Agricol Moureau (de Vaucluse), défenseur de la cause du peuple (1776-1842)
p. 245-254
Texte intégral
1Le choix d’une épitaphe sur une tombe – après le décret du 23 prairial an XII, auquel Régis Bertrand accorde une importance aussi grande qu’à la Déclaration royale de 17761, et qui permettait, notamment, à chaque citoyen de faire placer une pierre tombale sur une fosse – se prête à diverses analyses historiques. Ce témoignage d’une volonté de survie dans la mémoire collective est-il davantage révélateur d’une époque, de sa législation, de ses pratiques funéraires que d’une aventure personnelle assumée jusqu’au dernier souffle de vie ? La représentation de soi qu’elle induit doit-elle davantage aux vivants qu’aux morts ? Parmi la pluralité des approches possibles, la plus simple consiste, assurément, à partir de l’épitaphe pour dénouer les fils d’une vie. Car nul doute que la tombe d’Agricol Moureau et de sa femme au cimetière d’Aix-en-Provence offre un cas d’étude intéressant.
2Cette tombe n’a rien d’un mausolée à l’antique, comme l’époque de la Monarchie de Juillet en a vu édifier au cimetière Saint-Pierre d’Aix pour magnifier une brillante carrière publique. Pourtant c’est bien à un « mausolée » que l’épitaphe à la mémoire de Marguerite Moureau fait référence. S’il est loisible de se demander si la pierre tombale actuelle n’était en 1842 que cette structure horizontale, et si l’absence totale de décoration de la tombe ne peut être liée tant à l’engagement révolutionnaire passé d’A. Moureau qu’à sa déclaration de « jansénisme en politique » sous l’Empire2 au vu, particulièrement, des tombes contemporaines voisines3, on sait en revanche que cette tombe, creusée en pleine terre et recouverte d’une lame de pierre au ras du sol était le modèle le plus fréquent de l’époque, que l’austérité de l’ornementation relevait aussi des goûts du temps, même sur les tombes aristocratiques, et que ce type de monument funéraire, dans sa simplicité même, a persisté tout au long du XIXe siècle4.
3Cette tombe a d’abord été celle de sa femme, décédée le 5 janvier 1842. On pouvait encore lire en 1993 l’épitaphe suivante5 :
« Mar. Ma. MOUREAU
née à Aix le… (illisible)
décédée le… (illisible)
Son mari et ses enfants
ont consacré ce mausolée
à la mémoire de la plus tendre
et de la plus vertueuse des épouses
et par conséquent de la meilleure
et de la plus chérie des mères »
4Cet éloge de la défunte, si répandu alors, célèbre les valeurs familiales : la femme est épouse et mère. Tendresse, vertu, amour : c’est tout le registre de l’affectivité qui est ici, comme ailleurs, déployée. Marguerite Madeleine Julie Fortunée Peise décède à l’âge de 68 ans, 3 mois. Et son acte de décès précise qu’elle est « native d’Aix et domiciliée, fille de feu M. Jean Louis Peise, procureur général près la Cour impériale d’Aix et de feue Anne Marguerite Arnaud, épouse de M. Agricol Moureau, avocat à la Cour royale de Paris »6. Même dans l’enregistrement de son décès à la municipalité, par son frère et son neveu, tous deux avocats aixois, le statut socioprofessionnel reste l’apanage du sexe masculin.
5L’épitaphe d’A. Moureau pourrait faire contrepoint, car elle consacre uniquement son rôle public. Non point son rôle dans la cité d’Aix, où il est venu prendre sa retraite dans la ville natale de son épouse, mais son rôle politique à Beaucaire, Avignon et Paris. L’absence de vertus familiales dans ces treize lignes, et guère plus de signes que dans l’épitaphe dédiée à Marguerite, ne peut pas, non plus, en être déduite, car l’ancien pédagogue du temps de sa jeunesse avait pris le temps d’écrire, à l’âge mûr, une histoire pour son fils. L’étude des représentations, notamment, celle du gender marque ses limites lorsqu’elle n’est pas articulée à une solide histoire sociale et politique. Révélatrice d’une époque, du moins, en Provence où l’abondance des inscriptions est alors chose courante, cette épitaphe, vraisemblablement choisie par le défunt, après la mort de sa femme, éclaire son biographe par son laconisme républicain : que retenir de soi après tant de combats politiques, tant de poursuites judiciaires, d’emprisonnements ou de mises en résidence surveillée, tant d’écrits et tant d’attaques haineuses ?
« Ci-gît
Agricol MOUREAU (de Vaucluse)
décédé à Aix le 23 décembre 1842.
Il fut toujours le défenseur
de la cause du peuple.
Il fut le fondateur
du département de Vaucluse
dont il obtint la formation,
qu’il alla à ses frais demander
à la barre de la Convention
Nationale au mois de juin 1793.
Il fut membre
de la Légion d’honneur »
6Combat, d’abord ; fondation, ensuite ; reconnaissance, enfin. L’épitaphe n’est pas rédigée par la ville, mais par la famille et, sans doute, par celui qui prépare sa mort dont le « Ci-gît », malgré son usage courant dans les cimetières provençaux du premier XIXe siècle, traduit bien la présence de la mort comme, d’ailleurs, l’absence d’au-delà. Il est difficile pour un historien de la Révolution française de ne pas voir la réplique du verbe de Maximilien Robespierre, un demi-siècle plus tôt : « ma mémoire vous sera chère, et vous la défendrez ». Au-delà du cercle familial, dont la mère est le centre, la tombe est le dernier lien qui relie les morts aux vivants. Sans doute, convient-il de relier cette initiative de la famille Moureau avec la tentative édilitaire de faire du cimetière aixois un lieu de culte civique qui, d’ailleurs, après 1850, tourna court7.
7Inscrire cette épitaphe dans la carrière mouvementée d’Agricol Moureau, baptisé à Avignon le 17 novembre 1766, c’est retracer à grands traits les épisodes de l’histoire vécue. Le registre paroissial de Saint-Agricol ne mentionne que ce seul prénom qui est celui de son parrain8. Il ne change pas de prénom, comme tant d’autres de sa génération, pendant la Révolution française9. Mais au nom du père, la culture révolutionnaire le dote d’un nouveau patrimoine : c’est « Moureau (de Vaucluse) » qu’il signe la plupart de ses écrits sous la Restauration. Son nom de famille, très répandu dans la ville, va lui faire adopter l’habitude républicaine de préciser son département d’origine, comme pour les homonymes de la Convention nationale (ex. : « René Levasseur, de la Sarthe »10) avec, surtout, l’immense fierté d’avoir été le « fondateur » du département en juin 1793.
8C’est, en effet, en pleine crise fédéraliste que Moureau se rend à la Convention pour demander la création de ce nouveau département. L’enjeu politique est clair : alors que les élus de l’administration départementale des Bouches-du-Rhône ont choisi le camp de l’insurrection, que les sections marseillaises exercent leur hégémonie en dénonçant le maratisme de leurs adversaires, c’est-à-dire leurs projets supposés de réforme agraire et de redistribution sociale, et que les jacobins locaux sont emprisonnés, il est essentiel que les républicains de « l’arrière », appuyés par les sociétés populaires locales ou réunies en comités centraux, restent fermement attachés à la Convention nationale. Sur le socle de la Drôme républicaine11, en attendant l’avancée des troupes dirigées par Cartaux – sinon les réflexions du jeune Bonaparte, alors bien entouré, qui nourriront le fameux Souper de Beaucaire – la Convention nationale promulgue le 25 juin 1793 le décret relatif à la formation du département de Vaucluse. En vertu des arguments géopolitiques qui avaient prévalu en 1790, lors du remaniement de la géographie administrative du pays (rationalité, prise en compte tant des crues périodiques de la Durance que de la distance des chefs-lieux de district avec le chef-lieu du département, ou encore de l’histoire de la création du département des Bouches-du-Rhône et des annexions successives des districts de l’Ouvèze et d’Orange), la création d’un 87e département est entérinée, avec Avignon comme chef-lieu.
9Or le jacobin Agricol Moureau n’était pas dans la ville pontificale au début de la Révolution lors des célèbres affrontements entre patriotes et papistes et du rattachement d’Avignon à la France révolutionnaire. Ce n’est pourtant pas un républicain de la dernière heure. En effet, entré chez les Doctrinaires à 16 ans, après son stage en Rouergue (sans doute, rémunéré), il est ce jeune régent de rhétorique au collège de Beaucaire qui prononce un discours sur la Patrie en juin 1791, prête comme la majorité de ses collègues le serment constitutionnel, puis est désigné comme secrétaire de l’assemblée électorale du Gard en qualité de son jeune âge et, en novembre, est élu procureur de la commune12. Débute alors la carrière politique d’A. Moureau dans le Vaucluse où se mêlent fonctions électives (procureur de la commune, commandant d’un bataillon de volontaires, administrateur du département…) et engagement clubiste (président de la société populaire, journaliste du club…), ponctuée de nombreuses prises de parole. Au-delà de toutes ses positions en faveur du mouvement populaire, principal soutien de la révolution active, que ce soit lors des cérémonies publiques ou dans Le Courrier d’Avignon, dont il a été un des principaux rédacteurs, sa critique dès 1793 d’une conception de la démocratie représentative, en la personne du député véreux du Vaucluse, le fameux Rovère, en brumaire an II de la République est restée célèbre.
10Le décret du 25 juin 1793 ayant nommé, comme commissaires de la Convention, les représentants Bazire et Rovère, ce dernier conduit (avec ensuite Poultier), une action proconsulaire en paralysant l’action des sociétés populaires, en créant un comité de surveillance ad hoc, en élargissant de prison tous les suspects aisés, en s’entourant d’un grand appareil de luxe et en étant présent lors des enchères sur les biens nationaux qu’il acquiert à vil prix13. Moureau ne défend pas « la rue » contre « la représentation nationale », comme tant d’historiens superficiels et spécialistes de travaux de seconde main, dans la vieille tradition réactionnaire, tentent de faire croire : il se contente, alors, de mettre en garde les mandataires du peuple souverain en ces termes : « Rappelez-vous que vous siégeâtes à La Montagne, qu’à votre retour vous y trouverez encore les Robespierre et les Billaud-Varenne et songez que, pour vous asseoir à leurs côtés, il faut que vous emportiez de ces contrés l’estime des martyrs de la liberté »14.
11Parmi ces martyrs, il a bien sûr le jeune Agricol Viala, son neveu, mitraillé le 8 juillet 1793 à Bonpas, sur les rives de la Durance, par les fédéralistes marseillais15. La connaissance des affaires d’Avignon depuis le début de la Révolution par Robespierre (« La cause d’Avignon est la cause de l’univers », lors du débat à la Constituante sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) n’est pas sans incidence sur le rappel immédiat du représentant Rovère à Paris par le comité de Salut Public le 5 frimaire. Mais le conventionnel Rovère est l’égal en droit de Robespierre, au sein de la Convention et, très influent au comité de Sûreté Générale, il obtient un mandat d’arrêt contre l’oncle du jeune héros avignonnais. A. Moureau est ainsi arrêté et traduit devant le Tribunal révolutionnaire à Paris au cours de l’hiver 1793. Le journaliste du club d’Avignon ne sera libéré de la prison du Luxembourg que 5 mois plus tard, le 26 germinal an II. Le printemps de la République démocratique et sociale est très court pour l’ami de Payan et de Robespierre, même si la nomination du représentant Maignet dans le Midi permet la réhabilitation politique des jacobins incorruptibles. Certes, dans la célèbre séance du 18 floréal de la Convention, la mémoire d’Agricol Viala est associée à celle de Joseph Bara au plan des célébrations nationales. Mais la chute de Robespierre, le 9 thermidor, reporte sine die les honneurs du Panthéon prévus pour les jeunes héros révolutionnaires16.
12Tenant « héroïquement un front de lutte très âpre », selon l’expression de M. Vovelle17, Moureau doit affronter la réaction thermidorienne18 et devient, ensuite, le leader des républicains-démocrates sous le Directoire19. Que faire quand le droit d’association et de réunion n’est plus reconnu et que perdure la terreur blanche20 ? Entamer une reconversion professionnelle, en passant du club au barreau (réfutation juridique de la fabrication politique du rapport Courtois, en sommant, en vain, ses adversaires de déposer les vraies lettres de Robespierre devant un tribunal) tout en conservant ses convictions démocratiques (inscription de son nom comme « démocrate à adjoindre à la Convention » par ceux qui ont préparé la Conjuration des Égaux, quoique non abonné au Tribun du Peuple de Babeuf qu’il pouvait lire, par ailleurs, chez son beau-frère ou un autre des dix abonnés avignonnais) et manifester dans la rue ses principes quand tous les recours constitutionnels et législatifs sont épuisés (arrestation après la « la bagarre d’Avignon » du 26 pluviôse an V du candidat républicain aux élections législatives, emprisonnement à Valence du prévenu « d’avoir organisé, combiné et dirigé les mouvements séditieux, attroupements, révoltes contre les autorités constituées, pillages d’armes, assassinats et meurtres » jusqu’au procès à Grenoble en ventôse an VI où il assure brillamment sa propre défense et celle de ses quarante co-accusés en plaidant la thèse de « la résistance légitime à l’oppression et à l’assassinat »21.
13Le verdict d’acquittement permet à Moureau de participer à la fête d’allégresse républicaine donnée à Avignon dans les rues par le peuple et dans les urnes par les électeurs, mais il est aussitôt convoqué par les autorités militaires et le commissaire du Directoire exécutif pour apprendre que d’éventuels troubles lui seraient imputés et qu’il lui était conseillé de refuser une fonction élective. Après un tel apprentissage de la république directoriale, de l’importance accordée au pouvoir militaire dans le Midi aux compromissions d’une classe politique, sans parler du décri de la tradition révolutionnaire du peuple debout, le démocrate ne peut qu’être fermement républicain lors du coup d’État du 18 brumaire. Comme d’autres patriotes de 1789 qui ont refusé toute place sous un régime anti-libéral et anti-démocratique, il resurgit sur la scène politique pendant les Cent Jours.
14Principal dirigeant des Fédérés d’Avignon et du Vaucluse, il est rayé de l’ordre des avocats du barreau d’Avignon pour avoir « manifesté des opinions publiques » et se réfugie à Paris après Waterloo. Au printemps 1816, le ministre de la Police le place en résidence surveillée à Rouen22 et, l’année suivante, Moureau parvint à se fixer à Paris avec sa famille. Dès lors, commence une autre aventure pour celui que ses adversaires, dans son pays, surnomment « l’Homme rouge »23. L’année où est publié ce pamphlet haineux, l’avocat « indigne » d’exercer dans la ci-devant cité des Papes est inscrit sur le tableau des avocats de la Cour royale de Paris. Une nouvelle carrière s’offre à celui qui signe désormais tous ses écrits : « Moureau de Vaucluse ». Si, pendant les années napoléoniennes, le barreau n’avait été qu’un médiocre substitut de la tribune clubiste et journalistique, la Restauration libérale lui offre à nouveau la possibilité de prendre la parole. Sous le ministère Decazes, ses interventions politiques se multiplient, rappelant l’ancien publiciste de l’an II. Participant au renouveau de la vie politique, l’ancien jacobin se range tout naturellement dans le camp des libéraux. Collaborateur régulier du Constitutionnel, de sa création jusqu’au début des années 1830, il y rédige des articles de jurisprudence. Mais c’est surtout dans ses nombreuses brochures qu’il renoue avec le fil de l’histoire.
15À propos d’Avignon et de la bulle pontificale relative « aux droits incontestables du Saint-Siège sue ce pays », il se fait historien des temps médiévaux, monarchiques et révolutionnaires pour déplorer, certes, que le triomphe des « principes libéraux » se soit effectué par la guerre civile en 1790 car « à cette époque nous étions Français de cœur et presque de fait », pour plaider la cause gallicane auprès du roi, tout en martelant les mots de « libertés » et « droits » du peuple avignonnais comme de « souveraineté du peuple » et pour rappeler la « proscription depuis juillet 1815 jusqu’à ce jour des hommes qui ont le plus marqué à Avignon en faveur de la réunion à la France », comme « l’impunité pour les assassins du maréchal Brune » et tous les crimes commis depuis les Cent-Jours avec l’espoir qu’« un jour viendra ou (la France) remise de son épuisement, il lui sera permis d’être libérale ».
16L’année suivante, il apporte sa contribution au débat parlementaire sur le nouveau régime de la presse24. En se prononçant pour la totale liberté d’expression, afin de fonder le régime représentatif, il est amené à retracer la conquête de cette liberté au XVIIIe siècle et ses divers avatars sous la Révolution. Au nom de « la génération actuelle (qui) a vécu deux mille ans en 30 ans », il considère que seule la calomnie est abusive, en faisant référence au libelle de son calomniateur anonyme qui reprend le rapport Courtois « un monument d’imposture ».
17Quand la monarchie abandonne la voie libérale, c’est vers l’histoire romaine qu’il se tourne. En 1825, paraît anonymement son Histoire du Tribunat des Gracques, accompagné d’une préface ou « lettre à mon fils ». Celle-ci se présente comme une réponse paternelle aux interrogations du jeune homme sur la morale de l’histoire : les Gracques furent-ils des grands citoyens ou des factieux ? Ces « vrais amis de la liberté » ont vu leur histoire falsifiée de Cicéron jusqu’à de Saint-Réal. Nul doute que ce récit de l’histoire se prête à une réflexion analogique : « Partout, dans les États libres, les mêmes causes produisent les mêmes effets ; et quand la victoire est demeurée au crime, le crime triomphant ne s’est pas contenté de faire périr les hommes vertueux, il a poursuivi jusque dans la tombe les martyrs de la patrie et de la probité. Les mensonges répétés ensuite par les flatteurs des hommes qui avaient le pouvoir sont comme consacrés par l’Histoire jusqu’à ce que la perspicacité et la vertu réunies dépouillent cette histoire de ses erreurs et y substituent la vérité (…) Quand le César français sorti, comme celui de Rome, du parti populaire, eut opprimé la liberté de ma patrie, je consacrai quelques moments de ma retraite à relire l’histoire de Rome : j’avais 30 ans alors ».
18L’idée d’écrire pour son fils aîné toute une Histoire des dissensions civiles de Rome se heurta à une difficulté majeure :
« Tant que la vertu fut en honneur dans la ville éternelle, ma plume écrivit ; mais elle s’arrêta après la mort des Gracques. À l’aspect de la dégénération rapide des Romains et de la dégradation universelle, je les pris en une espèce d’aversion, composée de haine et de mépris. Il ne me fut plus possible de reparaître à leur Forum : il n’y avait plus que des brigands. (…) Jusqu’à ce jour, c’est-à-dire depuis plus de 20 ans, toutes les fois que j’ai voulu reprendre la plume, elle m’est tombée des mains. Il est si pénible d’assister à une agonie qui se prolonge pendant un siècle, d’en écrire chaque convulsion et, dans un si long espace, de ne rencontrer que trois de ses amis entraînés, comme tout le reste, dans l’abîme ! »
19Les autres 20 années qui lui restent à vivre ne sont pas placées sous le signe de la désespérance. Le juriste publie plusieurs commentaires sur les dernières lois électorales de la Restauration ; la révolution de Juillet le récompense de ses efforts, il devient juge de paix du 3e arrondissement de Paris, puis reçoit la Légion d’Honneur en 1834 ; le publiciste abandonne la rédaction du Constitutionnel pour désaccord d’opinions ; en 1831, l’avocat a l’honneur de plaider la cause de deux étudiants au grand procès des républicains, dont les prises de position en faveur de la République vont devenir célèbres, puisqu’il s’agit d’Ulysse Trélat et d’Achille Roche25.
20Avant que George Sand publie, au printemps 1848, La cause du peuple, l’expression a un sens fort pour ceux qui ont enrichi leur vie d’une grande expérience militante. Ce n’est pas vraiment le cas avant la proclamation de la Seconde République pour l’érudit de Carpentras, le médecin Barjavel, qui mène une vaste enquête épistolaire pour recueillir des informations familiales sur les hommes célèbres du département. Il ne tiendra, en effet, aucun compte dans sa sèche biographie d’Agricol Moureau, pour son Dictionnaire biographique et bibliographique du Vaucluse, du témoignage de son fils, sous-inspecteur des Postes à Toulouse en février 1847, empreint, il est vrai, de respect et d’amour pour la conduite politique de son père, mais aussi riche de renseignements précieux dans la notice commentée des principales responsabilités exercées tout au long de sa carrière, comme dans la conservation de ses opuscules et, surtout, de son manuscrit relatif à « l’histoire de la révolution romaine », qui est à jamais perdu.
21Retenons plutôt l’image que le fils Moureau a conservée de son père moins de cinq ans après sa mort : « La France perdit ce jour-là un excellent citoyen et l’ingrate Avignon un de ses enfants les plus dévoués, car il l’aimait comme un amant aime sa maîtresse. Il avait embrassé de conviction les principes de la République ; il eut mille occasions de s’enrichir, il se retira pauvre. Toutes les persécutions qu’il a éprouvées dans la tourmente révolutionnaire viennent de ces mots adressés à Rovère qui lui disait : « Dans tout cela, il faut penser à nous ! » Il lui répondit, furieux : « Je sers la République et je ne la pille pas ! »26
22Sans doute, aujourd’hui, peut-on déplorer l’état actuel de la tombe d’Agricol Moureau, qui n’étant pas classée au titre de monument historique, subit l’outrage rapide des temps contemporains. Ne serait-il pas temps de sauver ce patrimoine historique, qui ne relève plus d’une mémoire familiale, ni communautaire, mais qui appartient simplement au patrimoine universel que nous a légué notre Grande Révolution ?
Notes de bas de page
1 Régis Bertrand, introduction à la journée d’études du 17 novembre 2004 de l’UMR Telemme.
2 Christine Peyrard, Introduction à « Révolution et minorités religieuses », Rives nord-méditerranéennes, n° 14, 2003, p. 15.
3 Cf. clichés photographiques de mai 2006.
4 Michel Vovelle et Régis Bertrand, La ville des morts. Essai sur l’imaginaire urbain contemporain d’après les cimetières provençaux, éd. du CNRS, Paris, 1983.
5 Malheureusement, en mai 2006, nous avons pu constater avec Michel et Monique Vovelle non point le vandalisme contre-révolutionnaire, mais la fracture totale de la pierre.
6 État civil d’Aix-en-Provence.
7 Op. cit.
8 « Agricolus », comme on écrit en terre pontificale. État civil d’Avignon.
9 Bernard Cousin, « Prénommer en Provence (XVIe-XIXe siècle) », Provence Historique, fasc. 212, mai-juin 2003, p. 193-224.
10 Mémoires de R. Levasseur (de la Sarthe) ex-conventionnel, Paris 1829-1831. Cf. l’édition de 1989 de Christine Peyrard, préfacée par M. Vovelle, aux éd. Messidor, Paris.
11 Christine Peyrard, « Portrait d’un jacobin méridional : Claude Payan en 1793 », Mélanges Michel Vovelle, PUP, Aix, 1997, p. 367-373.
12 Dr. Julian, « Agricol Moureau. Son influence sur le mouvement social et révolutionnaire de la ville de Beaucaire », Revue du Midi, novembre 1905.
13 Christine Peyrard, « La spéculation sur la vente des biens nationaux dans le Vaucluse », Provence Historique, 1996, p. 385-418.
14 Courrier d’Avignon, 10 brumaire an II, n° 234, p. 936.
15 Michel Vovelle, « Agricol Viala ou le héros malheureux », Joseph Bara (1779-1793), Paris, 1981, p. 63-82.
16 La mort de Bara. De l’événement au mythe. Autour du tableau de David, Catalogue du Musée Calvet, Avignon 1989.
17 Art. cit., p. 76.
18 À la Convention, le 11 ventôse an III, Courtois présente dans son rapport Moureau comme « un vil meneur de la société populaire » d’Avignon et le 4 messidor comme « l’adorateur de Maximilien, l’oncle heureux du fabuleux héros de la Durance, du petit Viala que son dieu avait agrégé par reconnaissance au collège sacré des divinités placées au Panthéon ».
19 Christine Peyrard, « Rigomer Bazin et Agricol Moureau : deux chefs d’opinion du parti républicain sous le Directoire ou l’impossible oubli de la République démocratique », La République directoriale, s.d. Ph. Bourdin et B. Gainot, Clermont-Ferrand, 1998, p. 379-400.
20 Christine Peyrard, « Du club à la chambrée », s.d. C. Charle, J. Lalouette, M. Pigenet et A.-M. Sohn, La France démocratique. Mélanges offerts à Maurice Agulhon, Paris, 1998, p. 211.
21 Christine Peyrard, « L’affaire du 26 pluviôse an V à Avignon ou la tradition révolutionnaire du peuple en armes », s.d. J. Bernet, J.P. Jessenne, H. Leuwers, Du Directoire au Consulat. Le lien politique local dans la Grande Nation, Lille, 1999, p. 55-70.
22 Préfecture de Police de Paris, AA 330, dossier Moureau.
23 Sous le pseudonyme de J. Ramuel, se disant « habitant de Bédouin », J.-J. Emeric publie à Paris en 1818, L’Homme rouge ou Agricol Moureau, jugé sur ses actions et ses écrits. Avec en exergue une citation du fameux rapport de Courtois où le président de la société populaire d’Avignon s’adressait à Payan et à Robespierre, l’auteur répond aux craintes exprimées par Moureau sur les prétentions pontificales dans ses Réflexions sur les protestations du pape Pie VII relatives à Avignon et au Comtat Venaissin, Paris, 1818.
24 Projet d’une loi spéciale, répressive des abus de la liberté de la presse, précédé de l’exposé de ses motifs, Paris, 1819, 72 p.
25 Cf. Mémoires de Levasseur, op. cit., p. 719-730.
26 Bibl. Inguembertine de Carpentras, Ms 2080.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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