De Brumaire à Leipzig : l’opinion en Belgique face au régime napoléonien
p. 117-130
Texte intégral
1Le concept d’opinion publique est très contemporain. À l’époque, on parlait plus volontiers d’esprit public. C’est à l’évolution de celui-ci qu’est consacrée cette brève communication qui ne pourra aborder que sommairement un problème très complexe1.
2Quand le Directoire fut renversé le 19 brumaire an VIII, les territoires de la future Belgique, c’est-à-dire les Pays-Bas autrichiens et la principauté de Liège venaient de connaître une décennie bien agitée.
3En 1789, une partie des provinces gouvernées par la maison d’Autriche s’étaient soulevées contre la volonté réformatrice de Joseph II. L’alliance des deux partis qui avaient mené l’insurrection ne dura guère ; les conservateurs appelés statistes ou partisans des États n’avaient d’autres objectifs que le maintien des privilèges provinciaux d’Ancien régime. Ils s’opposèrent rapidement et avec succès aux démocrates ou vonckistes qui souhaitaient assurer une plus équitable représentation au Tiers État. La république des Etats-Belgiques unis, sorte de confédération de provinces conservant jalousement leur identité et n’ayant en commun que la politique étrangère et l’armée, n’eut qu’une brève existence.
4Après avoir vainement sollicité l’appui de la France et de la Prusse, elle dut céder au retour des armées autrichiennes en 1791.
5À la même époque, à Liège, une coalition de conservateurs et de démocrates avait également chassé le prince évêque, lui aussi accusé d’avoir violé le pacte social concédé par ses prédécesseurs. À l’inverse de ce qui se passa aux Pays-Bas autrichiens, ce furent les démocrates qui l’emportèrent, mais là aussi l’intervention des troupes du Saint-Empire romain rétablit les choses dans leur ordre ancien.
6Le retour des Autrichiens aux Pays-Bas fut éphémère. Par la victoire de Jemappes (6 novembre 1792), Dumouriez conquit non seulement les possessions autrichiennes, mais aussi la principauté de Liège. Après avoir promis une république belge indépendante, Dumouriez fut désavoué par Paris, qui entendait exploiter les richesses du pays. Six mois plus tard, la défaite de Neerwinden (18 mars 1793) ramena les Autrichiens aux Pays-Bas et le prince évêque dans sa bonne ville de Liège. Une année plus tard, les armées françaises étaient de retour après la victoire de Jourdan à Fleurus (26 juin 1794).
7Pendant les dix-huit mois suivants, la Belgique fut mise en coupe réglée : réquisitions militaires, enlèvements d’œuvres d’art, impositions de tous ordres.
8Le 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795), les neuf départements belges (Dyle, Escaut, Forêts, Jemappes, Lys, Meuse-Inférieure, Deux-Nèthes, Ourthe et Sambre-et-Meuse) furent réunis à la République.
9La politique menée en Belgique par le Directoire fut très impopulaire. Dans les premiers temps, l’incertitude qui pesait sur la pérennité de l’annexion par la France fut pour beaucoup dans les difficultés rencontrées pour trouver des Belges disposés à collaborer au sein des nouvelles institutions. Cette hypothèque fut levée par le traité de Campo Formio (17 octobre 1797). La mise en œuvre des lois sur le culte et la confiscation des biens d’église choquèrent profondément la population dont la foi catholique apparaissait pour les tenants de l’ordre nouveau comme l’expression du fanatisme et de la superstition. Le cours forcé de l’assignat ruina une partie de la bourgeoisie commerçante et l’emprunt forcé de l’an IV payable en numéraire apparut dans ce contexte comme une injustice.
10La vente des biens nationaux permit l’enrichissement de ceux qui firent faire prévaloir leurs intérêts sur leurs scrupules.
11L’application dans les départements réunis de la loi Jourdan sur la conscription fut à l’origine d’un mouvement insurrectionnel, essentiellement rural, dans le département des Deux-Nèthes, une partie de ceux de la Dyle et de l’Escaut et dans celui des Forêts. Connus sous le nom de « troubles de brumaire an VII » en France, de Guerre des paysans en Belgique, de Köppelskrieg au Luxembourg, ces troubles furent de brève durée (brumaire-frimaire an VII), mais furent magnifiés par les historiens et romanciers nationalistes belges du XIXe siècle, Orts et Conscience. Ils n’en demeurent pas moins le témoignage de l’impopularité de la conscription, institution inconnue auparavant dans les Pays-Bas.
12Le coup d’État de brumaire fut accueilli dans l’indifférence2. Aux yeux de l’opinion, il apparaissait comme une nouvelle péripétie de la vie politique tumultueuse du Directoire.
13« Un, trois, cinq, le nombre est égal, pourvu que l’on ne nous vexe plus, et qu’on ait la paix », déclarait un paysan flamand à propos du remplacement des Directeurs par les Consuls.
14L’esprit public était généralement hostile à la présence française. Dans le département de l’Escaut, le préfet Faipoult constatait :
« En arrivant ici, j’ai trouvé des esprits aigris, des imaginations effarouchées. C’était l’effet d’un côté des grandes vexations depuis la conquête, de l’autre des préjugés religieux »3. Il soulignait encore : « Rien de si difficile que de pourvoir aux emplois… les Belges craignent encore le retour de l’autorité autrichienne »4.
15Le conseiller d’État, Pelet de la Lozère en mission en Belgique un an plus tard, remarquait également :
« les Belges n’ont qu’une demi confiance dans la stabilité de l’ordre actuel et une opinion encore flottante ne se fixera que suivant des événements ultérieurs »5.
16Le plébiscite organisé en nivôse an VIII, sur l’ensemble du territoire de la République, pour soumettre à l’approbation des électeurs la nouvelle Constitution proclamée le 22 frimaire précédent, permet de se faire une idée de la popularité du nouveau régime. Il s’agissait d’accepter ou de refuser un texte dont on ignorait presque tout. Qui en effet eut le loisir ou la culture politique pour analyser et mesurer la portée d’une loi fondamentale affichée trois jours à peine dans les mairies ou proclamée par crieurs publics ? Dans ces conditions, l’acceptation portée sur un registre, au mépris du caractère secret du vote, était donc un acte d’allégeance aveugle, un chèque en blanc en faveur du nouveau régime.
17En Belgique, ce chèque fut bel et bien refusé. En effet dans les trois départements où les votes réels furent recensés par les historiens contemporains, les résultats sont éloquents : dans la Dyle, 4,3 % de taux de participation6; dans les Deux-Nèthes, 4,3 % et dans la Meuse-Inférieure, 5,4 %7.
18Les premières années du Consulat virent se multiplier les mesures d’apaisement. Sur le plan religieux, dès le 8 nivôse an VIII, la jouissance des églises fut rendue aux fidèles sauf à y permettre l’exercice du culte décadaire. La modification du serment imposée aux fonctionnaires, désormais simple déclaration de fidélité à la Constitution lui ôta le caractère polémique que constituait l’affirmation de la haine à la royauté et à l’anarchie (21 nivôse an IX). D’importance plus fondamentale fut la signature du Concordat le 26 messidor an IX qui constitua un grand geste pour ramener la paix religieuse.
19Les mesures d’amnistie en faveur des émigrés (6 floréal an X) furent particulièrement appréciées en Belgique où le départ des « absents » n’avait pas revêtu le caractère politique de l’émigration française et n’avait été le plus souvent qu’une réaction de crainte devant les excès de la Terreur8.
20La signature du traité de Lunéville (29 pluviôse an IX) avec l’Autriche qui consacrait la renonciation définitive de celle-ci à sa souveraineté sur les Pays-Bas autrichiens, puis celle de la paix d’Amiens avec l’Angleterre (6 germinal an X) permirent d’espérer le retour de la paix après dix ans de guerre.
21Les effets de cette politique se traduisirent dans les résultats du second plébiscite populaire organisé pour ratifier le consulat à vie (20 floréal an X). La participation, synonyme d’approbation fut cette fois, proche des 50 % dans les départements réunis.
22À cette époque, on peut parler de lune de miel entre la population belge et le nouveau régime, mais au cours des années suivantes, l’esprit public se dégradera progressivement. Plusieurs causes se conjuguèrent pour détacher peu à peu les Belges du régime impérial.
23La rupture de la paix d’Amiens (25 floréal an XI) remit la France dans la spirale guerrière : pour faire face au conflit désormais inévitable, le gouvernement augmenta les centimes additionnels afin de financer les préparatifs de l’armée, et les classes de l’an XI et de l’an XII furent appelées sous les drapeaux. Ces mesures provoquèrent une désaffection à l’égard du régime comme en témoignent les résultats du plébiscite sur l’hérédité impériale (28 floréal an XII).
24Si l’on excepte les cas de fraude manifeste comme ceux constatés dans le département de la Dyle ou que l’on peut soupçonner dans les départements des Forêts ou de la Meuse-Inférieure, la participation officielle au scrutin diminua de façon significative : 26 % de votants dans le département des Deux-Nèthes en l’an XII, par rapport aux 56 % de l’an X, et des résultats du même ordre dans les départements flamands de la Lys et de l’Escaut. Dans les départements wallons réputés comme francophiles, la désaffection fut tout aussi évidente.
25À partir du moment où le sort du pays avait été réglé par les traités, l’opinion en Belgique se serait, à la longue, accommodée de la nouvelle organisation de l’État dont les avantages étaient d’ailleurs multiples. Mais pour cela il aurait fallu une longue période de paix. Or, Napoléon fut en guerre avec l’Europe tout au long de son règne impérial.
26Cette politique belliciste eut pour effet à long terme, de lui aliéner progressivement l’esprit public qui avait été séduit par les promesses du Consulat. La guerre extérieure avec comme corollaire, le Blocus continental, et la querelle avec le Vatican jouèrent un rôle fondamental dans la montée des mécontentements.
La conscription
27À partir de 1803, la France fut en guerre jusqu’à l’effondrement de 1814. Même à l’apogée de l’Empire entre 1810 et 1812, on ne peut parler de paix puisque l’armée française resta engagée dans la lutte sans cesse renouvelée contre les Espagnols et les Anglais dans la péninsule ibérique.
28Les effectifs de l’armée, qui furent au plus bas en l’an X avec 356 000 hommes sous les drapeaux, ne cesseront de croître au fil des années : 459 000 hommes au début 1806, 791 000 hommes fin 1809, 746 000 en mars 1813 et 1 104 000 en mai de cette même année.
29Les réactions à la conscription peuvent être considérées comme un thermomètre de l’opposition des populations.
30Les premières levées à la fin du Directoire furent désastreuses, ce qui s’explique dans le contexte de l’insurrection de l’an VII. Pour l’ensemble des départements belges, l’insubordination atteignit 63 %. Lors de la levée des cinq classes suivantes le taux d’insoumission diminua à 30 %, puis pour la période 1806-1810 à 14 % et lors des levées de 1811-1812 à 9,5 % ce qui correspond au taux de désobéissance de la France de l’intérieur à la même époque.
31D’une manière générale, l’insubordination fut toujours sensiblement plus élevée dans les départements flamands que dans les départements wallons. La baisse spectaculaire du nombre des insoumis ne signifie pas pour autant l’acceptation progressive par les classes populaires du principe de la conscription, elle fut le résultat de moyens de coercition employés à une grande échelle. Devant l’inefficacité des sanctions financières frappant des populations à la limite de l’insolvabilité9, les autorités eurent recours, en milieu rural, aux garnisaires placés chez les principaux citoyens et les maires, qui devaient faire l’avance de leur solde avant de se faire rembourser sur le budget local10.
32Le procédé fut d’une rare efficacité puisqu’il rompit les solidarités locales et incita les plus riches à livrer les réfractaires pour préserver leurs intérêts.
33En 1811, les colonnes mobiles de garnisaires parcourant les départements brisèrent les résistances aussi bien en Belgique qu’en France. À titre d’exemple, la crainte des habitants du département de Jemappes fut telle que le contingent de cette année ne connut pas un seul réfractaire. Le désastre de Russie et les grandes levées de 1813 allaient remettre en cause ces résultats.
34Le système des suppléants appelés à servir, moyennant finance, pour remplacer un conscrit aisé ayant tiré un mauvais numéro, favorisait la bourgeoisie en lui épargnant partiellement l’impôt du sang payé par les classes populaires. Les prix des remplaçants augmentèrent brutalement dès la rupture de la paix d’Amiens.
35Dans le département de Jemappes, les prix décuplèrent en quinze ans passant de 240 francs en l’an XI à plus de 2 000 francs en 1808, pour atteindre le maximum en 1809, au moment de l’affaire de Walcheren et en 1813 (3 800 francs), sans que jamais les prix fussent aussi élevés que dans la France de l’intérieur11.
36En avril 1813, la levée des gardes d’honneur fut considérée avec une extrême défaveur dans la bourgeoisie aisée et dans la noblesse, non seulement, parce qu’on faisait marcher leurs enfants pour lesquels elles avaient déjà payé un remplaçant, mais elles devaient les équiper de leurs deniers12. Il s’agissait en effet, comme l’écrivait le préfet du département de l’Ourthe au ministre de l’Intérieur, le 20 mai 1813 :
« 1° de choisir des jeunes gens dont les familles offrent une garantie et qui personnellement méritent confiance 2° d’avoir des otages qui répondent des familles dont les sentiments ne sont pas favorables au gouvernement »13.
37Le préfet du département des Deux-Nèthes constatait :
« La levée des gardes d’honneur ayant frappé sur la première classe de la société, y a excité une sorte de fureur… On m’a élevé toutes les chicanes imaginables… On a eu l’air de se moquer de mes ordres jusqu’au moment des départs. Quand on a vu qu’il fallait partir, la rage a redoublé, elle s’est exaltée contre moi avec une violence, avec une licence d’expression qui passe toutes les bornes »14.
La question religieuse
38En l’an VIII, la foi restait très vive en Belgique et l’influence du clergé considérable. Comme on l’a vu, la signature du Concordat avait très largement rallié l’opinion au nouveau régime.
39Les premières difficultés naquirent quand l’adhésion des prêtres aux articles organiques du Concordat fut exigée ; un prêtre réfractaire, ancien vicaire général à Namur, Corneille Stevens, prit la tête d’un petit groupe d’ecclésiastiques qui refusèrent d’y adhérer. Ce mouvement connu sous le nom de « Stevenisme » peut être comparé à la Petite Église en France. Ses membres furent activement recherchés par la police, mais Stevens lui échappa tout en poursuivant ses publications hostiles et ne sortit de la clandestinité qu’à la chute de l’Empire.
40Le bénéfice de la réconciliation religieuse induite par le Concordat fut particulièrement important en Belgique, mais cet état de grâce disparut progressivement, car Napoléon chercha à soumettre l’Église à l’État.
41En 1806, l’introduction du catéchisme impérial, qui insistait sur les devoirs des chrétiens envers l’Empereur, notamment le paiement de l’impôt et le service militaire, divisa l’épiscopat en Belgique et se heurta à une forte opposition de la part du bas clergé.
42La création de l’Université impériale en 1806, et son organisation en 1808, se traduisit par la mise sous tutelle de tous les établissements d’enseignement et ce monopole de l’État sur l’instruction, suscita la défiance du clergé belge.
43Le conflit de Napoléon avec le pape aggrava la situation. L’occupation d’Ancône en 1805, le grignotage des États pontificaux à partir de 1806, avec l’occupation successive des Marches, de la Romagne et de Civita Vecchia, aboutirent en 1808, à l’occupation de Rome et l’année suivante, à l’arrestation du pape. Le Souverain Pontife fut incarcéré successivement à Savone, puis à Fontainebleau tandis que les États pontificaux étaient annexés à l’Empire. Pie VII prononça l’excommunication de tous ceux qui avaient pris part à la violation de la souveraineté temporelle du Saint-Siège, ce qui visait indirectement Napoléon.
44Ce fut la volonté de Napoléon d’inclure toute l’Italie dans son système continental qui fut à l’origine de cette rupture dont les conséquences politiques furent considérables en Belgique.
45À partir de 1808, la nomination des évêques aux sièges vacants devint l’objet de litiges. En l’absence d’approbation papale, ceux qui avaient été désignés par Napoléon pour les évêchés de Malines et de Liège, ne furent pas installés par leur chapitre.
46En 1809, la désaffection de l’opinion catholique à l’égard du régime devint définitive.
47Une partie du clergé, croyant l’empereur excommunié, refusa de réciter le Domine, salvum fac imperatorem. Les autorités ecclésiastiques parvinrent néanmoins à maintenir la prière pour l’Empereur, chez la majorité des prêtres.
48Lors du Concile national de 1811, Mgr. de Broglie (Gand) et Mgr. Hirn (Tournai) figurèrent parmi les adversaires de la compétence du Concile pour trouver le moyen de se passer des bulles du pape, si celui-ci refusait d’en donner pour assurer l’institution canonique aux évêques nommés par l’Empereur. Ces évêques furent incarcérés et après quelques mois de prison, ils donnèrent leur démission. Par décret du 16 avril 1813, l’Empereur nomma deux Français pour les remplacer. Le pape n’ayant pas accepté la démission des deux évêques, les chapitres refusèrent de reconnaître les nouveaux venus.
49À la fin de janvier 1813, la signature du Concordat de Fontainebleau entre le pape et l’Empereur apporta une embellie qui ne fut que temporaire puisque quelques semaines plus tard, le Souverain Pontife dénonça sa signature. La répression s’abattit sur le clergé15.
Les réactions de l’opinion
50Comment réagirent les diverses couches de la population aux conséquences qu’induisait pour elles l’état de guerre permanent tant sur le plan militaire que sur le plan économique ?
51La noblesse belge, dans son ensemble, resta réservée sinon hostile au régime impérial. À ses yeux, Napoléon restait un parvenu, héritier de la Révolution qui lui avait causé un tort considérable par la perte de ses revenus seigneuriaux et l’amoindrissement sinon la perte de ses placements financiers souscrits en faveur des institutions d’Ancien régime, villes, États et corporations.
52À ces considérations matérielles, s’ajoutaient la nostalgie de leurs privilèges et un préjugé de caste à l’endroit de la bourgeoisie enrichie qui monopolisait les hauts emplois publics, jadis leur chasse gardée. La création de la noblesse impériale ne fit qu’accentuer le malaise des anciennes élites. Les nouveaux nobles furent considérés avec dédain et les anciens nobles, qui avaient accepté un titre impérial, s’en gaussaient plus ou moins ouvertement. Ainsi, le duc d’Arenberg, qui appartenait à la plus haute aristocratie européenne, fit par dérision, imprimer des cartes de visite où on pouvait lire : « Comte d’Arenberg, né duc d’Arenberg »16.
53Pourtant le ralliement de l’ancienne noblesse avait été un des objectifs du régime impérial, mais sur ce terrain, il ne rencontra que peu de succès. Les adhésions les plus spectaculaires en apparence, ne furent le plus souvent inspirées que par le souci de sauvegarder ou de récupérer des biens familiaux placés sous séquestre. Tels furent les mobiles du prince de Ligne, du duc d’Arenberg, des comtes de Lannoy et de Merode Westerloo qui acceptèrent de devenir sénateurs. Ralliement très limité d’ailleurs que celui de Merode Westerloo, qui, en 1810, siégeant au sein de la commission chargée d’examiner le projet de senatus-consulte relatif à l’annexion des États pontificaux fut le seul à s’y opposer.
54Parmi les motifs de ralliement, il y eut aussi la nostalgie de l’éclat des cours qui amena peut-être le prince de Gavre à accepter la clef de chambellan et le titre de comte.
55Au total, il n’y eut pas plus qu’une vingtaine de membres de l’ancienne noblesse parmi plus de 1 500 familles qui acceptèrent un titre impérial17.
56Mais dans le même temps, la majorité de la noblesse se cantonnait dans une opposition sourde, dont la politique religieuse de Napoléon fut également une des causes et certains d’entre eux encoururent même les foudres de la Haute Police comme le prince de Solre interné dans son château du Roeulx.
57La politique d’intégration forcée adoptée à partir de 1809, mua cette opposition en hostilité déclarée. La désignation d’office des fils de la noblesse pour les lycées impériaux de Paris ou pour les écoles militaires françaises, ou encore la nomination des jeunes gens des meilleures familles comme auditeurs au Conseil d’État sans qu’ils aient été forcément candidats, furent à l’origine d’un vif mécontentement, encore aggravé par la levée des Gardes d’honneur en 1813.
58Un rapport de l’intendant du département de la Dyle − qui avait succédé au préfet − est révélateur de l’état d’esprit de la noblesse bruxelloise en 1815 : sur 101 nobles recensés, 22 étaient considérés comme fidèles à la maison d’Autriche, 35 comme ennemis du gouvernement français alors que les partisans de celui-ci n’étaient qu’une douzaine18.
59Pour définir l’attitude de la bourgeoisie vis-à-vis du régime, il faut prendre en considération le caractère flou de ce concept qui recouvre des réalités sociales très différentes. Le groupe le moins aisé composé d’artisans, de boutiquiers, de fonctionnaires de rang modeste et de petits rentiers, partagea les préoccupations des classes populaires et comme elles, il souffrit de la conscription, de la crise économique et frumentaire de 1811-1812, le mécontentement provoqué par la politique religieuse de l’Empereur y trouva un terrain fertile.
60La bourgeoisie aisée, qui comptait en son sein, bon nombre d’acquéreurs de biens nationaux, fut longtemps une des assises du régime19. Toutefois, l’accroissement incessant de la pression fiscale, la levée des gardes nationales sédentaires et des Gardes d’honneur affaiblirent son soutien à l’Empire.
61Les grands négociants, dont le commerce avait été réduit presque à néant par le Blocus continental, étaient depuis plusieurs années victimes des tracasseries douanières qui se traduisaient par des arrestations arbitraires de négociants renommés comme celle du bruxellois Léonard Vandevelde incarcéré au Temple à Paris et condamné à une amende administrative qui lui coûta la moitié de sa fortune alors même que le ministre Fouché reconnaissait qu’il aurait été acquitté par les tribunaux des charges qui lui étaient imputées.
62À côté du grand commerce, un autre pôle créateur de richesse était l’activité industrielle. Peu importante au XVIIIe siècle, elle connut sous l’Empire, un réel essor qui amena les historiens à y voir le démarrage d’une prospérité qui s’épanouit au XIXe siècle.
63Après la rupture de la paix d’Amiens, la défaite de Trafalgar ruina les projets de Napoléon de porter la guerre en Angleterre. Ce fut désormais sur le plan économique qu’il entendit combattre son irréductible adversaire. Pour ce faire, il tenta d’imposer à l’Europe la prohibition de l’importation des marchandises anglaises déjà en vigueur sous le Directoire en France, mais l’Empereur mit aussi en place un système protectionniste destiné à favoriser l’industrie française en taxant lourdement certaines importations même en provenance de pays neutres ou alliés.
64Les industries belges profitèrent de cet état de choses. En particulier, les industries charbonnière et métallurgique connurent une réelle prospérité dans les départements de Jemappes et de l’Ourthe20. Liège devint un des centres les plus importants de la fabrication d’armes dans l’Empire.
65L’industrie de la laine à Verviers (département de l’Ourthe) augmenta sa production de 70 % entre 1800 et 1810. Il en fut de même pour la production des toiles de lin et de chanvre dans les départements de la Lys et de l’Escaut qui devint la première de l’Empire grâce à des perfectionnements techniques identiques à ceux apportés dans l’industrie cotonnière soit l’introduction de la mule Jenny par Lievin Bauwens.
66Celle-ci était au premier rang en terme de productivité avec 252 kilos de toile par ouvrier et par an, par rapport à 142 seulement dans les autres régions de la France. En 1810, les indienneries belges représentaient 15 % de la production de l’Empire.
67Ce développement industriel fut incontestablement lié au blocus continental qui assurait un marché protégé, mais ce fut également le blocus qui fut à l’origine de la crise économique de 1810-1811. Les causes principales de celle-ci furent l’éclatement de la bulle spéculatrice liée au commerce des produits coloniaux et l’écroulement des marchés européens où s’écoulaient les fabrications industrielles.
68Ceux-ci frappés par les interdictions d’exporter manquaient de liquidités pour l’acquisition des produits français renchéris par la hausse des matières premières. Le prix du coton sur base de 100 en l’an VIII, était passé à 412 en 1810. Celui de la laine de 109 en 1807 passa à 256 en 1810 vu la raréfaction des laines tirées de l’Espagne en guerre.
69Cette crise se traduisit par de nombreuses faillites un peu partout dans l’Empire, mais aussi en Belgique où l’activité industrielle en plein développement fut frappée de plein fouet.
70Les déconfitures du carrossier Michel Simons à Bruxelles et de l’indienneur gantois Lousberg qui se suicida en laissant un passif de plus de six millions, défrayèrent la chronique.
71La crise économique de 1810-1811 dont les effets se prolongèrent par une crise agricole due aux mauvaises récoltes de 1811 et 1812, entraîna un état de dépression général qui priva le régime du soutien des capitaines d’industrie.
72Une approche du monde rural oblige à distinguer la masse des salariés agricoles et des petits exploitants du monde des grands fermiers. Le sort des premiers fut très proche de celui du petit peuple des villes et des ouvriers. Comme eux, ils eurent à souffrir des disettes consécutives aux mauvaises récoltes de 1802 et de 1811-1812.
73À titre d’exemple, à Mons, chef-lieu du département de Jemappes, le prix de la rasière de blé (1/2 hectolitre) atteignit 15 francs en 1802 et 18 francs en mars 1812 alors que le prix habituel était de dix francs. Cette flambée des prix se répercutant directement sur le prix du pain, base de l’alimentation populaire, créa une misère profonde21.
74Les grands fermiers connurent d’autres difficultés. Traditionnellement, les Pays-Bas étaient considérés comme un grenier à blé et ils exportaient leurs excédents de production vers les Provinces-Unies. Napoléon, poursuivant la politique du Directoire, réglementa strictement ces exportations, interdites dès qu’un prix plancher était dépassé sur le marché intérieur, mais il prohiba également la distillation des grains entravant l’engraissement du bétail à partir des sous-produits de la fabrication du genièvre22. Ainsi en 1810, dans le département de la Dyle, 310 distilleries sur 360 fermèrent leurs portes23.
75La classe ouvrière étroitement tenue en lisière par le livret ouvrier – étendu d’ailleurs au personnel domestique – et par la loi Le Chapelier fut durement touchée par le chômage consécutif à la crise économique de 1810. À Gand, les deux tiers des ouvriers étaient au chômage. Quelques tentatives de grève dans l’industrie textile, furent réprimées par l’arrestation des meneurs supposés, les plus remuants étant envoyés aux dépôts régimentaires.
1813, le paroxysme des mécontentements
76En cette année 1813, l’affaire de l’octroi d’Anvers marqua vivement l’opinion. L’ancien maire de la cité portuaire, Werbrouck fut poursuivi avec plusieurs co-accusés devant la Cour d’Assises du département de la Dyle, du chef de corruption et de détournement, mais il fut acquitté à la satisfaction manifeste de l’opinion publique, persuadée de son innocence.
77Napoléon prit fort mal ce verdict qu’il considéra comme un désaveu de sa police et obtint du Sénat une décision annulant toute la procédure et renvoyant les accusés devant la Cour de Douai. La chute de l’Empire interrompit les poursuites, les accusés furent remis en liberté à l’exception de Werbrouck décédé en prison. Ce mépris de la chose jugée choqua profondément les classes cultivées.
78Au fil des années, la pression fiscale avait augmenté continuellement pour faire face aux charges de la guerre et à la politique de grands travaux entamée par le régime.
79Si le taux des impôts directs était resté inchangé, les centimes additionnels n’avaient cessé de croître. En 1810, dans le département de la Dyle, ils atteignaient 49 % du montant principal.
80De plus, les impôts indirects furent rétablis et leur levée fut confiée à l’administration des droits réunis. Frappant le sel, les boissons, les cartes à jouer, les droits réunis furent très impopulaires de même que le monopole du tabac créé au profit de l’État en 1808. Le produit des droits réunis dans le département de l’Ourthe, passa de 1 062 000 francs en 1808, à 1 492 000 en 1810, et à 2 911 000 en 1812.
81Les droits sur la petite bière, très consommée dans les milieux populaires vu la médiocre qualité de l’eau, furent particulièrement critiqués surtout en 1812, quand ils doublèrent le prix du produit.
82Le rétablissement de l’octroi à l’entrée des villes et des grosses bourgades rappela fâcheusement les tonlieux de l’Ancien régime. Son produit était destiné à l’assainissement des finances municipales, mais il eut essentiellement pour effet d’accroître le mécontentement par les difficultés occasionnées au commerce et la charge supplémentaire qui en résulta sur les produits de consommation.
83Les désastres militaires de 1813 créèrent de nouveaux besoins pour une armée qui ne bénéficiait plus des contributions de guerre imposées aux vaincus dans les années de victoire. En novembre 1813, la contribution foncière, les patentes, l’impôt sur les portes et fenêtres furent majorés d’un seul coup de 30 %, les droits sur le sel de 20 % et l’impôt personnel et mobilier fut doublé. On imagine sans peine les réactions.
84Les levées de soldats qui s’étaient succédées au cours de l’année 1813 avaient été difficiles. Le préfet du département de l’Escaut écrivait le 5 décembre :
« Ils [les conscrits] se rendent avec assez d’exactitude au conseil de recrutement parce qu’ils espèrent y être réformés. Mais ceux qui sont déclarés propres à servir ne se présentent plus à la revue de départ… restent dans leur foyer et refusent de marcher. Parmi ceux dirigés sur les corps, la désertion en route est très grande »24.
85Au mois de novembre 1813, les mécontentements étaient à leur comble. L’ancien directeur général de la police en Hollande, Villiers du Terrage, réfugié à Bruxelles après l’insurrection d’Amsterdam, constatait :
« Tous les éléments de l’insurrection sont ici, les conscrits ne rejoignent plus du tout, les prêtres sont dans une extrême activité, les droits réunis sont perpétuellement insultés, les placards sont continuels, l’esprit des campagnes est affreux »25.
86Dans ces conditions, l’arrivée des troupes alliées fut bien accueillie par la population qui, dans certains cas, n’hésita pas à piller les entrepôts des droits réunis.
87Ainsi se termina la présence française en Belgique qui laissa néanmoins une empreinte définitive par l’organisation d’un état moderne. Ce furent les entreprises guerrières de Napoléon qui compromirent la fusion au sein de la Grande Nation, des populations des départements réunis à la France avant brumaire. Les cartes furent redistribuées au Congrès de Vienne au détriment de la France qui perdit sa suprématie en Europe.
Notes de bas de page
1 Le sujet comme tel a été peu étudié à l’exception d’un article ancien de P. Poullet, « Quelques notes sur l’esprit public en Belgique pendant la domination française, 1795-1814 » in Messager des Sciences historiques, 1893, p. 419-456, 1894, p. 5367, 422-451, 1895, p. 197-219 et 313-330. Une thèse récente inédite a comblé cette lacune : José Olcina, L’opinion publique en Belgique entre 1812 et 1814. Les Belges face à l’écroulement de l’Empire, Paris IV-Sorbonne, 2004.
2 J. Logie, « L’après brumaire dans le département de la Dyle », dans Du Directoire au Consulat. 3. Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Centre de recherches sur l’histoire de l’Europe du Nord-Ouest, Rouen, 2001, p. 431-450.
3 AN, BB/5/275, lettre de Faipoult à Abrial, 25 pluviôse an IX.
4 AN, F/1bII/Escaut/2, Faipoult au ministre de l’Intérieur, 9 germinal an VIII.
5 AN, AF/IV/1025.
6 J. Logie, « Les plébiscites consulaires dans le département de la Dyle », La plume et le sabre, Mélanges offerts à J.P. Bertaud, Paris, 2002, p. 501.
7 Ch. Langlois, « Les plébiscites de l’an VIII ou le coup d’État du 18 pluviôse an VIII », Annales historiques de la Révolution française, 1972, p. 59.
8 Rappelons que la seconde conquête des Pays-Bas autrichiens eut lieu quelques semaines avant le 9 thermidor.
9 R. Darquenne, « La conscription dans le département de Jemappes (1798-1813) », Annales du Cercle archéologique de Mons, t. 67, 1968-1970, p. 315. Au 1er janvier 1810, pour les départements belges, sur 32 millions d’amendes, seuls 164 000 F avaient été perçus.
10 Ibidem, p. 306-307.
11 R. Darquenne, op. cit., p. 365 ; B. Schnapper, Le remplacement militaire en France. Quelques aspects politiques, économiques et sociaux du recrutement au XIXe siècle, Paris, 1968.
12 G. Housset, La Garde d’honneur de 1813-1814. Histoire du corps et de ses soldats. Thèse de doctorat inédite, École Pratique des Hautes Études, 2003 ; J. Olcina, op. cit., p. 257-289.
13 J. Olcina, op. cit., p. 278.
14 Ibidem, p. 284.
15 Ibidem, p. 130-136.
16 En juillet 1809, un ancien commissaire du Directoire près l’administration du département de l’Escaut, Van Wambeke décrivait en ces termes, les ex-nobles de son département : « Ils sont toujours les mêmes, hauts, fiers et dédaigneux. Ils méprisent cordialement tous et chacun des membres du gouvernement soit civil soit militaire qui ne doivent leurs places qu’à leurs talents ou mérites personnels. Les anciens titres sont portés, respectés et en grande vénération chez eux ; ils n’en demandent point de nouveau de crainte de s’encanailler », AN, F/7/8378.
17 P. Verhaegen, La domination française en Belgique, t. IV, p. 646.
18 F. Beterams, The High Society belgo-luxembourgeoise au début du gouvernement de Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, Wetteren, 1973, p. 1 à 22.
19 Un acquéreur à qui on reprochait d’avoir exprimé le désir de voir les Français déguerpir, écrivait au préfet du département des Deux-Nèthes, le 17 décembre 1813 : « Il faudrait être en démence pour que je souhaitasse le départ des Français dans le temps que tout notre avoir consiste en biens nationaux et qu’un changement d’état des choses nous plongerait dans la plus grande misère », J. Olcina, op. cit., p. 109.
20 G. Hansotte, « Une ère de prospérité économique » dans La Belgique française sous la direction de H. Hasquin, Bruxelles, 1993, p. 199-251.
21 R. Darquenne, « Histoire économique du département de Jemappes » dans Annales du Cercle archéologique de Mons, 1962-1964, t. 65, Mons, 1965, p. 232 et suiv.
22 J. Logie, « Le conseil général de la Dyle », Ordre et désordre dans le système napoléonien, Dijon, 2003, p. 104.
23 P. Verhaegen, op. cit., t. IV, p. 519.
24 L. de Lanzac de Laborie, La domination française en Belgique, Paris, 1895, t. II, p. 317.
25 Ibidem, p. 318.
Auteur
Université de Bruxelles, Musée Wellington de Waterloo
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