La religion dans l’opéra romantique italien : source de pouvoir ou ultime refuge ?
p. 191-199
Texte intégral
1Longtemps négligé comme outil pour l’étude des représentations, l’opéra commence à inspirer certains travaux. Sa place reste néanmoins minime eu égard à la richesse de la source. Hervé Lacombe souligne la rareté des rencontres entre l’opéra et l’histoire, affirmant la nécessité pour ces deux disciplines d’entretenir des liens scientifiques forts1. Ainsi, lorsque la question « Religion et culture de 1800 à 1914 » a récemment été mise aux concours d’enseignement d’histoire, les ouvrages parus à cette occasion ont peu abordé le domaine musical, avec quelques exceptions, en particulier un article d’Yves Bruley sur « Opéra et religion au XIXe siècle »2 que nous évoquerons plus loin. Outre les manques de bases en techniques musicales de la majorité des historiens qui leur font craindre d’aborder cet art, l’opéra est peut-être aussi victime de sa réputation actuelle d’art élitaire. Pourtant, le théâtre lyrique est au XIXe siècle un art à la fois bourgeois et populaire, en particulier en Italie, donc un bon révélateur des mentalités d’une société. L’opéra peut être considéré comme un outil privilégié de l’étude des représentations car c’est un « art mimétique qui décalque la société ambiante et interprète de celle-ci les traits majeurs », ainsi que l’observe Philippe-Joseph Salazar3. Pour ce sociologue, étudier l’opéra permet d’accéder non seulement à une conception des passions humaines mais aussi à un ordre du monde, à des idéologies qui caractérisent la culture européenne.
2Les programmes successifs de l’umr telemme portant sur des questions culturelles4, dans lesquels il faut souligner le rôle fondamental de Régis Bertrand, ont permis d’aborder cette thématique par le biais de communications et de participations à des ouvrages collectifs5. L’intérêt provoqué par ce nouveau chantier a amené de nombreux étudiants à y participer dans le cadre de maîtrises et DEA, puis Masters, une thèse est en cours6.
3La religion semble tenir une place importante dans l’opéra romantique italien : prières célèbres de Tosca, de Norma, de Desdémone, grandes mises en scène comme l’Autodafe dans Don Carlos, références fréquentes à Dieu de la part des héroïnes et des héros, présence presque constante de l’Au-delà en témoignent. Mais c’est une vision contrastée qui se dégage des œuvres des grands compositeurs italiens du XIXe et du début du XXe siècle. Le corpus a été constitué d’œuvres de Donizetti, Bellini, Verdi, Giordano et Puccini. Après bien des débats, de nombreux musicologues aboutissent à l’idée qu’il ne peut y avoir de définition précise de l’opéra romantique. Il sera envisagé, ici, dans une acception large mettant en valeur l’expression directe du sentiment personnel, la prédominance de la sensibilité sur la raison. De ce fait, Puccini, bien que souvent rattaché au mouvement vériste, a été intégré à cette étude ; d’autant que certains musicologues considèrent qu’il se distingue de l’esthétique vériste et que son lyrisme le place dans le prolongement du wagnérisme…
4Dans ces œuvres, dominent à la fois une représentation très critique du pouvoir religieux qui contribue à la destinée malheureuse des héros et des héroïnes romantiques et l’expression d’une forte religiosité, surtout de la part des femmes. Ce sont ces différentes conceptions de la religion que nous allons essayer d’analyser ici.
La religion, source de pouvoir
5Le Clergé qui tire son pouvoir de la religion est fréquemment présenté comme source d’oppression, ainsi l’Inquisition dans Don Carlos. Verdi adhère à la vision romantique de l’Inquisition ; il présente une Église qui domine le pouvoir politique dans l’Espagne de Philippe II. Le Roi et le Grand Inquisiteur s’affrontent en une scène célèbre7. Le Grand Inquisiteur, bien qu’il soit un vieillard de 90 ans aveugle, l’emporte dans ce magnifique duel de basses, voix symboles du pouvoir. Le Roi l’a fait venir pour lui demander l’appui de l’Inquisition dans sa volonté de punir de mort son fils qui a osé le défier publiquement en prenant parti pour les hérétiques flamands. Derrière cette explication officielle, le Roi reproche également à Don Carlos d’être aimé de la Reine. L’Inquisiteur lui accorde volontiers la tête de Don Carlos, mais veut obtenir également celle du marquis Da Posa qui partage les idées de Don Carlos mais est apprécié du Roi. C’est sur le sort du marquis que les deux hommes s’affrontent violemment. Au cours de la dispute, c’est en évoquant l’ombre du prophète Samuel que l’Inquisiteur amène le Roi à s’excuser8. Une phrase révélatrice de Philippe II clôt ce duo : « Pourquoi le trône doit-il toujours plier devant l’autel ? » Ici, Verdi suit l’idéologie qui se dégage du drame de Schiller qui inspire l’opéra. Schiller a, en effet, voulu écrire un drame révolutionnaire dirigé principalement contre la tyrannie exercée par l’Église sur les consciences. Dans la pièce, qui date de 1805, l’accent est mis sur l’enjeu que représente l’affranchissement des Pays Bas qu’il s’agit de soustraire à la tyrannie que font peser sur eux l’Espagne et l’Inquisition. Au-delà de la liberté des Flamands, Da Posa et Don Carlos rêvent d’une ère de liberté et de bonheur, à l’opposé de la « paix de cimetière » (terme repris dans l’opéra par Da Posa) que fait régner Philippe II sur ses États. Philippe II, un instant gagné par l’éloquence et la personnalité de Da Posa, se rejette dans les bras de l ‘Église. Dans la pièce, comme dans l’opéra, l’Inquisition est présentée comme une puissance occulte et formidable.
6C’est donc une vision noire de l’Église qui est présentée. Elle atteint son apogée dans la scène de l’Autodafe où les moines chantent le glas des hérétiques9. Mais ce clergé et sa religion de terreur ne représentent pas la volonté divine et lorsque les hérétiques flamands meurent sur le bûcher, une voix céleste s’élève au-dessus de toutes les autres promettant la paix dans l’autre monde à tous ceux qui ont souffert ici-bas. Cette dénonciation d’un clergé qui n’incarne pas la religion mais se sert de son pouvoir pour le mal est caractéristique de l’œuvre de Verdi.
7Dans Aïda, Ramfis et ses prêtres dominent l’opéra. Les chœurs de prêtres et de prêtresses reviennent régulièrement pendant le déroulement de l’action Comme dans Don Carlos, le roi n’a pas la réalité du pouvoir. Ce sont les prêtres qui condamnent Radamès, coupable de trahison par amour, qui referment la dalle et retranchent le couple d’amants de la société. Dans leur royaume, il n’y a pas de place pour l’amour, pour l’individu. Même Amnéris, la fille du Pharaon, se heurte à la domination des prêtres, et les maudit, appelant la vengeance des Dieux sur leurs propres ministres :
« Race maudite ! Anathème sur vous !
La vengeance du ciel descendra sur vous ! »10
8Le couple souligne le pouvoir mortifère des prêtres qui invoquent Ptah :
« Aïda :
Comme ce chant est triste !
Radamès :
C’est l’allégresse des Prêtres !
Aïda :
Notre hymne de mort… »11
9Dans Tosca, le baron Scarpia, chef de la police romaine, se sert de la religion pour asseoir son pouvoir, mais aussi pour satisfaire sa luxure12. Le jacobin Cavaradossi dénonce Scarpia comme un « satyre bigot qui affine par les pratiques dévotes sa frénésie de débauche et lui-même instrument au talent lubrique se fait le confesseur et le bourreau à la fois »13. Scarpia, lui-même, se considère comme un être tout puissant auquel nul ne peut résister. Son besoin de domination l’amène à servir les intérêts de la réaction, de l’Église bien qu’il soit un libertin.
10Dans la scène du Te Deum14, la musique déploie toute sa force avec un fort effet de dramatisation, le monologue de Scarpia se superposant à la cérémonie religieuse « Va Tosca ! Scarpia s’est introduit dans ton cœur ». Il s’interrompt pour saluer le Cardinal avec une révérence hypocrite puis reprend son propos : il veut envoyer Cavaradossi à la mort et séduire Tosca. Pour la posséder, il renoncerait même au ciel. Ayant prononcé ces paroles, il s’agenouille et se joint au Te Deum. Ce final, extrêmement élaboré, qui fournit à l’acte une fin impressionnante, est dominé par la silhouette sinistre de Scarpia.
11Même lorsqu’ils sont sincères, les prêtres ont tendance à se servir de leur pouvoir au service de ce qu’ils pensent être l’intérêt de la religion et à combattre pour les normes sociales. Ainsi, dans Lucia di Lamermoor, le prêtre Raimondo, pieuse basse, fait céder l’héroïne. Il invoque la valeur du sacrifice, le souvenir de sa mère morte, pour lui faire accepter l’époux que son frère lui destine alors qu’elle en aime un autre :
« Offre-toi, Lucia, comme victime
Pour le bien de ta famille,
Le ciel se souviendra D’un tel sacrifice…
Si la pitié des hommes
Ne te fut pas donnée,
Il est un Dieu au ciel
Qui séchera tes pleurs… »15
12Il déclenche ainsi l’enchaînement qui mènera à la folie de Lucia, à sa mort après qu’elle ait tué son époux et au suicide de celui qu’elle aimait.
La religion, une aide pour les désespérés ?
Pas de secours sur cette terre
13Dans de nombreux opéras, les innocents demandent secours à Dieu, se confient à lui, espèrent en lui. Force est de constater qu’ils n’obtiennent pas de secours sur cette terre et que, comme presque tous les héros romantiques, ils sont voués au malheur et à la mort. Ainsi, dans le Trouvère, Manrico a beau invoquer « Dieu qui confond les impies et qui est son secours », sa fin sera inéluctablement tragique. De même Léonora n’a aucun succès quand elle essaie d’obtenir la pitié du comte, au nom de Dieu. Dans Otello, Desdémone prie la Vierge, implore la pitié de Dieu, mais son innocence et ses prières n’empêchent pas son mari jaloux de la tuer. Dans sa célèbre prière Tosca ne peut que constater que Dieu l’a abandonné malgré sa piété, sa charité et sa dévotion particulière à la Vierge.
14Le clergé et l’Église officielle n’apparaissent pas comme des recours, même pour le salut dans l’Au-delà assuré par l’amour. L’idée que les morts veillent sur les vivants qu’ils ont aimés, que l’amour est toujours plus fort que la mort, est parfois affirmée. S’il y a peu de médiateurs religieux terrestres, la croyance aux intercesseurs célestes est affirmée. Ainsi, retrouve-t-on une religiosité sentimentale, loin de la doctrine orthodoxe.
15Dans un ultime sacrifice, Violetta affirme qu’une fois morte elle priera pour Alfredo et son éventuelle future femme. Gilda pense rejoindre sa mère au Ciel et y prier pour son père. Néanmoins, quand les vivants appellent les morts à l’aide, l’intervention est rarement efficace sur cette terre. Pour Rigoletto, ce Dieu qui détourne sa « juste » vengeance pour lui arracher sa fille est terrible. Les malédictions semblent, en effet, plus efficaces que d’éventuels secours venus de l’Au-delà.
L’entrée en religion comme refuge ?
16Lorsqu’il s’agit de s’enfermer dans un cloître, l’Église n’est plus considérée comme source de pouvoir sur la société, mais au contraire, retrait de cette dernière. L’entrée en religion peut être vécue comme une issue à une vie terrestre considérée comme « invivable ». Clôture ou tombeau participent de la même renonciation au monde matériel.
17Dans La force du destin, les deux amants, séparés par la mort du père de Léonora lors de sa tentative de fuite avec Alvaro, entrent chacun de leur côté en religion. Léonora se sent coupable de la mort de son père qui l’a maudite. Alvaro a perdu celle qui l’aime et c’est un métis qui n’a pas de place dans la société espagnole du XVIIIe siècle.
18Dans Le Trouvère, quand Léonora croit mort celui qu’elle aime, elle décide de prononcer ses vœux pour échapper à l’amour du comte et parce qu’elle considère que la vie n’a plus rien à lui apporter :
« La terre n’a pas pour moi
Un sourire, un espoir, une fleur ! »16
19Le chœur des religieuses met en valeur une vision négative de l’entrée en religion, le rejet de la vie terrestre :
« Ah, si l’erreur aveugle tes regards, ô fille d’Ève,
Au seuil de la mort, tu verras
Que ce fut une ombre, un rêve ;
Plus encore : l’ombre d’un rêve,
Que l’espoir d’ici-bas ! »17
20Ce retrait du monde est le prélude à la délivrance suprême, dont on espère qu’elle réunira les amants séparés par la société ou la mort prématurée de l’un des deux.
« Après les jours de pénitence,
Parmi les élus
Il pourra m’unir à mon amour perdu ! »18
21En effet, l’entrée en religion par rejet de la vie ne suffit pas à apaiser les souffrances terrestres, seule la mort le permet.
22Dans la Florence de la fin du XVIIIe siècle, Angélique19, une jeune fille noble, est condamnée par sa famille à prendre le voile après une aventure amoureuse qui lui a laissé un enfant. Cloîtrée, sans nouvelles de ce fils dont elle a été séparée à la naissance, elle s’empoisonne pour le rejoindre en apprenant sa mort. Au moment de mourir, l’ampleur de sa faute lui apparaît. Elle supplie la Vierge, qui est mère, de lui pardonner et quitte la terre transfigurée par un miracle : la statue de la madone s’est animée et l’enfant qu’elle portait dans ses bras est celui de la religieuse ; la scène se passe dans une lumière céleste où résonne le chœur des anges. Malgré une description d’une vie monastique naïve et sereine, la mort est la seule véritable délivrance car elle permet de retrouver ceux que l’on aime.
23De même dans La force du destin, Léonore constate qu’elle a demandé vainement la paix à Dieu et que seule la mort peut la lui procurer :
« O Dieu, mon Dieu, fais que je meurs : seule la mort peut me donner la paix.
C’est en vain que cette âme, proie
D’une douleur pareille, espérait ici le calme »20
La mort, ultime refuge
La paix de la mort
24Lorsque les situations sont sans issue sur terre, la mort, avec la perspective du bonheur éternel paraît comme l’ultime refuge. Ce bonheur n’est même pas toujours évoqué. Ainsi, dans Don Carlos, Élisabeth de Valois ne souhaite que « la paix » de la mort. La fin de Simon Boccanegra traduit le pessimisme de Verdi. Tout le monde est réconcilié à la mort du doge, il obtient le pardon de Fiesco, le père de celle qu’il a aimée et qui est morte, mais celui-ci constate que « toute joie sur terre est un charme mensonger »21.
25La mort sublime permet aux héros romantiques d’échapper aux bornes de la société, aux malheurs de la vie réelle. Aïda ne retrouve la sérénité que lorsqu’il n’y a plus de vie possible, le souhait de la mort ne cesse de revenir dans son chant dès le début de l’œuvre. Les héroïnes sont d’ailleurs souvent présentées dès le départ comme des créatures célestes peu faites pour le monde matériel et ses réalités. La « céleste » Aïda meurt « si pure et belle ».
26L’héroïne et le héros romantiques, aux âmes exaltées et mélancoliques, sont inadaptables à la vie réelle, comme le soulignait Madame de Staël. Néanmoins, les héroïnes d’opéra, si elles finissent par être dégoûtées de l’existence et tournent leurs sensibilités blessées par le malheur vers l’espérance dans un monde meilleur et éternel, ne semblent pas toujours avoir de telles exigences de jouissances surnaturelles au départ. C’est une impossibilité objective de vivre heureuses sur terre qui les conduit à se réfugier dans l’espoir d’une autre vie. Certes, elles sont parfois en partie responsables de leurs destinées malheureuses, mais le plus souvent elles sont causées par la société ou, même, par l’action du « méchant baryton » qui se consacre à empêcher l’amour du ténor et de la soprano.
La justification par la mort
27Cette mort précoce peut aussi avoir un caractère d’expiation qui permet d’espérer le pardon dans l’Au-delà. C’est le cas de Gilda dans Rigoletto, de la Traviata, de Norma, d’Aïda, de Madame Butterfly22. Celles qui ont péché par amour pensent être sauvées par cet amour, même s’il est condamnable selon les normes sociales et religieuses, comme Gilda sûre d’aller au ciel malgré ses « péchés », car au fond, leurs âmes sont pures.
28Dans La Force du destin, Leonora est, selon le père supérieur, « sanctifiée par son martyr ».
29La souffrance sur cette terre et la mort injuste sont compensées par la promesse d’une vie éternelle heureuse. Selon le Supérieur, Dieu
« … qui est juste et saint…
conduit à l’éternelle joie
par un chemin de pleurs »23
La réunion des amants
30Par ailleurs, dans l’opéra, les amants sont persuadés d’aller au ciel ensemble : l’ange de la mort les emporte hors de cette vallée de larmes vers la joie éternelle. Dans Aïda, la tombe où sont enfermés les amants est l’antichambre du Paradis. Cette croyance en un Au-delà heureux conduit à une représentation de la mort, certes émouvante, mais magnifiée : on meurt en chantant sa joie aussi bien dans Aïda que dans Norma24 où les amants montent au bûcher en chantant qu’ils sont heureux, ainsi que dans Andrea Chenier25 où ils montent à l’échafaud en chantant « Vive la mort ensemble ».
31Dans Lucia di Lammermoor, l’idée que Dieu n’unira qu’au Ciel les amants est très présente. Dès le premier acte, Lucia qui attend Edgardo a des présages en ce sens. La rencontre où les amants se promettent fidélité se passe près d’un tombeau. Dès qu’on veut la forcer à en épouser un autre, Lucia est prête pour la mort, réclamant la tombe quand son frère lui parle de couche nuptiale. Quand Edgardo découvre sa trahison supposée, lui aussi n’aspire plus qu’à la mort. Aucun des deux n’a plus d’espérance sur terre. Quand la folie fait mourir Lucia au monde avant de mourir réellement, elle dit qu’elle priera pour Edgardo une fois au ciel où elle ne doute pas d’aller malgré le meurtre de son mari. Elle y attendra celui qu’elle aime :
« Quand tu m’y rejoindras,
Le ciel deviendra beau pour moi »26
32Avant de savoir que Lucia lui avait conservé son amour Edgardo souhaite la mort, dès qu’il apprend la vérité, il ne désire plus que la rejoindre au ciel et se suicide :
« Si nous fûmes séparés sur terre
Que Dieu nous unisse au ciel »27
33On rejoint ici, des thèmes du théâtre romantique, ainsi la fin de Chatterton de Vigny où le héros se suicide « O mort, ange de délivrance, que ta paix est douce ! ». Celle qu’il aime en meurt et le Quaker conclut : « Oh ! Dans ton sein ! dans ton sein seigneur ! reçois ces deux martyrs ».
Conclusion : la religion contre l’Église ?
34Si le romantisme doit bien être replacé dans une période de renouveau religieux avec sa quête d’absolu, son rejet de la matérialité de l’existence, les thèmes qui reviennent dans l’opéra romantique italien ont certainement une proximité plus grande avec les formes de religiosité populaire qu’avec la doctrine, ce qui a conduit certains auteurs à contester le caractère catholique de la religion de Verdi. Ainsi, Yves Bruley affirme-t-il que cette « religion toute païenne ne doit plus au catholicisme que quelques lieux, mots, formes. Elle est à l’image d’une génération qui cherche sa religion à tâtons, sans trop l’avouer, s’accrochant à un romantisme religieux sentimental et invertébré »28. Certes, nous sommes loin des traités de théologie, mais l’impression qui domine dans ces œuvres, celle d’une vallée de larmes terrestre dont la consolation viendra dans l’Au-delà, est tout de même profondément enracinée dans un sentiment religieux qui est peut-être davantage celui du peuple que des autorités ecclésiastiques du XIXe siècle. Certaines des études parues dans Les narrations de la mort semblent décrire le même type de religiosité. Les épitaphes sur les tombeaux français du XIXe siècle étudiées par Régis Bertrand, comme : « jeunes époux si bien unis sur terre, Dieu vous a rappelés à lui pour ne plus vous séparer » sont là pour en témoigner29. On y voit également les morts attendre les vivants au ciel, en particulier les époux survivants. Ici aussi, selon Régis Bertrand, on assiste à « l’extériorisation des sentiments » et à « l’aveu de convictions religieuses fait en dehors du contrôle systématique du clergé »30. Ici aussi, les sensibilités sont marquées par une grande confiance dans le bonheur dans l’Au-delà (« nous nous retrouverons au Ciel ») et dans la capacité d’intercession des êtres aimés. Ce qui nous ramène à notre propos initial, l’opéra du XIXe siècle ne représente-t-il pas, finalement, assez fidèlement les sentiments de la société occidentale de son époque ?
Notes de bas de page
1 Hervé Lacombe, « Histoire et opéra » Histoire, Économie et Société, « L’opéra à la croisée de l’histoire et de la musicologie », avril-juin 2003, p. 147-151.
2 Yves Bruley, « Opéra et religion au XIXe siècle », Religion et culture de 1800 à 1914, sous la direction d’Hélène Fréchet, Éditions du Temps, 2001, p. 313-334.
3 Philippe-Joseph Salazar, Idéologies de l’Opéra, Paris, PUF, 1980.
4 Cultures méridionales, espaces, pratiques, représentations, sous la direction de Bernard Cousin puis de Régis Bertrand et Jean-Noël Pelen de 1998 à 1999, Représentations sous la direction de Régis Bertrand et Jean-Noël Pelen de 2000 à 2003, Trajectoires individuelles, constructions culturelles sous la direction d’Anne Carol et Martine Lapied de 2004 à 2007.
5 Martine Lapied, « L’exécution dans l’opéra romantique italien », L’exécution capitale. Une mort donnée en spectacle XVIe-XXe siècle, Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Publications de l’Université de Provence, collection Le temps de l’histoire, 2003.
- « Monstres de méchanceté, bossu difforme : les représentations de la monstruosité morale ou physique dans l’opéra romantique italien », dans Le monstre humain. Imaginaire et société, Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Publications de l’Université de Provence, collection Le temps de l’histoire, 2005.
- « La mort de l’héroïne, apothéose de l’opéra romantique », dans Les narrations de la mort, Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Publications de l’Université de Provence, collection Le temps de l’histoire, 2005.
6 Recherche menée par Alexandre Lhaa sur l’exotisme dans les opéras italiens du XVIIIe siècle au début du XXe siècle.
7 Giuseppe Verdi, Don Carlos, Acte IV, Scène II.
8 Samuel sacra Saül roi, puis David, secrètement, quand Saül eut été rejeté par Dieu.
9 Cf. Martine Lapied, « L’exécution dans l’opéra romantique italien », L’exécution capitale, op. cit.
10 Guiseppe Verdi, Aïda, Acte IV Scène I ; traduction Georges Farret, L’Avant-Scène Opéra, 1993.
11 Aïda, Finale du quatrième acte.
12 Cf. Martine Lapied, « Monstres de méchanceté, bouffon difforme : les représentations de la monstruosité morale ou physique dans l’opéra romantique italien », Le « monstre » humain. Imaginaire et société, op. cit.
13 Giacomo Puccini, Tosca, Acte I ; traduction française Pierre Malbos, livret éditions Gérard Billaudot, 1982.
14 Giacomo Puccini, Tosca, Acte I.
15 Gaetano Donizetti, Lucia di Lamermoor, Acte II ; traduction de Michel Orcel, L’Avant-Scène Opéra, 1983.
16 Guiseppe Verdi, Il Trovatore, Acte II scène IV ; Traduction de Michel Orcel, L’Avant-Scène Opéra, 1984.
17 Il Trovatore, Acte II Scène III.
18 Il Trovatore, Acte II Scène IV.
19 Giacommo Puccini, Suor Angelica.
20 Guiseppe Verdi, La Force du destin, Acte IV, scène VI ; traduction Michel Orcel, L’Avant-Scène Opéra, 1989.
21 Guiseppe Verdi, Simon Boccanegra, acte III, scène finale ; traduction de Gilles deVan, L’Avant-Scène Opéra, 1978
22 Cf. « La mort de l’héroïne, apothéose de l’opéra romantique », Les narrations de la mort, op. cit.
23 Guiseppe Verdi, La Force du destin, Acte IV, scène VI
24 Vincenzo Bellini, Norma.
25 Umberto Giordano, Andrea Chenier.
26 Gaetano Donizetti, Lucia di Lammermoor, acte III ; traduction Michel Orcel, l’Avant-Scène Opéra, 1983.
27 Lucia di Lammermoor, acte III.
28 Yves Bruley, « Opéra et religion au XIXe siècle », dans Religion et culture de 1800 à 1914, sous la direction d’Hélène Fréchet, Éditions du Temps, 2001, p. 313-334.
29 Régis Bertrand, « La mort parmi les vivants : traces et indices », Les narrations de la mort, op. cit., p. 246.
30 Régis Bertrand, « La mort parmi les vivants : traces et indices », Les narrations de la mort, op. cit., p. 247.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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