Les écoles protestantes du Gard et de l’Hérault
p. 165-180
Texte intégral
1En 1815, la proportion d’illettrés est très forte en France, particulièrement dans le Midi. Les premières statistiques détaillées paraissent vers 1828. Dans le Gard et l’Hérault, où la situation s’est pourtant nettement améliorée en 15 ans, on compte un rapport entre la population scolaire et la population générale de 1 à 30 (en certains lieux de 1 à 100). Le taux est un peu meilleur que celui du centre de la France, mais inférieur à ceux des départements du Nord, de la région parisienne et de l’Est. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de parler d’un bilan de la situation scolaire, auquel Jean-Louis Médard eût l’occasion de s’intéresser et sur lequel il nous a laissé un manuscrit1.
2Le pouvoir politique ne dispose guère pour remédier à cette situation que des églises, et, presque partout, c’est l’Église catholique qui s’impose à lui. Cela renforce chez les protestants, auxquels la Terreur Blanche a rappelé qu’ils étaient toujours une communauté menacée, la crainte d’une église, éducatrice unique, absorbant les minorités religieuses par le canal des enfants, cette fois d’autant plus facilement que les parents sont moins instruits que jadis.
3On connaît le mot de Mme de Maintenon, après la révocation de l’Édit de Nantes : « Si nous n’avons les parents, nous aurons les enfants ». Dans les pays traditionnellement protestants, cette hantise d’un étouffement du protestantisme par un enseignement catholique ardemment prosélyte, provoquera tout au cours du siècle, un réflexe de défense devant toute tentative du clergé romain de mettre à profit un monopole, de droit ou de fait, pour tenter d’arracher les enfants à la foi de leurs parents. Dans les familles bourgeoises les plus « éclairées », pour reprendre une expression chère à Guizot, on accepte parfois l’enseignement primaire des congrégations, car, le soir, l’éducation de la famille, indépendamment de la force du milieu social, est suffisamment nourrie de la Bible, pour être largement en mesure de contrebalancer le catéchisme catholique. Mais une réaction de solidarité vis-à-vis des classes paysannes, qui ne bénéficiaient pas des mêmes conditions favorables, s’imposera au XIXe siècle et sera efficace. Nous verrons cela dans les grandes familles protestantes du Gard et de l’Hérault, comme celle où fut élevé Jean-Louis Médard.
4Et puis il y a le « Réveil » protestant, dont on a parlé, Réveil survenu à la chute de l’empire, d’abord à Paris et dans quelques grands centres protestants du Midi ; il naît, dans une large mesure, d’un retour aux traditions de la Réforme et à leur fondement : la lecture de la Bible. Insistant sur une conversion du cœur et de l’esprit entretenue par cette lecture, il est, autant que la Réforme elle-même, un projet éducatif2 qui suppose que le converti sache lire et comprenne ce qu’il lit.
5Nous parlerons d’abord des facteurs favorables qui permettront longtemps une progression de l’école protestante dans un climat de relative entente, la Terreur Blanche étant largement oubliée. Ensuite, nous verrons les obstacles que devront surmonter les écoles protestantes et qui se feront surtout sentir à partir du milieu du siècle.
Les facteurs favorables au développement des Écoles primaires protestantes
6Le souvenir des écoles protestantes de la période de l’Édit de Nantes3 (et de celles antérieures), reste vivant dans la mémoire huguenote. Dès le premier empire, elles commencent à renaître à Nîmes ou de Montpellier. Les deux premières de Montpellier sont créées par délibération du consistoire du 11 août 1808. À partir de 1815 elles bénéficient, notamment dans le Gard et l’Hérault, d’un concours de circonstances favorables.
La force des nouveaux projets éducatifs protestants dans l’Hérault et le Gard
7a) L’œuvre initiale est la diffusion de Bibles ou de traités religieux ; elle incitera à la lecture (75 sociétés bibliques locales dans le Gard, 17 dans l’Hérault4) ; les fondateurs des sociétés bibliques (notamment de la société biblique de Paris créée en 1818, dont celles que nous citons sont des succursales) ont mis un peu la charrue avant les bœufs, en ce sens que leur œuvre se heurtait au mur de l’« analphabétisation ». C’est un peu les mêmes personnalités qui fondèrent en 1829 la première société pour l’encouragement de l’instruction primaire parmi protestants de France (nous la désignerons ici par les initiales SEIPPF). La Bible sera le premier matériel scolaire. C’est avec la Bible, et pendant longtemps uniquement avec elle, que l’on enseignera la lecture dans l’école protestante.
8b) Une autre circonstance favorable est, après la chute de l’Empire, l’ouverture des frontières, tout au moins maritimes, et, de ce fait, le retour à une meilleure circulation des idées, ce qui stimule l’introduction d’innovations, dont les plus importantes pour nous sont : l’école maternelle, l’école mutuelle, les cours pour ouvriers, adultes ou enfants, et le développement de la formule des associations, institutions nouvelles favorisant l’aide à l’œuvre scolaire.
9Pour la première, qui vise à une modernisation des salles d’asile, on est allé chercher en Angleterre, comme cela se produit dans l’Histoire, une invention française (celle du pasteur Oberlin datant d’avant 1789). On la connaissait surtout alors sous la forme des infants schools anglais. C’est un groupe de dames de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie catholiques et protestantes (à quasi égalité) qui développa les premières écoles maternelles à Paris, en 18265. Mais une telle école existait déjà à Nîmes en 1820. D’autres suivront.
10L’école mutuelle peut se définir, elle, comme une réunion d’un grand nombre d’élèves, affectés, chacun selon sa force, à un groupe de 10 à 15 élèves, groupe dirigé par un moniteur choisi en raison de son âge et de son mérite et servant un peu de relais. Une organisation décentralisée, avec une certaine autogestion dans la discipline, permettait à un maître de tenir une classe de 150 parfois 300 élèves. Je pourrais citer beaucoup d’exemples dans les débuts de la Restauration, mais je crois que les trois villes pionnières en France sont Saint-Hippolyte du Fort, Nîmes et Montpellier.
11À Saint Hippolyte, l’expérience avait débuté à la suite d’une enquête menée à Londres auprès de son fondateur Joseph LANCASTER6. À Nîmes, où l’influence de Samuel VINCENT, est certainement décisive, une école de garçons qui atteindra 250 élèves, est alors créée, suivie d’une autre de filles. Elles furent toutes deux gratuites. On en signale en 1829 dans le Gard à Aigues-Vives, à Aulas (près du Vigan), et davantage encore proportionnellement, dans l’Hérault. Indépendamment de Montpellier où les deux écoles sont mutuelles, il convient de signaler Ganges, Montagnac, Lunel, où sur 2 écoles protestantes, l’une de garçons, l’autre de filles, la première est régie selon ce mode. À Montagnac, les deux écoles sont mutuelles.
12Le testament de J.-L. Médard dont il sera souvent question dans ce colloque, place en tête des legs, un don de trois cents francs « aux écoles d’enseignement mutuel de l’église réformée de Montpellier ». On peut penser que Médard n’attendit pas la dernière année de sa vie pour s’intéresser à cette forme d’enseignement, et qu’il s’y intéressait encore, à la veille de sa mort, alors que l’enseignement mutuel commençait à reculer devant l’enseignement simultané, grâce aux recrutements d’instituteurs.
13Le développement de l’association vient également en partie du monde anglo-saxon. Bien qu’étrangère aux traditions des églises protestantes de France, elle offrit à celles-ci une solution idéale, et souvent une incitation à agir en commun, malgré leurs différences, notamment pour les actions d’évangélisation, cultuelles et scolaires. Nous venons de parler du chemin frayé à l’école protestante par les nombreuses sociétés bibliques du Gard et de l’Hérault. Pour celles dont la raison sociale était exclusivement l’enseignement primaire, citons l’une des plus importantes sociétés auxiliaires de la SEIPPF (voir ci-dessus), celle de Nîmes qui subventionna directement les écoles. À Montpellier est créée très tôt une Société Protestante pour l’instruction élémentaire.
14Elle se rapprocherait plutôt d’une société par actions (la notion moderne d’association n’existe pas encore en droit français), à cette particularité près qu’elle n’a pas d’autre but que « de maintenir, surveiller et diriger les écoles protestantes » de Montpellier et que la plupart des actionnaires sont les parents d’élèves, lesquels doivent acheter, « quand ils en ont les moyens » au moins une demi-action pour chacun de leurs enfants scolarisés par la société.
15Toutes ces écoles étaient en principe consistoriales (dirigées par le consistoire réformé) mais le réseau associatif et les comités de surveillance spéciaux aux cultes protestants contribueront à répartir plus largement les responsabilités. Aussi les nomme-t-on plutôt « presbytérales ».
16c) Un autre facteur déterminant est le rôle des notables du Gard (de Daunant, de la Farelle, de Clausonne, Toulon…), de pasteurs très influents comme Fontanès… et de deux hommes très différents dont les chemins se sont croisés, au service de l’instruction primaire ; il s’agit de Samuel Vincent et de Guizot. Le second quand il fut ministre de l’Instruction de Louis-Philippe et prépara la loi qui porte son nom, nomma S. Vincent président de la commission nationale chargée d’étudier le projet du point de vue des intérêts protestants. Nous aurons à reparler de Vincent. Quant à Guizot, il se tint toujours au courant des problèmes protestants de sa région natale, en tant que ministre, puis président de la SEIPPF. Il eut notamment pour informatrice Laure de Gasparin, née de Daunant, belle-sœur d’Adrien, pair de France, avec laquelle il entretint une importante correspondance7. Il faut également parler d’un autre ministre protestant de l’instruction publique de Louis Philippe, le comte Pelet de la Lozère, dont l’épouse, une des animatrices des écoles maternelles dont nous avons parlé, fonda sous la Restauration une école primaire à Saint-Jean du Gard, localité de naissance de son époux.
17Les notables protestants sont des conservateurs, orléanistes pour la plupart. Mais ils partagent avec Guizot ce que l’on pourrait appeler un « optimisme pédagogique », lequel contraste avec le pessimisme en matière d’instruction primaire, d’un conservateur voltairien, classé pourtant plus « à gauche », comme Thiers. Certes pour eux l’instruction populaire ne doit pas être trop ambitieuse à l’égard des « classes inférieures », afin de ne point faire des aigris ; elle doit être surtout contrôlée, animée en premier lieu d’une volonté d’éducation chrétienne et, à ce titre, imprégnée d’un enseignement, tant moral que religieux. Elle constitue ainsi le meilleur obstacle aux « doctrines subversives », qui progressent surtout, pensent-ils, sous l’effet de l’ignorance. Elle est facteur d’ordre, mais aussi de progrès matériel et moral, la misère économique résultant de la misère de l’éducation.
Les répercussions de la loi Guizot sur le développement des écoles protestantes du Gard et l’Hérault
18La loi Guizot institue, comme on sait, pour les communes l’obligation d’ouvrir une ou plusieurs écoles, et pour les maîtres de toutes les écoles, qu’elles soient publiques ou privées, l’obligation de donner un enseignement religieux sous le contrôle des ministres des cultes, auxquels appartiennent les enfants. Dans le Gard et l’Hérault aux fortes minorités protestantes, l’institution entraînait deux développements :
- un développement d’écoles communales, de statut public mais de direction religieuse. Au milieu du siècle, les écoles protestantes du Gard (300 environ) sont « communalisées » à 65 %. C’est plus que la moyenne nationale (62 % pour un millier d’écoles). Celles de l’Hérault (une quarantaine) ne le sont qu’à 58 %. Même si la « communalisation » d’une école privée catholique ou protestante qui le demande, est légalement obligatoire, les communes rechignent souvent devant la dépense, quand la minorité est faible et protestante. Mais signalons qu’à Lunel (1/3 de protestants) leurs deux écoles furent assez tôt communalisées ;
- un développement au sein de ces écoles d’un type particulier d’établissement, dit mixte, quant à la confession L’idéal aurait été pour Guizot que l’instituteur, qu’il soit protestant ou catholique, donne une instruction morale chrétienne, ne choquant aucun parent, fasse même réciter les catéchismes des différentes confessions et pour le reste cède la place aux ministres de cultes. Il y avait eu des précédents, sous la Restauration, notamment dans le Gard et l’Hérault. La loi interdisait ces écoles mixtes, sauf dérogations spéciales du Conseil Royal de l’Instruction. Mais des écoles protestantes enfreignaient la loi, avec même la complicité du curé. Guizot et les notables protestants encadrant les écoles protestantes auraient voulu que l’exception devienne la règle. Dans l’ensemble Gard Hérault, en 1855, 25 % des écoles communales protestantes c’est à dire dirigées par un instituteur protestant, accueillaient des enfants catholiques. Sur le plan national cette moyenne n’était que de 15 %. Il y avait aussi beaucoup d’écoles communales à direction catholique accueillant les enfants protestants dans les mêmes conditions.
Les obstacles que rencontre le développement des Écoles primaires protestantes
Les obstacles géographiques et religieux.
19Parmi les obstacles au développement des écoles protestantes, il convient de ranger, dès 1815, l’état de dispersion du peuple huguenot, que les persécutions des siècles précédents ont souvent réduit à des débris morcelés, noyés dans la masse de la population, parfois contrainte à fuir dans des zones montagneuses ou déshéritées. Au cours du XIXe siècle l’exode rural contribuera même à aggraver cette situation.
20Il reste que dans de vastes zones du Gard, de l’Hérault et de la Lozère, ces difficultés de scolarisation, en milieu rural à peuplement dispersé, ne constituaient pas un problème spécifiquement protestant. En effet, dans de nombreux cantons les protestants représentaient près de la moitié de la population ou davantage et partageaient le sort commun. Ainsi, dans l’Hérault, ils étaient plus de 60 % pour les cantons de Marsillargues, Ganges, Gorniès et Cazilhac ; entre 40 et 60 pour Faugères ; dans le Gard, à l’Ouest de la ligne méridienne d’Uzès et au Sud-Ouest d’une transversale qui passerait par Alès et Nîmes, la population protestante dépassait le plus souvent 50 % et parfois 80 % ; seuls certains cantons tout à fait à l’Ouest et au Sud-Ouest étaient catholique ; une remarque analogue peut être faite pour la zone que l’on peut appeler les « becs » Sud-Est de la Lozère (Florac, St Germain de Calberte…)8. Les effets de la dispersion s’aggravaient du fait de la division religieuse. On créait deux fois plus d’écoles, (et des écoles à effectif très réduit), ou par économie, on se contentait d’écoles deux fois plus éloignées, en moyenne, de la population scolaire. Mais le problème était le même pour les protestants et les catholiques.
21En revanche, dans les régions où les protestants étaient une minorité d’environ 5 à 20 %, comme la région autour de Montpellier, la dispersion entraînait alors pour eux des charges plus lourdes et des contraintes spécifiques. En outre, pour les minorités comme pour les majorités à scolariser, le relief est souvent un facteur d’aggravation de la dispersion. On remarque ainsi que des zones à forte minorité ou à majorité protestante sont les zones les plus montagneuses des Cévennes et de la Lozère. Pendant une grande partie du siècle il ne fut pas rare de voir des enfants faire 10 kilomètres par des sentiers muletiers pour rejoindre leur école.
22Les consistoires et la SEIPPF commencèrent à remédier à cette situation en créant des écoles, à effectif très réduit, avec 10 ou 12 élèves, alors que l’on avait encore dans les agglomérations des classes d’une centaine d’élèves. On ouvrait aussi des pensionnats (une quinzaine dans le Gard) qui pouvaient accueillir des écoliers du primaire comme du secondaire. On faisait appel aux familles pour loger des enfants pendant la semaine (beaucoup de pasteurs et d’instituteurs donnèrent l’exemple). En annexe des PV des AG de la SEIPPF on relève parmi les subventions scolaires des subsides à des écoles « pour le regroupement de leurs élèves »… c’est une première pratique du ramassage scolaire (bien entendu par des transports à traction animale !).
23Il convient également de citer les écoles ambulantes que la SEIPPF recommandait de développer dès le début de son existence9. Avant l’arrivée de Guizot au pouvoir, Cuvier, délégué du ministre de l’Instruction publique en ce qui concerne les écoles protestantes, s’était montré favorable à cette pratique, ainsi qu’en témoigne une lettre à S. VINCENT10. Elles furent développées notamment en Lozère et dans les Alpes.
24Enfin malgré la résistance des autorités locales qui invoquent contre elles des impératifs de « moralité publique », les écoles communes aux garçons et aux filles (mixtes quant au sexe) se développent, dans Les petites localités protestantes. En 1868, 71 dans le Gard (soit 20 % des écoles protestantes)
Les obstacles sociaux
25La scolarisation se heurtait souvent aux conditions de vie des enfants qui, dans de larges couches de la population, pouvaient être rendus indisponibles pour l’école, soit, de manière saisonnière, par les travaux des champs, soit toute l’année, par un travail en usine ne laissant guère de répit pour apprendre à lire et à écrire. Il y avait aussi ceux que l’extrême misère réduisait à la mendicité ou au vagabondage. Bien avant le rapport Villermé (1840) sur cette enfance livrée à des bagnes industriels, S. Vincent s’était intéressé aux œuvres de réinsertion sociale de Robert Owen11 en Angleterre, qui précédèrent ses expériences coopératives.
26L’encadrement des écoles protestantes resta très conservateur, mais il témoigna d’une nette volonté d’adapter certaines écoles aux conditions sociales concrètes de leur lieu d’implantation : écoles saisonnières en Lozère, et, à Nîmes, classes du soir pour adultes et enfants, orphelinats, centres d’apprentissage, ouvroirs, bureaux de placements… Beaucoup d’instituteurs contribuèrent également au développement de l’épargne et des caisses de secours mutuels, par leur action sur les parents de leurs élèves. Un des objectifs de l’école normale protestante de Courbevoie était de développer la formation des maîtres, afin qu’ils puissent être des conseillers en économie rurale ou domestique, des arbitres en matière de litiges, et aussi des auxiliaires du pasteur.
27Il serait intéressant de connaître l’évolution de l’enseignement moral et religieux dans les écoles primaires du consistoire de Nîmes (libéral en théologie). Pour prendre un exemple, le respect de l’ordre établi ne tient probablement pas la place qu’il avait, au début, dans les leçons de moral aux enfants du peuple. Le pédagogue nîmois Jules Gaufrès (1827-1904), ancien pasteur, membre dirigeant de la SEIPPF dès 1870, directeur de l’institution Duplessis-Mornay de 1852 à 188312, devait lier plus étroitement morale sociale et éducation morale, introduisant l’idéologie « solidariste », laquelle fut reprise par les pédagogues des écoles laïques13.
Les premières offensives du nouveau parti catholique
28Sous la Restauration, les pouvoirs publiques, tout en reconnaissant le droit des protestants d’avoir leurs écoles primaires, n’ont guère fait preuve de bienveillance à l’égard de celles-ci, sauf avec quelques gouvernements relativement libéraux, comme Martignac, en 1828. En 1830, il arrivait encore que quelques recteurs, notamment celui de Nîmes, appliquant restrictivement les lois et ordonnances, s’opposassent à des ouvertures d’écoles14. Tout change en 1833.
29Mais l’école protestante est rapidement en butte à une concurrence qui n’est pas toujours menée, dans les faits, à armes égales : il s’agit de celle des écoles congréganistes qui, soutenues par le nouveau parti catholique restructuré avec Montalembert, cherchent à échapper au contrôle légalement institué sur l’enseignement, en attendant d’obtenir des privilèges du législateur. Dans l’ensemble les administrations résistent à ses prétentions.
30Un exemple nous est fourni à Lunel sous la monarchie de juillet. L’école des frères reçoit des subventions de la municipalité, ce qui en fait légalement une école communale catholique, mais les religieux n’acceptent aucun contrôle d’aucune administration, déclarant ne dépendre que de leur supérieur. Citons un cas, parmi d’autres, où les contrôles prévus par la loi s’imposent : tous les élèves des Frères sont admis gratuitement, comme s’ils étaient indigents. Le conseil municipal (un tiers des conseillers sont protestants ainsi que le maire) estime devoir vérifier la situation de chaque enfant, l’accès à une école confessionnelle ne pouvant, avec l’aide des fonds publics, être rendu entièrement gratuit, alors que dans les autres écoles il ne le serait que pour les indigents. En août 1833 le préfet donne raison à la municipalité15. Les règles de la concurrence entre écoles confessionnelles que recherchait Guizot, ne seront que rarement faussées sous la monarchie de juillet. Ce n’est qu’ensuite que cette concurrence un peu abusive deviendra monnaie courante.
Le revirement de 1848 et ses conséquences
31On assiste à partir de 1848 au revirement d’une conjoncture qui avait été, sous la monarchie de juillet, plutôt favorable au développement de l’École protestante.
a) Dans le Gard et l’Hérault, on assiste au renforcement des clivages confessionnels
32 Conséquence de cet état de choses, la méfiance envers les écoles mixtes s’accroît. Je citerai une lettre du maire de Montpellier d’août 1849, en plein de discussion du projet de loi Falloux dont le caractère clérical est dénoncé même par des protestants conservateurs voulant la paix interconfessionnelle à tout prix. Le maire de Montpellier subordonne l’octroi des subventions aux écoles communales protestantes (qui sont d’ailleurs une obligation légale) à l’exclusion par elles de leurs élèves catholiques. On lit dans sa lettre au directeur d’école (lettre presque trop polie pour être honnête). « MM les instituteurs protestants ne voulant pas par délicatesse instruire des enfants dans une religion qui n’est pas celle de leurs parents, il s’ensuit que l’instruction religieuse est nulle pour eux ». Le consistoire protestera d’ailleurs vigoureusement contre l’analogie faite entre un enseignement religieux neutre vis à vis des confessions chrétiennes et l’absence de cet enseignement. Il déplorera « qu’en contraignant les directeurs… [des écoles protestantes] d’éliminer tous les enfants catholiques qui leur avaient été spontanément confiés, cet arrêté [fasse] violence aux vœux légitimes de plusieurs pères de famille… », et aussi à une tradition de bienveillance réciproque et de bonne harmonie entre les différentes confessions16.
b) Réactions contre la loi Falloux
33D’une manière générale, les consistoires et la presse protestante, s’insurgent contre les privilèges des congrégations : dispense de diplômes, possibilité pour une commune de faire l’économie de l’école publique, quand le Conseil académique estime qu’un établissement privé (en fait congréganiste) peut remplir ses obligations… Ils s’inquiètent du renforcement des pouvoirs de police sur les écoles, qu’ils soient donnés aux fonctionnaires locaux (préfet ou recteurs) et aux conseils académiques, lesquels sont organisés de manière à assurer la prépondérance du culte catholique17.
34Peut-être les réactions des consistoires du Gard et de l’Hérault sont moins vives que les autres, les nouvelles dispositions menaçant surtout les faibles minorités réformées ne disposant pas d’un contre-pouvoir de personnalités et d’élus protestants. Un point mérite d’être noté : les consistoires défendent en majorité non seulement l’enseignement protestant mais ce qui est appelé « l’enseignement laïque et national » (déjà un enseignement qui est « mixte » sans pouvoir être considéré comme catholique ou protestant). Ainsi, en décembre 1849, le consistoire de Nîmes s’adresse en ces termes au président du Conseil d’État (devant lequel le projet a été renvoyé) : « l’article 37 doit avoir pour résultat de substituer, dans la plupart de communes où les protestants sont en minorité, l’enseignement privé dirigé par les congrégations religieuses, opposées à leur foi, à l’enseignement laïque et national, qui pouvait leur offrir quelques garanties de tolérance »18.
c) L’application de la loi Falloux sous le second empire
35On sait que sous le second empire, au moins pendant toute la durée de la lune de miel de celui-ci avec le parti et le clergé catholique ultramontain, la loi Falloux sera interprétée dans le sens le plus clérical possible. Mais je ne crois pas qu’il y eut dans le Gard et l’Hérault, de fermeture abusive d’écoles sur intervention du haut clergé, comme dans d’autres départements. Les notables protestants dont j’ai parlé n’avaient pas une grande sympathie pour le régime (ils restaient en majorité orléanistes), mais ils constituaient une force qu’il fallait ménager ; il y eût d’ailleurs des candidats officiels protestants, qui, sans faire l’unanimité de leurs coreligionnaires, recueillaient une partie de leurs voix.
36Souvent ils mirent d’ailleurs en garde les instituteurs contre la « démagogie », entendez la sympathie républicaine. En tout cas avec l’aide des pouvoirs locaux, les écoles congrégationalistes, souvent communales, où l’enseignement catholique était de rigueur se développèrent (en 1863 29 % des écoles dans le Gard et 24 % dans l’Hérault). Parfois c’était les seules écoles offertes aux protestants.
Le protestantisme du Gard et de l’Hérault fait face à cette conjoncture. Les adaptations
37Pour mesurer exactement dans quelle mesure les écoles protestantes ont fait face à la conjoncture nouvelle, il conviendrait de disposer de statistiques donnant les dénombrements relatifs, d’une part, à une année du milieu du siècle (1848-52), d’autre part, à différentes années ultérieures jusqu’à la fin du second empire. Nous ne disposons que de 4 annuaires statistiques publiés entre 1855 et 187019.
38Nous savons simplement que de fin de la Restauration à 1855, le nombre des écoles protestantes est passé de 150 (126 pour le Gard et 23 pour l’Hérault) à 349 (303 pour le Gard et 39 pour l’Hérault). L’analyse systématique des PV des Assemblées Générales de la SEIPPF20, lesquels ne donnent aucun dénombrement global, mais seulement la liste complète des subventions accordées à des écoles protestantes (soit pour leur création, soit en vue de les secourir), permet de conclure que le développement des écoles s’est effectué essentiellement sous la monarchie de juillet, et qu’il n’y eut pas, dans le Gard et Hérault, de créations d’écoles (ou disparitions importantes) sous la seconde république et les débuts du second empire.
39Les créations d’écoles reprirent lentement à partir de 1855. En fait, c’est toute la France protestante qui fit face à la conjoncture et qui créa des écoles nouvelles en dépit de la partialité des autorités locales et de la concurrence abusive des congrégations : + 35 % en 13 ans, en comparant les recensements de 1855-57 et de 1868-70. La progression dans le Gard et l’Hérault est plus faible : 17 %. Cela tient au fait que ces départements avaient une certaine avance en 1855, laquelle se réduisit : le tiers des écoles protestantes réformées avaient été ouvertes dans ces départements en 1855 ; le pourcentage tombe à 28 % à la fin de l’empire, pourcentage plus en rapport avec les populations concernées (environ 25 %)21.
40On peut aussi penser que le rapport de forces étant moins défavorable au protestantisme dans le Gard et l’Hérault, une contre-offensive de celui-ci en matière scolaire était pour lui moins impérative. En dehors des écoles congréganistes, l’enseignement catholique devenait moins prosélyte (raison pour laquelle une partie du clergé préférerait les congréganistes aux instituteurs laïcs catholiques). Enfin, comme nous allons le voir, des écoles communales mixtes, même laïques, (qui ne sont recensés ni comme catholiques ni comme protestantes), ont commencé tôt à se développer. C’est un retour à cet enseignement « laïc national », dont parlait en 1849 le consistoire de Nîmes22.
41Le protestantisme tend en outre à réaliser comme ailleurs ce qui avait été, dès 1815, son objectif primordial : un temple – un pasteur – une école… et la Bible lue dans chaque foyer protestant. Ainsi en 1868, on compte dans le Gard et l’Hérault 140 pasteurs ou suffragants, desservant 110 paroisses (avec un temple) et 119 annexes (avec très souvent un temple ou un oratoire en tenant lieu), soit 229 lieux de cultes. Les 400 écoles se situent en premier lieu dans les paroisses à proximité de leur temple principal (aucune sans école), mais, par ailleurs, peu d’annexes en sont dépourvues : 29 % (pour l’ensemble des lieux de culte, l’absence d’écoles est de 15 %).
42Il est un domaine où les notables protestants de la société d’instruction primaire protestante de Paris et sa société auxiliaire de Nîmes portèrent leurs efforts pour reprendre le terrain perdu devant les congrégations et les écoles publiques à direction cléricale, celui des écoles de filles. On reproche à Guizot de n’avoir pas en 1833 fait une obligation à toutes les communes d’avoir une école de filles au même titre qu’une école de garçons. Je pense que dans l’esprit de l’époque un projet assorti d’une telle disposition était rejeté d’avance. Ce qui est certain c’est que la société d’aide aux écoles primaires protestantes qu’il présida à partir de 1852, subventionna de préférence les écoles de filles (jusqu’au 4/5e dans le Gard et l’Hérault). C’était le terrain privilégié des congrégations ; ce fut sur ce terrain même que le protestantisme, qui avait jadis survécu par l’éducation biblique familiale, reporta ses efforts.
43Le résultat est qu’en 1870 sur une cinquantaine d’écoles créées depuis 1855 (les salles d’asiles n’étant pas comptées) les trois quarts sont des écoles de filles, et le cinquième des écoles mixtes quant au sexe (garçons et filles) ; les écoles de garçons restent pratiquement stationnaires (elles régressent quand elles sont privées). Signalons la création de l’école normale protestante de filles de Nîmes en 1841. Cette école (entre 30 et 40 élèves) fut même longtemps la seule école normale féminine du département.
44Je voudrais finir sur un autre reproche fait à Guizot : à savoir, qu’il préférait, pour les enfants protestants des écoles primaires, un enseignement catholique à un enseignement laïc. Il l’a dit clairement. Par ailleurs les écoles mixtes quant à la confession dans lesquelles il fondait tant d’espoir furent un échec. La société que présidait Guizot finit même par les proscrire. Dirigées par des instituteurs catholiques, elles furent souvent, au moins dans d’autres régions que la nôtre, des foyers de prosélytisme. Dirigées par des instituteurs protestants qui ne voulaient pas froisser les parents catholiques, l’enseignement religieux disparaissait. Le maire de Montpellier était probablement partial dans ce qu’il écrivait en 1849. Mais peut-être mettait-il le doigt sur ce qui deviendra une réalité.
45Alors Guizot n’a-t-il pas été une sorte d’apprenti sorcier, préparant la laïcité qu’il condamnait avec énergie23. Si c’est vrai c’est un des services que ce royaliste protestant a rendu, sans le vouloir, à la République laïque.
Évolution du nombre d’écoles protestantes par consistoire de 1828 à 1870
(1) Les chiffres de 1828 proviennent de la statistique du pasteur Soulier – éd. Servier, Paris. Les autres chiffres ont été puisés dans les annuaires protestants de 1855-57, 1862-64, 1865-67, 1868-70 – Grassart, Paris. Les trois derniers ont été établis par le pasteur Th. Prat.
(2) Les chiffres figurant dans cette colonne indiquent le nombre d’écoles dont l’effectif est donné par l’annuaire. Il est bien évident qu’en l’absence de ces chiffres le total partiel par consistoire des élèves, figurant dans la colonne précédente, n’a aucune signification
Évolution du nombre d’école dans le Gard et l’Hérault
Notes de bas de page
1 Ouvrages du Baron Trouvé (1818) et de Charles Dupin (1826) sur l’état de l’instruction en France. Ces ouvrages avec une introduction manuscrite de Jean-Louis Médard sont conservés à la bibliothèque municipale de Lunel au Fonds Médard. Dans cette introduction, Médard souligne que les départements sont d’autant plus arriérés, sur tous les plans, que leur scolarisation est faible.
2 J.-P. Willaime qui cite, à ce propos, notamment, Jean Jaurès, Michelet, Max Weber. « le Protestantisme est en lui-même un projet éducatif » Encyclopédie du Protestantisme, article « éducation » de J.-P. VILLAIME, édition CERF/LABOR ET FIDES, Paris, Genève 1995.
3 Les écrits sur ces écoles sont beaucoup plus nombreux que sur les écoles protestantes du XIXe siècle. Voir par exemple J. GAUFRÈS, L’enseignement protestant sous l’Édit de Nantes, éd. Maréchal & Montolier, Paris, 1898.
4 A SOULIER, Statistique des églises réformées de France, H. Servier, libraire, Paris, 1828.
5 J.-N. LUC, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle – de la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, 1997.
6 Les deux fondateurs sont l’anglican Lancaster et le quaker Bell ; voir M. GONTARD, L’enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot, Thèse de l’université de Lyon, les Belles lettres, Paris.
7 M.-E. RICHARD, Notables protestants dans la première moitié du XIXe siècle, éd. du Lys, Paris, 1996.
8 Voir A. ENCREVÉ, Les protestants français au milieu du XIXe, Labor et Fides, Genève, 1986 ; voir particulièrement les cartes du Gard, de la Lozère et de l’Hérault, aux pages 406-407, 410-411, 416-417.
9 Voir, notamment, l’intervention du pasteur Athanase Coquerel fils au PV de l’AG de la SEIPF, 1830.
10 AN F 12.508, cité par Zweyacker in colloque « Guizot » : « Guizot et l’enseignement primaire protestant », actes du colloque François Guizot (oct 1874), SHPF, Paris, 1976.
11 Article de S. VINCENT, « examen impartial des Nouvelle Vues de M. Robert Owen… » Mélanges de religion et de critique sacrée, p. 35, Tome VIe, juillet-décembre, 1822, Nîmes.
12 « L’œuvre de pédagogie sociale de Gaufrès » (par exemple les cercles d’étudiants et d’ouvriers, dès 1883) s’inscrit dans la mouvance d’un chritianisme social, très postérieur à la période qui nous intéresse.
13 En collaboration avec le pasteur libéral F. Pécaut, de 1852 à 1857.
14 A. ZWEYACKER, « Guizot et l’enseignement primaire protestant » in colloque Guizot (1874), SHPF, 1976.
15 F. de CLAUSEL DE COUSSERGUES, Lunel : vie sociale et politique 1815-1851, mémoire Paul Valéry, 1993.
16 Voir aux AD de l’Hérault 12 J 355 à 370.
17 Voir H. MICHEL, La loi Falloux, Librairie Hachette, Paris, 1906.
18 Archives du consistoire de Nîmes B9525 – Mentionné par A. ENCREVÉ, op. cit., p. 392, note 156.
19 Th. de PRAT, Annuaire protestant – Statistique Générale, éditions : 1855-57, 1862-64, 1865-67, 1868-70, Grassart et Meyruies, Paris.
20 Procès verbaux annuels des assemblées générales de la SEIPPF de 1830 à 1914 détenus par la bibliothèque de la faculté de théologie de Montpellier. C’est l’une des plus importantes sources d’information de mon mémoire : Les écoles primaires protestantes de 1815 à 1885, faculté de théologie, Montpellier, 2000.
21 Par ailleurs un sondage sur un échantillon nous donne à peu près le même nombre d’élèves en moyenne par classe, tant pour le Gard et l’Hérault que pour la France entière : environ 45.
22 L’annuaire protestant de 1878 donne seulement 33 écoles communales protestantes mixtes dans le Gard. Il y avait alors 107 écoles recencées mixtes par les inspecteurs primaires (voir dictionnaire pédagogique Buisson).
23 Article déjà cité de A. ZWEYACKER, « Guizot et l’enseignement primaire protestant », p. 91, in colloque Guizot.
Auteur
Administrateur civil honoraire, Montseret
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008