Désirs d’archives. Comportements utilitaires et comportements scientifiques
p. 203-210
Texte intégral
1La création des Archives nationales (1790) et celle des Archives départementales (1796) sont évidemment essentielles à l’histoire de la sensibilité au patrimoine. Cependant, ces créations, si elles s’expliquent par le souci d’un régime neuf de se rattacher au passé, ne serait-ce que pour le récuser, ne se comprennent aussi que par des efforts antérieurs de classement des documents. D’autre part, classer des archives est une chose, les utiliser une autre. Perçoit-on, dès le XVIIIe siècle, le désir d’une utilisation des archives pour l’histoire, dans le contexte d’un temps qui découvre la notion de patrimoine, la spécificité et la dignité de la vieillesse, et qui pratique beaucoup la peinture d’histoire ? La création d’archives publiques dans les années 1790 conduit-elle à une accélération significative et rapide du nombre des travaux historiques ? Le Lyonnais, situé en pays de droit écrit et siège de multiples institutions productrices de documents, permet une réponse à ces questions.
2À partir du XIIe siècle, des archives de la ville de Lyon s’organisent dans un but éminemment politique puisqu’il s’agit de se protéger des comtes de Lyon et, plus généralement, de la tutelle ecclésiastique. Aussi le souci d’inventorier les titres est précoce : en 1406, une somme est allouée à Jean de Beaumont « pour avoir faict l’inventaire des lettres et aultres choses communes de la ville ès arches à Saint-Jacquême »1. Les délibérations consulaires font périodiquement état du soin apporté aux archives, transférées au milieu du XVIIe siècle dans l’actuel hôtel de ville. En 1626, en 1664, des inventaires sont rédigés. En 1705, André Perrichon, avec le titre de « garde scel du Consulat » est « requis à mettre les dites archives en bon ordre en la présence de celluy des Messieurs du consulat qui sera par eux choisi »2. Vingt-cinq ans plus tard, le Consulat constate que ses occupations ne lui ont pas « permis de donner au Sieur Perrichon le temps nécessaire pour être présent et assister à un arrangement qui devient d’autant plus nécessaire que les anciens inventaires sont très imparfaits »3. Le 17 août 1730, l’abbé Jean Benoist, prêtre et docteur en théologie, est nommé garde scel à temps plein et avec une pension annuelle de 2 500 livres. Mais, lorsque, en 1746, on constate que l’abbé Benoist est tombé en démence on souligne aussi que son travail est très peu avancé. On nommera dès lors un ancien consul gradué dont « la probité, l’habileté et l’expérience dans les affaires de la ville fussent reconnues pour le charger d’arranger lesdites archives ». Ce fut Marc-Antoine Chappe avocat, ancien échevin, bibliothécaire et substitut du procureur du roi en la juridiction de la police de Lyon. On choisit donc quelqu’un qui est bien au courant des affaires de la ville. La conception utilitaire des archives est évidente. De fait, Chappe, jusqu’à sa mort en 1782, rédigea un inventaire très précis et encore utile de nos jours. Son successeur Jean-Antoine Durand, désigné en 1783, avait aussi été avocat et échevin.
3D’autres institutions produisent des archives. C’est le cas de la sénéchaussée dont la compétence s’étend sur le Lyonnais et du présidial dont le ressort comprend aussi le Beaujolais et le Forez. Le palais de Roanne, qui est le siège de ces juridictions, comporte une salle des « grandes archives ». C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que l’on se préoccupe de recruter des préposés à la garde de ces documents. Souci tardif donc, mais qui se situe précisément au temps de l’intérêt porté au patrimoine. En 1775, la garde des archives est confiée au sieur Huet qui travailla peu et détourna quelque peu. En avril 1782, Veillas fut nommé commis greffier. Au début de la Révolution, il œuvrait encore à la remise en ordre du dépôt4. Hôtel-Dieu et Charité produisaient d’abondantes archives qu’il convenait de conserver avec soin. En effet, elles avaient trait aux familles (hospitalisations, enfants recueillis ou adoptés, vieillards hébergés) et à la gestion des nombreux bâtiments et domaines fonciers que la charité des Lyonnais leur avait procurés. La Charité notamment s’est beaucoup préoccupé de la gestion de ses archives, essentiellement dans le but de défendre ses droits. Un inventaire est dressé en 1669. Lorsque, au début des années 1740, son bureau se déplace pour rejoindre les bâtiments hospitaliers à l’est de Bellecour, un recteur, François Deschamps, établit un classement qui sera utilisé jusqu’au Second Empire. Il fait construire, outre une salle des Petites Archives pour les registres de délibérations et de comptabilité, une grande salle d’archives dotée de vingt-six somptueuses armoires. Une fois de plus le milieu du XVIIIe siècle est donc le temps d’une évolution. Car, d’un côté, il est bien vrai que ces multiples efforts consentis pour le classement des archives le sont dans un but de bonne gestion nécessitant de retrouver facilement les pièces pour traiter les « affaires ». En 1772 encore, on décide la confection d’un répertoire, c’est-à-dire d’un index, indiquant « dans quelle armoire, à quel râtelier et à quelle cheville du râtelier on a placé le sac où est renfermée la pièce qu’on veut voir »5. Mais, d’un autre côté, à partir du rectorat de François Deschamps, les archives servent à rédiger des historiques de l’institution6, à célébrer la mémoire des bienfaiteurs même pour les hoiries « liquidées depuis longtemps »7. Dans ces cas, ce nouvel état d’esprit est certes lié à l’action du recteur Deschamps. Mais, plus encore, c’est l’intérêt pour le passé et pour le patrimoine qu’il faut invoquer. C’est d’ailleurs l’époque où l’abbé Pernetti (1696-1777) travaille à ses Lyonnais dignes de mémoire (1757) et à son Tableau de la ville de Lyon (1760). Il a obtenu du consulat l’autorisation de consulter les archives de la ville8.
4C’est cependant surtout dans les archives privées qu’il faut traquer cette nouvelle curiosité pour la pièce d’archive document historique. Plusieurs académiciens puisent dans les archives de l’Académie de Lyon, fondée en 1700, pour écrire des mémoires historiques. Bollioud-Mermet notamment écrit une histoire de cette compagnie. Les archives religieuses enfin ont donné une impulsion essentielle et à l’archivistique et à la recherche historique. Cela tient largement au recrutement que les ecclésiastiques ont fait de commissaires feudistes9. On sait que ce terme désigne des spécialistes du droit féodal, souvent des notaires de formation, qui ont aussi des compétences d’arpenteurs en un temps où la triangulation permet désormais de bons relevés. Les dépôts effectués à l’époque révolutionnaire10 prouvent l’importance des fonds provenant des ordres, de l’archevêché, des chapitres, de certaines communautés religieuses. Souvent des inventaires avaient été régulièrement rédigés au cours des siècles. Au XVIIIe siècle, l’attention aux archives est stimulée par la tentation de réaction seigneuriale qui saisit bien des possesseurs de seigneuries et, en Lyonnais, beaucoup de seigneuries sont ecclésiastiques. Aussi, la fonction d’archiviste – temporaire ou fixe – s’est répandue dans ces milieux. Il peut s’agir d’un religieux envoyé par le chef d’ordre. C’est le cas du père Le Blanc qui inventorie les archives des Oratoriens. Plus souvent, ce sont des religieux de la maison qui occupent la fonction : Jean-François Garnier pour le chapitre Saint-Irénée, le prieur Justin chez les Feuillants, le père Bourrier pour la commanderie de Saint-Antoine et le père Ramette pour les Dominicains. Simon-André Ramette (1685-après 1722) passe la plus grande partie de sa vie religieuse au couvent des Jacobins de Lyon et il en rédige le Livre des Archives11. C’est un inventaire des documents classés par sacs, désignés par des noms de saints ou de bienheureux de l’ordre, accompagnés de lettres et de numéros ce qui forme un ensemble de quelque 13700 cotes. L’inventaire est certes d’abord utilitaire, mais pas seulement. Une part importante est consacrée aux sépultures que le couvent accepte dans son enceinte. Le travail du P. Ramette est ainsi utile à la défense des droits de la communauté. Mais en même temps, il accumule copies de titres, de pièces de procès… au point de constituer un répertoire des notables lyonnais. L’intérêt historique manifesté par l’auteur est ici évident.
5Les archivistes peuvent, enfin, être des laïcs recrutés à temps, aux termes d’un contrat12 qui définissait la rémunération et les tâches à accomplir : classement, établissement de répertoire, levée de plans, rénovation de terrier puisque ces recrutements sont souvent liés à la réaction seigneuriale. Benoît-Augustin d’Andelot, ancien notaire royal de Saint-Clément près Mâcon, « déchiffreur et commissaire aux droits seigneuriaux, archiviste », inventorie les titres de la collégiale d’Aigueperse en 1739. Devigo, commissaire feudiste, rédige en 1731 l’inventaire des titres de l’abbaye des Chazeaux13. Pierre Camille Le Moine est beaucoup plus connu. Il arrive à Lyon après avoir classé le fonds du chapitre cathédral de Toul. Il est engagé par le chapitre métropolitain Saint-Jean de Lyon l’année même où paraît sa Diplomatique pratique ou traité de l’arrangement des Archives et trésors des chartes14. Il consacre cinq ans, de 1765 à 1769, à sa nouvelle tâche, appliquant la méthode de travail exposée dans son manuel, notamment par le respect des inventaires précédents, l’utilisation des renvois, la réunion des copies aux originaux, le dépôt en un lieu secret des documents les plus précieux. Or Le Moine avait bien compris que les archives ne servent pas seulement à gagner un procès, à faire revivre de vieux droits en rénovant un terrier. Certes, il ne tint pas à Lyon le cahier qu’il préconisait dans sa Diplomatique pratique où devaient être notés tous les documents utilisables par l’historien faute de quoi les archivistes « rentrent dans la classe obscure des simples deffricheurs ». Mais il a une vive conscience de ce qu’est le document historique et il affirme que pour classer des archives, rénover un terrier, la première préoccupation est de se pencher sur l’histoire générale et particulière du lieu. Dans le chapitre III de son ouvrage, intitulé « Des notes historiques », il écrit : « si dans toute la France ceux qui travaillent aux Archives avoient soin de recueillir les traits historiques qu’ils rencontrent dans leur chemin, les Écrivains puiseroient dans des sources d’autant plus pures, que l’on n’a jamais pensé à les altérer, n’y ayant aucun intérêt, et qu’elles portent avec elles les caractères de vérité et d’impartialité, qui sont l’essence de l’histoire ». Aussi note-t-il ce qui lui paraît digne de mémoire. À la suite de la mention d’un registre d’audience du tribunal d’Anse au XIVe siècle15, il écrit : « On voit ici plusieurs traits propres à faire voir l’histoire des mœurs de cette province. Par exemple au f° 3 est une défense de l’an 1317 aux habitants d’Anse, les officiers du Chapitre exceptés, de porter des armes, épées ni couteau d’armes plus long qu’un demy pied et trois doigts ». Il préserve, d’autre part, les titres des longs procès soutenus par le chapitre contre la ville aux XIIIe et XIVe siècles à qui il donne pour titre : « Anciens procès avec la ville qui ne servent guère aujourd’hui que pour l’histoire »16. Cela étant, Le Moine admet les éliminations de documents inutiles. Il s’en justifie dans sa Diplomatique et dans le fonds de l’Ile-Barbe il ne conserve que les registres pour les absences et présences aux offices des années en 017. La méthode est couramment utilisée de nos jours ! Avec Le Moine, qui travailla encore à Lyon à l’inventaire des archives de Notre-Dame de La Platière, on a tout à la fois un commissaire feudiste au service du propriétaire de seigneurie et un des premiers archivistes-historiens tels que l’École des Chartes, bien plus tard, les formera. Sa Diplomatique est d’ailleurs aussi un manuel de paléographie, avec un répertoire d’abréviations qui a conservé toute sa valeur et un dictionnaire du « bas gallicanisme pour l’intelligence des chartes ». Elle affirmait ainsi la nécessité des sciences auxiliaires de l’histoire. Pour éminente qu’elle soit la personnalité de Le Moine n’est pas isolée. Battheney, qui s’intitule « archiviste et féodiste » est archiviste et généalogiste de l’ordre de Malte, rédigeant un inventaire en sept volumes. Il travaille aussi pour les chapitres d’Ainay, de Saint-Nizier, de Saint-Paul, pour les abbayes de Saint-Pierre et de la Déserte. Il procure, en 1775, sous le titre de L’archiviste françois ou Méthode sure pour apprendre à arranger les Archiveset défricher les anciennes Écritures, une seconde édition du Supplément à la « Diplomatique pratique » de M. Le Moine… qui datait de 1772.
6S’il est ainsi bien clair que la volonté de considérer des archives comme des documents historiques finit de s’affirmer dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il reste à dire comment, la notion d’archives publiques devenant une réalité, archives et histoire font route ensemble au temps de la Révolution. Une première constatation s’impose. Des commissaires feudistes tiennent une grande place au moment du transfert des documents vers les dépôts qui se créent. Cela confirme le rôle que cette profession joue dans la reconnaissance de la valeur patrimoniale des archives. La Poix de Fréminville est délégué pour inventorier les titres de l’administration du Franc-Lyonnais. À Lyon, le transfert des archives se fait aux Feuillants, dépôt d’archives du district de Lyon. L’opération est menée au printemps 1791 avec l’aide de Blachier et Ferrand, deux commissaires feudistes18. Pierre Blachier, commissaire en droits seigneuriaux, avait travaillé pour les deux hôpitaux lyonnais et pour plusieurs couvents. Il a été expert pour procéder aux estimations de biens nationaux19. En mai 1795 il sera nommé archiviste du district. André Ferrand, qui est Receveur des Domaines nationaux, est commis à le remplacer en cas d’absence et il est logé dans le dépôt à des fins de surveillance. En pluviôse an IV les officiers de la municipalité sont accompagnés de Blachier pour le « brûlement » des terriers. Les documents qui échappent aux rigueurs de la loi ainsi que « tous les plans de terrains ou communes pouvant servir au nouveau cadastre » sont remis à Blachier20. En 1796, les districts sont supprimés et les Archives départementales étant créées, ce fut encore Blachier qui remit les archives au département du Rhône.
7Les différentes péripéties qui marquent alors le destin des archives laissent-elles la place au souci d’utilisation pour l’histoire des documents ? La réponse ne peut être que nuancée. Il convient de rappeler d’abord que, avant 1796, ce qui intéressait les nouveaux pouvoirs publics c’étaient les papiers constituant titres. On œuvrait surtout en fonction de la vente des biens nationaux. Et les historiens savent bien la déception si souvent ressentie à la consultation des séries G et H : on y rencontre plus de procédures et de titres que de témoignages sur la vie spirituelle parce que les documents relatifs à cette dernière ont été épargnés par la saisie. Ajoutons que les archives étant surtout considérées comme titres de propriété de biens nationaux il y eut des échanges entre les districts intéressés ce qui conduisit à morceler des fonds. Inversement, il faut bien rappeler que la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794) qui organise les archives publiques prescrit (article 12) la conservation des « chartes et manuscrits qui appartiennent à l’histoire, aux sciences et aux arts, ou qui peuvent servir à l’instruction ». Bien entendu, compte tenu des conceptions historiques du temps, c’étaient des documents exceptionnels seulement qui étaient considérés comme utiles à l’histoire. En janvier 1795, le Directoire de la commission temporaire des arts écrivait, non sans confusions, aux administrateurs du district de Lyon :
« Citoyens, dans le trésor des Chartes de la ci-devant métropole, on conservait, en 1767, deux diplômes de Frédéric II que le pape Adrien IV fit déposer dans un concile du XIIIe siècle, avec les bulles ou sceaux en or de la chancellerie impériale. Vous êtes invités à donner à la commission les renseignements que vous pouvez avoir sur ce diplôme et les moyens qui ont été pris pour sa conservation »21.
8D’autre part, la notion d’utilité à l’histoire pouvait aussi être politique. Le ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau, en décembre 1798, écrit au département du Rhône pour lui demander d’extraire des bibliothèques et archives les cartulaires des établissements religieux pour les envoyer à la Bibliothèque nationale et il s’exprime ainsi :
« Ces titres, fruits des siècles barbares, se lient trop essentiellement à leur histoire pour pouvoir en être distraits. Il faut qu’ils attestent à la postérité ce que l’ambition et l’artifice des Corporations privilégiées ont obtenu de la crédule ignorance de nos pères, et qu’ils lui fassent apprécier l’heureuse révolution qui s’est faite dans l’Esprit humain »22.
9Quel est le comportement des premiers utilisateurs des archives publiques ? C’est parfois un comportement de collectionneur peu scrupuleux. Le relatif abandon dans lequel sont laissés les dépôts favorise des « emprunts » qui deviennent définitifs lorsque les héritiers des « emprunteurs » vendent. Mais il y a aussi naissance du type social de l’érudit local, voire de l’historien local. Plusieurs facteurs font qu’à Lyon le goût pour le passé s’affirme. C’est ici que le style troubadour naît chez les peintres, au temps du Consulat. Le souvenir du passé de la commune, celui du siège qui avait opposé Lyon à Paris, l’éclat de l’Église de Lyon et de sa liturgie portaient ce goût de l’histoire. Quelques exemples d’érudits l’illustreront23.
10Dans une ville qui, sous l’ancien régime, n’avait pas connu d’université, le rôle d’amateurs qui échangent leurs connaissances dans des sociétés savantes (Académie, Société littéraire, Société d’Agriculture…) est essentiel. L’abbé Jean-Nicolas Sudan, qui est quelque temps le garde des Archives municipales, publie ainsi, en 1814, une brochure Recherches sur le retour de la ville de Lyon à la monarchie sous Henri IV. La date dit suffisamment qu’il s’agit d’une œuvre de circonstance, mais c’est aussi la première étude historique véritablement puisée aux archives. Mélange d’utilitaire et de scientifique ! Il y a plus important avec le lien qui s’établit entre statistique et histoire. Des ministres comme François de Neufchâteau ou Chaptal sont très férus de statistiques et en exigent des préfets. La statistique est en effet liée à l’affirmation de l’État. D’autre part Lyon avait porté beaucoup d’attention à la statistique démographique dès la seconde moitié du XVIIIe siècle24. Les travaux de Messance, subdélégué général de l’intendance, avaient été remarqués en 176625. L’abbé Lacroix avait suivi dans les années 177026. La statistique mène toujours à l’histoire et Messance avait su faire remonter sur un siècle ses Recherches sur la population. Plus que par Delandine (1767-1820) et son Almanach civil, politique et littéraire de Lyon et du département du Rhône, pour l’an VI, c’est par Nicolas-François Cochard (1763-1834) que ce lien est réaffirmé. Ce dauphinois d’origine, très impliqué dans les sociétés savantes, a une longue carrière administrative jusqu’en 1815. Conseiller de préfecture dès 1800, à ce titre chargé du contrôle des Archives départementales, il a toute facilité pour consulter les documents. À partir de 1812, il publie des « notices statistiques » consacrées à diverses localités. Démographie, histoire, coutumes, langue sont étudiés sur le terrain comme dans les archives. Au reste, dans sa Notice historique sur la vie et les ouvrages de Barthélémy Aneau, principal du collège de la Trinité à Lyon, dans le milieu du XVIe siècle et sur les circonstances de son assassinat, Cochard déplore « que la plûpart des écrivains ne se donnent pas la peine de recourir aux sources » et plaide pour que l’histoire ne soit pas un « roman convenu »27. Et Jean-Baptiste Dumas, dans son Éloge historique de Nicolas-François Cochard (Lyon, 1854), évoque « ces amas confus de papiers… au milieu desquels il passait des journées entières ». Plus encore, le 1er novembre 1824, avec le soutien du préfet, Cochard publia le premier numéro des Archives historiques et statistiques du département du Rhône. On s’y intéresse à la démographie, à l’économie, à l’histoire, à la littérature. C’est la première revue lyonnaise à ouvrir largement ses colonnes à des études historiques de première main, stimulant ainsi l’histoire locale. Dès lors le type social et intellectuel de l’historien local s’affirme. La « statistique » s’efface au profit de l’histoire locale. Antoine Péricaud (1782-1867), bibliothécaire de la ville, la représente bien. Son recueil de Notes et documents pour servir à l’histoire de Lyon, publié de 1838 à 1846 et toujours utilisable, symbolise le triomphe de l’utilisation de l’archive pour une histoire critique du passé lyonnais. La Revue du Lyonnais, créée en 1835 par l’imprimeur Léon Boitel, fournissait d’autre part le moyen de publier les travaux scientifiques. Il manquait encore deux outils indispensables à une histoire locale de qualité : les publications de textes et les inventaires d’archives. Sous le Second Empire, les chartistes les fournirent. Mais c’est déjà une autre histoire.
11Au terme de ces quelques pages il faut bien avouer quelque embarras. Convient-il d’affirmer que l’utilisation scientifique des archives résulte de la sensibilisation due à l’action des premiers archivistes qui furent notamment des commissaires feudistes ? On pourra alors ajouter que la découverte du patrimoine, en germe au moins depuis les années 1750, a fait le reste, et conclure à une évolution rationnelle qui fait éclore une histoire soucieuse avant tout d’exploitation scientifique des sources archivistiques. Ou bien faut-il plaider le rôle de l’événement et du hasard ? Des événements révolutionnaires qui mettent à la disposition du public une immense documentation sur l’ancien régime et qui, à Lyon, exaltent, après 1793, la spécificité de l’histoire lyonnaise ? Du hasard qui fait qu’un conseiller de préfecture se passionne pour la « statistique » telle qu’on l’entend alors, qu’il fonde une revue qui permet l’éclosion de véritables recherches historiques menées de première main ? Ce n’est pas dans le domaine intellectuel et patrimonial que l’historien a le moins de mal à rendre compte des comportements. Et on sait combien cette constatation pèse sur l’organisation de la recherche en sciences humaines.
Notes de bas de page
1 L. Niepce, Les archives de Lyon, Lyon, 1875, p. 99. Le consulat se réunit alors dans la chapelle Saint-Jacques.
2 A. M. Lyon, BB 406.
3 Ibidem, II TR 81. R2.
4 A. D. Rhône, 1 L 1079.
5 Archives Hospices civils de Lyon. Charité, D 22. Voir aussi D 9 sur le souci de bien connaître les fondations dans un but économique.
6 Ibidem, D 10, D 16.
7 Ibidem, D 14.
8 A. M. Lyon, BB 314, fol. 210.
9 J.-P. Gutton, « Commissaires feudistes en Lyonnais et en Beaujolais au XVIIIe siècle », Populations et cultures. Études réunies en l’honneur de François Lebrun, Rennes, 1989, p. 187-194.
10 A. D. Rhône, 1 L 1079, 2 L 143.
11 M. Cormier, L’ancien couvent des dominicains de Lyon, Lyon, 2 vol. , 1898, 1900.
12 Exemples de contrats passés avec des archivistes par le chapitre Saint-Jean de Lyon : A. D. Rhône, 10 G 1790 à 10 G 1793.
13 L. Niepce, Les archives de Lyon, Lyon, 1875, p. 645-646.
14 Metz, 1765, VIII-396 p., 12 pl. La liste des souscripteurs en tête du livre comporte essentiellement des ecclésiastiques ou des institutions ecclésiastiques. Avant Le Moine, le chapitre primatial avait déjà eu des archivistes et notamment le commissaire feudiste Javard. Sur Le Moine voir P. Delsalle, « L’archivistique sous l’ancien régime, le trésor, l’arsenal, et l’histoire », Histoire, Économie et Société, 1993, n° 4, p. 447-472.
15 A. D. Rhône, 10 G 17, p. 127.
16 A. D. Rhône, 10 G 7, p. 175.
17 Ibidem, 10 G 3399 à 10 G 3407. Le fonds de l’abbaye, puis chapitre, de l’Ile-Barbe a été traité par Le Moine car, en 1743, cet établissement avait été rattaché au chapitre primatial.
18 Ibidem, 2 L 143.
19 Ibidem, 1 Q 51.
20 Ibidem, 1 L 1079.
21 A. D. Rhône, 2 L 145. H. Hours et R. Lacour, Archives départementales du Rhône. Répertoire numérique détaillé des sous-séries 1 G à 10 G, Lyon, 1959, p. VI.
22 A. D. Rhône, 1 L 1072.
23 H. Hours, « Le département à la découverte de son histoire », Le Rhône. Naissance d’un département, Lyon, 1990, p. 235-243.
24 L. Trenard, Histoire sociale des idées. Lyon de l’Encyclopédie au Préromantisme, Paris, 2 vol. , 1958. G. Cuer, « Préfets enquêteurs dans le département du Rhône au début du XIXe siècle », Cahiers d’Histoire, 1995, n° 1, p. 47-73.
25 Messance, Recherches sur la population des généralités d’Auvergne, de Lyon, de Rouen et de quelques provinces et villes du royaume, avec des Réflexions sur la valeur du blé, tant en France qu’en Angleterre, depuis 1674 jusqu’en 1764…, Paris, 1766.
26 Lacroix (abbé de), État des baptêmes, des mariages et des mortuaires de la ville et des faubourgs de Lyon, pendant vingt-cinq années, depuis 1750 jusqu’en 1775, par un des M. M. de l’Académie de Lyon, Lyon, 1776.
27 B. M. Lyon, Ms 2381 (18) du fonds général, manuscrit de 14 pages. B. Aneau est un principal du collège de la Trinité assassiné au temps des troubles religieux. « roman convenu » est souligné dans le texte de Cochard.
Auteur
Université Lyon II - UMR 5190 LARHRA
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