Mourir à Lisbonne. Autour du testament de quelques marchands-libraires du Briançonnais installés au Portugal au XVIIIe siècle
p. 47-56
Texte intégral
1Dès le XVIIIe siècle, la place des marchands itinérants du Briançonnais dans le commerce des livres au Portugal et en Espagne a été soulignée1 et de nombreux travaux ultérieurs ont précisé la structure particulière de ces réseaux2. Le voyage des hautes vallées alpines jusqu’aux confins du continent était donc fréquent et lorsqu’un marchand quittait la vallée de la Guisane pour se rendre à Lisbonne, il pouvait légitimement se demander s’il saurait échapper aux aléas d’un si long périple et s’il aurait une quelconque chance de revoir sa patrie. La crainte de la mors repentina l’amenait sans doute à prendre des dispositions testamentaires complètes pour mettre ses affaires en ordre avant son départ. Au-delà de la transmission des biens, la pratique testamentaire était fortement enracinée dans le sentiment religieux dans ces vallées au point de faire encore redouter de mourir « intestat »3. Toutefois, malgré la richesse des fonds notariaux du Monêtier « de Briançon », les traces de ces marchands très mobiles, qui se fixèrent parfois durablement au Portugal, ne sont par facilement repérables4. Au Portugal en revanche, ils ont retenu l’attention depuis fort longtemps, soit en raison de leurs trajectoires personnelles, ainsi l’extraordinaire ascension sociale de Jacques Raton (1736-1820)5, ou encore par la réussite de leurs « maisons » – comme la librairie Bertrand, qui depuis 1732 est toujours localisée au centre de Lisbonne6. Leur particularité est de s’être principalement concentrés sur la vente de gravures et d’ouvrages, comme petits boutiquiers à peine intégrés à la « nation française », puis de s’être spécialisés et impliqués dans l’édition au point que Carrère pouvait porter ce jugement à la fin du XVIIIe siècle : « Le commerce de la librairie est absolument entre les mains des François ; il est assez lucratif, et il y a quelques bonnes maisons de libraires, qui sont tous Dauphinois »7. Les habitants originaires du Briançonnais constituaient un groupe solidaire, ayant une forte visibilité à travers la publicité paraissant dans la Gazette de Lisbonne pour les ouvrages qu’ils vendaient ou imprimaient. Les archives portugaises donnent d’autres rares occasions de les repérer, lors des mariages ou décès. Lorsque la maladie les surprenait, ils faisaient rédiger sur place une « cedula ou codecillo » par lequel ils révoquaient tout acte antérieur, allusion probable à un testament enregistré en France. Ce codicille, établi dans la forme du droit portugais, permet de saisir la complexité des situations familiales et économiques de ces émigrés temporaires qui gardant des attaches dans leur village d’origine cherchaient à s’intégrer dans la société d’accueil. Il nous renseigne également sur les attitudes et les choix à l’œuvre lors de l’ultime étape d’une vie bien remplie. Trois exemples saisis au moment de la fin de vie de João José Guibert le 23 mai 1736, Pedro Faure le 14 janvier 1753 et João José Bertrand8 le 26 mai 1778, illustreront ces parcours.
2La maladie, non précisée, impose la rédaction de ce document aux deux premiers testateurs, alors que, paradoxalement, J.-J. Bertrand se dit encore « sain et en bonne santé » mais né en 1720, il sent peut-être le poids de ses 58 ans. J.-J. Guibert semble dans un état critique puisqu’il garde le lit et ne peut écrire lui-même9 ; il fait rédiger l’acte sept jours avant de mourir, alors que P. Faure résistera deux mois et J.-J. Bertrand quatre. La justification de leur démarche révèle une préparation à la mort en partie escamotée ; vivant à l’étranger, ils ont gardé jusqu’à ce dernier moment l’illusion de ne pas être confrontés à la mort en terre étrangère. Comme le signale l’intendant du Dauphiné Fontanier en 1740, les marchands itinérants très attachés à leur patrie, « mettent leur talent dans le commerce à l’étranger, mais toujours avec un esprit de retour qui les ramène dans le sein de leur famille… pour y mourir ». L’échec de ce vœu conduit ici ces trois marchands à rédiger dans l’urgence un ultime testament au Portugal qui reprend sans doute les clauses d’un acte antérieur laissé dans leur paroisse d’origine, mais qui a sa spécificité. Il doit répondre aux strictes règles de validation portugaises. Rédigé de la main du testateur, mais obligatoirement en portugais, il est mis en forme selon les recommandations d’un juriste10, qui l’écrit parfois lui-même comme le concède J.-J. Guibert « ne sachant pas bien écrire en portugais, ni en être capable, j’ai prié João Carlos de Andrade (avocat) de le faire pour moi ». Il porte la mention de la suscription (« aprovação ») du notaire royal à qui il est remis en mains propres dans les jours suivants à l’étude ou au domicile du testateur lui-même devant six témoins choisis parmi ses proches. Le notaire valide l’acte publiquement après avoir vérifié le respect des formes et formules (être en possession de toutes ses facultés mentales, avoir exprimé sa propre volonté, avoir écrit et signé l’acte soi-même)11 et annule par là même tout testament antérieur. Le curé de la paroisse, après s’être assuré qu’il a été maintenu cacheté, l’ouvre en public le jour de la mort du testateur devant le greffier royal du Registre Général des Testaments12 qui en fait l’enregistrement. Les trois testaments suivent cette procédure ; le dernier porte de plus la mention de son enregistrement par le chancelier du consulat de la nation française de Lisbonne. Il appartenait à cette institution de faire parvenir la notification des dernières volontés du défunt jusqu’au lieu où sa famille – au moins une partie d’entre elle – résidait et d’en informer les exécuteurs testamentaires.
3Rédigé à l’heure où la mort se fait pressante, le testament ne semble rien devoir à l’influence d’un confesseur, même si la mention de la présence d’un religieux capucin français assistant P. Faure pour signer pourrait laisser supposer le contraire. Le modèle suivi reprend la forme des testaments rencontrés par J.-F. Labourdette pour l’ensemble des marchands français de Lisbonne. Il correspond au modèle imposé par la législation portugaise des Ordenações et par les manuels. Le préambule, conformément à la formulation portugaise habituelle, est assez long : il porte sur une invocation à la Sainte Trinité (« Au nom de la Sainte Trinité, du Père, du Fils, du Saint Esprit, trois personnes distinctes en un seul Dieu véritable ») et sur un article de foi rappelant l’adhésion du testateur à l’Église romaine dans laquelle il déclare « je suis né, je vis et je veux mourir ». Et « sauver mon âme » ajoute P. Faure qui souligne sa démarche personnelle de recherche du salut. J.-J. Guibert commence, lui, par invoquer la Sainte Famille avant de décliner son identité. Il est le seul à donner cette précision dès le préambule, une disposition inhabituelle dans les testaments portugais si l’on suit A. C. Araújo13. La référence à cette origine « Piémontais de Nation, marchand, vivant dans cette Cour » sera élucidée plus loin lorsqu’il explique qu’il est né à Turin de parents français. Elle illustre les déplacements multiples de ces familles du Briançonnais qui ont une fréquentation saisonnière et régulière du Piémont et vont s’installer temporairement avec femme et enfants dans les lieux où se traitent les affaires. Piémontais et Français, J.-J. Guibert marque tout au long du testament une hésitation entre cette double appartenance.
4Le dispositif complète en première partie l’expression plus ou moins convenue du sentiment religieux du testateur. L’acceptation d’une mort devenue prochaine, même si elle n’oblitère pas toute angoisse (« ne sachant pas l’heure à laquelle Dieu m’appellera à lui »), s’inscrit dans les formules banales du modèle testamentaire « clos et scellé » portugais de type mystique qui ne permet guère d’expressions personnelles14. Conventionnellement, le testateur recommande son âme à Dieu, demande pardon pour ses péchés, en appelle à la Divine Miséricorde et aux intercesseurs célestes. Seuls, la variabilité et le nombre de formules donnent un ton plus personnel. La Vierge Marie, Saint Joseph, son Ange gardien et toute la Cour céleste sont ainsi convoqués par J.-J. Guibert qui exprime avec sincérité son repentir et sa crainte lors de la séparation « de mon âme et de ce misérable corps ». Cette formulation, issue d’une large et ancienne tradition, traduit l’urgence d’une réassurance devant la mort qui rôde. P. Faure utilise lui des formules plus lapidaires pour demander « aux saints » d’intercéder « quand mon âme partira de ce monde pour lequel elle fut créée ». J.-J. Bertrand insiste davantage sur la vertu des larmes du Christ et de la Vierge Marie pour obtenir le pardon de ses péchés et exprime un sentiment d’espérance (lorsque « mon âme sortira de mon corps pour jouir de la vie éternelle »). Le pécheur attend d’être sauvé par les mérites de la Passion du Christ (« la sainte mort et passion du Christ », « le bois de la vraie croix », « son sang précieux ») qui tient une place insistante dans les deux premiers testaments, conformément à la vision doloriste d’une religion portugaise très baroque, alors qu’elle n’apparaît pas dans le dernier qui se situe plus loin dans le XVIIIe siècle. Et si tous les trois évoquent la Vierge Marie, ils ne font en revanche aucune mention à l’Immaculée Conception signalée parfois dans les testaments portugais. Toutefois, le caractère limité de ces exemples ne permet d’affirmer si les variations des formules de dévotion sont le fruit d’une réflexion personnelle du testateur ou celle du juriste l’ayant mis en forme, encore moins de distinguer une quelconque évolution.
5Le choix de la sépulture traduit une plus grande liberté du testateur qui manifeste à l’heure de la mort le poids de ses attachements terrestres par une série de prescriptions révélatrices. L’expression des liens de solidarité privilégiés marque une intégration plus ou moins grande à la communauté de la « nation française ». Le consul Du Vernay évoquait en 1745 le cas de certains de ces marchands « qui se font gloire d’être républicains indépendants » et refusent d’entrer dans la nation. Ainsi, bien qu’ils résident dans le même quartier, les trois testateurs font des choix différents. P. Faure choisit l’église de la paroisse (N. S. da Encarnação) où il réside depuis 1727 et qu’il fréquente alors que J.-J. Guibert se rattache à la nation italienne en privilégiant son origine piémontaise par l’élection de l’église paroissiale des Italiens (N. S. do Loreto située en face de la précédente). Ils précisent tous les deux que « leur corps devra être revêtu de l’habit de St François », une pratique qui est conforme à l’usage populaire portugais15 qui veut que le corps soit transporté découvert avec cet habit pour linceul. J.-F. Labourdette relève que pour les Français cette fréquence est due au fait que c’est l’habit des capucins français, ceux qui sont le plus souvent sollicités pour l’assistance aux obsèques. J.-J. Guibert fournit quelques détails sur les funérailles ; il réclame la participation de représentants de l’Église (les chapelains du Loreto) et des laïcs. Il confie à la confrérie de N. S. do Loreto l’accompagnement de son corps qui sera placé dans la tombe de cette institution, conformément à ce qui est pratiqué habituellement « pour tous les Italiens ». En revanche, les informations font défaut sur l’organisation matérielle de la cérémonie : a-t-elle lieu de nuit comme c’est le cas généralement à Lisbonne au XVIIIe siècle ? Rien n’est prévu pour les cierges et torches, rien non plus sur le cortège ou les sonneries de cloche. Tout semble implicite. L’inhumation à l’intérieur de l’église, paroissiale ou conventuelle, dans une tombe qui n’est pas personnelle est la règle au XVIIIe siècle à Lisbonne, mais cette pratique marque une rupture avec la tradition rurale du Briançonnais où l’enterrement se fait au cimetière, dans « la tombe de ses anciens » dit B. Bérard16, un marchand de rang comparable. L’intégration à la communauté portugaise dans laquelle vit P. Faure le conduit au choix de l’église paroissiale, une pratique minoritaire chez les marchands français de Lisbonne. J.-J. Guibert privilégie les liens de solidarité en affaires – comme semble le confirmer le fait que ses six témoins sont tous dits « piémontais de naissance ». Mais il s’agit peut-être d’un choix par défaut, par commodité en raison de la proximité du lieu de résidence. En revanche, J.-J. Bertrand affirme plus nettement son identité française en désignant pour lieu de sépulture l’église de St Louis des Français. Depuis 1765, bien qu’elle ne soit pas paroissiale et jugée trop éloignée du quartier de résidence des marchands français, sa fréquentation est plus régulière ; elle devient le lieu de sépulture recherché par les membres de la nation. Le statut social plus élevé du testateur (ce dont témoigne l’inventaire de ses biens), l’amène à s’intégrer à une communauté mieux affirmée dans la seconde partie du siècle, qui joue davantage sur le « patriotisme » de ses membres. Il s’en réclame : « je déclare que je suis de nation française » dit-il, alors que les deux autres testateurs donnent seulement leur lieu de naissance pour affirmer leur identité géographique. Désormais, les libraires ne sont plus des marchands marginaux, mais exercent un métier qui sera jugé « digne de considération par l’utilité reconnue qu’en retire la société » dit-on dans le règlement de la nation en 1787, certains ayant le statut de « négociant ». Mais le testament de J.-J. Bertrand est remarquablement silencieux sur le déroulement des obsèques qui semblent tacitement confiées au soin de sa famille. Il ne fournit aucune indication sur l’aspect matériel de la cérémonie et se range dans la catégorie des marchands français qui font le choix de la modestie17.
6À l’heure de la mort, la célébration eucharistique est la plus fréquente des prescriptions car la plus sûre des garanties pour le repos de l’âme. Mais le décès en terre étrangère impose des contraintes spécifiques. La demande des trois testateurs est ainsi révélatrice de leurs attachements. Au Portugal, leur salut doit être assuré par des messes immédiates, comme le veut la pratique à Lisbonne qui valorise le moment de la mort. P. Faure demande que 25 messes (payées 56 réis chacune) soient célébrées pour le repos de son âme le jour de son décès « le corps présent », un nombre réduit si l’on compare aux excès portugais18 qui obligent à dépasser les 48 h entre le décès et l’inhumation, le temps de faire dire les offices prévus devant la dépouille ; puis 75 ensuite dans la même église (payées 120 réis chacune). J.-J. Guibert demande 30 messes (de 170 réis) pour le repos de son âme, en conformité avec la règle la plus fréquemment suivie au Portugal, mais rien de plus. J.-J. Bertrand est lui aussi très bref sur ce point puisqu’il se contente de 25 (payées 55 réis chacune) le jour de sa mort dans l’église de Saint Louis des Français et 25 (payées 120 réis chacune) ensuite, sans plus de précision. Enfin, le type d’office n’est pas défini (prié ou chanté) et la distribution d’aumône qui est prévue ne fixe, ni le montant individuel, ni les critères de sélection des bénéficiaires. Ainsi, les trois testaments sont comparables par le faible nombre de messes sur le long terme demandées à Lisbonne et par la simplicité du cadre prévu pour ces offices. Ils caractérisent à l’extrême le comportement des marchands français de Lisbonne assez peu perméables d’une manière générale aux excès portugais, qui se contentent d’un nombre réduit de messes, sans ostentation (pas de musique). Ils se démarquent des usages (même si depuis 1766, la législation a réduit le nombre de messes autorisées) en assurant une demande minimale qui indique clairement cette valorisation du moment de la mort : les messes anniversaires ou perpétuelles perdent de leur sens quand la mémoire du décédé n’est pas entretenue par des proches et c’est justement plutôt à la famille qu’on confie le soin de veiller sur le salut de son âme.
7Aussi, parallèlement, les testateurs font-ils une demande de messes concernant leur communauté d’origine qui répond à d’autres règles. P. Faure confie à sa femme qui réside dans sa patrie, le soin de faire dire 100 messes19 « aux trois grands offices comme on a l’habitude de le faire dans cette terre avec l’aumône qu’on a coutume de donner aux pauvres », une pratique qui correspond à l’évolution constatée en Provence par M. Vovelle en remplacement des messes perpétuelles. Enfin, la mort est pour J.-J. Guibert l’occasion de resserrer les liens avec la localité des Guibertes de Briançon en Dauphiné, d’où sa famille et celle de sa femme sont originaires. Il demande que sa mémoire soit célébrée par la confrérie de l’église de l’Esprit Saint lors des trois offices solennels, (par 6 messes priées et une chantées lors de chaque office) suivie d’une messe chaque semaine pendant trois ans, ce qui rejoint les pratiques plus lourdes habituelles dans la région. Rien en revanche pour le Piémont où il semble bien être né par hasard. Les prescriptions, dans la forme, dans la durée, sont donc plus précises dans leur « patrie » du Briançonnais que sur leur lieu de résidence ; c’est sur cette communauté d’origine que l’on compte pour intercéder durablement pour le repos de l’âme d’un individu qui est ainsi réintégré à l’ensemble des vivants et des morts de ce lieu. Les messes célébrées dans la paroisse d’origine doivent aussi faire admettre le décès à l’intérieur d’une communauté étroitement solidaire. Il s’agit de favoriser le travail de deuil dans une famille élargie pour un membre jusque-là considéré comme « absent pour son commerce en pays lointain » dont le soutien matériel était essentiel20. La célébration de messes en France est rarement notée chez les marchands français de Lisbonne originaires d’autres régions, qui choisissent plutôt de faire dire des offices pour le repos de leur âme sur place, dans différentes chapelles et églises de la ville. Lors de la rédaction de leur testament, les marchands du Briançonnais semblent bien traduire cet attachement particulier à leurs origines, trait caractéristique des « solidarités montagnardes » qui a également été relevé dans leurs pratiques endogamiques très fortes.
8Les donations pieuses et charitables présentent la même diversité. Chacun désigne à Lisbonne, un exécuteur testamentaire chargé de la cérémonie des funérailles et de distribuer les sommes léguées à différentes institutions. P. Faure offre ainsi au curé de sa paroisse de résidence la somme de 14 400 réis ; J.-J. Guibert fait des dons non seulement à l’église du Loreto (6 400 réis), mais encore 3 000 à l’église paroissiale voisine de N. S. dos Martires. Ces montants ne sont pas liés expressément à une distribution d’aumône ou des offices demandés alors que c’est généralement le cas dans les testaments des marchands français. J.-J. Bertrand, malgré son niveau de fortune, n’est pas le plus généreux : seulement 1 600 réis au curé de la paroisse de N.S. dos Martires et 1 monnaie d’or de 4 800 réis aux pères capucins français du couvent de l’Espérance installés à Lisbonne. Cette dernière mention souligne son insertion dans les structures de la communauté française de Lisbonne dont il assure l’entretien. Elle témoigne d’un rôle de représentation sociale plus que d’une simple manifestation de piété. Tous sont également généreux envers leur « patrie » : à l’église du Monêtier, P. Faure laisse 14 800 réis à la confrérie de Saint Pierre et 4 800 réis à l’Hôpital du même lieu. J.-J. Guibert lègue également aux pauvres de ce village la somme de 200 livres de France « distribuées sous forme de pain et de sel » après l’office et confie au curé la gestion de cette somme. Quant à J.-J. Bertrand, les legs pieux qu’il concède sont généreux et à la mesure de son statut social. J.-F. Labourdette a signalé la générosité de nombreux marchands français au XVIIIe siècle, alors que seule la moitié des testateurs portugais étudiés par A. C. Araújo a fait des dons21. À Lisbonne, il offre 2 monnaies d’or de 4 800 réis chacune aux prisonniers du Limoeirio, la principale prison de Lisbonne, ainsi que 10 800 réis pour les pauvres nécessiteux et les malades. Au Monêtier, il lègue 300 livres tournois aux pauvres et 1 monnaie d’or de 4 800 réis à l’Hôpital de ce même lieu. On peut remarquer que l’exercice de la charité est pratiqué sans obligation de retour pour ceux qui en bénéficient : le legs à l’hôpital est ainsi dégagé des obligations d’accompagnement du convoi funèbre qui semble le cas ordinairement. Les formes de la charité sont à la fois la distribution en nature et en argent ; leur exercice est confié à des intermédiaires sur place (l’épouse, le curé) et l’on peut relever la place de la charité institutionnelle liée à l’existence d’une structure hospitalière dans ce village reculé.
9Le testament comprend enfin des dispositions de transmission de biens qui, sans entrer dans les détails, permettent de saisir les préoccupations au moment du décès. Leur inventaire n’est pas précisé, mais leur particularité est d’être situés à la fois au Portugal et en France, ce qui implique des héritiers et des exécuteurs testamentaires dans ces lieux différents dont les intérêts peuvent ne pas coïncider. En affaires, les marchands libraires du Briançonnais sont généralement associés et la pratique veut qu’ils cèdent leur part avant leur mort. C’est le cas de J.-J. Guibert qui a cédé ses biens (sans doute la part de boutique et le fonds de livres et gravures) à son associé, J. J Reycend, lui aussi originaire du Monêtier, la veille par un acte séparé devant notaire. Du produit de cette vente, il déduit les sommes nécessaires à ses funérailles et frais jusqu’à son décès, et confie au même Reycend le soin d’organiser le retour de sa femme et son fils en France avec le reste. Quelques années plus tard, c’est au tour de P. Faure de tester. Comme le précédent, il a pris le soin de vendre ses biens au Portugal à son associé, ici son gendre João José Bertrand22 arrivé du Monêtier vers 1735. Il en fait son héritier au Portugal et le charge de payer les frais de ses funérailles, de son enterrement, bref de régler ses affaires sur place. Enfin, le temps a passé lorsque João José Bertrand s’exprime sur ce même sujet en 1778. Désormais, il est remarié avec Maria-Clara Rey du Monêtier et contrairement au précédent testateur, c’est à elle qu’il confie le soin de poursuivre son affaire. La structure de son commerce est désormais différente, il s’agit d’une affaire individuelle familiale et non d’une association entre « pays » comme cela a été pratiqué jusque-là.
10À l’heure de la mort, le testament apporte un éclairage sur les liens familiaux proches. Si J.-J. Guibert et J.-J. Bertrand vivent à Lisbonne avec femme et enfants, cela n’est pas le cas de P. Faure. Son épouse, Magdalena Bonnardel Brunier, est au pays et c’est à elle qu’il confie la gestion de ses biens directs comme « héritière universelle ». Dans la mesure où les biens ne sont pas précisés, on peut penser qu’un autre type de disposition avait déjà été pris par contrat de mariage. Elle devra toutefois être informée de l’existence de ce testament, mais elle dispose sans doute déjà d’une large autonomie compte tenu de la distance entre Lisbonne et le Monêtier. Ana Maria Josserand, l’épouse de J.-J. Guibert, ne semble pas jouir de la même liberté puisqu’elle ne continue pas le commerce au Portugal ; elle doit rejoindre Avignon où son beau-frère Claude Delorme, lui-même libraire a été désigné comme tuteur de son jeune fils. Sa place est toutefois confortée par le rôle d’éducation qu’il lui confie. Il la désigne comme héritière et lui laisse tous ses biens en usufruit. Le testament envisage le cas du décès de l’enfant, qui entraînerait une redistribution des biens entre sa sœur et son épouse (qui recevrait alors 3 000 livres de France en plus de sa dot). Enfin, il donne des précisions sur les biens qu’il possède en France (aux Guibertes, une maison et des terres « qui ne donnent rien » mais qu’il cède à son héritier) et sur ses attaches familiales (il fait un don de 120 livres à sa cousine des Guibertes Marie Reycend, veuve de Jacques Aillaud). Quant à J.-J. Bertrand, il confie ses deux fils mineurs à l’administration de leur mère, seule tutrice désignée. Il souligne ses qualités et ses capacités, bien qu’il s’agisse également d’une jeune fille venue du Monêtier ; il la juge apte à poursuivre son commerce des livres et à former ses fils, ce qu’elle fera brillamment en faisant prospérer l’affaire « Veuve Bertrand et fils ». Il leur recommande de vivre en bonne intelligence et leur conseille de continuer à travailler ensemble. Il les incite à rester sous le contrôle de la nation française et d’éviter d’avoir recours à la justice portugaise, une source de litiges et d’affaiblissement. Reste à savoir, si la volonté des testateurs est intégralement respectée. Afin d’en permettre la bonne exécution, chacun choisit un ou deux exécuteurs testamentaires. Sur place, J.-J. Guibert choisit João Domingos Martini et Pedro Faure, qui doivent prendre l’engagement de respecter les dernières volontés du testateur et d’assumer les risques en raison des difficultés spécifiques liées au statut d’étranger. P. Faure a désigné son épouse en France et son gendre au Portugal. Ce dernier, J.-J. Bertrand, nomme sa femme seule pour exercer cette responsabilité. Dans ces trois cas, le souci de maintenir l’activité domine les préoccupations au moment de la disparition d’un associé. L’exemple de ces trois testaments permet de saisir les affaires au moment où elles se redistribuent et de constater l’originalité des comportements des marchands du Briançonnais. Ils s’impliquent collectivement pour conserver leur position dans le commerce des livres, alors que beaucoup de maisons françaises disparaissaient lorsqu’il n’y avait pas d’héritiers directs. Le réseau de confiance qu’ils ont établi, malgré les transformations de contexte, a réussi à fonctionner tout au long du XVIIIe siècle.
11Le testament est donc un révélateur de certains comportements personnels, familiaux, ou collectifs. La pratique des marchands du Briançonnais s’inscrit dans le cadre du développement du testament mystique portugais, largement utilisé dans la ville de Lisbonne où l’emprise de l’écrit était forte. Mais elle s’insère dans les usages spécifiques des marchands français et plus spécialement de ceux du Briançonnais, en raison de leur propre familiarité avec l’activité notariale. La dimension religieuse de l’acte élaboré sur un modèle de sensibilité baroque dominant au cours du siècle, ne s’est pas heurtée à leurs propres convictions. Ils manifestent un attachement à des formes de dévotion nées de la familiarité avec la pratique portugaise qui rejoignent leurs références nationales ou locales. Ils marquent leur capacité d’adaptation tout en privilégiant le maintien de liens étroits avec leur communauté d’origine. La mort en terre étrangère est pour eux plus que pour d’autres, une rupture dans cet enracinement ; mais elle peut être aussi le moment d’une réintégration au sein de la communauté comme pour J.-J. Guibert, né Piémontais, qui choisit de mourir en habitant des Guibertes.
Notes de bas de page
1 Lettre de François Grasset à Malesherbes en 1754 citée par F. Lopez, « La librairie espagnole au milieu du XVIIIe siècle », Alphabétisation et circuit du livre en Espagne, XVIe-XVIIIe siècle, Toulouse, CNRS, 1987.
2 J.-F. Labourdette, La nation française de Lisbonne, Paris, C. C. Gulbenkian, 1988 ; M. H. Piwnik, « Les libraires français et espagnols à Lisbonne au XVIIIe siècle », Livres et libraires en Espagne et au Portugal, Paris, CNRS, 1989 ; L. Fontaine, Histoire du colportage en Europe, Paris, A. Michel, 1993.
3 Craintes de Jeanne Orcel, épouse de Jacques Raton, marchand de Lisbonne, le 8 août 1746 (ADHA, 1 E 4348, f159). L’Église avait imposé le testament sous peine d’excommunication et de refus de sépulture, P. Aries, L’homme devant la mort, t 1, Paris, Le Seuil, 1977, (Points Histoire, p. 186).
4 Aux Archives Départementales des Hautes Alpes, l’inventaire des testaments (4° pièce 3127) n’a pas permis de repérer ces derniers. Quant aux registres, une partie de ceux des notaires Audibert, Bonnardel, a été malheureusement « égarée » lors de l’installation dans les nouveaux locaux des Archives Départementales de Gap.
5 Recordações de Jacome Ratton sobre ocorrências do seu tempo em Portugal de maio de 1747 a setembro de 1810, Lisboa, Ed. Fenda, 1992, (1ère éd, 1813, Londres). Arrivé à l’âge de 11 ans au Portugal, il fut un entrepreneur d’exception, naturalisé portugais et intégré à la noblesse avant de quitter le Portugal pour Londres puis Paris en raison des troubles liés à l’occupation française.
6 Dans le quartier du Chiado. La maison Bertrand fut aussi maison d’édition, scolaire en particulier (langues) ; elle se spécialise depuis quelques années dans la distribution à travers de nombreux magasins dans tout le Portugal.
7 J. B. F. Carrere, Tableau de Lisbonne en 1796, Paris, 1797.
8 Les signatures montrent une utilisation du prénom portugais alors que le nom garde souvent sa forme française. Cités par Manuela Domingos, « Colporteurs ou livreiros, Acerca do comércio livreiro em Lisboa, 1727-1754 », Revista da Biblioteca Nacional, S.2, 6 (1) 1991, p. 109-142, et Fernando Guedes, Os livreiros franceses em Portugal no século XVIII, Anais da Academia Portuguesa de História, Lisboa, 1987.
9 Rédigé par l’avocat João Carlos de Andrade.
10 La pratique tend à uniformiser les formules sur le modèle du testament scellé diffusé par les manuels (« Cerrado » ou « fechado » et « lacrado »). La législation (Ordenações) a défini trois types principaux (scellé, ouvert ou nuncupatif), le premier étant le plus usité à Lisbonne ;l’Église maintenant le testament canonique en dépit des règles de droit, ce qui conduit à une législation réformatrice en 1766, Ana Cristina Araujo, A morte em Lisboa, Lisboa, Ed Notícias, 1997.
11 P. Faure se fait aider car « en raison de sa maladie », il n’y arrive pas seul. « Le testateur doit être en possession de son « parfait jugement » même en cas de maladie de sa libre volonté et de sa capacité civile (…), les situations d’empêchement naturel prévues par les Ordenações sont les cas de maladie mentale, de surdité et de mutité ». A. C. Araujo, op. cit., p. 272. Les empêchements complémentaires étaient liés à l’âge, au statut (hérétique, apostat, condamné à mort, esclave, religieux).
12 La monarchie contrôle la rédaction, l’Église surveille l’enregistrement. Le nombre de testaments a été évalué à 35 000 pour Lisbonne entre 1700 et 1834 ; une partie des registres a disparu dans la destruction de 1755.
13 « L’identification du testateur est volontairement vague et pauvre (…). Dans le processus d’identification, c’est surtout le nom qu’il convient de fixer, moins la profession et la fonction sociale et presque jamais la filiation et la naturalité », op. cit., p. 81.
14 A. C. Araujo, op. cit., C’est d’ailleurs le cas général relevé par Michel Vovelle (Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1978) qui note « l’extrême rareté de l’épanchement personnel ».
15 « Il n’y a pas de doute que la traduction symbolique de la mort comme initiation à la vie religieuse souligne bien la suprématie et l’attraction spirituelle exercée par les ordres mendiants en milieu urbain », A. C. Araujo, op. cit., p. 235.
16 Baltazar Bérard teste au Monetier le 29 mai 1745, ADHA, 1 E 4348, f56.
17 « que l’on n’orne pas mon catafalque sur lequel mon corps sera exposé et que le cercueil dans lequel je serai porté soit de location et n’aille pas dans la tombe », dit par exemple J. Grégoire en 1767, cité par J.-F. Labourdette, op. cit., p 566.
18 630 messes par testaments dans la première partie du XVIIIe avec un maximum en 1730 (750), avant de baisser à 450 à partir de 1766, A. C. Araujo, op. cit.
19 On est déjà dans une moyenne basse si l’on compare à la Provence de M. Vovelle, (Mourir autrefois, p. 132), mais le marchand Baltazar Bérard teste au Monetier le 29 mai 1745 en demandant également à 100 messes pour le repos de son âme, ADHA, 1 E 4348, f56.
20 Établi au Portugal, J.-J. Bertrand n’en avait pas moins été élu consul au Monêtier en 1753, une pratique fréquente.
21 Et le niveau des dons baisse au cours du siècle, op cit., p. 417.
22 Il a épousé sa fille Magdalena, déjà décédée ; son frère Martin a épousé sa sœur Catarina.
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UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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