inconnu), officier aviateur de l’armée italienne ; Battaglia Paul, 23 ans, ouvrier tailleur, Sainte-Maxime ; Gianna Joseph-Huon Amédée, 22 ans, pompier, région parisienne ; Joanni Yvan, Savoie, maître skieur ; Lafont Georges, 21 ans, matelot, originaire de Gironde ; Perrucca Jean, 24 ans, originaire de Savoie ; Valcelli Pierre, 22 ans, ouvrier céramiste, Salernes ; Venturrucci Serge, 22 ans, ouvrier boulanger, Le Luc ; plus Honnorat Ambroise, 67 ans, berger.
8 Il s’agit de l’association vichyste qui regroupe les anciens combattants. Le meurtre a eu lieu en décembre.
9 Grand mutilé de la guerre de 1914-1918, bénéficiant de cet emploi réservé, il était certainement légionnaire, pétainiste et probablement l’affichait-il. Son fils, 24 ans, sans travail, n’a, semble-t-il, pas été retrouvé. Les documents policiers n’évoquent pas sa présence, ni son appartenance à la Milice.
10 C’est peut-être pour ça qu’il disparaît quelques mois. Il revient dans le Var en juin 1944 comme agent du 2e bureau de la Milice et fait arrêter des résistants de la région du Luc. Il sera retrouvé bien après la Libération et condamné à mort le 24 octobre 1957 par le tribunal militaire de Marseille. Le jugement ayant été cassé, il sera condamné à 20 ans de travaux forcés.
11 ADV 1W21, RG, 9 janvier 1944.
12 Ce sont les deux victimes que leurs familles sont venues chercher le 5 janvier, lors de l’inhumation.
13 Le phénomène se retrouve dans toute la France, voir F. Marcot, « Enterrements », in F. Marcot (dir.), Dictionnaire historique de la Résistance, Paris, Robert Laffont, 2006, p. 930.
14 ADV, Cour de Justice de Draguignan, dossier Gaby T., rapport du 9 mars 1944.
15 ADV, 3 Z 4 9, Rens. gén., 25 mars 1944 (la crédibilité d’Henriot est, dès lors, compromise). L’éloge de Schumann est reproduit in J.-L. Crémieux-Brilhac, Les Voix de la liberté. Ici Londres 1940-1944, t. 4 (Paris, la Documentation française, 1976), émission du 9 mars 1944, à 21 heures 25 (Honneur et Patrie).
16 Tract ronéotypé « À Signes les Boches massacrent 9 patriotes », signé « Le Parti communiste février 1944 ». Ce tract est en fait diffusé dès janvier à partir du 17 dans la région toulonnaise.
17 Sic. Rouge-Midi, janvier 1944, article « À Signes, les boches assassinent neuf patriotes ».
18 N° 4 du 1er février 1944. Le FN est le mouvement de résistance créé et contrôlé par le PC. Curieusement, la tuerie est datée du lundi 3 janvier. Les maquisards auraient été 12.
19 N° 6, janvier 1944, ce journal est l’émanation des mouvements non communistes, mais le PC y est associé. Son responsable est le socialiste Soldani, futur sénateur-maire de Draguignan, longtemps président du Conseil général du Var. L’exemplaire que nous avons retrouvé au Musée de la Résistance de Champigny provient des archives d’un responsable du FN ou du PC qui note en marge, au crayon, que l’article est meilleur que celui de La Marseillaise.
20 Le corps de Valcelli portait 36 impacts de balles. Il avait un bras cassé.
21 La source de l’article est donc Rossi, Grimaud se trouvant dans le secteur de diffusion du journal. Il est fort possible qu’étant chef du groupe, il ait voulu que les corps soient identifiés. La police suggérait que l’auteur pourrait être Le Tatoué, ce qui, vu ce que nous en avons dit, paraît peu vraisemblable.
22 Et futur député du Var sous la Ve République.
23 Il y reviendra les 15 et 29 avril (J.-L. Crémieux-Brilhac, op. cit.)
24 Dès octobre 1942, France d’abord, journal national des FTP, titrait « À chacun son Boche ! ».
25 Paris, Éditions sociales, 1964, t. II, p. 183. Les Forces unies de la jeunesse patriotique sont l’une des organisations unitaires créées par le PC à partir de la Jeunesse communiste.
26 Sur cette question, pour le Var et la Provence, voir nos contributions, « Le Var ou le refus de l’oubli », IHTP, La mémoire des Français. Quarante ans de commémorations de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éd. du CNRS, 1986, p. 303-311 et « Monuments et mémoire de la Résistance en Provence », Provence Historique, t. XLVIII, fasc. 193, 1998, p. 325-340.
27 Elles sont donc tout à fait caractéristiques des stèles de la Résistance, puisque les 3/4 sont érigées avant 1950, sur les lieux de la mort, avec les mêmes symboles (voir A. Wieviorka et S. Barcellini, Passant, souviens-toi, Plon, Paris, 1995, p. 18 et suiv.).
28 Il s’agit là d’un cas fréquent.
29 Le Petit Varois-La Marseillaise, 12 mai 1957, p. 5 (titre : « Prêt à faire mon devoir, comme pendant la Résistance, je ne servirai jamais sous les ordres de Speidel assassin de mon frère Pierrot Valcelli », déclare Lazare Valcelli, ancien chef de groupe FTPF). Nous nous fondons surtout sur les comptes rendus de la cérémonie de Signes donnés par ce quotidien communiste, année après année, le plus souvent sous la plume d’un ancien maquisard FTP, Charles Courros.
30 Il s’agit du Dr Georges Tilman, chirurgien-dentiste, qui, venant d’un milieu modéré, a adhéré au PC à Salernes, pendant la guerre et par la Résistance. Il est tout à fait représentatif de ces militants de la « génération de la Résistance », d’origine plutôt bourgeoise, cultivés, parfois amateurs d’art, qui restent fidèles au PC en souvenir de leurs camarades morts dans la Résistance.
31 Dans sa thèse d’État, Les Provençaux et leurs morts. Recherches sur les pratiques funéraires, les lieux de sépultures et le culte du souvenir des morts dans le Sud-Est de la France depuis la fin du XVIIe siècle, Université de Provence, 1994, en particulier t. III, p. 767 et 951.
32 A. Camus, Combat, 28 octobre 1944, cité par P. Laborie, dont nous nous inspirons ici, dans son article « Mort », in F. Marcot (dir.), op. cit., p. 958.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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