Écrire l’histoire sur Internet. La galerie virtuelle de Régis Bertrand sur la Peste de 1720 à Marseille
p. 11-17
Texte intégral
1Selon l’approche de Roger Chartier,
« […] la définition du livre […] est pour nous, tout à la fois, un objet différent des autres objets de la culture écrite et une œuvre intellectuelle ou esthétique dotée d’une identité et d’une cohérence assignées à son auteur. Ensuite, et plus largement, […] une perception de la culture écrite fondée sur les distinctions immédiates, matérielles, entre des objets […] portent des genres textuels différents et […] impliquent des usages différents. C’est un tel ordre des discours que met en question la textualité électronique. En effet, c’est le même support, en l’occurrence l’écran de l’ordinateur, qui fait apparaître face au lecteur les différents types de textes qui, dans le monde de la culture manuscrite et a fortiori de la culture imprimée, étaient distribués entre des objets distincts. Tous les textes, quels qu’ils soient, sont produits ou reçus sur un même support et dans des formes très semblables, généralement décidées par le lecteur lui-même. Est ainsi créée une continuité textuelle qui ne différencie plus les genres à partir de leur inscription matérielle. De là, l’inquiétude ou la confusion des lecteurs qui doivent affronter et surmonter la disparition des critères les plus fortement intériorisés qui leur permettaient de distinguer, de classer et de hiérarchiser les discours. […] La textualité électronique sera-t-elle un nouveau et monstrueux livre de sable, dont le nombre de pages était infini, que personne ne pouvait lire et qui dut être enterré dans les magasins de la Bibliothèque nationale de la rue Mexico ? Ou bien, permettra-t-elle, grâce aux promesses qu’elle offre, d’enrichir le dialogue que chaque livre engage avec son lecteur ? Tous les jours, comme lecteur, sans nécessairement le savoir, nous inventons la réponse. »1
2Les écritures d’écran sur lesquels s’interroge l’historien – écrits élaborés dans l’espace de l’écran – constituent à la fois une nouvelle forme de matérialisation de la matière signifiante, une nouvelle économie des signes, et renvoient également à de nouvelles pratiques de production, de circulation, d’organisation et d’interprétation de ces signes. Les chercheurs en SHS s’intéressent de près à de tels nouveaux dispositifs, que ce soit par rapport à leurs pratiques d’écriture, de production intellectuelle, ou en tant qu’objets à étudier. Devant la nouveauté des pratiques, les apports des écrits d’écran à la pensée, aux modes de communication, d’organisation du savoir, et plus directement ce qui peut inciter les chercheurs à recourir à ces écrits dans certains cas, sont encore mal connus. Quels sont, par exemple, les effets épistémologiques de ces nouvelles formes de textualité et de ces pratiques de production, organisation et circulation du savoir émergentes ?
3Le numérique porte en germe une évolution culturelle qu’il convient de penser de manière à en mesurer les conséquences, les risques et les possibilités, en sachant aussi, le cas échéant, être volontariste et pas seulement spectateur. La mise en place d’un Recueil électronique par des chercheurs et bénévoles du Pôle Images-Sons de la Maison Méditerranéenne des Sciences de Homme2 répond précisément à cette nécessité.
Expérimenter l’écriture multimédia en histoire
4Le Recueil3 se définit comme une expérience de mise en ligne d’articles de chercheurs déjà publiés par un éditeur scientifique « papier » – ce qui résout d’entrée le problème de la validation scientifique sur Internet – impliquant une réécriture spécifique. L’idée essentielle, selon ses concepteurs, est celle de la complémentarité : dans les réflexions qui ont prévalu à la mise en place du Recueil a émergé ce sentiment que les textes papier et électronique ne sont pas concurrents, mais complémentaires. L’objectif est de créer des liens entre des modalités éditoriales convergentes et non substitutives. L’écriture du texte du chercheur est repensée et formalisée en fonction du potentiel multimédia. Le texte est également enrichi par des documents cartographiques ou iconographiques. Le chercheur qui partage l’espace éditorial du Recueil introduit dans son texte des valeurs ajoutées formelles, documentaires et esthétiques qui lui sont propres. Le Recueil n’est ni une revue électronique, ni une banque de données documentaires. Il est pensé pour être une collection partagée de documents habilement ouvragés. Le Recueil contribue à expérimenter une écriture multimédia collective en sciences humaines et élargie le champ de réception du travail des chercheurs et des éditeurs. Régis Bertrand, professeur d’histoire moderne à l’Université de Provence, a accepté de participer à l’expérimentation du partenariat initial entre les PUP4 et le Pôle Images-Sons. Le chercheur n’avait donc pas à fournir un travail supplémentaire au niveau de la recherche, puisque l’article était déjà écrit. De plus, il n’était pas nécessaire de constituer un comité éditorial dans la mesure où l’article avait déjà été publié par un éditeur traditionnel, ce qui assurait sa crédibilité scientifique. Jean-Christophe Moine, anthropologue et photographe, concepteur de l’article et Éric Carroll, attaché à la réalisation, ont prouvé leur intérêt porté à l’image et aux possibilités offertes par le multimédia, ainsi que leur sensibilité artistique qui les ont poussés à concevoir un Recueil où la dimension esthétique est très travaillée.
5On aura donc compris qu’il s’agissait d’une expérience d’ordre qualitatif, et non quantitatif. En bref, l’idée du Recueil était la suivante : donner une valeur ajoutée à ces articles – celle du multimédia –, tout en impliquant les chercheurs dans les nouvelles formes d’écriture liées au Web. Loin de s’ériger en modèle pour l’édition électronique en SHS, le Recueil se voulait une expérimentation. Il s’agissait donc de faire revivre ces articles sur Internet, en montrant que l’outil multimédia pouvait transformer cette écriture primaire. En somme, la mise en place de ce Recueil devait répondre à plusieurs finalités :
Réfléchir sur l’enrichissement que pouvait apporter le multimédia par rapport à l’écriture papier.
6Le but de cette expérience était d’abord de créer un lien entre édition papier et édition électronique, de montrer leurs complémentarités. Pour ce faire, il s’agissait de fabriquer des articles « fermés », comme des Cd-roms, en explorant les potentialités offertes par le multimédia et selon un modèle de référence exploré par Robert Darnton.
Créer des passerelles entre les formes d’écriture habituelles des chercheurs et ces techniques nouvelles.
7Il s’agissait d’éviter le débat stérile entre ceux qui disent « aimer l’odeur du papier » et ceux qui affirment être pour le « tout numérique » afin d’aborder Internet comme outil pour les SHS.
Impliquer les chercheurs dans l’utilisation de ces nouveaux outils.
8Il fallait surtout impliquer le chercheur dans l’adoption des outils multimédias, en développant l’idée suivante : les auteurs-chercheurs doivent se doter d’habiletés indispensables permettant de connaître et d’exploiter les fonctionnalités offertes par le traitement électronique des textes et par l’édition électronique. Dans cette optique, les acteurs du Recueil ont souhaité créer, pour le chercheur, un plaisir d’écrire pour le Web, en construisant un bel objet d’écriture. Ces textes en ligne ont donc été réalisés sur mesure pour le chercheur et avec le chercheur. On y a ajouté, de plus, une plus-value esthétique.
Travailler sur des textes qui méritaient une plus-value documentaire.
9On souhaitait dépasser les limites du livre en ajoutant au texte des outils issus du multimédia (iconographie, liens, vidéo…). Il s’agissait donc, en quelque sorte, de ressusciter un texte plutôt ancien, de lui offrir une nouvelle vie en proposant une mise en forme nouvelle.
Participer à une réflexion collective sur l’écriture multimédia en sciences humaines.
10Ces réflexions et objectifs ont conduit au souhait de réécrire le texte, afin de créer un autre article pour le Web, et de repenser entièrement ce qui accompagnait le texte – mise en page, illustration, cartographie, liens… Seule la deuxième idée a été mise en application : il a donc été décidé de ne pas changer le texte, dans un premier temps tout au moins, mais d’en modifier le contenant.
L’idée du Recueil
« Le Recueil n’est ni une revue électronique, ni une banque de données documentaires. Il est pensé pour être une collection partagée de documents habilement ouvragés. Le Recueil contribue à expérimenter une écriture multimédia collective en sciences humaines et à élargir le champ de réception du travail des chercheurs et des éditeurs. » (M. Crivello)
« Dans cette réalisation, livre imprimé et recueil électronique se complètent, mais aucun des deux ne peut se substituer à l’autre. Ils constituent deux modalités complémentaires de l’édition contemporaine. » (B. Cousin)
L’article de Régis Bertrand, « L’iconographie de la peste de Marseille ou la longue mémoire d’une catastrophe »
11L’article de Régis Bertrand est extrait du livre Images de la Provence. Les représentations iconographiques de la fin du Moyen Âge au milieu du XXe siècle (Centre Méridional d’Histoire, Publications de l’Université de Provence, 1992). Cet ouvrage est constitué par les actes d’un colloque riche d’une vingtaine de contributions. Le prédécesseur de Bernard Cousin aux PUP avait été confronté, à l’époque de sa publication, en 1992, à un problème de taille : tous les articles étaient fondés sur de l’iconographie. Dans l’impossibilité de publier, pour des raisons de coûts, toutes les images, il avait été nécessaire de procéder à des choix, ceux-ci étant à la base de frustrations importantes pour les chercheurs. Dans le cas de l’article de Régis Bertrand, la version papier comportait seulement deux gravures et deux tableaux en noir et blanc, sur cinquante-cinq qui avaient constitué les sources de l’article. Le Recueil électronique représentait donc une aubaine, puisqu’il offrait la possibilité de publier autant d’images que possible, en couleurs de surcroît.
12Pour la conception graphique de cet article, l’idée était de générer une lecture horizontale, dans laquelle le lecteur construirait lui-même sa galerie d’art en cliquant sur des liens pour afficher les tableaux. Une galerie virtuelle de peinture se déroule donc au fur et à mesure de la lecture de l’article, qui a été inséré dans une seule page Web. L’idée était donc de tester une nouvelle forme graphique, une nouvelle manière d’aborder l’article, et de satisfaire les envies du chercheur. Régis Bertrand a d’ailleurs beaucoup apprécié cette galerie virtuelle autour de son article. C’était, de plus, la première fois qu’il voyait tous ses documents à la fois. Ainsi, le même chercheur a en quelque sorte redécouvert son corpus, ou il l’a tout au moins découvert sous une nouvelle forme.
13Cette première page présente les références de l’article et son auteur, en l’occurrence, Régis Bertrand.
14L’article se déroule selon une lecture horizontale. Chaque source iconographique est indiquée par une couleur rouge et permet une ouverture sur les tableaux cités dans l’article, selon l’idée d’une galerie d’art interactive.
15Lorsque Régis Bertrand s’exprime sur la mémoire picturale de Michel Serres, peintre fameux de la peste à Marseille, des détails de ces tableaux apparaissent, resitués dans l’ensemble de l’œuvre.
16Les instruments et les costumes largement utilisés dans les argumentaires du XXe siècle viennent clore l’apport multimédia de l’article.
17Cette expérimentation a soulevé trois points essentiels : les avantages scientifiques de l’édition électronique, la nécessité d’implication des chercheurs dans ces nouveaux modes d’écriture et le questionnement sur les complémentarités entre édition papier et édition en ligne. Nous ne nous étendrons pas sur les avantages scientifiques du Recueil ni, de manière plus générale, de ce type d’expériences. Rappelons simplement que dans le texte de Régis Bertrand, la mise à disposition des sources constitue une rupture épistémologique et un engagement plus important de la part du chercheur. Pour ce qui est de la volonté d’impliquer les chercheurs dans le processus de publication en ligne, le but a été atteint et a débouché, de surcroît, sur une grande satisfaction de la part de ceux qui ont été impliqués dans le projet. Enfin, le point le plus important de cette réflexion semble être celui des complémentarités possibles entre l’édition traditionnelle et l’édition en ligne : nous avons perçu cette logique à travers la plus-value documentaire induite par l’ajout d’images et d’éléments graphiques en ligne dont l’article de Régis Bertrand reste désormais précurseur et symbolique d’une réflexion collective autour de l’Internet et de l’histoire.
Notes de bas de page
1 Roger Chartier, « De l’écrit sur l’écran », Imageson.org, 23 mai 2005 [en ligne] http://www.imageson.org/document591.html
Mayalen Zubillaga, « Une expérience originale : le Recueil d’articles électroniques », Imageson.org, 15 avril 2005 [en ligne] http://www.imageson.org/document396.html
Mayalen Zubillaga, « Critiques et perspectives », Imageson.org, 30 mars 2005 [en ligne] http://www.imageson.org/document398.html
2 Sous la responsabilité de Maryline Crivello.
3 http://www.mmsh.univaix.fr/recueil/htmlaccueil/presentation.html
4 Sous la responsabilité de Bernard Cousin.
Auteurs
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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