L’histoire du temps présent au risque de la demande sociale
p. 271-282
Remerciements
Je remercie les organisateurs du colloque d’avoir donné leur accord pour la publication d’une version plus longue de cette intervention dans la revue Espaces Temps, n° 84/85/86, mai 2004.
Texte intégral
1Aux « retours » classiquement retenus pour caractériser la conjoncture historiographique des années 1980 – « retours » de l’événement, du politique, de la biographie, de l’acteur, du national –, il faudrait ajouter celui de la « fonction sociale » de l’histoire1. Cette thématique avait, en effet, été plutôt délaissée durant la phase à dominante objectiviste de l’historiographie française des années 1950-1970. La contradiction entre la fonction de connaissance de l’histoire et sa fonction sociale est certes récurrente dans la réflexion historienne sur la discipline ; le « noble rêve » d’objectivité des historiens s’accordant mal avec la reconnaissance d’usages sociaux de la discipline. René Rémond rappelle cette contradiction entre les obligations de l’historien de répondre à la demande d’histoire venant de la collectivité, en particulier pour « aider à définir l’identité, nationale ou régionale » et la mission des historiens « d’établir la vérité » : « Comment concilier deux ordres d’exigences aussi contradictoires ? », écrit-il dans un texte publié en 19882. C’est à partir de cette contradiction que je proposerai ici quelques éléments d’analyse du traitement de ce thème de la demande/fonction sociale par les historiens se réclamant de l’histoire du temps présent (en fait, certains historiens de l’IHTP), pour mieux en comprendre les enjeux pour la pratique historienne.
Les contraintes de la légitimation disciplinaire
2La question de la légitimation de l’histoire du temps présent a très tôt mobilisé les défenseurs de l’histoire du passé proche3 qui participeront en 1978 à la création de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Parmi ces derniers, j’accorderai une place privilégiée à François Bédarida4, premier directeur de l’IHTP, qui est très régulièrement intervenu dans le débat épistémologique. Un argumentaire de légitimation s’est assez vite stabilisé autour d’une figure rhétorique, celle du « retournement » des objections classiquement adressées à l’histoire du temps présent : « l’absence de recul » favoriserait une vigilance renforcée à l’égard de l’ancrage existentiel du sujet historien, le manque d’archives est neutralisé par l’abondance des autres sources et l’ignorance du lendemain aiderait à « défataliser l’histoire ». On peut aisément repérer la permanence de cette argumentation – qui est aussi un élément clé d’un « légendaire de légitimation », pour reprendre une expression qu’Antoine Prost applique aux Annales – tout au long de ses reformulations successives. Après une première phase de « justification » et de réponses face à ces objections (phase de « lutte pour la reconnaissance »), qui dure une petite décennie (grossièrement les années 1980), les historiens engagés dans cette défense estiment unanimement que la partie est « gagnée » et que – presque – plus personne ne met en doute la légitimité de l’histoire du temps présent. R. Rémond, par exemple, lors de la journée d’étude de l’IHTP du 14 mai 1992, « en hommage à François Bédarida », déclare : « Je ne reviens pas sur les raisons qui légitiment notre histoire du temps présent. La bataille est gagnée… »5.
3Mais il y a un thème de cet argumentaire qui résiste à ce « retournement », c’est celui de la « demande sociale », plus précisément la thèse selon laquelle l’histoire du temps présent devrait nécessairement répondre à la demande sociale. Les positions récentes de Gérard Noiriel en faveur de ce qu’il appelle « une autre histoire du temps présent »6 sont une illustration des doutes portés sur la légitimité scientifique d’une telle réponse. G. Noiriel s’en prend en particulier « aux rapports contradictoires que l’histoire du temps présent entretient avec la demande sociale » et à la question qui lui est liée, celle de l’expertise en histoire. Il dénonce « l’importance extrême qu’a prise la logique d’expertise » qui « tend à faire de l’historien une sorte de juge suprême distribuant les bons et les mauvais points […] » et il parle à ce propos de « dérive » et de « sentiment de malaise »7. F. Bédarida et Henry Rousso ont répondu à ces critiques8. Selon ce dernier, le « dialogue permanent » de l’histoire du temps présent et de la « demande sociale » est venue « après les choix scientifiques » qui ne peuvent donc pas être affectés par cette demande9. De son côté, F. Bédarida, dès les premières séances du séminaire10 qu’il tient au début des années 1980, s’interroge à propos de ce qu’il nomme le « challenge que constitue cette demande sociale » : « Comment affirmer l’indépendance de l’historien tout en répondant à la demande sociale ? ». Le thème de la demande sociale est donc bien, dès le début, au centre de l’entreprise de légitimation de l’histoire du temps présent, cette notion est même explicitement utilisée comme « marqueur identitaire » de ce type d’histoire. La notion – c’est un point souvent signalé – est à spectre large, voire floue, une « réalité complexe et insaisissable ». Dans les textes de F. Bédarida, elle peut désigner aussi bien la conscience historique, au sens où l’historien façonne la conscience historique de son temps, la classique demande d’État (type commémoration), les sollicitations des médias ou les demandes privées, qu’elles émanent d’individus ou d’entreprises. La montée en puissance dans l’historiographie française de la thématique de la mémoire à partir de la fin des années 1970 élargit encore le champ des acceptions de la notion, les demandes mémorielles (celles des victimes surtout) constituant un autre aspect de la demande sociale. Le thème des rapports entre histoire et conscience historique (également développé par Pierre Nora), que F. Bédarida annonce comme axe de réflexion dès la première séance de son séminaire en 1980, est sans doute le plus difficile à argumenter, trop proche sans doute, pour beaucoup d’historiens, d’une démarche ressortissant aux philosophies de l’histoire.
4En 1982-1983, le séminaire de F. Bédarida est consacré à « l’histoire du temps présent et ses usages : recherche fondamentale et histoire appliquée ». Or cette question a un potentiel d’idéologisation et d’instrumentalisation qui peut fragiliser la légitimité scientifique de la jeune histoire du temps présent. Je ferai l’hypothèse d’une inflexion significative (qui n’est certes pas assimilable à un revirement !) des positions de F. Bédarida dans le sens d’une mise à distance croissante de la demande sociale – d’un rejet de sa « sacralisation » comme il le dit lui-même. Cette mise à distance le conduit à soutenir – en 1998 – que « bien avant d’être la réplique à une attente du public » l’histoire « répond d’abord et avant tout à une nécessité de la connaissance »11; la fonction sociale de l’histoire est alors nettement subordonnée à sa fonction de connaissance. Dans le même sens, H. Rousso met en garde contre « l’instrumentalisation de l’expertise » et réaffirme avec force le devoir de vérité de l’historien qui répond à une demande sociale ; ses positions contre la « judiciarisation du passé » renforcent encore ce repli épistémologique sur le « devoir de vérité »12. Si F. Bédarida affirme que l’historien façonne la conscience historique de ses concitoyens, H. Rousso, lui, refuse le « rôle d’historiens thaumaturges capables de soigner une crise d’identité ou de légitimité, individuelle, sociale ou nationale »13. N’y a-t-il pas dans cet écart un espace d’indécision qui signale une difficulté – une aporie – épistémologique ?
5D’une manière générale, F. Bédarida doit concilier ses positions subjectivistes et présentistes, dans la lignée des thèses de Raymond Aron, de Robin G. Collingwood et de Henri-Irénée Marrou, avec la revendication d’objectivité et de vérité qui revient en force dans la réflexion historienne des années 1980, en particulier face aux falsifications négationnistes. Comment alors neutraliser les conséquences subjectivistes et relativistes indésirables (indésirables au regard de la tradition objectiviste dominante de l’histoire en France) du présentisme épistémologique ? F. Bédarida reconnaît que « sous la pression de l’histoire et de l’événement », il est amené à « réévaluer en hausse le concept d’objectivité » et de faire du principe de vérité une des règles intangibles du métier d’historien, un « mythe régulateur » nécessaire précise-t-il14. Faut-il interpréter cette « évolution » comme la résultante d’accommodations successives en fonction des situations et de « la cause du moment », comme le soutient peu ou prou Olivier Dumoulin15 ? F. Bédarida veut se tenir dans un espace théorique entre dénonciation antipositiviste du culte du fait et rappel du droit de veto des sources (citant Reinhart Koselleck). Il choisit ainsi de lier ensemble justification de la réponse à la demande sociale et épistémologie présentiste (cette liaison n’est ni nécessaire ni automatique), mais ce choix est côuteux – théoriquement parlant – puisqu’il doit, « sous la pression de l’histoire », « réévaluer » à la hausse l’objectivité, cette « naïveté positiviste » si souvent dénoncée par les défenseurs du présentisme !
6Comment justifier la thèse selon laquelle « la démarche de l’historien est dans la dépendance directe de la demande sociale »16 sans pour autant adopter la « ligne dure » du présentisme épistémologique, celle de B. Croce par exemple ? Voilà certainement le challenge épistémologique le plus difficile (et qui leur est spécifique) pour les historiens de l’IHTP, puisque leur principal argument de légitimation et de distinction intra-disciplinaire de l’histoire du temps présent est qu’elle répond à une « nouvelle demande sociale » d’histoire au tournant des années 1970 et plus largement qu’elle est le « produit » d’un nouveau contexte. Cette thèse « contextualisant », souvent rappelée par F. Bédarida, est aussi une démarche d’auto-historisation. Elle peut être interprétée comme une « stratégie d’immunisation » contre tout doute portée sur la légitimité du nouveau domaine historiographique. Paradoxalement – eu égard à la tradition théorique existentialiste et phénoménologique dont se réclame par ailleurs F. Bédarida – elle ressortit à une pensée historiciste : l’histoire du temps présent devient une « nécessité historique » ! Le développement de l’histoire du temps présent est ainsi rapportée à un contexte intellectuel, social, économique et politique et participerait de ce que F. Bédarida appelle un « tournant épistémologique » pour la discipline dans les années 1970 :
Bref, à partir du milieu des années 1970, l’on a enregistré, à propos du savoir historique, un tournant épistémologique, l’histoire se redéfinissant par rapport à la société, à ses besoins, dans un contexte marqué tout à la fois par la crise de la philosophie du progrès, le reflux du militantisme et la récession économique17.
7Cet type de démarche de contextualisation floue n’est certes pas propre à F. Bédarida ; on la retrouve notamment chez P. Nora qui explique ce qu’il nomme l’entrée – à partir de 1970 – de l’historiographie dans son « âge épistémologique » et la « discontinuité historiographique » en les mettant en relation avec les évolutions socio-politiques en France. Patrick Garcia parle justement à propos de ces analyses de P. Nora de « circularité » :
l’évolution de la société française coïncide avec une mutation de l’historiographie, l’une comme l’autre “appellent” une nouvelle façon d’écrire l’histoire de France, cette histoire nouvelle correspondant à la nouvelle conscience que les Français ont de la France. […] Le raisonnement est infalsifiable […]18.
8F. Bédarida, dans ses analyses de contexte du « retournement épistémologique » de la fin des années 7019, associe également les facteurs conjoncturels qui relèvent de l’économique, du politique et du social (comme la fin de l’ère de la croissance) et les évolutions intellectuelles et historiographiques (comme le reflux des philosophies de progrès et des utopies totalisantes), le retour en force de l’événement et du sujet ou encore la quête généralisée d’identité. Il diagnostique en outre, partie prenante de ce tournant épistémologique pour l’histoire, une mutation du rapport au temps, « un rapport différent au temps l’intérieur du couple objet/passé – historien/présent »20 qu’il décrit encore comme « une relation tout à tout à fait nouvelle entre passé, présent et avenir »21. Il retrouve là aussi des propositions proches de celles de P. Nora – à partir des travaux de R. Koselleck et de Paul Ricœur – sur le nouvel agencement entre un « futur sans avenir », imprévisible, un passé « retourné à son opacité » et le « présent devenu la catégorie de notre compréhension de nous-mêmes »22. F. Bédarida porte pourtant sur ces positions de P. Nora un regard critique en avançant que cette histoire, celle des Lieux de mémoire, « n’est guère porteuse d’avenir » et qu’elle est trop polarisée sur l’histoire nationale23. Il rejoint ici la critique de Bernard Lepetit pour qui l’histoire au « second degré » de Nora, ne fait qu’établir « une distance critique avec les modalités sociales de la muséification du passé »24.
9Il y a bien, comme l’a souvent souligné F. Bédarida, des raisons internes à la discipline historique, proprement intellectuelles, pour expliquer la montée en puissance de l’histoire du temps présent, mais toute entreprise de légitimation disciplinaire instrumentalise, dans sa phase de « lutte pour la reconnaissance », certaines des ressources théoriques qu’elle mobilise25. Ces ressources, dans ce cas, ne sont pas toujours prioritairement retenues comme outils cognitifs et peuvent être quasiment abandonnées par la suite26. On peut interroger, dans cette perspective, le dernier état de la justification de l’histoire du temps présent par le contexte, défendu par H. Rousso, qui recourt à la notion de « régime d’historicité ». Cette dernière notion, importée d’un autre programme de recherches27, est proche de la thématique de la « conscience historique » et des relations entre passé, présent et avenir que l’on retrouve souvent dans les analyses de F. Bédarida.
Si l’histoire du temps présent comme discipline (ou sous-discipline) a été finalement acceptée, et si elle a connu une réelle reconnaissance, universitaire autant que publique, c’est en effet grâce au contexte particulier des deux dernières décennies. […]. Si l’on admet cette hypothèse très générale d’un changement de rapport au passé ou de “régime d’historicité”, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il ait aussi concerné l’écriture de l’histoire28.
10Prise dans le sens de rapport social au temps, la notion de régime d’historicité désigne un phénomène objectivable29, indépendant de l’analyse de l’historien, d’où la force potentielle d’une justification épistémologique par cette notion. Avec la notion de « régime d’historicité », l’histoire du temps présent devient une des manifestations d’un changement « objectif » dans le rapport social au temps, la modalité de la conscience historique adaptée à cette historicité nouvelle. C’est François Hartog qui nomme ce nouveau régime d’historicité « présentisme » pour signifier que le présent est devenu la catégorie temporelle clé de notre conscience historique, un « présent qui est à lui-même son propre horizon »30 (on retrouve les positions de P. Nora déjà évoquées et la marque des travaux de R. Koselleck et P. Ricœur). Dans quelle mesure cette notion de « régime d’historicité » peut-elle neutraliser la charge « anti-scientifique » de celle de demande sociale ? Il est sans doute trop tôt pour répondre à cette question, d’abord parce que le programme de recherches empiriques autour de la notion de régime d’historicité n’a pas été assez développé. Ensuite, la plasticité de la notion – Jacques Revel parle d’une notion « molle et modelable31 » – peut paradoxalement constituer un obstacle heuristique. L’ambiguïté de ce type d’argumentation tient au rapport établi entre l’objectivation d’un rapport social au temps lui-même qualifié de présentisme et une posture épistémologique selon laquelle toute histoire s’écrit au présent, qui est le « vieux » présentisme épistémologique de B. Croce, de R.-G. Collingwood ou de H.-I. Marrou qui sont, sur ce point, les principales références mobilisées par F. Bédarida. Le lien causal ainsi postulé entre historicité et écriture de l’histoire a cependant, là encore, un « prix théorique », celui de faire de l’histoire l’expression de la conscience historique d’une époque, ce qui constitue bien un paradoxal retour à l’historisme…
Une normalisation épistémologique ?
11Pour F. Bédarida, l’histoire du temps présent et sa position à l’égard de la demande sociale sont d’abord légitimées par l’appel à l’historiographie et à la mémoire disciplinaire : « Le renouvellement des méthodes historiques répond au renouvellement du besoin social. C’est ce que nous apprend l’historiographie », avance-t-il lors de la première séance de son séminaire consacrée précisément à l’historiographie de l’histoire du temps présent, en novembre 1980. Parmi les nombreuses références légitimantes mobilisées, je retiendrai une citation de Lucien Febvre qui revient fréquemment sous la plume de F. Bédarida : « organiser le passé en fonction du présent, c’est ce qu’on pourrait nommer la fonction sociale de l’histoire ». F. Bédarida ne cite pas la suite :
Cet aspect de nos activités, personne non plus ne l’a étudié. On a fait la théorie de l’histoire. On n’a pas fait sa sociologie. […] Cette revue serait, je crois, gravement incomplète si on ne profilait pas, derrière la belle ordonnance de nos esquisses méthodologiques, cet aspect, un peu inquiétant peut-être, des activités historiennes observées sans préjugé ni complaisance. Avec toutes les conséquences qui s’ensuivent. Notamment, en ce qui concerne, une fois de plus, ce problème de l’objectivité, que nous n’avons garde de vouloir poser en théoricien, ou en philosophe : mais c’est notre pratique, sans doute, qui le pose de façon nouvelle. Et peut-être imprévue32.
12C’est précisément cet aspect « un peu inquiétant », comme l’écrit L. Febvre, au regard de la question de l’objectivité qui est occulté par le découpage de la citation, alors même que la manière dont Febvre aborde cette question de la fonction sociale, imposée par « notre pratique » écrit-il, n’est pas si éloignée de celle de F. Bédarida pour qui les historiens sont sommés de répondre à la demande sociale – une position proche, sur ce point, de celle de P. Nora.
13Parallèlement à ce recours à l’historiographie, F. Bédarida développe une argumentation de nature proprement épistémologique en modélisant deux « dérives » dont il veut se démarquer : l’histoire moralisatrice, maîtresse de vie et l’histoire de pure curiosité, sans lien avec l’utilité sociale33. C’est dans l’entre-deux de ces extrêmes que F. Bédarida veut installer l’histoire du temps présent pour, précisément, les dépasser :
Tout compte fait, disons-le sans ambages, ni la conception moralisatrice et sermonnante ni la stricte doctrine positiviste ne sont tenables en soi, a fortiori quand on les pousse à l’extrême. […] Il faut donc à tout prix sortir de l’aporie.
14Et c’est en particulier à partir de la notion de compréhension, en se réclamant de la démarche herméneutique, que F. Bédarida propose une voie de sortie proprement épistémologique de cette aporie classique (faits vs valeurs)34. Par là même, c’est la question du jugement moral et la dimension éthique de l’histoire qu’il entend réintégrer dans la réflexion historienne. Répondre à la demande sociale peut être alors considéré comme une obligation morale, même s’il a conscience qu’entrer « dans le domaine des valeurs » ne va pas sans problème pour l’historien35. Mais la gestion théorique de cette contradiction devient plus difficile à partir du moment où certains historiens de l’IHTP acceptent de témoigner en justice (pour la première fois lors de l’affaire Touvier).
15La ligne d’argumentation de F. Bédarida face à ce type de contradiction est cependant constante : il faut répondre à la demande sociale, l’historien ne peut pas rester moralement neutre ou indifférent, il a « une charge, voire une mission, qui est la construction de la conscience historique […] »36, mais il lui faut « respecter scrupuleusement les règles du métier »37. Lors du procès Touvier, il rappelle avec beaucoup de fermeté l’exigence de respecter la méthode critique élaborée par des générations d’historiens et qui fonde la reconnaissance scientifique par les pairs :
Le travail des historiens est lui-même soumis au contrôle d’autres historiens […]. C’est pourquoi ma déposition, je le sais, recueillera l’assentiment général du monde des historiens38.
16La scientificité d’un travail historique serait donc déterminée – en dernière instance ! – par l’assentiment des pairs. Olivier Dumoulin, avec « l’affaire Bartosek »39, fournit un exemple de ce fonctionnement qui utilise la légitimation corporatiste, – au nom des pairs – sans pouvoir se prévaloir d’une argumentation épistémologique décisive. C’est une démarche proprement « désociologisante » (dans le sens de L. Febvre) et de « dépolitisation » au sens où les enjeux institutionnels et de pouvoir – la question du lieu social posée par M. de Certeau – ainsi que les choix axiologiques – ce que Henry Rousso appelle sans fard, à propos de « l’affaire Aubrac », des « parti pris idéologiques » – ne sont pas reconnus et analysés et sont « neutralisés » par l’argument d’autorité. En outre, d’un point de vue strictement épistémologique, réduire la question de la vérité ou de l’objectivité au consensus de la « communauté des historiens » (une position pragmatiste par ailleurs revendiquée par Gérard Noiriel) ne va pas, là encore, sans conséquences indésirables, dont celle d’accepter une variante du relativisme, pourtant constamment dénoncé par F. Bédarida.
17Les interventions de Michael Pollak dans le séminaire de F. Bédarida sont, sur ces points, moins dépendantes des contraintes de légitimation propres à la communauté historienne et elles se démarquent de cette démarche « désociologisante » et « dépolitisante ». M. Pollak intervient en particulier en 1983 sur la question de la demande sociale40, à un moment où « l’histoire appliquée » (la public ou applied history anglo-saxonne) est présentée par l’IHTP comme un modèle et un « courant de renouvellement de la discipline »41. Les questions que Michael Pollak pose sont précisément celles d’un sociologue, comme par exemple : la sollicitation sociale à l’égard de l’histoire va-t-elle créer des situations de conflits potentiels au sein de la profession sous forme de conflits de génération ?42. Le genre de questions que peu d’historiens français posent ! Il cite comme exemple de public history la participation des historiens à la commission Touvier qui serait, selon lui, une « excellente illustration de l’harmonie pouvant exister entre une démarche historique pleinement scientifique et la demande sociale ». Cette vision optimiste – très discutable comme le rappelle O. Dumoulin – n’avait sans doute pas pris l’exacte mesure de l’importance du mythe de l’objectivité, au sens de « mythe régulateur » avancé par F. Bédarida, dans la culture professionnelle des historiens…
18Il y a bien eu, au début de la phase de « lutte pour la reconnaissance », une tentative d’ancrer plus fermement l’histoire du temps présent dans son rapport spécifique à la demande sociale par la promotion de « l’histoire appliquée » considérée comme une « innovation profonde pour le métier d’historien »43. En 1983, G. Wesley Johnson, principal représentant de la public history américaine intervient dans le séminaire de F. Bédarida et dans une autre séance F. Bédarida lui-même traite des « chances et risques d’une histoire appliquée ». Tout en étant attentif à la nouveauté de l’histoire appliquée qu’il qualifie de « féconde », F. Bédarida, dans cette séance, expose cependant en détail les « objections à surmonter » pour la public history. Il ne s’agit donc pas pour lui d’accueillir cette histoire appliquée sans esprit critique. C’est aussi en 1983 qu’H. Rousso écrit avec Félix Torres un article dans L’Histoire sous le titre « Quand le business s’intéresse à l’histoire ». Et en 1984, dans le premier numéro de Vingtième siècle, H. Rousso publie un article intitulé « L’histoire appliquée ou les historiens thaumaturges ». H. Rousso, tout en soulignant son « pragmatisme souvent excessif », avance que la public history :
est une réaction de nature scientifique contre l’enlisement de la discipline, l’isolement des historiens face aux grands problèmes de l’heure, la “religion de la connaissance en soi” et la dictature de l’érudition gratuite.
19Et, tout en multipliant les interrogations sur les limites de cette histoire, sur la notion « d’expertise historique » par exemple, et en reconnaissant que les conditions sont assez peu favorables à ce type d’histoire en France – surtout en ce qui concerne la demande privée, H. Rousso conclut cependant dans une tonalité plutôt positive sur le « danger relatif » que représenterait la public history. Mais à partir de la fin des années 1990, quand F. Bédarida retrace le développement de l’histoire du temps présent, la public history n’est même pas évoquée ; elle n’est donc pas devenue une référence qui fait partie de la mémoire disciplinaire de l’histoire du temps présent44. Dans le même sens, l’on peut relever chez H. Rousso, dans la décennie 90, une inflexion très sensible qui déporte l’argumentation vers la priorité sans concession donnée à la recherche de la vérité, contre la sacralisation de la demande sociale. Je ne suivrai donc pas O. Dumoulin quand il avance – à propos de « l’histoire appliquée » – qu’il y aurait bien émergence d’une nouvelle figure de l’historien « à moitié étouffée sous le poids du prestige universitaire » et d’une « déontologie et d’une épistémologie renouvelées de la discipline »45. Il me semble que le mouvement de « normalisation » épistémologique qu’a connu l’histoire du temps présent et qui a accompagné son institutionnalisation incite plutôt à ne pas retenir cette hypothèse, même si H. Rousso, dans un texte récent, se dit peu convaincu par l’idée, avancée par Pieter Lagrou, de « banalisation » de l’histoire du temps présent46. La visée d’objectivité étant une valeur clé de la « culture du métier » dominante chez les historiens français, elle opère comme une contrainte qui pèse sur toute entreprise de légitimation d’une nouvelle démarche historiographique. L’histoire appliquée, un peu vite promue au rang de modèle historiographique, a fait les frais de cette « normalisation » disciplinaire.
20Pourtant normalisation ne signifie pas pour l’histoire du temps présent effacement des spécificités et de son apport propre. Les historiens de l’IHTP ont pleinement participé, et de manière souvent décisive, au développement d’une posture réflexive en histoire, qui tranche avec la tradition historienne de méfiance vis-à-vis de toute « théorie », et à la réaffirmation de la visée de vérité de l’histoire qui cimente le consensus épistémologique de la majorité des historiens français contre le relativisme dit « post-moderne » à partir des années 1980. L’apport propre de cette réflexion des historiens de l’IHTP, et tout particulièrement de F. Bédarida, me semble être l’insistance sur la dimension éthique du travail de l’historien, qui a à la fois accompagné et renforcé la vague de remises en cause d’un objectivisme trop strict qui a touché l’historiographie française à la même époque. Mais le vieux dualisme science/valeurs a la vie dure et entre la position de H. Rousso qui rappelle fermement qu’« on n’écrit pas l’histoire avec pour objectif de défendre telle ou telle valeur47 » et celle de F. Bédarida qui rejette toute idée de neutralité axiologique, n’y aurait-il pas tout simplement l’espace d’indétermination, et donc de liberté, laissé pour écrire l’histoire du temps présent ?
Notes de bas de page
1 Je ne tenterai pas ici de « définir » la demande sociale (dont les acceptions sont très diverses), ce sont les usages de la notion qui m’intéressent.
2 R. Rémond, « Situation de l’histoire en France », in R. Rémondet alii, Être historien aujourd’hui, Paris, UNESCO/Éd. Érès, 1988, p. 245.
3 R. Rémond, « L’histoire, science du présent », Revue de l’enseignement supérieur, n° 44-45, 1969, p. 90-95.
Il faut par ailleurs rappeler que Pierre Nora et Jean Lacouture, qui n’appartiennent pas à l’IHTP, dans le même temps, s’engagent également dans la relégitimation de l’histoire récente. Voir leurs contributions à l’encyclopédie dirigée par J. Le Goff, R. Chartier et J. Revel, La nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978 (« L’histoire immédiate » pour J. Lacouture et « Présent » pour P. Nora).
Voir aussi les travaux de défenseurs de « l’histoire immédiate » comme Jean-François Soulet et Benoît Verhægen : J.-F. Soulet, L’histoire immédiate, Paris, PUF, 1994 et B. Verhægen, Introduction à l’histoire immédiate, Paris, Éditions Duculot, 1974.
4 Voir en dernier lieu : F. Bédarida, Histoire, critique et responsabilité, Bruxelles, Complexe, 2003, coll. « Histoire du temps présent ». Très utile bibliographie en fin de volume.
5 IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS-Éditions, 1993.
6 G. Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, p. 10-43 et p. 288.
7 Ibid., p. 10.
8 F. Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie contemporaine », Vingtième siècle, n° 69, janvier-mars 2001, p. 154 et H. Rousso, « L’histoire du temps présent, vingt ans après », Bulletin de l’IHTP, n° 75, juin 2000, p. 29.
9 H. Rousso, ibid., p. 29.
10 Les bandes magnétiques des séances du séminaire « de méthode » de F. Bédarida sont conservées à l’IHTP (SEM 0001 à SEM 0029), pour les années 1980 à 1985 – avec des lacunes.
11 Bédarida, « L’historien régisseur du temps ? Savoir et responsabilité », Revue historique, janvier-mars 1998, p. 22-23.
12 H. Rousso, La hantise du passé, Paris, Textuel, p. 84-89.
13 Ibid., p. 84.
14 F. Bédarida, « Temps présent et présence de l’histoire », in IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS-Éditions, 1993, p. 395.
15 O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003, p. 49-54.
16 F. Bédarida, Intervention au XIXe congrès international des sciences historiques, Oslo, 6-13 août 2000.
17 F. Bédarida, « Le métier d’historien aujourd’hui », in R. Rémondet alii, Être historien aujourd’hui, Paris, UNESCO/Éd. Érès, 1988, p. 287.
18 P. Garcia, « Les Lieux de mémoire, une poétique de la mémoire ? », Espaces Temps, n° 74-75, p. 122-142.
19 F. Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie contemporaine », op. cit., p. 153-154.
20 Ibid., p. 155.
21 F. Bédarida, « La morale de l’histoire », in D. Nicolaïdis (dir.), Oublier nos crimes, Paris, Autrement, 1994, p. 213.
22 P. Nora, « Comment écrire l’histoire de France ? », Les Lieux de mémoire, t. III, vol. 1, Gallimard, 1993, p. 27.
23 F. Bédarida, La morale de l’histoire, op. cit., p. 225-226.
24 B. Lepetit, « Le présent de l’histoire », in B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 297-298.
25 Voir les très stimulantes remarques de Judith Schlanger sur ce point. J. Schlanger, « Fondation, nouveauté, limites, mémoire », Communications, n° 54, 1992, p. 289-299.
26 Un bon exemple est donné par Pieter Lagrou à propos de l’idée selon laquelle le Seconde Guerre mondiale serait la « matrice » du temps présent, idée qui a été par la suite abandonnée. P. Lagrou, « De l’actualité du temps présent », Bulletin de l’IHTP, n° 75, juin 2000, p. 16-18.
27 La notion de « régime d’historicité » a été thématisée par François Hartog et Gérard Lenclud, en particulier à partir de l’œuvre de Marshall Sahlins et des travaux sur la sémantique des temps historiques de Reinhart Koselleck et de Paul Ricœur. Pierre Nora (dans les Lieux de mémoire) et Bernard Lepetit ont également développé une réflexion sur cette thématique du rapport social au temps. Voir en dernier lieu : F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
28 H. Rousso, « L’histoire du temps présent, vingt ans après », Bulletin de l’IHTP, n° 75, 2000, p. 28.
29 Les manifestations qui illustrent ce nouveau rapport au temps restent cependant largement à explorer et à décrire. C’est d’ailleurs un des enjeux de ce colloque. Ce qui pose le problème du type d’objets à analyser, avec les sources correspondantes, pour les constituer en « preuves » d’existence de ce nouveau régime d’historicité. Mais l’objectivation de tels objets est elle-même dans la dépendance de l’historicité du questionnement de l’historien…
30 F. Hartog, « Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France” », Annales HSS, novembre-décembre 1995, p. 1219-1236.
31 J. Revel, « Pratiques du contemporain et régimes d’historicité », Le genre humain, « Actualités du contemporain », Paris, Le Seuil, 2000, p. 13-20.
32 L. Febvre, « Vers une autre histoire », Combats pour l’histoire, Paris, réédit. Agora/Pocket, 1992, p. 438.
33 Entre autres exemples : F. Bédarida, séminaire du 24/11/198, séminaire du 15/11/1982.
34 F. Bédarida, « L’historien régisseur du temps ? Savoir et responsabilité », Revue historique, janvier-mars 1998, p. 15-19.
35 F. Bédarida, « Praxis historienne et responsabilité », Diogène, n° 168, 1994, p. 7-8.
36 F. Bédarida, « L’histoire : entre science et mémoire », in L’histoire aujoud’hui, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 1999, p. 337.
37 F. Bédarida, « L’historien régisseur du temps ? Savoir et responsabilité », op. cit., p. 12.
38 F. Bédarida, « L’histoire : entre science et mémoire », op. cit., p. 335-336.
39 O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien, op. cit., p. 39-55.
40 M. Pollak, « La demande sociale d’histoire », séminaire de F. Bédarida du 31/11/1983. Cette intervention est en grande partie reprise dans M. Pollak, « Historisation des sciences sociales et sollicitation sociale de l’histoire », Bulletin de l’IHTP, n° 13, sept. 1983, p. 5-13 et dans M. Pollak, « L’historien et ses concurrents : le tournant épistémologique des années 1960 aux années 1980 », in IHTP, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS-Éditions, 1993, p. 329-339.
41 F. Bédarida, séminaire du 28/11/1983.
42 M. Pollak, « L’historien et ses concurrents : le tournant épistémologique des années 1960 aux années 1980 », op. cit., p. 338.
43 F. Bédarida, séminaire du 31/03/1983.
44 Voir par exemple parmi les derniers textes publiés : F. Bédarida, « Le temps présent et l’historiographie contemporaine », op. cit. et F. Bédarida, « Le statut de l’historien en France », in B. Pellestrandi (éd.), La historiografia francesa del siglo XX y su acogida en España, Madrid, Collection de la Casa Velazquez, 2002, p. 425-432.
45 O. Dumoulin, Le rôle social de l’historien, op. cit., p. 107-146.
46 H. Rousso, L’histoire du temps présent, vingt ans après, op. cit., p. 26.
47 H. Rousso, La hantise du passé, op. cit., p. 137.
Auteur
Université de Marne-La-Vallée
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008