Introduction
p. 191-202
Texte intégral
1De Clovis à la Guerre d’Algérie, il est peu de terrains historiques, qui, une fois jetés dans l’espace public, fassent l’objet de discours consensuels. Des récits concurrents tentent souvent d’imposer un usage légitime du passé en question. Pour autant, le degré de concurrence varie largement d’un moment à l’autre, d’une thématique à une autre. Les contributions ici rassemblées offrent plusieurs terrains empiriques pour le mesurer.
2Parmi ces récits qui s’entrechoquent, s’affrontent ou se confrontent, quatre types de parole se distinguent aisément, au moins pour l’analyse : celles de l’État, celles des historiens, celles des « porteurs de mémoires » et celles des médias.
La concurrence des récits
La parole de l’État
3Il a déjà beaucoup été question des discours et stratégies de l’État dans un volume connexe à celui-ci (Politiques du passé) et il convient de signaler ici simplement quelques points saillants.
4À l’évidence la parole de l’État n’est pas une parole ordinaire. Ainsi que l’écrit Georges Balandier, « les mots du pouvoir ne circulent pas à la manière des autres »1. D’abord le discours de l’État peut trancher, fixer des normes d’usage du passé. Il peut aussi nommer et dénommer officiellement et l’on sait l’importance des labels et de la capacité à mettre en mots dans la définition d’un enjeu. Il semble bien que ces opérations de qualification par les institutions publiques, assurément en interaction avec d’autres acteurs, s’accroissent depuis quelques années ; que l’on pense à la disparition de la « guerre sans nom » (cf. Guy Pervillé) devenue officiellement « Guerre d’Algérie » ou à la reconnaissance par la loi de 2001 du génocide arménien : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». On voit également cheminer, à travers, la contribution de Jean-Luc Bonniol2, la demande de reconnaissance de l’esclavage comme « crime contre l’humanité ». Le terme de « Justes de France » (Justes qui sont l’objet d’un hommage officiel depuis 2000) a pu à cet égard inquiéter en ce qu’il pourrait créer, aux yeux du secrétariat d’État aux Anciens Combattants, une hiérarchie de l’héroïsme si le titre de résistant était attribué aux Justes (Sarah Gensburger)3. Ces opérations de qualification participent de l’action arbitrale de l’État entre les mémoires particulières et concurrentes, dont Serge Barcellini, en praticien auprès des anciens combattants, nous a dit, dans la discussion du colloque, que c’était une tâche que les Institutions publiques n’abordaient qu’avec réticence.
5En lien avec les pratiques ordinaires de gestion du passé, l’État, en la personne de ses premiers représentants, produit régulièrement des discours historiques, qu’étudie notamment Jean-François Tanguy pour Jacques Chirac4. Ces discours procèdent souvent de la rhétorique de l’union ou usent d’un registre comparable. François Mitterrand parle à Valmy d’Union nationale tout comme Lionel Jospin, à Craonne, entendait sans doute, au départ, plutôt faire un « geste d’apaisement » que déclencher une polémique. Ces discours historiques d’État doivent aussi s’entendre en série, ils se répondent les uns aux autres, parfois dans le temps court (à l’intervention de Chirac sur les responsabilités de l’État français sous l’occupation répondrait l’intervention de Lionel Jospin sur 1917) ou dans un temps plus long. Sans doute ces discours permettent-ils le basculement dans le registre de l’intime ou de l’émotionnel, qui s’entremêle avec un récit proprement historique souvent très convenu, contenant des passages sortis « tout droit d’un dictionnaire » (J.-F. Tanguy). Il y aurait là matière à une étude d’ensemble, qui prendrait en compte une analyse fine des rédacteurs de discours, tel Raymond Riquier, auteur principal de celui de Craonne.
La parole historienne
6Comme l’ont souligné récemment François Hartog et Jacques Revel, il est clair que la parole historienne n’a pas la maîtrise du débat public sur les questions historiques, ni sur le fond, ni dans l’organisation5. Antoine Prost s’interrogeait déjà, il y a quelques années, sur cette échappée : « Il est curieux, d’abord, en tout cas inédit, que l’on se mette à traiter les controverses historiques dans les salles de rédaction des quotidiens »6. Guy Pervillé l’a montré pour la guerre d’Algérie. Didier Guyvarc’h a rappelé dans la discussion du colloque qu’il fut, comme historien, dans les colonnes de la presse locale bretonne, mis en concurrence avec le témoin.
7Face à ces enjeux de « la demande sociale », l’Institut d’Histoire du Temps Présent veille à bien rendre légitime sa démarche, explique Christian Delacroix, en stabilisant un argumentaire de justification en une forme de « retournement des stigmates » : vigilance renforcée face au manque de recul, sources variées compensant l’absence d’archives etc.
8Il reste cependant à cerner les modalités de cette parole historienne. La question de l’expertise, certainement trop peu abordée dans ces deux volumes, est au cœur des enjeux. Cette compétence se développe, outre pour la Seconde Guerre mondiale, en histoire des femmes (Christine Bard7) ou pour la guerre d’Algérie. À l’évidence, le terrain est ici controversé comme en témoignent les débats récurrents sur l’histoire du temps présent et son laboratoire phare l’IHTP8. Sa démarche même est justifiée par la demande sociale et la nécessaire réponse aux nouveaux enjeux des années 70 (l’HTP comme une « nécessité historique » en quelque sorte remarque C. Delacroix) : reflux du militantisme, crise de la pensée et l’action progressiste, fin de la croissance etc. Ses praticiens tiennent ainsi un discours d’objectivation : l’IHTP serait une réponse aux changements dans le rapport au temps. En même temps, les chercheurs en histoire du temps présent en recourant à des arguments épistémologiques, tendent à la dépolitisation et la désociologisation des enjeux de leur démarche, qu’ils ne relient pas aux lieux de production du savoir.
9À côté de ce rôle d’accompagnement des mutations sociales (version glorieuse) ou d’intellectuels organiques (version critique) s’ajoute, en certains cas, pour les historiens, celui de pacificateurs si l’on croît Christian Amalvi. Les médiévistes des Annales auraient ainsi permis d’offrir à un large public une vision apaisée des temps médiévaux, présentés de manière bienveillante comme une « préfiguration de notre époque ».
10Il y a bien sûr à s’interroger sur les effets politiques des discours et récits historiens. Les spécialistes de l’imaginaire colonial, évoqués ici par Emmanuelle Sibeud et Isabelle Merle, participent, de leur point de vue, à un « processus collectif de remémoration dont on voudrait comprendre les enjeux ». En travaillant sur les stéréotypes ou les liens passé/présent, ils pratiquent en fait une histoire assez abstraite de la colonisation, « une autocritique disculpante » qui exclut les colonisés, réduits à des « modèles pour stéréotypes » et qui empêche toute « appréhension critique » des mécaniques évoqués. Leur démarche favorise « une patrimonialisation du passé colonial en deux parts nettement distinctes », sans égard pour les métissages. Ces interrogations valent aussi pour certains spécialistes des « représentations » de la Grande Guerre qui pratiquent une histoire tout aussi abstraite du conflit qui relègue au second plan les acteurs et les processus sociaux, retrouvant par un autre chemin le discours des propagandistes de l’Union sacrée. Voilà qui explique sans doute que les militants pacifistes d’aujourd’hui présentés par Frédéric Rousseau9 ne trouvent chez ces historiens aucun modèle explicatif satisfaisant et puisent dans une historiographie plus attentive aux pratiques combattantes ce qui est nécessaire à leur lutte « politique ». Ce faisant, ils ne tirent cependant de l’historien que ce qui conforte leur lecture du conflit, sans souci de ses visées propres.
11C’est bien un enjeu de cette parole historienne que sa réception dans l’espace public, à la fois instrument de lutte, outil de légitimation (ainsi lorsque Lionel Jospin, à Lyon, quelques jours après la cérémonie de Craonne, estime son discours conforme au savoir historien) ou cible de mémoires insatisfaites, tel Charles-Robert Ageron accusé de négationnisme par les harkis à propos de son évaluation au sujet de massacres.
12Aussi convient-il de souligner la concurrence faite aux récits historiens par cette parole mémorielle.
La parole mémorielle
13Les contributions de cet ouvrage identifient des instances narratives, fondées sur la « transmission » d’une mémoire individuelle ou collective, concurrentes aux paroles précédentes. Il est vrai que, si le statut de cette « parole mémorielle » est diversement apprécié ou traité par les auteurs, tous en tiennent compte. C’est bien, d’ailleurs, ce qui permet de prendre la mesure – et la force – de l’investissement social des domaines de l’histoire. Ainsi, on assiste, à la lecture des études proposées, à une démultiplication du nombre des acteurs/médiateurs (individus, associations, artistes, etc) qui, aux côtés des historiens patentés, contribuent à alimenter les interprétations et les débats sur le passé. Cependant, à la lecture du texte de Christian Amalvi, se pose la question de l’entendement de cette « parole mémorielle » à l’échelle des trente dernières années. Aurait-on basculé d’un temps où la parole mémorielle était sollicitée (dans les années 70) – un temps où il était « positif » de faire émerger des « cultures populaires » et des identités régionales – à une période plus récente qui désormais craint « un trop plein des mémoires » et qui soupçonne de « passéisme » – sinon de récupération politique – toute « résurgence identitaire » ? Du point de vue des acteurs, il apparaît tout au moins que le rôle contestataire des « contre-histoires », celles des Vendéens, des Camisards ou des Cathares, se soit étiolé au profit de politiques culturelles, consommatrices de patrimoines en tous genres, beaucoup plus consensuelles. Ainsi en Languedoc, Christian Amalvi rappelle « les grandes lignes du discours occitan dans les années 70. Cessant d’être réservé, comme au XIXe siècle, aux élites, le débat se répand sur la place publique méridionale et trouve sa dynamique dans l’extrême-gauche de l’échiquier politique. » L’auteur cite l’un des supports les plus célèbres de ce mouvement occitaniste que fut Le petit livre de l’Occitanie, ouvrage collectif et anonyme, publié en 1971. Par un anachronisme délibéré, l’antagonisme entre la France du nord et la France méridionale du XIIIe siècle y est décrit de manière radicale à la lumière des phénomènes totalitaires du XXe siècle. D’après lui, et depuis la fin des années 80, cette relecture de l’histoire occitane s’est fortement atténuée au profit du label « Pays Cathare, marque déposée et efficacement gérée, sur le plan économique, par le département de l’Aude et la ville de Carcassonne ».
14Sans doute, l’effet notable de cette inflation – ou identification par les historiens – récente de la « parole mémorielle » se traduit dans la fragmentation du récit historique en une série d’histoires individuelles, témoignages qui s’adressent à l’émotion, la compassion, suscitent indignation ou révolte. Ces récits concurrencent sans cesse l’historien patenté sur ce fameux terrain de la « fonction sociale ou de la demande sociale de l’histoire » et tout particulièrement l’historien du temps présent. Ce dernier est sommé, rappelle Christian Delacroix, en référence à René Rémond, de concilier des exigences contradictoires, « établir la vérité » et « aider à définir l’identité nationale ou régionale ». Annette Wieviorka dans son petit ouvrage, L’ère du témoin10 fait remarquer que ce malaise de l’historien provient justement de ce qu’il sent :
que cette juxtaposition d’histoires n’est pas un récit historique et que, en quelque sorte, elle l’annule. Comment construire un discours historique cohérent s’il est systématiquement opposé à une autre vérité, qui est celle de la mémoire individuelle ? Comment inciter à réfléchir quand les émotions envahissent la sphère publique ?11.
15Les controverses sur l’expérience combattante de 1914-1918, cristallisées autour du livre Témoins de Jean-Norton Cru, paru à la fin des années vingt, démontrent que l’enjeu du témoignage n’a rien de très contemporain, prêt à se réactiver dès que coexistent « récits de soi » et écritures historiques (voir à ce sujet les travaux de Frédéric Rousseau). C’est bien ce à quoi nous confronte, une fois encore, le texte d’Isabelle Merle et d’Émmanuelle Sibeud dans leur partie sur « Histoire et mémoire de la colonisation ». Elles constatent à quel point nous sommes toujours soumis à une vision tronquée de la colonisation, qui dissocie complètement l’histoire des colonisateurs et celle des colonisés. Une logique manichéenne qui se traduit justement dans la mise en concurrence de deux strates mémorielles disjointes :
D’une part l’évocation indirecte plus ou moins érudite de témoignages littéraires ou privés remontant de préférence aux débuts de la domination. D’autre part les témoignages des acteurs de la domination coloniale encore en vie.
16Les auteurs précisent que ces témoignages primaires – de la dernière génération des administrateurs des colonies, André Marchal « Souvenirs d’un Sahélien : avant l’oubli », par exemple – viennent, de fait, bousculer l’indifférence des historiens et interfèrent à leur manière dans des débats historiographiques de l’histoire coloniale. Sarah Gensburger dans son article sur les « usages politiques de la figure du Juste : entre mémoire historique et mémoires individuelles » observe les associations, souvent divergentes entre elles et qui jouent ce rôle de» trouble-Histoire ». Ainsi, les arbitrages controversés entre la parole d’État, le travail critique de l’historien et ces témoignages individualisés ou collectifs posent le problème de la ré-articulation de ces récits et de la « mise en commun » – encore possible ou non aujourd’hui – de l’Histoire.
La parole des médias
17Dernière strate narrative, la parole des médias. En raison des travaux désormais nombreux sur les usages politiques du passé par les médias12 (télévision, presse ou radio), il n’était pas question, dans cet ouvrage, d’investir, de manière spécifique, ce vaste chantier. En revanche, les interactions entre les événements contemporains et leur traitement médiatique, à l’échelle des objets décryptés dans les communications, sont bien présentes. Comme le rappelle Patrick Charaudeau13, l’information médiatique ne fait pas que « transmettre » ; elle construit « du savoir en discours, et comme tout discours elle dépend à la fois du champ de connaissances qu’elle touche, de la situation d’énonciation dans laquelle elle s’insère et du dispositif dans lequel elle est mise en œuvre ». C’est le cas célèbre, pour la télévision, de cet afflux massif de « téléspectateurs » au château de Montségur après la diffusion du « Drame cathare » de la Caméra explore le temps14 de Stellio Lorenzi, André Castelot et Alain Decaux, en 1966. Cet épisode est repris par C. Amalvi dans son analyse des facteurs de propagation du mouvement occitaniste. C’est aussi le cas de la déconstruction de la controverse autour du discours de Lionel Jospin à Craonne par N. Offenstadt dans la presse – Libération et Le Monde – activant à son tour des prises de positions d’historiens. Parmi eux, d’ailleurs, Pierre Miquel, coutumier de la médiation historique auprès du « grand public ».
18De plus, les médias jouent un rôle de miroir de la manie de remémoration du passé, si l’on songe au Bicentenaire de la Révolution, à la Guerre d’Algérie15 ou encore à la Seconde Guerre mondiale16. Le fait commémoratif17 tient une place de choix dans la part consacrée par les médias à l’organisation des liens qu’entretient une société avec son passé. La ritualisation de cérémonies du souvenir constitue la forme la plus ancienne de participation des médias à l’entretien de la mémoire nationale. À la télévision, dès la RTF, les journaux télévisés de la première chaîne orchestraient déjà de façon révérencieuse les mises en scène du politique aux grandes dates fédératrices pour la nation (14-Juillet, 11-Novembre, 8-Mai, etc). Pour la plupart des Français, le souvenir des cérémonies – de Craonne à Valmy – existe, aussi et surtout, parce que les médias en rendent compte et accroissent sa portée symbolique. Commémorer signifie pour les médias, l’occasion de mettre en scène le témoignage et de permettre la « communion » de mémoires éclatées, d’où sur les plateaux de télévision, ces rencontres récurrentes entre « porte-parole » de la mémoire et professionnels de l’histoire.
19En s’engageant dans ce processus de remémoration, les médias s’instituent également comme des moyens actifs de sélection des faits et d’acteurs. Ils participent d’une opération volontaire à intention politique (la cohésion nationale) et s’inscrivent dans un processus de légitimation de leur propre statut, devenant acteurs à part entière, de leur point de vue, de la lutte contre l’oubli. Participer à l’écriture filmique de l’histoire et s’associer à la démarche médiatique n’est jamais sans danger pour un historien associé, de part sa formation, à la « rigueur » de la culture écrite. Guy Pervillé soulève ainsi l’impact de la série de Benjamin Stora, Les Années algériennes, diffusée sur antenne 2 en 1991 et qui a rencontré un véritable succès public. En parallèle, ses collègues lui ont reproché l’imbrication inévitable, mais trop visible tout à coup, de son récit intime et de ses positions de spécialiste. Dans l’ouvrage, paru un an plus tard à la La Découverte, B. Stora a d’ailleurs l’habileté dans son introduction, de renvoyer à un documentaire de « démythification historique », devenu à son tour film de référence, Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls :
Il a fallu attendre trente ans, le temps d’une génération, pour que le film Le Chagrin et la Pitié incite les Français à accepter une histoire moins mythique de la collaboration et de la résistance pendant l’occupation allemande (…) Cet ouvrage veut contribuer à ce dévoilement18.
La concurrence des formes
20Si les communications nous amènent à être attentifs à la multiplicité des réemplois et relectures du passé, elles nous donnent également à réfléchir aux oppositions des formes de la transmission, aux dispositifs, aux enjeux politiques et à la part créative de cette transmission. De récentes études sur la scénarisation du passé dans l’espace public, observent la convocation d’un passé brut, la mobilisation de truchements proprement matériels, visuels, au détriment parfois, de vecteurs traditionnels que sont les écritures historiques :
un passé fabriqué dont l’ordonnancement chronologique n’a que peu de choses à voir avec celui de l’historien19, se situant plus du côté de la sensation que du récit, et suscitant davantage la participation émotionnelle que l’attente d’une analyse20. Car le passé, par rapport à l’histoire, apparaît comme une masse indifférenciée et opaque (historiciser le passé, c’est d’abord y introduire une causalité narrative, l’histoire étant avant tout un récit du passé…). Pour le faire revivre, il n’est donc pas étonnant que l’on ait volontiers recours aux arts de l’imagination plutôt qu’à l’austérité de l’érudition et que l’on arpente le champ de l’imaginaire. Le nouvel impératif semble être celui de la monstration, soit en accompagnement d’un objet patrimonial, qu’il s’agit de “faire parler”, soit en se substituant à l’absence de traces par la fabrication, si possible historiquement informée, de ce qui a été21.
21Cet empire de la « chose vraie » à l’américaine (the real thing22) ne requiert pas toujours l’authenticité : il peut se fonder sur une reproduction, la plus parfaite possible, mais aussi s’accommoder de son illusion, pour peu que le contact tangible avec la chose soit assuré. C’est le triomphe du passé ouvert à l’expérience des sens : il s’agit de retrouver les sons, les saveurs, les odeurs du passé, pour accéder aux sensations même des hommes qui le peuplaient, de le visiter comme on le ferait d’un pays étranger, pour reprendre le titre de l’ouvrage de David Lowenthal, Past is a Foreign Country. En particulier, on assiste à une démultiplication des lieux de mise en scène du politique : ainsi se dégage une véritable concurrence dans la « mise en histoire » des lieux du passé national. « Mise en histoire » prise en charge par l’État, à l’occasion de commémorations ou directement mise en œuvre par les populations locales. Les communications sont sensibles à ce besoin d’investir, avec plus ou moins de succès, de nouveaux lieux symboliques auxquels la Grande Histoire accorde soudain une distinction.
22Un texte souligne avec précision cette « mise en mémoire » et/ou « mise en oubli » du lieu, celui de Jean-Clément Martin : « Valmy ou l’embarras des souvenirs ». Dans l’ensemble des commémorations du bicentenaire de la Révolution française s’est tenue cette évocation de la bataille de Valmy, entre le 16 et le 24 septembre 1989 « sur les lieux même ». Et justement, la réflexion de J.-C. Martin est « une considération de cette cérémonie sous l’angle du rapport entre les principes de la commémoration (d’un côté) et de l’autre la prise en compte du passé du lieu et des différentes histoires en œuvre ». Ce déplacement symbolique sur les lieux de la bataille, paradoxalement, n’a pu rendre l’épaisseur mémorielle du lieu, totalement gommée d’après J-C Martin. Car rien n’est dit lors de la cérémonie sur le passage à quelques kilomètres de là, à Saint-Ménehould, du roi en 1791. Aucune allusion, non plus à la commémoration de 1939 et au moulin qui en était la trace. Rien sur la statue de Kellermann et la pyramide où son cœur avait été inhumé en 1820. Autant d’éléments qui faisaient l’essentiel en 1967 d’un documentaire de la série « Présence du passé » consacré à Valmy.
23D’autres communications encore insistent sur le besoin de mettre en scène la localité. Nicolas Offenstadt nous rappelle dans son texte sur « Les mutins de 1917 dans l’espace public ou les temporalités d’une controverse » que Lionel Jospin « crée une rupture en se rendant à Craonne – lieu symbole de la terrible offensive de Nivelle et de ses suites, en particulier les mutineries – lieu qui avait été largement tenu à l’écart des commémorations officielles, comme l’ont rappelé les journaux locaux et nationaux à cette occasion », lieu qualifié par le conseiller du Premier ministre d’« endroit maudit » !
24L’ouvrage dirigé par Alban Bensa et par Daniel Fabre, Une histoire à soi. Localités et figurations de l’Histoire23, soulignait l’émergence d’acteurs originaux et de médiateurs culturels (plasticiens, artistes, scénographes) chargés de traduire en signes visibles, sur ces lieux de cérémonie inhabituels, un récit historique. Leur mission, très sensible dans le cas de Valmy, est de « délocaliser » le discours local. Pour cela, la prestation doit proposer « l’évidence attractive d’un produit marchand et l’aura d’universalité qui le rachète comme œuvre de culture ». C’est bien l’enjeu du parcours conçu par P. Bouchain à Valmy qui met en place un scénario complexe autour d’un corridor de toile et d’une estrade conçus par Daniel Buren. On perçoit mieux, peut-être, juché sur le plateau de Californie à Craonne, la sculpture de Kern qui se veut, nous dit A. Becker, une métaphore du deuil ! « Ce filet de bronze (…) est dédié à tous les anonymes qui perdirent leur jeunesse et leur avenir » retient le discours de Lionel Jospin.
25Dans ces cas-là, le rôle de l’artiste joue à plein dans un cadre commémoratif, donnant à (re)voir « un » passé au prisme d’une sensibilité contemporaine et parfois énigmatiques. À cet égard, Olivier Ihl remarque :
Commémorer est bien plus que mobiliser un passé célébré. Ou dire une gratitude collective. C’est former sinon réformer le regard. (…) Dans tous les cas, fixer une façon de voir par un dispositif qui est d’abord une représentation géométrique du passé24.
26Mais, pour autant, à l’instar des médias, ce mélange des genres et les collaborations artistes/ historiens sont plus ou moins bien appréciés, plus ou moins bien compris, plus ou moins efficaces aussi.
Controverses en action
27Toutes les commémorations ne sont pas controversées. Christian Amalvi remarque ici que celles qui célèbrent des faits médiévaux semblent aujourd’hui susciter un certain consensus alors que ces événements furent autrefois sujets à de vifs débats : saint Bernard, la Croisade, Clovis même. Le Moyen Âge serait dès lors « définitivement hors du champ des polémiques partisanes ». Jean-François Boulanger confirme la relative faiblesse des polémiques autour des 1500 ans du baptême de Clovis, même si son exposé montre qu’il convient de ne pas exagérer la mémoire irénique du Moyen Âge, ainsi qu’en témoigne la grande manifestation du 22 septembre 1996 place de la République ou des controverses, sans doute limitées au champ intellectuel25.
28Face à une mémoire du Moyen Âge à la faible conflictualité, d’autres terrains s’avèrent au contraire de véritables enjeux mémoriels. Ils font débat.
29Sans doute l’historien de ces controverses gagnerait-il à s’appuyer sur les outils et les travaux de sciences sociales qui ont formalisé l’analyse des controverses. C’est notamment le cas en sociologie des sciences, avec Steven Shapin et Simon Schaffer ou Michel Callon et Bruno Latour. Celle-ci invite notamment à ne pas juger de la polémique d’après une vérité normative (qui s’impose après-coup dans le cas de la science), à prêter attention aux dispositifs concrets qui servent à la controverse : le jeu des illustrations, le style, la mobilisation des réseaux de soutien26…
30La controverse apparaît comme un très bon observatoire pour les questions ici soulevées. Si l’individu dans l’action construit son expérience du temps en définissant un « passé pertinent » (Bernard Lepetit), il est alors intéressant de voir les acteurs de la controverse se situer dans une extension temporelle, bâtir de l’historicité à chacune de ses étapes, produire des mises en série concurrentes27. Jean-Luc Bonniol montre ici comment, à la suite de la controverse sur l’esclavage, le discours officiel se rabat sur celui des associations (les esclaves ont conquis leur propre liberté). De même, la controverse sur le discours de Lionel Jospin à Craonne connaît tout un ensemble de glissements liés à des mises en séries qui se succèdent, se juxtaposent ou s’entremêlent : l’ordre/la révolte, puis la comparaison lancée par Philippe Séguin avec l’Occupation…
31La date d’une commémoration peut faire controverse. Le cas de la guerre d’Algérie (l’hommage aux morts pour la France) est ici emblématique. Si le 19 mars est un temps envisagé, notamment avec la proposition communiste, il ne peut faire consensus car, pour les rapatriés et des anciens combattants, la guerre a continué au-delà de cette date avec les massacres et enlèvements etc. et elle symbolise, pour eux, la trahison de la métropole. On a songé aussi au 2 juillet, date limite pour l’attribution de la carte de combattant d’AFN mais c’est aussi la date d’indépendance de l’Algérie difficile à commémorer en France. Le 16 octobre, l’inhumation du soldat inconnu d’Algérie à Notre-Dame de Lorette est encore célébré. Le gouvernement a choisi in fine le 5 décembre, jour qui ne renvoie à rien, si ce n’est l’inauguration du mémorial du quai Branly par Jacques Chirac28. Ici l’État construit sa propre historicité mémorielle. Le consensus ne s’impose par pour autant. Il a fallu également instaurer une journée nationale d’hommage aux harkis (à partir de septembre 2001). L’historien de la controverse aurait ici à disséquer les dispositifs sollicités et notamment le rôle des commissions (dans ce cas celle présidée par Jean Favier).
32Au-delà de la date, la définition même d’une célébration peut prêter à débat. Ainsi lorsque l’Église s’offusque que la commémoration de Valmy oublie les massacres de Septembre tandis que l’armée s’étonne de payer pour une cérémonie où elle semble avoir si peu de place. Les dispositifs protocolaires sont à l’évidence un des points de cristallisation des enjeux et des concurrences entre les institutions.
33L’effritement d’identités traditionnelles et le développement d’identités concurrentes nourrissent sans doute les controverses notamment lorsque des mémoires antagonistes se constituent (Harkis versus FLN en une forme de « transfert d’une mémoire »29). Les intellectuels guadeloupéens, pour leur part, insistent sur la filiation avec les résistances du passé, en un contre-récit (J.-L. Bonniol). Si ce mouvement de jeu identitaire controversé semble bien, en accord avec les propositions qui fondent ce colloque, en plein développement, on constate, en parallèle, que certains éléments d’une culture du souvenir, notamment du génocide, se délocalisent et se globalisent, tel est du moins le propos de Daniel Levy et Natan Sznaider qui soulignent aussi que cette « Kosmopo-litisierung » du souvenir de l’Holocauste s’accomplit dans l’articulation avec les mémoires locales, au-delà du cadre national qui n’a plus le monopole de l’ancrage de la mémoire30.
34On le sait, les controverses sur les usages du passé et de l’identité, traversent aussi la sphère savante. Le statut même de l’histoire du temps présent en est un bon exemple. L’importance prise par les logiques d’expertise, le rapport ambigu à la demande sociale, la reprise de questions produites hors de la sphère historienne ne laissent pas de poser problème. Quels sont ainsi les effets politiques de l’histoire du temps présent ?31
35Au-delà de cette question de fond et compte tenu de ce que l’on a dit plus haut de la mise en série du discours historien, on s’aperçoit que la communauté historienne n’est qu’un point de passage dans une série de discours qui n’y trouvent ni un point de départ ni un lieu d’arrivée. C’est à travers des supports variés que les historiens prennent part au débat public sur le passé : livrets de commémoration, émissions, lettres privées ou publiques… La chaîne dialogique des historiens eux-mêmes n’emprunte que par étapes les outils savants traditionnels. Ici même Jean-Clément Martin discute du texte d’un autre spécialiste de la Révolution et de l’Empire Jean-Paul Bertaud, qui est contenu dans un livret de commémoration (Valmy) pour s’interroger sur des propos politiques et les choix historiographiques qu’il contient. Le débat sur le documentaire Les années algériennes passe aussi par un retour dans la sphère savante à travers la publication du débat dans des revues scientifiques (Peuples méditerranéens, Vingtième siècle). L’échange épistolaire reste encore, montre Guy Pervillé, un dispositif possible de la controverse, privé mais aussi public puisqu’il nous est rapporté ici. « De longs échanges de lettres nous [Harbi-Meynier/Pervillé] ont permis de clarifier nos positions respectives [sur les harkis] ».
36À l’évidence, les années 1990 marquent un retour de passés polémiques dans l’espace public à travers des interrogations sur l’histoire coloniale, la guerre d’Algérie en particulier mais aussi sur la Grande Guerre ou le souvenir de l’esclavage, matière à une véritable sociologie des controverses sur le passé qui reste à écrire.
Notes de bas de page
1 Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1980, p. 32.
2 In Cl. Andrieu, M.-Cl. Lavabre, D. Tartakowsky (éds.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix-en-Provence, PUP, 2006.
3 Ibid.
4 J.-F. Tanguy, « Le discours chiraquien sur l’histoire », Ibid.
5 F. Hartog, J. Revel, « Note de conjoncture historiographique », in Les usages politiques du passé, Enquête, Paris, éd. de l’EHESS, 2001, p. 17, 21-22. Cf. aussi les remarques de D. Levy et N. Sznaider, Erinnerung im globalen Zeitalter : Der Holocaust, Francfort, Suhrkamp, 2001, p. 30 notamment.
6 A. Prost, « Les historiens et les Aubrac : une question de trop », Le Monde, 12 juillet 1997, p. 13.
7 In Politiques du passé…, op. cit.
8 G. Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999, p. 9-43.
9 In Politiques du passé…, op. cit.
10 A. Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Hachette Littératures, collection Pluriel, [Plon], 1998.
11 Ibid., p. 179-180.
12 Voir, en particulier, les travaux d’I. Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’Histoire au petit écran 1953-2000, Paris, Fayard, 2000 ; « Télévision et Histoire » (dossier coordonné par Muriel Hanot), Recherches en communication, n° 14, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, Département de communication, 2000 ; M. Ferro, J. Planchais, Les médias et l’histoire. Le poids du passé dans le chaos de l’actualité, Paris, CFPJ éditions, 1997 [intéressant pour le récit de l’expérience d’Histoire parallèle, émission présentée par Marc Ferro]. Une bibliographie importante est disponible sur le site de la Société pour l’histoire des médias, www.sphm.net.
13 P. Charaudeau, Le discours d’information médiatique, Paris, Nathan-INA, 1997.
14 La télévision dans la République. Les années 50, M.-F. Lévy (dir.), Paris, éditions Complexe, IHTP-CNRS, 1999.
15 B. Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte/ Essais, 1992.
16 H. Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 1987.
17 S. Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993 ; M. Crivello, L’écran citoyen. La Révolution française vue par la télévision de 1950 au Bicentenaire, Paris, L’Harmattan-Communication, 1998 ; D. Dayan et E. Katz, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, 1992.
18 B. Stora, La gangrène et l’oubli, op. cit., p. 9.
19 M. Crivello, « Comment on revit l’histoire. Sur les reconstitutions historiques 1976-2000 », La Pensée de Midi, n° 3, Arles, Éditions Actes Sud, 2000.
20 D. Fabre, « L’Histoire a changé de lieux », in A. Bensa et D. Fabre (dir.), Une histoire à soi, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 13-41.
21 J.-L. Bonniol et M. Crivello, Façonner le passé. Représentations et cultures de l’histoire (XVIe-XXIe siècle), Aix-en-Provence, PUP, automne 2004.
22 U. Eco, La guerre du faux, Paris, Grasset, 1985, cité par D. Fabre, art. cit.
23 A. Bensa et D. Fabre (dir.), Une histoire à soi, op. cit.
24 O. Ihl, « Les rubans du passé. Sur le bicentenaire de l’Ordre national de la Légion d’honneur », in Cl. Andrieu, M.-Cl. Lavabre, D. Tartakowsky (éds.), op. cit.
25 J.-F. Boulanger, « L’Église et les usages politiques de Clovis du traité de Maastricht au XVe centenaire du baptême du roi des Francs », in Cl. Andrieu, M.-Cl. Lavabre, D. Tartakowsky (éds.), op. cit. Cf. aussi Y. Deloye et O. Ihl, « Le baptême de Marianne », Le Monde, 10 septembre 1996.
26 D. Pestre, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales HSS, mai-juin 1995, p. 491-492, 496 et suiv. et B. Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001, 348 p., notamment p. 160 et suiv.
27 Cf. F. Audrenet alii, « Temps, histoire et historicité : un point de vue historien », in P. Laborier, D. Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003, p. 521 et suiv.
28 « Guerre d’Algérie, un jour qui ne fait pas date », Libération, 18 septembre 2003, avec des propos de G. Pervillé, « Le 5 décembre devient journée nationale d’hommage aux morts d’Afrique du Nord », Le Monde, 19 septembre 2003.
29 Cf. B. Stora, Le transfert d’une mémoire. De l’« Algérie française » au racisme anti-arabe, Paris, La Découverte, 1999, 148 p.
30 Erinnerung…, op. cit.
31 G. Noiriel, Les origines…, op. cit., notamment p. 28.
Auteurs
Université de Provence – UMR Telemme
Université Paris I
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