La conspiration du Midi : une conjuration républicaine ?
p. 149-158
Texte intégral
1Cette communication, qui s’insère dans un travail de recherches sur les formes de l’opposition jacobine ou républicaine à l’Empire napoléonien, est particulièrement consacrée à l’exemple de la France méridionale. La conspiration du Midi, qui a fait l’objet de deux grandes études historiques1, notamment celle de Maurice Agulhon à laquelle j’emprunterais beaucoup, a été considérée dernièrement par Alfred Fierro, dans le Dictionnaire du Consulat et de l’Empire, comme « le seul complot qui ait vraiment ébranlé le trône ». Distinguant quatre conspirations principales pendant l’époque napoléonienne, cet auteur considère que la dernière fut la plus sérieuse et, surtout, associe à juste titre la fameuse activité conspiratrice du général Malet à la conspiration du Midi, ainsi appelée car « ses principaux meneurs étaient originaires de Provence, des régions de Marseille, Grasse et Toulon »2.
2Même si celle-ci a été dévoilée, comme la Conjuration des Égaux, en grande partie avant le passage à l’acte, cette affaire de police politique a révélé en 1812 l’existence d’une organisation clandestine durable puisqu’elle remontait, au moins, en 1808, non seulement en Provence, mais aussi – nous allons le voir – en Languedoc. Cette double caractéristique, temporelle et spatiale, a davantage inquiété les autorités policières, préfectorales et judiciaires locales et régionales que les relations des conspirateurs avec la capitale de la France et le général Malet qui méritent, pourtant, un intérêt majeur.
3Si cette affaire a été relativement peu étudiée, pour ne pas dire négligée dans l’historiographie, voire même occultée si on la compare à la conjuration babouviste, c’est d’abord parce qu’elle n’a pas eu son Philippe Buonarroti pour en écrire l’histoire, même si le talent littéraire de Charles Nodier3 n’est pas négligeable ; c’est surtout, parce que ses objectifs et ses moyens n’étaient recommandables ni à droite, ni à gauche sous la Restauration. Que faire d’une révolution dont le but était de renverser le régime impérial pour établir un gouvernement populaire ou une République fédérative, à l’instar des États-Unis d’Amérique, en prenant des contacts non seulement avec le roi d’Espagne déchu, Charles IV, et Manuel Godoy – alors en résidence surveillée à Marseille −, mais encore avec les Anglais et des royalistes de l’intérieur ?
4Il y a donc un intérêt majeur à reprendre l’analyse de cette conspiration à partir des sources judiciaires et policières, tant au plan régional que national, sans négliger les témoignages autobiographiques et les parcours intellectuels et politiques des jacobins de l’an II sous le Directoire et sous l’Empire.
Conspiration ou conjuration ?
5Si, comme le soutenait K. Marx, la Révolution française s’est faite en « oripeaux de Romains », c’est sans doute parce que la culture, l’art, l’histoire, le droit et la politique avaient laissé des traces profondes, non seulement dans la Rome des collèges et dans celle des Lumières4, mais aussi dans la langue française. Quand l’historien s’efforce de comprendre les usages sociopolitiques des substantifs « conspirateurs » et « conjurés » et d’expliciter la préférence de la « conjuration » à la « conspiration » par les anciens jacobins sous le Directoire et l’Empire, il se tourne d’abord vers les dictionnaires de la langue française à l’époque moderne.
6Les substantifs « conspirateurs » et « conjurés », comme les verbes « conspirer » et « conjurer », sont des mots usuels dans la langue politique française depuis longtemps en raison de leur origine latine, sinon grecque, et de la prégnance de l’histoire de l’Antiquité romaine en particulier. Le Dictionnaire de l’Académie française dans l’édition de 1694, de 1798 ou de 1835 donne comme premier synonyme à la conjuration : « conspiration, complot contre l’État », avec l’exemple de la conjuration de Catilina comme référence historique majeure et, à défaut de celui de la conjuration des Égaux, après sa découverte, figure l’exemple de la conjuration d’Amboise. Pour autant, les dictionnaires de l’époque moderne oublient le premier sens étymologique de la conjuration, c’est-à-dire le fait de prêter un serment en commun, qui n’implique pas un complot contre l’État et peut avoir une acception positive, comme de nombreuses références classiques l’attestent, dans les textes littéraires en prose, voire en poésie5.
7Or la Révolution française, en refusant la politique du secret de l’absolutisme monarchique, a consacré à la fois le principe de la délibération politique publique – de l’Assemblée nationale à l’assemblée primaire ou au club révolutionnaire – et le principe du serment individuel pour l’acceptation de toute fonction publique – du premier fonctionnaire public, le roi des Français, au moindre détenteur d’un mandat électif à l’échelle départementale ou municipale. Ainsi, elle a retrouvé dans sa pratique politique officielle les deux sens classiques de la conjuration comme, d’ailleurs, de la conspiration6.
8Il reste à démontrer, par une analyse linguistique approfondie, que l’usage sociopolitique le plus fréquent pendant la décennie révolutionnaire identifie le conspirateur au contre révolutionnaire (par exemple, l’occurrence des « conspirateurs royaux » en 1792 est bien plus répandue que celle des « conspirateurs du 10 août ») et affecte au substantif « conjurés » un sens positif avec et après la Conjuration des Égaux. Toutefois, comme dans la langue politique de la Rome antique, cette étude montrerait sans doute, qu’à certains moments de la Révolution, les « conspirateurs », synonymes de traîtres, d’intrigants ou de factieux, peuvent être traités exceptionnellement de « conjurés ». Par exemple, sous l’Empire napoléonien, le préfet Thibaudeau, ancien Conventionnel, utilise aussi bien les termes de « conjuration » que de « conspiration » pour dénoncer les entreprises des « anarchistes » dans son département des Bouches-du-Rhône. De même, sous la monarchie restaurée, l’Aixois Mignet écrivant son Histoire de la Révolution française utilise les deux substantifs comme synonymes.
9Ainsi la conjuration appartient à l’héritage de la Rome antique et de la France révolutionnaire, mais la conspiration est une réalité de l’époque révolutionnaire et impériale. Car la distinction étymologique entre « conspirateurs » et « conjurés », en séparant les fonctionnaires de l’État des simples citoyens, est quelque peu factice, d’abord, dans le cadre de l’idéologie révolutionnaire, qui n’a point proclamé les droits de l’homme et du citoyen sans méconnaître ses devoirs, et ne s’applique point, ensuite, à la conspiration du Midi sous l’Empire essentiellement parce que les généraux suspectés avaient été préalablement mis à l’écart par le régime napoléonien.
10C’est le cas, bien connu, du général Malet (qui, après ses états de service dans l’armée d’Italie, puis comme gouverneur de Pavie et, enfin, de Rome a été suspendu de ses fonctions par le vice-roi d’Italie en mai 1807 et renvoyé en France pour cause de propagande républicaine), comme de son ami, moins célèbre, le général Guidal, natif de Grasse, qui a été considéré comme le chef de la conjuration dans le Midi de la France. Arrêté à Marseille le 24 janvier 1812, Guidal sera délivré de son internement parisien le 22 octobre par Malet, dont le coup d’État échoue le lendemain, et fusillé le 29 octobre 1812.
11Quant aux rumeurs qui, dans le Midi, font état du rôle possible que pouvait jouer le général Puget-Barbentane, déjà connu et surveillé comme étant fermement républicain sous le Directoire, ou le général Moreau, parti à Londres pour se mettre à la tête d’une armée, ou encore du général Lahorie, formant avec Malet et Guidal la tête du parti, elles illustrent le rôle fondamental de l’armée dans la vie politique intérieure française depuis le 13 Vendémiaire, sinon le 13 Germinal ou la répression des journées insurrectionnelles de prairial an III à Paris et à Toulon. Ainsi, l’histoire des longues dernières années de la République française peut expliquer, aussi bien que la nature militaire du régime impérial, l’importance de généraux dans la conjuration. Certes, la stratégie de conquête militaire du pouvoir implique l’émission de fausses dépêches du ministère de la Guerre pour s’emparer du commandement de Marseille et de Toulon, démettre les autorités officielles, délivrer les galériens et libérer les prisonniers du château d’If.
12La nécessité d’une insurrection populaire est, toutefois, jugée nécessaire. Et le général Guidal s’y emploie à Grasse comme à Marseille, où il réside à partir de 1808 dans le château de l’ancien Directeur Barras. Pour le préfet, cette « charmante habitation » des Aigalades était, déjà à l’époque où Barras l’habitait, « un antre de conspirateurs ». Celui-ci, soupçonné dans cette affaire, apprendra d’ailleurs de Thibaudeau, son ancien collègue à la Convention, la notification ministérielle de son exil7. Quant à Guidal, qui n’avait pas été compromis dans le premier complot du général Malet, mais qui avait commandé un bataillon de volontaires dans le Var en septembre 1792 comme lieutenant-colonel et qui avait fait prisonnier dans l’Orne le comte de Frotté en 1800 comme général, il avait été réformé en 1801 et mis à la retraite en 1810 à 46 ans. Ainsi, tous ses déplacements vers Cannes et Nice, notamment, sont surveillés et les rapports qu’il tente d’entretenir avec un chef des Barbets dans le pays niçois, comme avec l’escadre anglaise de la Méditerranée et d’autres opposants à Napoléon sont connus de la police et du préfet.
13Parmi les personnalités qui viennent lui rendre visite, figure Alexandre Ricord, un des inculpés (parmi la vingtaine, avec son père et Jean-François Ricord) dans la première conjuration du général Malet en 1808. Alexandre Ricord, né à Marseille 40 ans plus tôt, a joué un rôle actif dans la Révolution française puisqu’il s’est fait remarquer dans les clubs jacobins méridionaux comme un remarquable porte-parole et a été, notamment, accusateur public au tribunal criminel de Perpignan. À Paris, sous l’Empire, c’est un voisin et ami de Rigomer Bazin dont il est un des abonnés à ses Lettres Philosophiques. Depuis cette époque, Ricord, seul des inculpés dans ladite conjuration à avoir été remis en liberté à condition de quitter la capitale, circule beaucoup, en tant qu’agent d’affaires, de Marseille à Paris pour son commerce de vins et de draps. Inculpé à nouveau en 1813 dans la procédure relative à la conspiration du Midi, il est considéré comme un des émissaires du Comité marseillais vers les Languedoc, un des principaux orateurs dans les réunions et un idéologue de la République. En 1815, l’opposant à Napoléon 1er sera, comme Bazin, un des fédérés pendant les Cent Jours.
14Le parcours de ces deux conjurés illustre aussi bien la diversité des horizons que l’importance majeure, dans leur carrière militaire ou politique, de la Révolution. Les uns comme les autres conjurés consacrent leur énergie à mobiliser les mécontents sur les thèmes unitaires suivants : la paix générale, l’abolition de la conscription, la suppression des droits réunis et la convocation d’un Congrès pour décider du nouveau régime. L’idée de porter à la présidence de ce Congrès l’ancien Conventionnel Cambon, le républicain de Montpellier qui n’a pas dévié de ses principes, est fréquemment rappelée.
15Toutefois, il est des thèmes moins consensuels que nous allons évoquer après la présentation des pratiques politiques mises en œuvre par ceux que Maurice Agulhon appelait les « survivants de la République ».
Les pratiques politiques des conjurés
16Faut-il s’étonner non seulement de la clandestinité de l’activité politique sous l’ère napoléonienne puisque la liberté de presse, celle de réunion et d’association sont interdites, mais aussi de la résistance républicaine alors même que le régime consulaire et impérial est l’héritier de la réaction thermidorienne et de la politique directoriale ?
17Le préfet Thibaudeau, ancien réacteur de la Convention, ne l’oublie pas lorsqu’il écrit : « À la fin de 1809, le commissaire général de police découvrit que le parti anarchiste avait renouvelé ses complots de l’an III »8.
18La suppression constitutionnelle des sociétés populaires, décidée en fructidor an III, comme l’interdiction de l’affiliation, de la correspondance et des pétitions en nom collectif des sociétés politiques, a contraint les anciens jacobins, toujours soucieux du bonheur commun, à de nouvelles formes de communication dès l’époque directoriale. Ainsi, par exemple, les chambrées provençales, où on se réunissait officiellement pour boire et manger, avaient permis de créer une sociabilité politique au début du Directoire et de lire en commun le journal de Babeuf9.
19Si l’héritage de la Conjuration des Égaux, comme de son échec, est patent, l’activité clandestine relève, aussi, d’un héritage plus ancien. L’administration napoléonienne, en renouant avec l’absolutisme monarchique d’Ancien régime, fait renaître sinon les réunions au Désert des protestants cévenols, du moins les réunions privées où l’orateur politique, en l’occurrence l’émissaire des républicains marseillais, s’entoure des semblables précautions que le pasteur d’hier. Les réunions tenues dans les communes gardoises d’Alès, d’Anduze, de Nîmes, de Mialet, de Saint Hypollite ou encore de Saint Julien le Moutier peuvent aisément l’évoquer. Malgré le cloisonnement des réseaux, le risque de l’infiltration policière dans des réunions trop nombreuses est permanent. Ainsi, Alexandre Ricord aurait dit, après une grande assemblée au Brulat : « Dans toutes les conspirations où je me suis trouvé, je n’ai jamais parlé qu’en tête à tête. En discutant ainsi avec les paysans, on se trouve compromis. Si nous n’y prenons pas garde, nous aurons un d’Angoulème que les Russes nous mettront sur le trône »10.
20Tout autant que l’expérience vécue par cette génération de 1789 et la mémoire du passé, les circonstances politiques sous l’Empire imposent un type d’organisation politique caractérisée par le cloisonnement de l’information d’une ville à l’autre, les réunions en petits comités plus souvent chez un conjuré possédant une bastide à la campagne que dans l’arrière-salle d’un cabaret, l’utilisation de correspondances codées (annonce de baptême à Marseille, de contrat au Beausset, lettre de change ici et là…) ou, encore, le souci de rédiger le projet de proclamation insurrectionnelle sur plusieurs lambeaux de papier « qu’il fallait rapprocher pour en faire lecture et qui avaient été distribués à un nombre égal de conjurés afin de le soustraire à la connaissance de la police, en cas d’arrestation de l’un d’eux ».
21Mais, malgré toutes ses précautions dans le cadre d’un régime policier et malgré toute l’activité des émissaires chargés de mission de négociation ou de propagande, l’insuffisance de l’organisation est patente au moment du passage à l’acte insurrectionnel que ce soit en octobre 1812 ou en mars 1813. Car on débat toujours pour savoir si l’insurrection devait éclater d’abord à Marseille ou bien à Toulon et, donc, vers quel port les républicains de l’intérieur devaient conduire leur détachement.
22S’il n’est pas question de sociétés secrètes, comme celle des Philadelphes, ni de loges maçonniques, les conjurés préfèrent parler de « comités », dans l’héritage de la langue révolutionnaire, qui s’appellent parfois, et pas uniquement dans le Midi de la France, « comités de surveillance ». La composition de ces comités est souvent hétéroclite, comme le cercle des conjurés qu’a réuni Guidal en 1808 avec un chef des Barbets dans le terroir de Nice, avec Maximilien Isnard à Grasse décrit par les services de police comme « un jeune homme ardent, signalée pour ses excès pendant le régime de 1793 », avec des entrevues avec le roi d’Espagne et des communications avec les Anglais, ou des contacts pris avec des Cannois et des personnes attachées à la garnison de l’île de Sainte-Marguerite, etc.
23Quant au comité d’insurrection de Marseille, il prolongera ses activités après l’arrestation, la condamnation et l’exécution des généraux Guidal, Mallet et Lahorie. Il est animé par Honoré Jaume, avocat, originaire de Grasse, « connu depuis la Révolution pour la chaleur de ses opinions révolutionnaires » et par Alexandre Ricord. Ce noyau de bourgeois républicains agrège d’autres Marseillais exerçant des professions libérales (comme l’avocat André Sauvaire, le notaire Jean-Baptiste Porre, le pharmacien Vernet, etc.) et, surtout, élargissent leur cercle à des fermes républicains varois comme François Revest, ancien maire du Beausset, connu comme « zélateur du régime jacobin » ou propriétaire philanthrope très lié aux paysans et ouvriers de sa commune, ou encore Thomas Blancard, ce cordonnier de Toulon que le rapport judiciaire qualifie d’homme « doué d’une intelligence au-dessus de son état » et qui s’est jeté avec ardeur dans le complot après s’être assuré que « les conspirateurs veulent une République et non un Bourbon ». Au printemps 1813, les démarches faites auprès de l’amiral anglais n’ayant pu aboutir, car « les Anglais ne feraient jamais de promesses tant qu’on irait à eux avec le projet d’établir en France un gouvernement républicain ou fédératif et qu’ils ne voulaient servir que la cause de Louis XVIII », le comité de Marseille prit la décision d’agir sans la participation des Anglais.
Le républicanisme méridional
24Présenter le républicanisme dans le Midi de la France, c’est rappeler d’abord l’analyse d’un adversaire politique, en l’occurrence, le préfet Thibaudeau dans ses Mémoires :
« En Provence, le parti anarchiste fut au contraire (du parti royaliste) toujours en état de conspiration.
(…) Le parti se distinguait par l’activité, la fidélité, la persévérance et une organisation hiérarchique telle qu’une indiscrétion ne pût la compromettre. Depuis l’élévation de Bonaparte jusqu’à sa chute, rien ne pût l’ébranler. Poursuivi sans relâche par le commissaire général de la police, il résista à la prison, à l’exil, à la mort. Il avait pour but le renversement de Bonaparte et le rétablissement d’un gouvernement populaire. Ses moyens étaient de s’emparer des principales autorités, des caisses publiques, la suppression des droits réunis et la conscription. Pour réussir tout était bon, même l’intervention de l’étranger ».
25L’étude des 73 prévenus « de complots et rassemblements armés qui avaient pour but d’exciter un soulèvement général et de changer la forme du gouvernement », détenus dans la maison d’arrêt d’Aix (après diverses procédures instruites à Toulon par une Commission militaire pour correspondance avec l’ennemi ou à Aix par des juges ordinaires pour les inculpés de projet de pillage à Grasse) et dont l’instruction judiciaire est encore en cours à Nîmes en juin 1814, permet de livrer un portait collectif.
26Domiciliés dans plus d’une vingtaine de communes des Bouches-du-Rhône, du Gard et du Var, la moitié des conjurés sont néanmoins marseillais et toulonnais.
27Les prévenus sont des hommes d’âge mûr. L’âge moyen est de 49 ans, autrement dit le conjuré-type avait 25 ans en 1789 ou 30 ans en l’an II de la République. Si le plus jeune, un ouvrier de la manufacture de tabac de Marseille, a 28 ans, c’est aussi le seul à avoir moins de 30 ans. Le vétéran, Jean-Guillaume Lalliaud est un Nîmois de 77 ans. On le dit « doué d’une imagination ardente que les glaces de l’âge n’ont pas tempérée, zélateur constant du gouvernement républicain et chef du comité de Nîmes ». Au-delà de ces deux cas, les quadragénaires et quinquagénaires inculpés dans la conjuration représentent l’ancienne jeunesse révolutionnaire.
28Socialement, les artisans et boutiquiers représentent les deux tiers des inculpés, auxquels s’adjoignent les cultivateurs (15 %), sept membres de professions libérales (avocats ou chirurgiens), trois propriétaires acquéreurs de biens nationaux, un receveur de rentes, un ancien négociant et un instituteur.
29Politiquement, certains se flattent comme le cultivateur Honoré Imbert d’avoir fait parti du bataillon qui, du Beausset, a rejoint la capitale dans l’été 1792 et a fondé la République ou, autrement dit, « se fait gloire d’avoir été dans l’exécrable journée du 10 août » ; un autre se félicite d’avoir échappé au massacre du fort Saint Jean pendant la réaction thermidorienne de l’an III ; d’autres sont connus comme maires de leur village en l’an II. Enfin, un seul, Luc Garrigue, revendique des opinions royalistes et son ancien engagement aux côtés des insurgés de la Vendée par horreur des crimes révolutionnaires.
30Ce cas rappelle la question de l’alliance entre républicains et royalistes, posée par l’état-major (Malet et Guidal notamment) qui jugeait nécessaire la mobilisation de tous les mécontents du régime au moment où la guerre d’Espagne pose la question révolutionnaire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et où la guerre perpétuelle concerne toutes les familles.
31Toutefois, au-delà de ce cas intéressant et de la politique du comité marseillais par exemple, il convient de souligner que l’idéologie républicaine est incarnée par des hommes qui n’ont pas dévié de leurs principes, malgré les persécutions politiques. Leur rayonnement intellectuel peut être présenté à travers l’exemple d’un cordonnier de Toulon, Thomas Blancard, qui a l’aptitude à mobiliser les ouvriers de l’arsenal, de l’ancien maire du Beausset, François Revest, notable philanthrope dans sa commune, ou encore de l’ancien député du Var à la Convention nationale, Jean-François Ricord. Ce Montagnard, emprisonné en l’an III, compromis dans la conjuration des Égaux, arrêté lors de l’affaire Aréna, impliqué dans le complot de Malet en 1808 avec d’autres anciens babouvistes, impose le respect pour sa fidélité aux idées républicaines dans les cercles des conjurés méridionaux sous l’Empire. Reprenant son idée d’une République fédérative, dont témoignent les archives de la police parisienne en 1800, il la communique aux conjurés :
« Nous voulons une République. Le gouvernement fédératif à l’instar de celui des États-Unis d’Amérique est le seul qui nous convienne. Ceux que vous voyez ici seront membres du Congrès et l’ex-Conventionnel Cambon qui n’a jamais dévié des principes républicains en sera le président ».
32Cette résurgence d’une République fédérative et non une et indivisible traduit le cheminement idéologique depuis la construction de l’Empire napoléonien, sinon de la Grande Nation conquérante. Mais la République ou le gouvernement populaire dont parlent les conjurés, c’est aussi des symboles et une histoire vécue. C’est, bien sûr, la Marseillaise qui est chantée après toutes les assemblées dans le Gard ; c’est la mémoire des bataillons de Marseillais marchant sur Paris pendant l’été 1792 ; c’est aussi celle, moins glorieuse mais présente, de la marche de Toulon vers Marseille au printemps 1795. Au-delà des thèmes ou mots d’ordre de rassemblement, qu’ils soient antimilitaristes ou antifiscaux, contre l’Empire napoléonien, il y a enfin une très forte connotation sociale et politique dans ce retour à 1792 ou bien dans l’idée d’une révolution jamais terminée à travers ce propos : « Les patriotes cesseront bientôt de gémir sous le joug des aristocrates ! ».
33Que retenir de la conspiration ou conjuration du Midi ? Sinon qu’elle offre matière à un vrai questionnement sur la nature des complots contre le système napoléonien en posant la question des alliances politiques, au-delà de la coalition carlo-républicaine dont la Monarchie de Juillet répandra l’usage sociopolitique, en valorisant le rôle des généraux pour atteindre ou tenter d’abattre un régime militaire, en consacrant la place du peuple souverain pour définir un nouveau régime, républicain et démocratique, pour les Français. C’est cela, aussi, l’héritage jacobin de la France révolutionnaire.
Notes de bas de page
1 Paul Gaffarel, « Les complots de Marseille et de Toulon (1812-1813) », Annales de la Société d’Études provençales, 1907 ; Maurice Agulhon, La vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Paris, 1970, p. 445.
2 Alfrad Fierro, « Conspirations », Dictionnaire du Consulat et de l’Empire, dir. A. Fierro, A. Palluel-Guillard, J. Tulard, Paris, 1995, p. 654.
3 De Charles Nodier, voir en particulier : Portraits de la Révolution et de l’Empire, Paris, rééd. 1988.
4 Voir, notamment, l’œuvre de Jean Nicollet.
5 Par exemple, un texte de Suétone (Vie d’Auguste, 17,2) emploie « coniurare » pour le serment prêté en 32 avant J.C. à Octave pour l’Italie tout entière. Je remercie ma collègue Sylvie Pittia, professeur d’Histoire romaine, pour toutes ces précisions philologiques et références historiques.
6 « Être en harmonie, en accord » ou « s’assembler pour un acte illégal, une action hostile ».
7 Mémoires, A. C. Thibaudeau, Paris, 1913 (2e édition), p. 344.
8 Mémoires, op.cit., chap. XVIII, p. 299.
9 Christine Peyrard, « Du club à la chambrée. La résistance républicaine en Provence pendant la terreur blanche », La France démocratique. Mélanges offerts à Maurice Agulhon, réunis par C. Charle, J. Lalouette, M. Pigenet et A.-M. Sohn, Paris, 1998, p. 207-216
10 Archives nationales, BB/3/148.
Auteur
UMR Telemme - Université de Provence
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