Le rapport à l’histoire des pro- et anti-européens des années 70 à nos jours
p. 169-178
Texte intégral
1Les déclarations incantatoires sur la défense de la République et sur l’intégrité de la souveraineté nationale de Jean-Pierre Chevènement, ministre de gauche et celles du RPR Philippe Seguin, plus tempérées mais néanmoins fermes sur la nécessité d’un dépassement des États-nations dans le cadre européen au nom de la paix entre les peuples du socialiste Jacques Delors, président de la Commission de Bruxelles et celles encore de Valéry Giscard d’Estaing, président de l’UDF donnent la mesure du rapport à l’histoire des pro et des anti- européens des années 70 à nos jours. La mémoire, étant entendu comme la mise en récit du passé, c’est-à-dire comme la récupération des éléments du passé pour le présent, permet souvent de dépasser les clivages partisans. La référence à l’histoire, qui a toujours été un élément fondamental de l’identité nationale, devient un argument non négligeable dans la construction d’un discours identitaire européen. On puise donc aux mêmes sources historiques alors même qu’on les interprète différemment.
2Cependant, la pauvreté de véritables débats européens explique que notre propos soit limité aux discussions sur la ratification du traité de Maastricht signé le 7 février 1992 et sur la campagne référendaire précédant le vote du 20 septembre 1992. En effet, les élections européennes de 1979, 1984, et de 1989 qui précèdent Maastricht, ne sont pas des moments privilégiées de l’utilisation de l’histoire car les enjeux nationaux et partisans dominent. Le moment Maastricht, qui est marqué par un véritable débat sur l’Europe, est un tournant même si on est amené à relativiser l’importance des registres mémoriels malgré l’importance de la mémoire franco-allemande.
Les déclinaisons des registres mémoriels
3Les références à l’histoire sont en général superficielles et se limitent au passé proche. Le rappel des étapes de la construction européenne depuis 1945 est récurrent.
4Le texte du traité de Maastricht est en soi significatif. Trois phrases seulement font référence à l’histoire. Les premières sont inscrites dans le préambule dans lequel on lit :
rappelant l’importance historique de la fin de la division du continent européen et la nécessité d’établir des bases solides pour l’architecture de l’Europe future.
5On privilégie ainsi l’histoire immédiate avec la chute du Mur de Berlin en 1989 et la réunification de l’Allemagne en 1990. Il est vrai que ces deux évènements ont accéléré le processus de l’intégration qui a abouti à ce traité.
6On peut lire dans le même paragraphe les intentions des signataires : « désireux d’approfondir la solidarité entre les peuples dans le respect de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions ».
7La troisième allusion à l’histoire intervient dans la partie culture titre 9 article 128 :
l’action de la communauté vise…
- à l’amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l’histoire des peuples européens
- la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel d’importance européenne1.
8Il s’agit donc d’un simple rappel d’une période proche nécessaire à la compréhension du présent et du futur. La référence à l’histoire sert à affirmer une volonté de respect de cultures très diversifiées. Maastricht est bien un compromis entre les suprationalistes ou intégrationnistes et les partisans d’une coopération intergouvernementale2.
9Tout aussi pauvres et rares sont les références à l’histoire utilisées par les acteurs politiques. Dans Combats pour l’Europe ou dans Le nouveau concert européen, Jacques Delors y fait une dizaine de fois référence pour l’essentiel à la deuxième moitié du XXe siècle ; il s’agit de rappeller les étapes de la construction européenne et la chute du mur de Berlin. Cependant, une conférence sur la bio-éthique prononcée à Bruxelles, le 10 mai 1989, souligne la relation de l’homme à la nature dans la tradition occidentale depuis le XVIIIe siècle3.
10Dans sa conférence intitulée « 1992 et l’héritage de l’histoire » prononcée devant un colloque d’historiens à Bruxelles, le 7 juillet 1989, Jacques Delors évoque le XIXe siècle mais pour mettre l’accent sur les nécessités économiques. Les unions douanières avaient été une question de survie pour les économies en difficulté, de même l’intégration européenne est aujourd’hui une réponse à la mondialisation4. L’utilisation du mot « histoire » dans les expressions « L’histoire n’attend pas » ou « l’accélération de l’histoire » montre qu’il privilégie une projection dans l’avenir.
11François Mitterrand, qui n’est pourtant pas avare de références historiques, ne les multiplient pas dans ses discours en faveur du traité de Maastricht, qu’il a choisi de faire accepter par le recours au referendum. Dans sa déclaration en direct de l’Élysée, le mercredi 1er juillet, il évoque également le passé récent :
En disant “oui” à la question très simple, dégagée de tout esprit partisan, qui vous sera posée, vous déciderez de mener à bien la construction européenne, commencée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale il y a plus de quarante ans, et poursuivie depuis lors, chacun à sa manière, par tous ceux qui ont la charge du pays5.
12Élisabeth Guigou, qui est alors ministre déléguée chargée des Affaires européennes, est peu portée sur l’appel à l’histoire. Elle évoque simplement l’avancée que représente Maastricht par rapport au traité de Rome dans les domaines économique et social, les progrès sur la citoyenneté et sur la démocratie grâce au principe de la subsidiarité6.
13La rareté des références historiques est-elle l’expression d’un langage technocratique étranger à l’histoire, ou bien est-ce le reflet de la faiblesse du discours identitaire sur l’Europe par rapport au discours identitaire national, riche d’un passé historique ? Ceci expliquerait que les anti-Maastricht comme Jean-Pierre Chevènement à gauche, Philippe Seguin ou Philippe de Villiers à droite utilisent davantage l’histoire parce qu’ils font sans cesse référence à la nécessité de sauvegarder l’identité nationale.
14Jack Lang résume bien ces attitudes lorsqu’il dit :
Je crois que beaucoup de gens ressentent le combat des partisans du non comme le combat des archéos de tout port. M. de Villiers rêve d’une Europe d’avant la Révolution, M. Jean-Marie Le Pen rêve d’une Europe d’avant la Libération, M. Georges Marchais rêve d’une Europe d’avant la chute du Mur de Berlin7.
15De l’extrême-gauche à l’extrême-droite, chacun défend son âge d’or pour mieux contester la situation présente. L’histoire devient alors l’instrument privilégié de la démonstration.
16Par contre ce sont les pro-européens qui contribuent très largement à cultiver la mémoire de ceux qu’ils considèrent comme les artisans de l’Europe. Au Panthéon de l’Europe, qui lui aussi est peuplé de personnalités très contemporaines, Jean Monnet arrive très nettement en tête que ce soit chez les hommes politiques de gauche ou chez les centristes. Robert Schuman est également largement cité parmi les « pères de l’Europe ». Churchill est invoqué pour son rôle pendant la guerre qui a favorisé le retour à la paix et pour ses initiatives de l’après-guerre en faveur de l’Europe. Le général de Gaulle est l’un des rares à être cité par les pro-européens et par les anti-européens. Les premiers le citent pour les mêmes raisons que Churchill, les seconds pour revendiquer son héritage fait d’hostilité à l’Europe supranationale. Les membres du noyau dur du RPR qui se sont regroupés autour de Philippe Seguin et de Charles Pasqua pour s’opposer aux accords de Maastricht sont de ceux-là et ne sont pas loin de considérer Jacques Chirac qui s’est rallié à Maastricht comme un traître à la pensée gaulliste. Le général de Gaulle lui-même avait mis au service de sa pensée l’appel aux grandes figures de l’histoire :
Il ne peut à l’heure actuelle y avoir d’autre Europe que celle des états… Dante, Goethe, Chateaubriand… n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit quelque esperanto ou volapük intégré. Il aurait pu être un fédérateur, mais il ne serait pas européen8.
17Malgré les références littéraires du général de Gaulle, notons que les intellectuels ne sont pas à la pointe du combat pour l’Europe comme le déplore Jacques Delors et comme le souligne Jacques Julliard, un intellectuel dans sa « Lettre aux Français qui hésitent encore »9. Ceci explique la rareté des références littéraires ou historiques.
18Les Présidents de la Ve République de de Gaulle à François Mitterrand sont à l’honneur dans le Panthéon des Européens. L’importance de la fonction présidentielle, tout particulièrement dans le domaine de la politique étrangère, l’explique. Par contre les présidents du conseil de la IVe République sont négligés. Guy Mollet qui fut le président du Conseil qui signa les traités de Rome en 1957 est à peine évoqué (une fois par Jacques Delors), Antoine Pinay qui siégeait à la conférence de Messine est absent. Les étrangers sont peu présents. On se réfère à Paul Henri Spaak, ou à Adenauer qui incarne aussi la réconciliation franco-allemande à la base de la construction européenne.
La mémoire franco-allemande
19Elle est au cœur du discours en faveur ou contre l’Europe. Après 1945, la réconciliation franco-allemande est rendue nécessaire dans le contexte de la guerre froide. La République fédérale d’Allemagne créée en 1949 devient rapidement l’avancée du monde libre et occidental face à l’Union soviétique qui conserve son emprise sur la République démocratique allemande, elle aussi fondée en 1949. Les Français même les moins germanophiles ont accepté d’intégrer la RFA dans la construction européenne. Par exemple l’anglophile Guy Mollet proclama en décembre 1951 : « Et si je mets le problème de l’intégration avant celui de l’unification, c’est parce que je place le danger russe avant le danger allemand. »10
20Antoine Pinay qui était loin de partager les enthousiasmes du MRP pour une Europe supranationale se rallie très rapidement à la construction européenne par raison et fut l’un de ceux qui, sous la IVe République, favorisa le dialogue avec le chancelier Adenauer. Le général de Gaulle, lorsqu’il revient au pouvoir en 1958, fut convaincu de l’importance des relations bilatérales avec l’Allemagne fédérale, avec certes en arrière-pensée la possibilité de mieux dominer le processus européen, la République fédérale n’ayant pas les moyens de jouer le premier rôle politique malgré son essor économique. Dans sa conférence de presse du 16 mars 1950, alors qu’il s’opposait fermement à la politique étrangère de la IVe République, il reconnaît la nécessité d’une coopération franco-allemande en s’appuyant sur un exemple historique : « En somme ce serait reprendre sur des bases modernes économiques, sociales, stratégiques, culturelles, l’entreprise de Charlemagne. »11
21En janvier 1963, Adenauer et de Gaulle signent le traité franco-allemande l’Élysée qui a une portée hautement symbolique comme le montrent les manifestations de commémoration, les dernières ayant lieu en janvier 2003 pour le quarantième anniversaire. Le couple mythique Adenauer-de Gaulle devient une référence. Lui succèdent en effet ceux formés par Giscard d’Estaing-Schmidt, Mitterrand-Kohl, Chirac-Schröder. L’image forte de François Mitterrand et d’Helmut Kohl se donnant la main au cours d’une cérémonie au cimetière national français de Douaumont le 22 septembre 1984 a été plébiscitée par l’ensemble des médias. Elle figure depuis dans tous les prospectus et les brochures dédiés à la réconciliation franco-allemande que ce soit en France ou en Allemagne. Le geste symbolique est accompagné de cette déclaration commune : « Nous nous sommes réconciliés. Nous nous sommes compris. Nous sommes devenus des amis. »12
22En 1990, Français et Allemands proposent les deux conférences intergouvernementales sur l’union économique et monétaire et sur l’union politique qui donneront naissance au traité de Maastricht. C’est un moyen pour la France d’arrimer au bateau Europe l’Allemagne réunifiée qui l’inquiète, c’est la preuve que donne Helmut Kohl, celui qui précipita cette même réunification, de sa fidélité aux convictions européennes.
23La mémoire franco-allemande de la deuxième moitié du vingtième siècle est donc sans cesse cultivée dans les discours des acteurs politiques sur Maastricht. Elle y est très largement instrumentalisée dans des buts différents. Pour les uns, l’Allemagne reste source d’inquiétude, pour les autres l’amitié franco-allemande est le fondement d’une Europe en construction.
24Ainsi, la réunification de l’Allemagne a réactualisé ces deux opinions. La réunification est le signe d’une accélération de l’histoire européenne disent les pro-Maastricht ; elle ne peut que précipiter une intégration plus poussée qui est aussi le moyen de freiner les éventuelles ambitions d’une Allemagne réunifiée en Europe centrale. Pour les anti-Maastricht, la réunification allemande est une réelle source d’inquiétude. Ceux-là se satisfaisaient de l’État-croupion avec Bonn pour capitale. Aller plus en avant dans l’union politique de l’Europe, n’est-ce pas prendre le risque de permettre à la puissante Allemagne d’y assurer sa domination ?
25Par delà ces divergences, rares sont ceux qui acceptent la réunification allemande sans arrières pensées. Les réflexes historiques de peur face à l’Allemagne demeurent, simplement certains pensent les exorciser par l’intégration européenne, les autres par un repli sur soi.
26Ainsi s’explique l’agacement de François Mitterrand face aux initiatives du chancelier Kohl pour accélérer le processus de réunification après la chute du Mur de Berlin. Le président français rencontre alors le dirigeant russe Gorbatchev à Kiev le 6 décembre 1989, renouant ainsi avec la tradition d’un rapprochement franco-russe contournant l’Allemagne. L’engagement pro-européen du chef de l’État français en faveur de la signature du traité de Maastricht balaie ces premières hésitations mais il ne fait pas l’unanimité au parti socialiste. Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Défense, exprime ses craintes à l’Assemblée nationale, devant la presse et dans son ouvrage « Parlons franc ». Le ministre de la Défense écrit : « Le lendemain de la chute du Mur, j’avais commenté pour m’amuser : un mort, Jacques Delors »13 voulant dire par là que c’en était fini des utopies européennes.
27Roland Dumas en charge des affaires étrangères et ami personnel de François Mitterrand défend la thèse contraire :
cette Allemagne enfin rendue à elle-même allait-elle avoir encore besoin de la Communauté européenne ? Forte de ses quatre-vingt millions d’habitants, de sa monnaie solide, de son économie dynamique, ne serait-elle pas tentée de reconstituer sous sa coupe une Mitteleuropa qui l’éloignerait de l’ouest et du sud et d’abord de la France ? Sur les deux rives du Rhin, il ne manquait pas de Cassandre pour l’affirmer à longueur du discours et des colonnes journalistiques. Je n’avais pas pour ma part d’inquiétude de ce genre. Mais si le risque existait vraiment, la parade était de pousser les feux de l’union européenne14.
28et d’évoquer un autre vieux mythe, celui de la Mitteleuropa.
29Dans l’Heure de vérité de janvier 1990, Jacques Delors parle d’accélération de l’histoire qui va de pair avec l’accélération de l’Europe et il insiste sur le terme « fédération » alors que François Mitterrand dans ses vœux du nouvel an évoque une « confédération ». Michel Vauzelle dans les débats du 10 avril 1990 veut mettre un terme aux différents en soulignant la complémentarité des propos de Jacques Delors et de François Mitterrand dans le processus d’intégration. Décidément, le consensus n’est pas facile à trouver au Parti socialiste.
30La droite n’est pas plus unie. Le RPR a toujours connu en son sein une résistance à tout processus intégrationiste de l’Europe. Jacques Chirac qui a fait le choix de présenter une liste commune avec l’UDF aux élections européennes de 1984 est favorable aux ratifications de l’Acte unique en 1986 et du traité de Maastricht en 1992. Mais Charles Pasqua et Philippe Seguin rallient dans leur opposition d’anciens Premiers Ministres, Michel Debré, Couve de Murville et Pierre Messmer. Jacques Chirac et Alain Juppé, favorables au oui font admettre la liberté de vote sur Maastricht le 4 juillet pour éviter la fracture.
31Sur l’hostilité au traité de Maastricht se greffe également l’opposition à François Mitterrand qui a ratifié le traité et amorcé le processus du référendum. C’est ce qui explique l’embarras de l’UDF traditionnellement favorable à l’Europe.
32Au parti républicain, malgré les campagnes actives de Valéry Giscard d’Estaing en faveur de l’Europe, une grave dissidence naît lorsque le 18 mai 1992 Philippe de Villiers, député et président du conseil général de la Vendée, pays riche d’histoire, lance le mouvement « Combat pour les valeurs » et fait campagne pour le non. Le discours européen de l’UDF s’est fait plus pessimiste depuis l’arrivée au pouvoir de la gauche comme le souligne Raymond Barre dans Un plan pour l’Europe publié en 1984. L’UDF critique la politique européenne de François Mitterrand qu’elle juge hésitante et timorée. Malgré ces réserves, dont celles de Charles Millon, l’UDF vote majoritairement pour Maastricht.
33Les débats sur Maastricht rappellent ainsi les divisions sur la CED en 1954, l’Allemagne étant déjà au cœur des discussions. La réunification allemande, si elle a favorisé Maastricht, a fait également renaître les craintes ancestrales d’un passé conflictuel. L’histoire franco-allemande n’en finit pas de rejaillir lorsque la France se sent menacée dans son intégrité nationale
La grande nation dans l’espace européen
34Les avancées européennes font toujours craindre une perte de l’identité nationale qui repose sur une mémoire collective chargée d’histoire. Ce sentiment très répandu est lié au concept de l’État-nation et au « culte de l’exceptionnalité française »15. La dimension territoriale et culturelle de l’État-nation français est ainsi confrontée à l’espace européen et à la diversité des cultures. On est sensible à tout risque de dilution de la cohésion nationale et par voie de conséquence de la République puisque nation et république sont étroitement mêlées dans le cas français. Les progrès de l’intégration européenne font craindre une remise en cause des fondements du consensus autour de la République une et indivisible, expression de la souveraineté nationale.
35Il existe donc une opposition entre ceux qui pensent que l’intégration européenne n’est pas incompatible avec la sauvegarde du patrimoine de l’identité nationale et ceux qui y voient l’amorce d’une désagrégation.
36Le thème de la complémentarité est très largement défendu par les socialistes, favorables à Maastricht. Élisabeth Guigou, ministre déléguée chargée des Affaires européennes ne cesse de répéter que la souveraineté nationale n’est pas menacée et de rappeler l’article F du traité qui dit que :» L’Union respecte l’identité nationale de chaque État-membre »16.
37Ainsi, affirme-t-elle que la création de la citoyenneté européenne ne se substitue pas aux citoyennetés nationales, elle est complémentaire. Philippe Seguin pense le contraire ; pour lui la citoyenneté européenne est le prélude à la disparition de la citoyenneté française car dit-il :
La citoyenneté est inséparable de la nationalité et il n’y a pas de nation européenne, ni de peuple européen pas plus qu’il n’y a de “peuple corse”. Pour devenir citoyen d’un pays, il faut vouloir partager son destin. Il ne suffit pas d’y habiter.
38Il pense donc qu’une double allégeance est impossible entre une citoyenneté française qui a ses fondements historiques et une citoyenneté européenne qui relève d’une décision technocratique, mais si celle-ci est prise, alors la citoyenneté européenne prévaudra dans les cours de justice de l’Europe.
39Pendant qu’Élisabeth Guigou voit dans les accords de Maastricht une avancée par rapport à tout ce qui s’est fait depuis le traité de Rome en particulier un progrès vers la démocratie avec le principe de la subsidiarité et un intérêt accru pour le social, Philippe Seguin n’y voit que des dangers pour la souveraineté nationale : « Avec Maastricht, dit-il, il s’agit d’essayer de construire l’Europe en défaisant la France »17.
40C’est aussi l’opinion de plus extrémistes que lui comme Jean Marie Le Pen, qui en s’appuyant sur des exemples historiques, déclare dans Le Monde du 25 août 1992 :
200 ans après la révolution américaine et la Révolution française, 75 ans après la révolution d’octobre, les incurables idéologues et constructivistes rêvent toujours de bâtir la cité d’Utopie. Il s’agit cette fois au-delà de l’étape européenne de détruire les nations au bénéfice du nouvel ordre mondial aux ordres de l’oligarchie internationale et cosmopolite18.
41Des positions plus centristes s’expriment à partir du constat de la fragilité des États-nations. Ainsi, Jacques Delors voit dans la construction européenne le moyen d’atténuer les crises de l’État-nation face à la mondialisation et aux revendications régionales19.
42Valéry Giscard d’Estaing n’en est pas éloigné quand il déclare : « Le non serait une catastrophe pour la France »20.
43Il veut dire par là que la France qui a perdu de sa puissance a besoin de l’Europe. Antoine Riboud interviewé par Le Nouvel Observateur pense également que « seule l’Europe peut exister en face des puissances »21.
44Le constat d’un certain déclin de la France qui, comme le dit encore Jacques Delors, remonte à la guerre 14-18 peut donc être compensé par son intégration dans un espace plus mobilisateur, plus fort économiquement.
45Il existe bien des divergences entre les nostalgiques de la France, Grande nation et ceux qui, conscients de son affaiblissement, voient dans l’Europe un moyen d’y remédier.
46Le dialogue de sourds entre le « Grognard » et l’« Amazone » pour reprendre les qualificatifs du Nouvel Observateur pour désigner Philippe Seguinet Élisabeth Guigou22 s’instaure également à propos de l’Europe des régions.
47Philippe Seguin comme Jean-Pierre Chevènement y voient une menace contre la République une et indivisible. C’est une opinion qui n’est pas isolée car elle touche au domaine sensible du patrimoine culturel de l’État-nation. Rappelons que la France s’est trouvée en décalage avec ses voisins au sujet de la Charte européenne des Langues Régionales et Minoritaires adoptée par le Conseil de l’Europe en novembre 1992, signée par elle le 7 mai 1999. En juin, le Conseil constitutionnel rejette cette Charte qui n’est pas compatible avec l’article 2 de la constitution qui proclame que le français est la langue de la république.
48Cette attitude s’oppose à la pensée euro régionale, mieux acceptée par les centristes libéraux comme Jean-Pierre Raffarin qui publie en 1988 Nous sommes tous des régionaux23 dans lequel il souligne les liens entre l’Europe et les régions. François Léotard dans À mots à découverts écrit :
L’Europe ce n’est pas l’Europe de Bruxelles, des politiques communes menées à coup de marathon de règlements et fonctionnaires. La véritable Europe c’est celle des citoyens, des entreprises, des régions24.
49Valéry Giscard d’Estaing déclare dans le journal Le Monde qui l’avait qualifié de « champion de France régional » : « La région est devenue une institution irréversible par sa dimension et ses moyens. Elle est bien adaptée au futur espace unique européen »25.
50Cette opinion est l’héritière de tout un courant libéral et décentralisateur du centre-droit qui a toujours rencontré des difficultés pour s’imposer en France. L’Europe des régions permet au girondinisme de s’opposer ainsi à la grande tradition jacobine française défendue par la gauche et par la droite gaulliste, de Jean-Pierre Chevènement à Philippe Seguin.
51On peut donc conclure sur la relative faiblesse de l’utilisation de l’histoire dans les débats sur l’Europe contrairement aux apparences. Les références relèvent en majorité d’une histoire récente. Les anti-Maastricht sont cependant ceux qui se réclament le plus de l’histoire au nom de l’identité nationale qu’ils ne veulent en aucun cas voir altérée. C’est en quelque sorte une utilisation de l’histoire conservatoire. Les pro-Maastricht font référence à l’histoire par défaut en réaction aux drames du passé, les guerres, les conflits entre les nationalités, une centralisation excessive ; c’est une histoire rejet. Dans ces débats, on ne peut pas opposer la gauche à la droite et même ceux qui gouvernent et qui assument une politique consensuelle en faveur de l’Europe à ceux qui sont dans l’opposition. Les frontières sont brouillées car au gouvernement comme dans l’opposition, il existe des dissidences profondes autour du concept de république nationale. Les pro-Maastricht assument le défi de la complémentarité entre l’identité nationale et l’identité européenne ; c’est l’attitude de la majorité de la gauche socialiste, des partis de droite ou du centre héritiers des démocrates chrétiens ou des libéraux. Au contraire, les anti-Maastricht considèrent que l’intégration européenne favorise à terme une désagrégation de la Grande Nation. Cette opinion est partagée par les extrêmes (parti communiste et Front national), par la gauche la plus jacobine et par une partie de la droite gaulliste arc-boutée sur la grandeur nationale.
Notes de bas de page
1 Traité sur l’union européenne, JO, Paris, Imprimerie nationale, 1992, p. 1 et p. 16.
2 Voir en particulier l’ouvrage de Y. Doutriaux, Le Traité sur l’Union européenne, Paris, A. Colin, 1992.
3 J. Delors, Le nouveau concert européen, Paris, Odile Jacob, 1992, p. 100. L’autre ouvrage de J. Delors, Combats pour l’Europe, Paris, Économica, 1996.
4 J. Delors, Le nouveau concert européen, op. cit., p. 286.
5 Le Monde, 3 juillet 1992.
6 Voir notamment le supplément de Libération du 31 aout 1992 qui tout en présentant le texte du traité oppose les arguments d’Élisabeth Guigou d’une part à ceux de Philippe Seguin
7 Dans Le Monde, 25 août 1992.
8 Ch. de Gaulle, Discours et messages, Avec le renouveau, 1958-1962, Paris, Livre de poche, Plon, 1974, p. 429.
9 Le Nouvel Observateur, 10 septembre 1992.
10 Archives de l’OURS, Guy Mollet et l’Europe.
11 Ch. de Gaulle, Discours et messages, Dans l’attente, 1946-1958, Paris, Livre de poche, Plon, 1974, p. 360.
12 In Politique étrangère de la France, Textes et Documents, septembre 1984, p. 50.
13 J.-P. Chevènement, France-Allemagne, parlons franc, Paris, Plon, 1996, p. 14.
14 R. Dumas, Le Fil et la pelote, mémoires, Paris, Plon, 1997, p. 348.
15 Voir l’article de N. Rousselier, « L’idée d’Europe et la culture politique en France depuis de Gaulle », Vingtième siècle, n° 44, octobre-décembre 1996, p. 106 et S. Guillaume, Le consensus à la française, Paris, Belin, 2003, p. 48-50.
16 Cité dans supplément de Libération, 31 aout 1992.
17 Ibidem.
18 Le Monde, 25 août 1992.
19 Dans Combats pour l’Europe, op. cit., p. 17.
20 Le Point, 29 avril-4 septembre 1992.
21 Le Nouvel Observateur, 27 août 1992.
22 Le Nouvel Observateur, 30 juillet 1992.
23 J.-P. Raffarin, Nous sommes tous des régionaux, Poitiers, Éd. républicaine, 1988.
24 F. Léotard, À mots découverts, Paris, Grasset, 1987.
25 Le Monde, 27 mars 1983.
Auteur
Université de Bordeaux III, Institut universitaire de France
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