Conclusion générale. Jean-Louis Médard, l’itinéraire d’un bourgeois éclairé
p. 219-224
Texte intégral
1Je dois le préciser d’emblée : je ne suis pas un historien de la fin du XVIIIe siècle, pas plus d’ailleurs que de la première moitié du XIXe, je ne suis pas un historien du protestantisme, pas plus que je ne suis spécialiste de l’histoire du négoce ou de celle de la lecture publique, je me dois d’ajouter que je ne suis pas non plus historien du Languedoc. Quant à Louis Médard, je n’en connaissais rien et je me demandais – à tort – si ce personnage justifiait autant d’efforts. À priori, ne s’agissait-il pas simplement d’un bourgeois de province aux activités somme toute banales, qui ne s’était distingué par aucun acte d’héroïsme ou aucune prise de responsabilité remarquables, qui n’avait pas écrit d’ouvrage majeur, ni fait œuvre impérissable d’artiste ? Valait-il la peine que l’on passe deux jours (et, derrière eux, beaucoup d’autres journées d’austères recherches) à s’entretenir de ses mérites ? Seule son activité marchande aurait pu, si les livres en avaient été conservés, intéresser un spécialiste d’histoire économique, mais rien ne l’aurait distingué de l’ordinaire des négociants. Or cet homme a légué à Lunel un ensemble exceptionnel et ce n’est pas l’un des moindres intérêts de notre réunion que d’en avoir exposé la richesse. Cette bibliothèque est son chef d’œuvre. La communication très érudite d’Hélène Millet, comme la remarquable présentation de Denise Rouger, ont fourni dans deux registres différents, des éléments qui permettent d’évaluer le caractère unique de ce véritable « trésor », dont d’autres travaux et d’autres rencontres permettront d’en éclairer encore plus précisément le contenu et l’originalité. Mais le testament minutieux, dont Jean-Claude Gaussent a fait ressortir l’intérêt, le révèle aussi et ce geste spectaculaire – le legs à la « petite patrie » – lui donne un relief supplémentaire. Décidément ce Louis Médard n’était pas si ordinaire que ça et méritait bien qu’un colloque vienne attirer l’attention sur une vie et une œuvre singulières en les insérant dans leur contexte, local et national, politique et économique, spirituel et social. Au-delà du personnage lui-même, son intérêt a été d’essayer de comprendre comment cette création avait été rendue possible, comment on devenait Louis Médard, bibliophile et philanthrope (ce qui ne va pas forcément de pair), rassemblant, pour lui, mais aussi pour les autres, une collection unique, voulant par là concourir au progrès de son temps. À partir d’un lieu – une petite ville du Bas-Languedoc – et d’un homme qui semblait n’avoir eu pour seul mérite que de traverser des temps troublés, à partir d’« en bas » et d’un prétexte somme toute limité, ont été abordées des questions fondamentales d’histoire culturelle – rôle des minorités et des élites, transmission des savoirs et des valeurs, rapports d’un individu, de son milieu et des temps qu’ils traversent, etc. –. Ce faisant, il s’est inscrit dans une historiographie en marche, qui est en train de réévaluer une époque charnière sans doute trop longtemps négligée.
Un milieu : le négoce, l’Europe et Lunel
2Louis Médard est un homme du négoce languedocien, il appartient aux réseaux de commerce tenus par les protestants. Ce sont des évidences, mais elles ne sont pas de mince portée. Les analyses de Robert Chamboredon montrent quelles étaient la nature et l’étendue de ce trafic. Même de modeste ampleur par rapport aux plus grandes maisons du moment, il n’en est pas moins international, liant Europe du Nord et Europe du Sud, touchant à l’Angleterre, à l’Espagne, à la Suisse, aux Pays-Bas, à l’Italie. Paris d’un côté et les grandes villes de l’Europe du Nord-Ouest, Marseille et la Méditerranée de l’autre balisent un horizon qui n’est donc pas étroit. La position de Lunel et des villes qui se trouvent au débouché du couloir du Rhône, sur la route de l’Espagne, dans l’aire de chalandise du grand port phocéen n’est pas sans intérêt. Sans tomber dans un déterminisme grossier, il n’est pas absurde d’insister sur la position carrefour de la petite ville et de la région à laquelle elle appartient. Il y a là une société qui vit de cette position, qui a su l’utiliser, qui a constitué un foyer d’activités diverses dont Médard est à la fois le produit et un élément actif à divers moments de sa vie et dont il tente, par le biais de ce don, d’assurer la perpétuation. En tout cas, son milieu, celui de la bourgeoisie de Lunel et du Bas-Languedoc, joue à plein du rôle qui caractérise déjà « l’isthme français » – pour reprendre une expression de Fernand Braudel – et c’est l’une des caractéristiques de ces réseaux protestants de constituer l’un des centres de cette toile. Ils n’en ont pas le monopole, bien entendu, mais leur situation historique fait qu’ils ont largement contribué à la tisser. L’ouverture sur l’extérieur est consubstantielle à cette activité, et éventuellement, avec elle, la conscience de l’appartenance à une « citoyenneté du monde » de son temps et de son milieu. Médard, négociant scrupuleux, prudent et méthodique, assez habile pour tirer un honnête profit de son commerce est un homme de cette Europe que lie la circulation des marchandises et des capitaux, des idées et des gens. Il a les vertus que cultive le milieu dont il est issu. Le travail est une valeur et pas seulement une obligation. Il est une vertu et la faiblesse en ce domaine n’est guère admissible. Dur pour lui comme pour les autres, on devine le mépris dans lequel lui et les siens devaient tenir ceux dont la position sociale et le pouvoir n’étaient pas justifiés par la participation à l’effort commun. L’adhésion aux événements qui bouleversent la France à la fin du XVIIIe siècle provient aussi de cette conception du monde où la moralité d’un homme tient également à son utilité sociale. Médard ne s’est-il pas fait lui-même ? a-t-il pas subi et triomphé des revers de fortune ? a-t-il pas gagné la confiance qui lui a permis de retrouver la position que sa famille avait perdue ?
3La famille justement, mais aussi le groupe professionnel, la communauté de croyance, la citoyenneté locale sont les bases d’une activité dont le risque doit être assumé. Le réseau d’interconnaissance permet de le limiter ou, en tout cas, rassure, à tort ou à raison. Mais ces réseaux s’entretiennent. Le paternalisme n’est pas loin du sens des responsabilités sociales qu’il faut assurer à la fois par nécessité, mais aussi – et peut-être surtout – par conformité à une certaine image de ce que doit être le rôle des « gens de bien ». Comme l’a fait remarquer Maurice Agulhon, le paternalisme n’est pas alors synonyme de conservatisme. Telle est, semble-t-il, l’option des notables que Yolande Fourchard-Gounelle décrit fort bien. La communauté protestante lunelloise, assez bien insérée et assez bien acceptée, joue la carte de l’engagement dans les affaires de la cité. Médard ne déroge pas : le don va à la communauté toute entière, il n’est pas réservé aux siens. Ce faisant, l’homme de Lunel est aussi homme des Lumières.
Un itinéraire dans les bouleversements du temps
4L’itinéraire est géographique, professionnel, probablement politique, certainement intellectuel, peut-être religieux. Le singulier est trompeur. Le milieu et l’époque le veulent ainsi : ce sont plusieurs itinéraires que le personnage nous fait suivre, mais celui qui n’est pas le moins intéressant parcourt le temps, enjambe le XVIIIe et le XIXe siècles, oblige donc à dépasser une coupure traditionnelle, qui n’est pas sans fondement, mais à condition de ne pas oublier que ce sont les mêmes individus qui ont effectué le grand saut, passant de l’Ancien Régime à l’époque dite « contemporaine » en étant les acteurs de la Révolution.
5Comme le souligne Jean-Paul Chabrol, Louis Médard n’est connu bien souvent que de façon indirecte. Son itinéraire reste à tracer plus précisément, et, si l’on a quelques assurances, il reste à son sujet de nombreux points d’interrogation. Cependant la moisson déjà récoltée n’est pas sans intérêt, ni sans surprises. L’une des principales tient sans doute à la relative, mais très notable, tolérance locale, sous l’Ancien Régime, et, mieux encore, au rôle joué par le Lycée de Nîmes, dont Louis Secondy a su dire l’intérêt au sein d’un ensemble d’institutions scolaires pour le moins diversifié et fluide. La surprise tient à la mixité religieuse et, peut-être – c’est l’hypothèse de Jean-Paul Chabrol – à une conception critique dans laquelle jansénistes et protestants se trouveraient fort proches. L’expérience lyonnaise de Médard – qui n’a pas dû être facile – apporte-t-elle un élément d’explication supplémentaire à son enthousiasme pour la Révolution. Mystère ? Mais ses engagements révolutionnaires ne sont pas mieux connus. On les devine, vaguement, mais a-t-il milité dans une société ? A-t-il été volontaire, ou garde national ? Il ne peut être que fédéraliste. La Révolution qu’il aime est raisonnable, rationnelle, libérale. Homme du Directoire et du Consulat, il exècre les Montagnards, les hommes du fanatisme révolutionnaire, comme il exècre l’aveuglement contre-révolutionnaire qu’il côtoie à plusieurs reprises, en 1815 notamment. Le danger, c’est la foule crédule, violente. La Terreur d’abord, la Terreur Blanche ensuite en ont fourni les preuves. Il faut donc éclairer le peuple pour éviter ses emballements inconsidérés. C’est là l’une des responsabilités de l’élite. Son régime préféré est difficile à saisir. Despotisme éclairé ? République bourgeoise ? À moins que ce ne soit comme tant d’autres de ses coreligionnaires la monarchie bourgeoise et sa traduction orléaniste ? En tout cas, ce fut un temps le régime de Bonaparte et même celui de Napoléon. L’égalité et la liberté religieuses assurées, la prospérité du commerce revenue, un ordre garanti, la Grande Nation triomphante et, sur ses pas, le champ des affaires étendu sur le continent. Et puis, sans doute, le sentiment que les Lumières avaient trouvé là une certaine incarnation. On aimerait évidemment en savoir plus, sur ses lectures, ses appartenances (est-il franc-maçon ?), son intégration concrète dans la vie sociale des lieux où il a résidé, son insertion dans sa communauté religieuse. Quelle place tient le protestantisme dans sa vie ? Sociologiquement, il est de ce milieu. C’est à ses réseaux, locaux, nationaux, européens, qu’il appartient et son itinéraire professionnel ou ses attaches familiales sont là pour en témoigner. Mais sur le plan spirituel comment se situe-t-il par rapport aux évolutions du temps si finement analysées par Laurent Gambarotto et André Encrevé ? On le subodore cependant. Sa culture se forge dans l’atmosphère des Lumières. Il est avant tout un homme de cette génération-là.
Une culture : le Progrès de l’Humanité
6Est-il homme de la Réforme ou homme des Lumières ? Laurent Gambarotto et Georges Dulac posent la question, une question qui trouve en fait sa réponse lorsque le Réveil fait prendre quelque distance à une partie du protestantisme par rapport à ces Lumières dont il s’est nourri jusqu’à rendre certains de ses pasteurs peu orthodoxes (mais que dire des abbés que Médard apprécie parce qu’à l’instar de Favre « ils n’ont de prêtre que la robe » !), autant qu’elles se sont nourries de son regard critique, parfois pré-laïque, sur le monde. Médard est des deux, il est de la Réforme et des Lumières, et il le reste. Sa religion n’est pas antinomique de la Raison, bien au contraire, et rien ne lui est probablement si étranger qu’un mysticisme « déraisonnable ». Il n’est pas le seul dans le milieu protestant. Mais les initiatives protestantes en faveur de l’instruction qui se multiplient sous la Restauration ou la Monarchie de Juillet ne sont l’apanage d’aucun courant. La communication de Jean-Claude Vinard apporte un éclairage précis sur ce militantisme partagé en faveur de l’instruction primaire dans la première moitié du siècle. L’enseignement mutuel traduit cet optimisme pédagogique. À sa façon, Guizot – qui sort du même moule – les relaie et chacun s’accorde aujourd’hui à considérer « sa » loi scolaire de 1833 comme l’une des plus importantes et, en tout cas, comme un jalon vers celles de Jules Ferry.
7Si Médard est d’une république, c’est incontestablement de celle des humanités classiques, de la littérature, de l’Encyclopédie (qui n’est pas présente curieusement dans son fonds). Il participe d’une connaissance qui ne veut pas de bornes, ce que prouve l’éclectisme de sa bibliothèque. Curiosités multiples, ouverture au monde, tolérance caractérisent sa démarche. Les grands auteurs du passé antique, mais aussi la littérature contemporaine, les connaissances pratiques, indispensables au négoce, mais aussi la spéculation intellectuelle, les auteurs chrétiens, mais aussi ceux qui le sont moins. Pas de censure : la Révolution est prise en bloc et les écrits de Marat méritent d’être recueillis, conservés, tout comme les pièces soigneusement placées en « enfer ». Profondément patriote et français, il partage les préjugés de son milieu – ils perdureront si longtemps qu’il n’est même pas sûr qu’ils aient tout à fait disparu aujourd’hui… – sur le progrès, la civilisation, qui descendraient des terres sérieuses du Nord vers un Sud resté exubérant, « barbare » et donc « attardé ». Cette représentation sommaire, très répandue dans les couches instruites (voir Michelet), est sans aucun doute entretenue dans la bourgeoisie protestante de la région par la méfiance vis-à-vis de la tradition « blanche » et du royalisme populaire dont elle a pu mesurer le danger à diverses reprises. Elle traduit aussi une conception hiérarchisée des langues et des mœurs. Pourtant l’attachement à la « civilisation » française n’occulte pas la culture d’oc et les pièces de l’abbé Fabre méritent à ses yeux un peu plus que de la considération, puisqu’il leur trouve quelque intérêt civique. En fait, ce qui compte pour lui, c’est le travail et l’instruction. Son combat, c’est celui qu’il faut mener contre l’ignorance qui conduit au fanatisme. Histoire, géographie, sciences, lettres, philosophie, politique, tout mérite considération et celle-ci se mesure au soin dont il entoure sa collection, à commencer par le souci de la faire bien relier, comme si le Beau devait accompagner l’Utile. C’est à cette grille, celle du Progrès, celle des Lumières, qu’il lit le monde, un monde en mouvement, qu’il faut accompagner en aidant le peuple à s’élever. Son évergétisme se mesure à cette aune : « augmenter dans ma ville natale le nombre de bons citoyens utiles à leur patrie ». Tout est dit.
8Bonapartiste, libéral, Médard est assurément républicain au sens de la « res publica », du bien commun, qu’il convient de servir et dont il faut faire partager la jouissance au plus grand nombre pour peu que celui-ci le mérite en faisant l’effort de vouloir sortir de sa condition. Est-il républicain de façon plus précisément politique ? Rien ne permet de l’affirmer, même si telle notice ou tel choix laisse percevoir une critique du pouvoir qui pourrait le laisser supposer. Appartenant à une génération qui a voulu changer le monde, il est l’un des jalons qui marquent le chemin qui va des Lumières et de la Révolution vers le régime qui entendra les réaliser, celui qui triomphera finalement avec la IIIe République, libérale, enseignante, paternaliste, patriote, que Patrick Cabanel évoque à travers les figures de ceux qui constituent à ses yeux la postérité de Louis Médard. Vision téléologique de l’Histoire ? Sans doute, mais c’était bien celle des hommes de ce temps, du moins celle des « progressistes », qui – et c’est sans doute l’une des principales différences avec notre temps – ne désespéraient pas de l’humanité.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine, Université de Provence, Aix-en-Provence
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