Histoire en marge ou histoire en marche ? La colonisation entre repentance et patrimonialisation
p. 245-255
Texte intégral
1Y-a-t-il aujourd’hui une politique du passé colonial en France ? La parution d’ouvrages invitant explicitement à la « repentance coloniale »1, le projet de construction d’un Mémorial d’Outre-Mer à Marseille ou encore le choix de secrétaires d’État venant de groupes historiquement liés à la colonisation (les Harkis et l’immigration d’origine maghrébine) plaident en ce sens. Au même moment pourtant, certains historiens affirment que la mémoire de la colonisation est frappée d’interdit et ils réclament en guise d’antidote la « socialisation » d’une nouvelle histoire critique de la colonisation. Le succès de leurs travaux, publiés sous forme d’ouvrages collectifs et de numéros de revues spécialisées et grand public, suggère cependant que le « tabou » qu’ils dénoncent est en train de sauter au profit d’une réappropriation complexe du passé colonial.
2Elle a ses mots-clés et ses formules-chocs : « l’imaginaire colonial » constituerait un refoulé collectif abritant des « fantômes », voire un « cadavre dans le placard de la République »2. Oscillant entre critique érudite et logique de dénonciation, elle s’appuie sur l’analyse d’images extraites de la propagande coloniale auxquelles elle rend une visibilité perdue depuis plusieurs décennies et dont elle organise la rediffusion. Sous l’historiographie perce donc une patrimonialisation des images matérielles et des représentations abstraites de la colonisation.
3Il ne s’agit pas d’intenter un mauvais procès aux spécialistes de l’imaginaire colonial en leur reprochant de confondre histoire et mémoire. On fera plutôt l’hypothèse qu’ils participent à un processus collectif de remémoration dont on voudrait comprendre les enjeux. Des enjeux sociaux : quelles sont les mémoires de la colonisation actives aujourd’hui et comment participent-elles à cette patrimonialisation ? Mais aussi des enjeux épistémologiques qui sont loin d’être secondaires. Écrire l’histoire de la colonisation oblige en effet à penser la confrontation entre « notre » histoire et celles des autres et les dynamiques actuelles de la mémoire et de l’histoire de la colonisation pourraient bien être, à cet égard, un objet et un enjeu communs à tous les historiens.
Histoire et mémoire de la colonisation
4Il est tentant de présenter l’histoire de la colonisation comme une parenthèse refermée depuis les années 1960. Les programmes scolaires du secondaire ne retiennent ainsi que la rencontre initiale (l’expansion coloniale de la IIIe République) et son dénouement (les décolonisations). Entre les deux, c’est l’exercice même de la domination coloniale qui est passé sous silence. Cette vision tronquée permet de dissocier complètement l’histoire des colonisateurs et celle des colonisés pour en tirer deux « visions » irréductibles qui travailleraient nos imaginaires d’ex-colonisateurs ou d’ex-colonisés mais qu’il serait possible d’exorciser en les mettant à distance critique.
5La tentation inverse existe aussi. On peut partir de la persistance de certains liens coloniaux, dans le Pacifique et dans les Antilles, et de l’importance accordée à la francophonie qui prouve que nous n’avons pas renoncé à projeter une partie substantielle de notre identité culturelle dans un outre-mer redéfini, pour plaider coupable et dénoncer la souterraine rémanence de la mentalité impériale française. Régulièrement sommés de déclarer qu’ils ne font pas cause commune avec leurs objets d’étude, les historiens spécialistes de la colonisation sont de façon révélatrice les premières victimes de cette mauvaise conscience devenue mauvaise mémoire.
6Cette alternative nourrit les polémiques actuelles autour du passé colonial qu’elle inscrit bon gré mal gré dans une logique binaire et manichéenne où l’histoire soi-disant critique a une fâcheuse tendance à se penser par opposition aux mémoires sociales de la colonisation. Ce qui se traduit en particulier par la mise en concurrence de deux strates mémorielles disjointes : d’une part l’évocation indirecte de témoignages remontant de préférence aux débuts de la domination, d’autre part les témoignages primaires des acteurs de la domination coloniale encore en vie.
7Ces témoignages primaires viennent de la dernière génération d’administrateurs des colonies : ceux qui ont été en poste à partir de 1945, qui ont accompagné les ultimes transformations de la domination et la marche aux indépendances avant de négocier leur réintégration en métropole. Les titres de leurs récits : Souvenirs d’un Sahélien : avant l’oubli (André Marchal, 1999), Le dernier commandant, mémoires d’Outre-Mer (Georges Mazenot, 1996), Sous le vent de L’Harmattan : souvenirs épars mais authentiques d’un administrateur ayant voué la meilleure partie de sa carrière et de son existence à l’Afrique noire, son présent, son avenir (Paul Delmond, 2001), traduisent un sentiment d’urgence et d’abandon. Ils rédigent aussi des travaux collectifs3 qui leur ont permis d’entrer en dialogue avec les politistes et des historiens qui ne sont pas pour la plupart spécialistes de la colonisation4. Mais cette fragile reconnaissance est menacée par une véritable surenchère à l’authenticité coloniale et la résurgence d’un néo-anticolonialisme dont on doit se demander s’il est anachronique mais transitoire, ou le symptôme d’une nouvelle forme de propagande, postcoloniale.
8Se multiplient en effet les rééditions de récits qui ont le bénéfice de l’antériorité ou qui se rattachent à une tradition par contraste plus légitime : celle de la dénonciation des abus coloniaux. On relit Félicien Challaye ou Paul Vigné d’Octon et à l’arrière-plan on redécouvre d’autres « pionniers » de la colonisation et même quelques-unes de ses âmes damnées comme l’administrateur Georges Toqué (condamné en 1905 pour avoir assassiné plusieurs de ses administrés au Congo français). Leurs biographies retrouvées ou reconstituées deviennent les vérités quotidiennes d’une domination expurgée par une transmission pieusement filiale (il s’agit souvent de documents exhumés d’archives familiales) et contrebalancée par la qualité d’humaniste colonial qu’on leur accorde a posteriori. Premiers acteurs d’une domination qui n’aurait pas encore trouvé ses marques, ils sont présentés comme les seules voix légitimes relayées ensuite et sans transition par celles des anticolonialistes. Ce qui réduit au silence et à la culpabilité les agents ordinaires de la domination qui leur ont succédés et qui ont été les gestionnaires effectifs de la colonisation5.
9On peut certes espérer que des travaux d’édition fondé sur une contextualisation plus rigoureuse6 viendront rompre cette résurgence à l’identique des deux pôles contraires de la littérature coloniale : la dénonciation anticolonialiste à base de scandales et de grands principes et, à l’opposé, les récits hyperréalistes des « Broussards » qui réduisaient volontiers l’exercice de la domination à une série de mésaventures pittoresques. La nécessité pour les spécialistes de l’imaginaire colonial de pourfendre une « mauvaise » mémoire faite de refoulement et de nostalgies mal venues fait cependant entrave à cette évolution. Au droit à la mémoire, rendu particulièrement complexe par la dissolution du cadre dans lequel ont été vécu les expériences, ils superposent en effet un « devoir de mémoire » et une exigence de repentance qui confisquent les usages sociaux du passé colonial au risque de promouvoir une fiction qui en occulte les enjeux.
Patrimonialisation post-coloniale et autisme occidental
10La configuration actuelle est en fait un parfait avatar de la situation coloniale. Les spécialistes de l’imaginaire colonial, qui sont avant tout les historiens des propagandistes coloniaux, revendiquent la position médiane que ceux-ci prétendaient occuper. Les propagandistes voulaient être les commis-voyageurs de la colonisation pour faire le lien entre une domination qui prétendait échapper à toute régulation politique et donc à tout débat démocratique et des « masses » ignorantes, sujettes aux plus folles lubies en matière coloniale et qu’il fallait embrigader dès l’école. Dans la même logique, leurs historiens se sont emparés des images qui constitueraient notre « imaginaire colonial » et ils n’en finissent pas de les expliquer à des masses toujours inconscientes dont il faut à présent éradiquer les préjugés et « rebâtir » la mémoire7. On peut cependant discuter la pertinence de leur médiation et contester les usages politiques du passé colonial qu’elle autorise.
11Leur discours s’articule autour de deux objets centraux : les stéréotypes qui seraient la matrice des représentations des populations dominées et de notre gestion collective de l’altérité, et la coupable imbrication reliant un héritage colonial non assumé et un présent frappé d’amnésie. D’où leur prédilection pour les questions de mises en scène qu’il s’agisse des zoos humains ou des visions de l’autre, « de l’indigène à l’immigré ». Dans un cas comme dans l’autre, la volonté de déconstruire une mécanique présentée comme perpétuelle joue contre une appréhension critique de son fonctionnement et de son efficience8. Au travail historique de contextualisation, l’invocation de l’imaginaire colonial substitue donc une remémoration narcissique associant adroitement le retour sur soi culpabilisant et l’auto-critique disculpante.
12On peut aborder le problème autrement en se demandant qui est exclu de cette histoire qui est à proprement parler une histoire de fantômes, délicieusement fascinante. En sont exclus au premier chef les colonisés réduits au rôle de modèles pour stéréotypes. Que viendraient-ils faire en outre dans l’histoire de « nos » représentations ? S’ajoutent à eux, par identification, ceux de leurs descendants issus de l’immigration et confrontés dans les banlieues à une politique de relégation qui a certes un lien de parenté avec les politiques coloniales de ségrégation mais dont les enjeux sont avant tout contemporains9. Quel est dès lors le sens de cette mise en exergue des continuités coloniales ? En inscrivant une partie des phénomènes de marginalisation dans le long terme des mentalités, on prend en effet le risque de les essentialiser en transformant en objets d’histoire des altérités sociales qui sont surtout les symptômes de dysfonctionnements actuels.
13En outre, en déclinant à l’envi le clivage entre « l’autre » et « nous », les spécialistes de l’imaginaire colonial donnent droit de cité à un impensé épistémologique qui est, à leur insu, le ressort même du succès très politique de leur discours. L’histoire de l’imaginaire colonial, comme d’ailleurs avant elle l’histoire de la geste coloniale, se fait en métropole. Ce qui autorise une patrimonialisation du passé colonial en deux parts nettement distinctes : d’un côté celle des ex-colonisateurs qui cultivent des nostalgies plus ou moins avouables mais sont aussi capables de repentance et continuent en tous cas à écrire l’histoire de « leur » domination ; de l’autre celle des ex-colonisés enfermés dans une logique de réparation qui les assigne une fois de plus au rôle de victimes10. Non seulement la confrontation avec d’autres histoires, qui n’ont pas été suspendues par la domination mais avec lesquelles des liens complexes d’affrontements, d’accommodements et de mutations se sont tissés, est esquivée mais les Français – comme d’ailleurs les autres Occidentaux11 – peuvent continuer à croire qu’ils sont, sinon les seuls, au moins les plus actifs des sujets de l’Histoire.
14La réappropriation du passé colonial circonscrit à l’imaginaire colonial a donc partie liée avec un chauvinisme épistémologique qui confine à l’autisme culturel parce qu’il occulte délibérément les multiples métissages à l’œuvre dans la construction commune et plurielle de la modernité. À l’inverse, et pour briser un effet de miroir hors d’usage, il faut s’interroger sur la circulation d’une histoire à l’autre qu’impose une analyse véritablement historienne du fait colonial.
Le grand partage : « histoire de la France coloniale » versus « aires culturelles »
15Daniel Rivet affirmait en 1992 :
Le phénomène colonial souffre de rester sous-analysé et gommé dans le territoire de l’historien. […] C’est d’abord [du à] la dissolution de la colonisation en tant qu’objet d’histoire spécifique disposant d’une nomenclature propre.
Il n’y a plus d’histoire de la colonisation en soi et pour soi, ni d’empires coloniaux dont on déchiffre linéairement la configuration temporelle12.
16Ce constat du « gommage » de l’histoire coloniale, en France mérite examen car il soulève une sorte de paradoxe. Dans le domaine de la production historique universitaire, l’histoire coloniale, au début des années 1990, semble au contraire connaître une sorte de regain d’intérêt. On rappellera la publication de plusieurs ouvrages sur le thème13 et, en particulier l’imposante Histoire de la France coloniale14, fruit d’un travail collectif qui, à soixante ans d’écart, veut renouveler la monumentale et quasi officielle Histoire des colonies françaises, dirigée par Gabriel Hanotaux et jamais remplacée jusqu’alors. La bibliographie que donnent les auteurs de cette nouvelle synthèse montre que les recherches historiques sur la colonisation française n’ont, en fait, jamais cessé depuis la période de la décolonisation et recouvrent une série de travaux très diversifiés.
17Depuis les années 1990, l’intérêt pour l’histoire coloniale s’est largement confirmé comme en témoigne la publication ou réédition d’ouvrages de synthèse15 ainsi que l’arrivée à maturité d’une série de travaux portée par une génération sans lien direct avec le passé colonial de la France car née dans les années 1960. Ces travaux, situés dans la perspective d’une socio-histoire de la colonisation, portent un regard neuf sur différents aspects de l’histoire de la colonisation – l’analyse de situations coloniales16, les origines coloniales des sciences sociales17, l’analyse d’institutions telles que la justice ou l’armée dans la guerre d’Algérie et de leurs pratiques courantes18 ou encore la redécouverte du droit colonial – dans un questionnement qui provoque des effets retours intéressants sur le « droit républicain » et l’histoire proprement nationale19. On trouve aussi un renouvellement très net de l’approche du « moment colonial » dans certains domaines spécialisés et, en particulier chez les Africanistes, par le biais de thématiques jusqu’alors peu explorées, la santé, l’urbanisation, l’architecture, le monde du travail, l’État, le monde politique etc.20
18Au regard de ces nouvelles perspectives de recherche, on est en droit de penser que, loin d’être gommée, l’histoire coloniale est, au contraire, en France, un domaine régulièrement exploré qui connaît depuis dix ans un renouvellement certain. Pourtant, le constat que dresse Daniel Rivet reste juste. Pourquoi ?
19Ce n’est pas tant le nombre des travaux qui est en question que l’éclatement des perspectives, les déséquilibres et les points aveugles des recherches et l’incapacité à constituer, en France, ce qu’on appelle aux États-Unis les Colonial ou Post Colonial Studie. Ce champ de recherche s’est progressivement structuré, dans les années 1980, au confluent de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie et des Cultural Studies, autour d’un objet précis – l’étude du « fait colonial » en tant que tel dans sa forme dite moderne (XVIIIe-XXe siècles). Dotées d’une certaine visibilité, les Colonial Studies constituent un espace de réflexion propre dans lequel l’innovation méthodologique et la constitution de nouveaux objets de recherche sont mis à l’épreuve. En revanche, il n’y a pas, en France, une histoire de la colonisation sui generis, reconnue en tant que telle, soutenue par un réseau institutionnel capable de faire valoir l’intérêt et la capacité d’innovation de ce domaine de recherche.
20D’une façon schématique, on peut dire qu’au cours des années 1950-1960, est abandonnée une histoire coloniale « classique » telle qu’on l’écrivait avant-guerre sur un mode hagiographique et euro-centrée. Les perspectives des historiens se diversifient et se déploient essentiellement dans trois grandes perspectives :
- Une histoire coloniale qui se mue en une histoire de la France d’outremer dont le principal objet est l’analyse approfondie de la France en tant que métropole impériale et agent de l’expansion européenne.
- L’insertion de l’histoire de la colonisation dans une réflexion plus vaste traitant de l’impérialisme et du capitalisme dans laquelle le marxisme a joué un rôle essentiel. (On pense en particulier aux théories de la dépendance formulées par Frank, Amin et Wallerstein et aux analyses économiques qui ont tenté d’éclairer l’origine du « Tiers monde »)
- Une perspective « Aire culturelle » favorisant la focalisation sur l’histoire des territoires anciennement colonisés dans une perspective de longue durée pré et post-coloniale qui permet d’enjamber « le moment colonial ».
21Si l’on met à part le débat complexe touchant aux liens entre impérialisme, capitalisme et origine du Tiers monde dépassant ici notre propos, on observera le fossé qui se creuse, au cours des décennies 1960-1970, entre les perspectives des historiens de la France d’Outre-mer et celles qui sont développées dans le cadre des Aires culturelles.
22Les premiers ont pour objet central la France ou plus exactement la France dite coloniale, c’est-à-dire ces milieux spécifiques – industriels, commerçants, financiers, missionnaires ou coloniaux – qui façonnent en France, l’idée coloniale, la propagande, l’économie impériale ou qui participent directement au peuplement et à l’évangélisation de l’Empire. Cette « France coloniale », parcellaire et éclatée, pose problème en ce qu’elle se situe trop souvent dans des marges qui impliquent rarement ce qu’on pourrait appeler la « France nationale ». D’où la coupure aisément effectuée entre l’étude d’une « France coloniale » et l’étude de la France tout court, très marginalement concernée par ses devenirs outre-mer. L’hypothèse d’un certain nombre de travaux récents consiste, au contraire, à travailler plus finement les implications multiples d’une construction impériale dans la France de la seconde moitié du XIXesiècle et de la première moitié du XXe siècle. Qu’il s’agisse de revenir sur les articulations entre droit républicain et droit colonial, entre savoirs coloniaux et sciences sociales, entre colonisation, émigration et pénologie, ou encore qu’il s’agisse de travailler les effets de la violence de guerre sur la justice et l’armée en France et dans les colonies, l’effort a été porté sur l’étude d’une construction commune et conjointe d’une nation et d’un Empire.
23L’orientation « aire culturelle » s’est imposée, à l’issue de la décolonisation, comme un moyen de rompre avec les présupposés d’une histoire « impériale » et s’est traduit par un renversement de perspective valorisant une histoire écrite du point de vue des mondes autochtones et colonisés. La relecture nationaliste de l’histoire faite par les pays désormais indépendants ainsi que l’attention portée par les spécialistes français au devenir des peuples indigènes ont conduit à réinscrire la période coloniale dans la longue durée de l’histoire locale et à en relativiser la portée. Dans un tel schéma, les historiens, à l’instar des anthropologues, ont pris pour objet l’étude d’un « terrain » donné. Les spécialistes, aujourd’hui, se pensent comme africanistes ou spécialistes du monde arabe ou de l’Asie. Les réseaux institutionnels et l’organisation même des cursus universitaires ont favorisé et favorisent encore ces regroupements et ces logiques.
24Ces nouvelles façons de voir ont indéniablement stimulé de nouvelles façons de faire permettant de mieux appréhender les sociétés autochtones dans leurs dynamiques historiques avec un véritable effort d’innovation méthodologique sur le terrain des sociétés dites « sans écriture ». L’Afrique sub-saharienne a capté une large part des énergies21 avec la constitution d’un milieu d’historiens capable d’interroger les fondements de la discipline22. Les anthropologues africanistes, de leur côté, ont intégré l’histoire en retraçant, dans une perspective diachronique, l’évolution des sociétés qu’ils étudient23. Historiens et anthropologues sont aujourd’hui conscients de l’importance de ce « moment colonial » dans l’histoire de l’Afrique contemporaine et de la nécessité de revenir sur les diverses facettes de l’expérience pour mieux comprendre « les formes de la modernité » africaine. La « restauration de l’analyse coloniale », cependant, dans les limites d’une aire culturelle réduit l’analyse des processus coloniaux à leurs seules applications locales sans les resituer dans leur contexte d’origine à savoir les logiques impériales ou métropolitaines. L’aire culturelle devient un cadre enfermant qui tend à occulter les logiques exogènes, dans leurs causes ou principes sinon dans leurs effets. D’où la disjonction entre une histoire française et une histoire locale qui permet à la première d’oublier plus aisément encore son passé colonial, une fois l’épisode refermé.
25La dynamique de réflexion que l’on peut trouver chez les Africanistes est beaucoup moins développée sur le terrain de l’Afrique du Nord et plus encore en Asie ou en Océanie car le milieu des historiens concernés par ces zones, en France, est caractérisé par la faiblesse du nombre, la marginalité du champ et la faible visibilité des études. À ce déséquilibre d’intérêt pour certaines zones de la planète s’ajoute le fait qu’au sein d’une même aire culturelle, les territoires anciennement occupés par la France sont privilégiés tandis que les anciennes colonies britanniques, hollandaises, belges, allemandes et autres sont largement ignorées. Ainsi, le découpage en aires culturelles ne gomme pas les frontières des impérialismes européens dans lesquels se situent encore massivement les chercheurs.
26La problématique coloniale ou l’étude de terrains coloniaux, enfin, ne sont pas reconnues, en France, comme constituant un domaine qui pourrait devenir central pour une réflexion historique innovante. Les travaux historiques portant l’Algérie coloniale ou à la Cochinchine, ne sont connus trop souvent que des spécialistes de l’aire culturelle en question. Ces derniers, enfermés dans leur domaine, peinent ainsi à trouver leur place dans les débats centraux de la discipline historique qui se situent massivement sur le terrain européen. Ceci explique entre autre la « non réception », en France, de travaux étrangers traitant des « mondes coloniaux » anglophones, portugais ou espagnoles relégués dans les frontières d’une spécialité « aire culturelle » lorsqu’ils sont ailleurs et en particulier aux États-Unis discutés très largement. Un cas exemplaire de ce type est le courant indianiste des Subaltern Studies24.
27Georges Balandier amorçait en 1951 une réflexion intéressante sur la sociologie des « situations coloniales » et des sociétés coloniales en tant que telles25. Nous insisterons aussi sur la nécessité des « jeux d’échelle » en travaillant la question des liens et des articulations entre divers niveaux d’analyse, du micro-local à l’espace impérial en passant par le lien colonie/nation. Il s’agit de retisser les fils d’une histoire éclatée entre colonisés et colonisateurs, entre territoires et métropole, entre nation(s) et empire(s), pour éclairer les cohérences et les tensions d’un univers à la fois mental et matériel, politique, juridique, économique, social et culturel, que fut l’univers colonial. Cet effort méthodologique est essentiel non seulement pour l’histoire mais aussi pour la mémoire car lui seul est à même de contrer les manipulations multiples auxquelles la mémoire coloniale se prête particulièrement bien.
Notes de bas de page
1 M. Ferro (éd), Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003.
2 Termes utilisés dans « Imaginaire colonial, figures de l’immigré » (Hommes et Migrations, mai-juin 1997, n° 1207) et « L’héritage colonial, un trou de mémoire » (Hommes et Migrations, novembre-décembre 2000, n° 1228).
3 Cf. J. Clauzel (éd), L’administrateur des colonies cet inconnu. Étude historique et sociologique d’une promotion de l’ENFOM, Paris, L’Harmattan, 1998. Rappelons que la seule étude d’ensemble de l’administration coloniale, du côté des historiens, date de 1976 et est américaine, cf. W.-B. Cohen, Empereurs sans sceptre. Histoire des administrateurs de la France d’outre-mer et de l’école coloniale, Paris, Berger-Levrault, 1976.
4 Ainsi les deux documentaires sur les administrateurs coloniaux récemment diffusés sur France-Culture dans l’émission « La fabrique de l’histoire » ont été réalisés par une spécialiste d’histoire culturelle, Emmanuelle Loyer qui les a rencontrés en étudiant le ministère de la culture où certains d’entre eux ont achevé leur carrière.
5 De même les figures les plus ambiguës sont-elles celles qui retiennent le plus l’attention. Par exemple Pierre Boisson, gouverneur de l’Afrique occidentale française de 1940 à 1943, cf. P. Ramognino, Pierre Boisson, un proconsul de l’Empire français. Le gouverneur général Pierre Boisson et le pouvoir colonial français en Afrique de l’Ouest de 1931 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, thèse sous la direction de Jean-Pierre Azéma, 2002, IEP de Paris.
6 Comme celui de S. Dulucq, Émile Dussaulx. Journal du Soudan (1894-1898), Paris, L’Harmattan, « Les Tropiques entre mythe et réalité », 2000.
7 L’Association pour la Connaissance de l’Afrique Noire, première manifestation de ce renouveau historiographique, a ainsi donné naissance à une entreprise baptisée : « Les Bâtisseurs de Mémoire ».
8 C. Blanckaert, « Note critique. Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue d’histoire des sciences humaines, 2002, n° 7, p. 223-232.
9 F. Lorcerie, « La catégorisation sociale est-elle coloniale ? », Hommes et migrations, n° spécial : « Imaginaire colonial, figures de l’immigré », n° 1207, 1997, p. 78-86.
10 La parution d’un « livre noir du colonialisme » est doublement révélatrice de cette stratégie d’accaparement de l’histoire que Marc Ferro fustigeait dans son Histoire des colonisations (Paris, Le Seuil, 1994) mais à laquelle il a manifestement cédée.
11 La repentance coloniale est à la mode aux États-Unis également comme le montre le succès du livre d’A. Hochschild, King Leopold’s Ghost. A story of Greed, Terror and Heroism in Colonial Africa (Les fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998).
12 D. Rivet, « Le fait colonial et nous. Histoire d’un éloignement », Vingtième siècle, Janv-Mars. 1992, p. 127.
13 G. Comte, J. Martin, L’Empire triomphant, Paris, Denoël, vol. 1, 1988, vol. 2, 1990. J. Martin, Lexique de la colonisation, Paris, Dalloz, 1988. J. Planchais, L’Empire embrasé, 1946-1952, Paris, Denoël, 1990. P. Pluchon, D. Bouche, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 2 tomes, 1991. B. Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954, Paris, La Découverte, Repères, 1991.
14 J. Meyeret alii, Histoire de la France coloniale, des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1991. J. Thobieet alii, Histoire de la France coloniale, 1914-1990, Paris, Armand Colin, 1990.
15 M. Ferro, Histoire des colonisations, op. cit. P. Guillaume, Le Monde colonial : XIXe-XXe siècles, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1994, B. Etemad, La Possession du monde, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000. D. Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette Littératures, 2003, C. Liauzuet alii, Colonisation : droit d’inventaire, Paris, Armand Colin, 2004.
16 I. Merle, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie, 1853-1920, Paris, Belin, 1995. C. Taraud, Prostitution et colonisation, Algérie, Maroc, Tunisie, 1830-1960, Paris, Payot, 2004.
17 E. Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l’Ehess, 2002. C. Bonneuil, Mettre en ordre et discipliner les tropiques. Les sciences du végétal dans l’empire français, 1870-1940, Paris, Éd. des Archives contemporaines, 2002 ; L. Dartigues, « La production conjointe de la connaissance en sociologie historique : quelles approches ? quelles sources ? Le cas de la production orientaliste sur le Vietnam, 1860-1940 », Genèses, n° 43, 2001, p. 53-70, B. del’Estoile, « Science de l’homme et “domination rationnelle” : savoir ethnologique et politique indigène en Afrique coloniale française », Revue de Synthèse, 2000, 4eS., 3-4. F. Regourd, Sciences et colonisation sous l’Ancien Régime. Le cas de la Guyane et des Antilles françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, Thèse de doctorat, Bordeaux, 2000.
18 S. Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 2001, R. Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001. Cl. Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie. La parole confisquée, Paris, Hachette Littératures, 1998.
19 E. Saada, La « question des métis » dans les colonies françaises : socio-histoire d’une catégorie juridique (Indochine et autres territoires de l’Empire français, années 1890-années 1950), Thèse de doctorat, Ehess, Paris, 2001. A. Spire, « Sociologie historique des pratiques administratives à l’égard des étrangers en France (1945-1975) », Université de Nantes, 2003. L. Blévis, « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et Société, n° 48, 2001, p. 557-580. « Sujets D’Empire » (dossier) in Genèses, n° 53, décembre 2003. « L’État Colonial » (dossier), in Politix, n° 61, 2004.
20 Cf. les travaux faits dans la lignée de J.-F. Brayard en Science Politique ainsi que les recherches menées en histoire de l’Afrique à Paris I et Paris VII.
21 C. Coquery-Vidrovitch, « Les débats actuels en histoire de la colonisation » Revue Tiers Monde, t. XXVIII, n° 112, 1987.
22 C.-H. Perrot (éd.), Sources orales de l’histoire de l’Afrique, Paris, Éditions du CNRS, 1989 ; H. Diabaté, Le Sannvin, sources orales et histoire. Essai de méthodologie, Abidjan-Dakar-Lomé, Nouvelles éditions africaines, 1986.
23 C.-H. Perrot, Les Anyi-Ndenye et le pouvoir au XVIIIe et au XIXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 ; J.-L. Amselle et E. M’Bokolo (éds), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985 ; E. Terray, Une histoire du royaume Abron du Gyaman, Paris, Karthala, 1995.
24 J. Pouchepadasse, « Les Subaltern Studies ou la critique postcoloniale de la modernité », L’Homme, n° 156, 2000, p. 162-185. M. Diouf (éd.), L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales. Paris, Karthala-Sephis, 1999. I. Merle, « Les Subaltern Studies. Retour sur les principes fondateurs », Genèses, n° 56, 2004.
25 G. Balandier, « La situation coloniale. Approche théorique », Cahiers internationaux de la sociologie, 1951.
Auteurs
Chercheur au CNRS, Centre de Recherche, d’Étude et de Documentation sur l’Océanie, CREDO, Marseille
Université Paris VIII
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Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008