La révolution au nom de la tradition : mise en scène historique de l’implantation communiste dans l’Allier
p. 119-129
Texte intégral
1Un parti politique se maintient par des règles bureaucratiques et assoit son audience par la présentation concurrentielle de programmes et d’hommes lors des campagnes électorales, mais il est aussi une institution culturelle productrice de sens. Les partis politiques participent à la « création des imaginaires collectifs enracinés dans le passé et pourtant toujours renouvelés sous l’effet des mutations et des conflits »1, ils construisent des sensibilités politiques en les transmettant, deviennent des inventeurs en se proclamant héritiers. En mobilisant et produisant des repères historiques, ils opèrent des tentatives généalogiques de réconciliation du présent avec les moments fondateurs, en particulier lors des rites commémoratifs.
2Pour évoquer les usages politiques de l’histoire qu’opère un parti dans une stratégie de conquête électorale qui est aussi une lutte symbolique d’imposition d’une légitimité, nous nous appuierons essentiellement sur l’observation de l’implantation du PCF au sein des campagnes centrales de l’Allier. À travers le cas bourbonnais, il s’agira de décrire la spécificité des usages partisans de l’histoire à l’échelon local puis les inflexions contemporaines du rapport communiste à l’histoire.
Les usages partisans de l’histoire à l’échelon local
3Les techniques dont le parti use pour assurer son unité sur le territoire national s’appuient sur un code institutionnel de conduite transmis par les instances de socialisation partisane mais également sur un corpus de référents culturels communs porté par des pratiques symboliques multiformes : célébrations, fêtes, défilés, commémorations… Ancrées dans l’histoire, ces pratiques militantes unifient les investissements hétérogènes dont bénéficie le PCF et légitiment son implantation locale.
L’investissement commémoratif
4L’observation localisée de la structuration du PCF révèle l’importance de la dimension historique de son travail de légitimation partisane. Le parti élabore le « nous politique » par l’entretien d’un « récit identitaire » qui rassemble la communauté militante en lui donnant des racines culturelles singulières2 tout en permettant à l’institution partisane de légitimer son implantation. À travers la célébration des héros communistes locaux (fusillés, licenciés, pionniers du mouvement ouvrier…) et des épisodes de l’histoire régionale (Révolution française, luttes sociales, Front Populaire, Résistance…) dans les pages des hebdomadaires locaux ou lors des fêtes militantes, le parti se présente comme un héritier des traditions régionales.
5Ces pratiques symboliques s’inscrivent dans un déploiement pédagogique visant à cristalliser un code social et identitaire propre au corps communiste. Lieux d’échanges entre un projet politique et une tradition historique, les rituels commémoratifs nourrissent tout particulièrement l’identification partisane. À l’intersection de la mémoire et de la propagande politique, ils portent la « mémoire collective » qui selon Maurice Halbwachs est un travail collectif de construction du souvenir, de sa déconstruction et de son oubli3. Instrumentalisée à des fins partisanes, la mémoire collective devient cette « mémoire historique » que Marie-Claire Lavabre définit comme une « élaboration finalisée de l’histoire, prescription d’un devoir de mémoire »4 qui ne vise pas à la connaissance du passé mais justifie les pratiques et les représentations du présent.
6Si les commémorations sont prises en charge par les organisations de masse du PCF, elles sont orientées par l’appareil partisan lui-même. Elles jouent un rôle attractif vis-à-vis de l’extérieur tout en renforçant l’unité des rangs militants par les signes de reconnaissance qu’elle fournit. À l’échelon local, elles sont associées à un travail symbolique d’insertion dans les histoires régionales : le PCF capte des héritages historiques pour voiler sa singularité et s’inscrire dans une continuité territoriale. En Bourbonnais, le réinvestissement d’un héritage conflictuel permet ainsi au PCF de se poser comme le porte-parole des revendications traditionnelles des paysans. Tourné vers la célébration du passé plus que vers sa connaissance, ce travail historique est partisan et partiel. Pour Serge Bonnet, « Le Parti revendique la totalité de l’héritage du mouvement ouvrier. Mais le PCF masque autant qu’il le révèle ce passé »5. Les divergences internes des mondes ouvriers ou paysans sont voilées dans une célébration unifiante décrivant le courant communiste comme l’unique héritier du passé social. Plus le passé retranscrit est unifié, plus son défenseur dans le présent est susceptible d’être unique.
7L’histoire locale n’est pas un héritage dont bénéficie naturellement le PCF, mais celui-ci travaille ses soutiens sociaux et construit symboliquement des fils temporels. Il met en scène l’historicité de son implantation à travers l’action d’associations spécialisées chargées de la politique mémorielle qui agissent en fonction des enjeux politiques du présent : la retraduction du passé dans une finalité partisane, vecteur d’unité et de continuité pour la société locale, est notamment le ciment de l’alliance du PCF avec les autres forces politiques locales. De la Révolution française à la Résistance, les célébrations unanimistes jouent un rôle rassembleur, comme l’affirme en 1964 une brochure de la fédération communiste de l’Allier :
D’année en année, à l’occasion du 11-Novembre, du 8-Mai, à l’occasion des anniversaires de la Résistance et de la Libération, on a vu se renforcer l’union des Anciens Combattants, des Anciens Résistants, des patriotes, pour une politique de désarmement et de paix. Au cours de l’été 1963 s’est particulièrement affirmée la volonté de refaire l’unité qui avait fait la Résistance6.
8Encadré par une architecture symbolique globale unifiante, le travail mémoriel partisan s’imprègne de l’esprit local et accentue, selon les territoires, les référents culturels ruraux (la Révolution française, l’opposition au coup d’État de 1851) ou ouvriers (les journées de 1848, la Commune). L’analyse localisée permet en effet de montrer que les usages politiques de l’histoire par le PCF sont marqués par leur contexte social d’actualisation. Le PCF ne déploie pas uniformément une grammaire historique définie à Paris mais son rapport à l’histoire prend des accents spécifiques en fonction de la genèse et de la structuration locale de la concurrence partisane. La ré-appropriation du passé ne s’opère jamais en terrain vierge et donne lieu à un échange entre le parti et les référents identitaires locaux qui marquent de leur empreinte le communisme.
Le PCF dépositaire de l’esprit progressiste des paysans bourbonnais
9Par un réinvestissement de l’histoire locale, le PCF insère son action dans le prolongement des traditions républicaines des régions où il s’implante, il entretient le mythe de la longue durée afin d’asseoir sa légitimité. Dans l’Allier, les communistes se présentent comme les héritiers d’une tradition progressiste (antimilitarisme, luttes républicaines, syndicalisme agricole de classe) qu’ils entendent poursuivre.
10L’observateur doit cependant veiller à ne pas succomber à ce discours construit à des fins partisanes car la captation d’un héritage historique, plus que la tradition elle-même, explique le succès du communisme. Contre la thèse de la permanence anthropologique d’un « tempérament rouge » (la « tradition historique avancée » expliquerait le succès du communisme rural, continuateur de la Montagne de Ledru-Rollin), le cas de l’Allier montre que la continuité entre le vote pour les « montagnards », les radicaux, les socialistes puis les communistes n’est ni sociologique (les catégories sociales mobilisées ne sont pas les mêmes), ni idéologique (les doctrines divergent fortement) ni même géographique lorsque l’on adopte une approche territoriale plus fine7.
11Si la tradition joue un rôle dans l’implantation du PCF, c’est essentiellement un rôle indirect par le travail d’investissement symbolique dont elle est l’objet de la part des communistes. Cette concordance travaillée entre une tradition locale et le discours communiste se retrouve dès la naissance du PC bourbonnais dont l’un des piliers fondateurs est le pacifisme8. L’hostilité paysanne à la conscription réveillée par la Grande guerre rejoint le discours anti-militariste des communistes. Puis, dans les années 1930, les communistes usent du ressort pacifique pour mobiliser les paysans dans la lutte antifasciste. La tradition d’opposition aux guerres est entretenue, ravivée, tout au long du siècle par les communistes avec l’évocation des épisodes tragiques de l’histoire locale : les six fusillés de Vingré9, l’incendie de la ferme de Bouillole en 1944… Après la Libération, le pacifisme est réactualisé et exploité dans les nouveaux combats communistes « pour la paix » : contre le réarmement allemand, la guerre de Corée, les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, la Communauté Européenne de Défense… L’utilisation du thème de défense de la paix, plus que celui de l’anticolonialisme, illustre bien le souci des communistes de faire appel à des références historiques susceptibles de toucher les populations locales.
12Cet effort de valorisation de son ancrage historique autorise le PCF à un accommodement avec la réalité de son action passée. Ainsi l’héritage de Pierre Brizon, « député des paysans » et « pèlerin de Kienthal »10, est-il revendiqué bien que ce dernier fût exclu du PCF dès 1923. En juin 1987, une section communiste locale organise un hommage au dissident, qui a créé après son exclusion l’Union socialiste-communiste avec Raymond Paul, également présent à la cérémonie11. Le député communiste local, André Lajoinie, y prend la parole :
Le combat de Pierre Brizon contre l’exploitation capitaliste et pour une société meilleure pour les travailleurs des villes et des champs, est toujours d’actualité au moment où s’accroissent le chômage et les injustices sociales, tandis que s’accumulent les richesses entre les mains d’une minorité parasitaire. Mais c’est sans doute le combat de Pierre Brizon pour la paix, auquel il s’identifia si totalement, qui conserve aujourd’hui sa plus grande actualité.
13Lorsque le dirigeant national André Lajoinie est envoyé dans l’Allier au cours des années 1970, il s’inscrit directement dans la tradition locale. Extérieur au département, il doit compenser ce handicap identitaire par une inscription dans l’histoire bourbonnaise. Quelques mois avant sa première élection à l’Assemblée Nationale, il célèbre dans le village symbole du mouvement paysan local, Ygrande, l’action de deux pionniers du syndicalisme agricole, l’écrivain paysan Émile Guillaumin et le syndicaliste Michel Bernard :
En ce lieu chargé d’histoire, je voudrais rendre hommage aux grandes figures d’Ygrande et de ses environs qui ont marqué les luttes de nos populations.[...] Poursuivre la lutte de nos anciens c’est ouvrir une ère de liberté [...]. Aujourd’hui, la lutte que nous menons se fait dans un autre contexte, mais c’est encore l’affrontement de la majorité des opprimés contre la minorité exploiteuse12.
14« Les héritiers d’Émile Guillaumin, c’est nous » rappelle une autre fois André Lajoinie, toujours à Ygrande13.
15Les communistes opèrent un travail de captation globale de l’héritage républicain local par une multitude de parallèles historiques qui les présentent comme les héritiers des révolutionnaires de 1789 puis des opposants à Napoléon III. André Lajoinie rappelle à chaque meeting la litanie des hauts faits de la gauche dans le département : les « députés en blouse » de l’entre-deux-guerres14, « La première municipalité socialiste du monde » à Commentry en 1882, l’opposition au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1992, selon le député « la déchéance du connétable de Bourbon par François Ier avait déjà suscité un vrai réflexe de révolte à l’égard du pouvoir central »15. André Lajoinie fait ainsi remonter l’esprit révolutionnaire des Bourbonnais à une origine mythique avec l’affaire de Charles de Bourbon, le « connétable », au XVIe siècle qui aurait fait perdre au Bourbonnais son représentant et ancré un esprit de rébellion permanente au sein de la population locale.
Les mutations contemporaines du rapport communiste à l’histoire
16L’investissement historique du PCF l’insère dans le passé des terres qu’il investit et légitime son implantation, tout en jouant un rôle identitaire d’enracinement pour des populations en quête de marques historiques. Ce rôle de consolidation symbolique de certains groupes sociaux est particulièrement important à partir des années 70 : le recours partisan à l’histoire permet de renforcer des milieux populaires en déclin et tend à s’opérer sur le mode d’une patrimonialisation du PCF.
Le renforcement historique des identités populaires locales
17Par la promotion d’associations et d’œuvres culturelles valorisant le patrimoine régional, par des rites ravivant la mémoire du passé, la stratégie d’implantation locale du PCF rencontre des classes populaires qui, sous l’impact d’une mobilité géographique subie, sont à la recherche de racines. Le filtre partisan de la captation des héritages historiques donne aux traditions mises en scène les formes rituelles propres aux traditions inventées avec un contenu plus cohérent et systématique, plus détaillé et plus précis16, qui s’avère un outil de renforcement des identités collectives locales. L’investissement de l’histoire locale permet au PCF de donner aux classes populaires, et en particulier à la classe ouvrière, « mémorialement défavorisée », des « stabilisateurs patrimoniaux »17. En recherchant une légitimité locale ou nationale car il est stigmatisé comme parti de l’étranger, il répond indirectement à un besoin de fixation mémorielle. L’usage partisan de la tradition comme facteur de légitimation s’accompagne donc d’un usage populaire comme outil d’enracinement.
18Les célébrations communistes contribuent aux processus d’identification d’une population jeune et déracinée dans les banlieues urbaines et rassurent des communautés vieillissantes dans les campagnes du centre de la France. Avec sa panoplie de symboles (hymnes, lieux de mémoire, drapeaux) et son langage particulier, le communisme est un élément structurant le sentiment d’appartenance à un groupe. Le parti effectue un travail pour préserver l’homogénéité du groupe social qu’il entend représenter par ses commémorations et ses associations chargées de la mémoire collective (amicale de vétérans, groupe d’historiens amateurs). Par ses mythes confirmateurs, le PCF crée et consolide une classe ouvrière et une unité de la paysannerie française d’autant plus célébrées qu’elles n’existent pas.
19Les techniques symboliques de mise en scène de la geste communiste locale contribuent à maintenir les valeurs collectives de ses groupes porteurs autour des référents qui les fondent et qui déclinent, comme la lutte des petits contre les gros et la petite exploitation familiale en Bourbonnais. Le pouvoir local communiste élabore des signes identitaires de permanence communautaire, par un discours sur le passé collectif et la mise en spectacle d’une culture populaire18. Le communisme « nostalgique » d’Halluin19 bénéficie d’une validité générale : l’implantation communiste provoque moins une rupture dans la vie politique et sociale des terres ouvrières et paysannes qu’elle ne matérialise une certaine continuité.
20Lorsque le PCF gagne en 1979 la majorité au conseil général de l’Allier, loin de marquer cette étape par un discours de rupture, le nouveau président de l’assemblée départementale s’inscrit directement dans la tradition :
Notre gestion sera fidèle aux traditions démocratiques de notre département, à ses traditions de luttes pour la justice sociale et l’égalité, fidèle aux traditions que nous avons héritées de la Révolution Française, des luttes de notre peuple pour la conquête des libertés, du rayonnement des idées du socialisme auxquelles nous tenons farouchement20.
21Cette occultation de la nouveauté du communisme et son ancrage dans le passé n’est pas une attitude consensuelle nouvelle mais structure le discours communiste depuis ses débuts. En février 1923, après le succès des candidats du PC au scrutin cantonal, l’organe fédéral proclame :
L’Allier n’est pas devenue communiste. Elle l’était avec Guesde et Vaillant, il y a 20 ans et plus. Nos militants, nos élus Lépineux, Montusès, Chaulier, Debizet, Gaume n’ont pas “changé”. Ils ont seulement été fidèles à leur passé21.
22À cette époque, le langage révolutionnaire des communistes bourbonnais, c’est celui de 1789 et non de 1917 : ce sont toujours les hobereaux qu’ils dénoncent dans les campagnes jamais les koulaks. Lorsque la Révolution russe est évoquée, c’est pour l’inscrire dans une continuité locale. Le responsable local Ernest Montusès ne voit ainsi pas de nouveauté radicale dans l’octobre soviétique car, à propos de l’opinion révolutionnaire, il écrit en juin 1923 :
Il y a 40 ans que cette opinion a été répandue dans l’Allier. Des quantités d’élus ont soutenu ce programme. Mais il a pris une force plus grande depuis que la République russe des paysans et des ouvriers a été fondée et qu’elle résiste victorieusement aux nobles qu’elle a expropriés et aux gouvernements européens qu’elle effraye22.
La patrimonialisation du PCF
23Le discours de continuité du PCF visant à masquer sa singularité, à combattre l’idée d’étrangeté du communisme diffusée par la propagande adverse, est soutenu à partir surtout des années 1970 par une vaste production culturelle de ses intellectuels locaux. Des associations et des œuvres destinées à promouvoir l’histoire régionale se mettent alors en place et entendent inscrire le PCF dans son milieu d’implantation. Au-delà de l’évocation privilégiée des épisodes locaux de la Révolution française et de la Résistance, le PCF investit l’ensemble de la vie politique et sociale régionale. Plus que par le passé, il se met en scène lui même dans ses terrains d’implantation, il devient son propre objet d’étude23.
24La floraison de textes historiques dans le journal de la fédération communiste de l’Allié, Bourbonnais Hebdo, illustre l’investissement historien du PCF. Dans une magnification des origines propre aux récits mythologiques24, la naissance du PCF25 et les luttes sociales de 192026 sont privilégiées. L’engagement dans la Résistance27, la participation au Front Populaire28 et la répression qu’il subit à la veille de la guerre29 sont également célébrées. Deux points de l’histoire bourbonnaise sont particulièrement traités, le mouvement paysan30 et les luttes républicaines31. La commémoration de l’engagement pacifiste de Pierre Brizon32 est typiquement locale car ce dirigeant national, exclu deux années après Tours, n’est pas une figure nationale du panthéon communiste.
25Durant les années 1970, les fédérations du PCF impulsent la création d’associations d’histoire locale autour d’enseignants communistes. Répondant à des consignes nationales d’investissement du domaine idéologique, elles sont coordonnées par l’Institut Maurice Thorez33. Un collectif d’historiens qui est selon son responsable « intégré au Parti et à sa direction »34 voit ainsi le jour dans l’Allier. Il s’intéresse essentiellement à l’implantation locale du PCF avec notamment des travaux sur le vote communiste, des recueils de témoignages oraux et écrits, et la constitution d’un fonds d’archives départemental. Le regret d’avoir longtemps laissé l’histoire régionale « aux mains des “historiens” de droite ou réformistes » est le ressort d’une intention indissociablement idéologique et historique :
Nous avons donc essayé de ne pas séparer cette activité de recherche de l’élaboration de la politique du Parti et de son application au plan régional35.
26L’entreprise donne lieu à quelques publications36 puis est relancée en 1982par la création du Centre Bourbonnais d’Études et de Recherches économiques sociales et historiques [qui, sous l’impulsion de] la fédération communiste en liaison étroite avec l’Institut de Recherches Marxistes, vise à développer des études plus générales sur l’histoire départementale37. Trois exigences président à sa fondation :
Une exigence idéologique, [...] une exigence éducative [...]. Enfin une troisième exigence correspond à la nécessité de sauvegarder le patrimoine culturel et historique de notre département qui est extrêmement important38.
27La défense du patrimoine, spécialement du patrimoine populaire est en effet prise en charge par les militants au sein d’associations locales et municipales : Action pour la promotion d’Ygrande, Association Gueules Noires et Bocage (Buxières-les-Mines)… Les initiatives, qui théâtralisent l’histoire régionale, insèrent ainsi le communisme dans la vie locale en lui donnant des racines et en tissant des liens généalogiques pour les populations locales. À côté du travail historique de vulgarisation, des mises en scène populaires du passé local sont élaborées, comme en 1990, où un spectacle son et lumières en sept tableaux décrit la vie des métayers dans la région d’Y grande au début du siècle et dénonce selon l’organe fédéral les « humiliations répandues du fait du règne de la propriété terrienne »39.
28La tradition locale est investie en totalité et reprise quelquefois sans sélection. En Lorraine, Gérard Noiriel montre ainsi que les travaux de l’association Les Amis du vieux Longwy portant sur les descendants des vieilles familles lorraines, où les ouvriers sont absents, sont repris par les municipalités communistes40. En Bourbonnais, si André Lajoinie voit dans la trahison de Charles le connétable de Bourbon l’origine de l’esprit progressiste local, à la base, les militants ne confondent pas leur histoire avec celle de la monarchie. Lorsqu’en 1974, le conseil municipal de Bourbon-l’Archambault décide de baptiser une rue, « Rue du Connétable », le journal communiste local s’indigne : « Les républicains de Bourbon s’étonneront d’une décision qui glorifie la royauté et un traître à son pays »41. Le peuple militant ne suit pas toujours les trames mémorielles tissées par l’institution communiste.
29L’érosion de l’influence du PCF à partir surtout de la fin des années 1970 se traduit par une mutation de son rapport à l’histoire. Signe de sa perte d’emprise sociétale, la formation communiste ne renouvelle plus son répertoire symbolique et devient son propre objet de célébration : le travail partisan s’arcboute sur le passé. Institué en gardien de la mémoire, le PCF s’ancre dans une histoire qui ne s’enrichit plus, il est désormais « un héritier qui veille sur son héritage »42. Les pratiques militantes contemporaines opèrent ainsi une patrimonialisation du communisme, avec une réduction des activités partisanes autour de rites commémoratifs célébrant l’attachement au parti. Les actions communistes symboliques consistent essentiellement en une réactivation mémorielle de la communauté militante elle-même. Or cet usage politique de l’histoire, ressort important de l’implantation locale du PCF, n’est pas une condition suffisante à la reproduction du corps partisan.
Notes de bas de page
1 M. Hastings, « Crépuscule ouvrier et liturgie patrimoniale », in M. Dreyfus, Cl. Pennetier, N. Viet-Depaule (dir.), La part des militants, Paris, Éd. de l’Atelier, 1996, p. 45.
2 « Le récit identitaire, en quelque sorte, produit la communauté et légitime l’organisation » selon Denis-Constant Martin, « Identités et politique. Récit, mythe et idéologie » in D.-C. Martin (dir.), « Cartes d’identité. Comment dit-on “nous” en politique », Paris, FNSP, 1994, p. 23.
3 M. Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, PUF, 1950, rééd. 1997, 295 p.
4 M.-Cl. Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, PFNSP, 1994, p. 18.
5 S. Bonnet, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, Cahiers de la FNSP, Armand Colin, 1972, p. 347.
6 Fédération du PCF de l’Allier, Pour la prospérité du Bourbonnais dans une France démocratique, février 1964, p. 15.
7 Voir le chapitre 2 de notre thèse : J. Mischi, Structuration et désagrégation du communisme français (1920-2002). Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, thèse pour le doctorat de science politique, EHESS, 2002, 2 t., 1077 p. Pour la Corrèze, Laird Boswell déconstruit également la continuité historique de l’implantation communiste : Rural Communism in France, 1920-1939, Ithaca and London, Cornell University Press, 1998, p. 43-66.
8 Voir J. Mischi, « Les campagnes rouges du Bourbonnais dans l’entre-deux-guerres », Cahiers d’Histoire, t. 46, n° 1, 2001, p. 143-165.
9 A. Sérézat, « Des Bourbonnais fusillés pour l’exemple à Vingré en 1914 », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11 novembre 1980.
10 En avril 1917, avec deux autres députés, Pierre Brizon se rend à la seconde conférence socialiste internationale de Kienthal qui se prononce, sous l’impulsion de Lénine, pour la paix immédiate.
11 « Hommage à Pierre Brizon. Des combats toujours d’actualité », Bourbonnais Hebdo, 10 au 16 juin 1987.
12 Bourbonnais Hebdo, 7 au 13 décembre 1977.
13 Bourbonnais Hebdo, 16 au 22 novembre 1983.
14 Selon les termes d’E. Montusès, Le député en blouse, Moulins, Les Cahiers du Centre, 1918, 80 p. à propos de Christophe Thivrier élu député en 1898.
15 Le Monde, 10 mars 1992.
16 É. Hobsbawn, T. Ranger, The invention of tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, rééd. 1996, 322 p.
17 M. Verret, « Mémoire ouvrière, mémoire communiste », Revue française de science politique, n° 3, juin 1984, p. 413-427.
18 Yves Lequin note ainsi la création municipale d’une identité collective (peu politique) à Givors, au moment même où la ville cesse d’être ouvrière : « Mémoire ouvrière, mémoire politique : à propos de quelques enquêtes récentes », Pouvoirs, n° 42, 1987, p. 71.
19 M. Hastings, Halluin la rouge, 1919-1939. Aspects d’un communisme identitaire, Lille, Presses Universitaire de Lille, 1991, 433 p.
20 Déclaration d’Henri Guichon reproduite dans un tract, février 1979 (Arch. de la fédération du PC de l’Allier).
21 Le Travail, 25 février 1923.
22 A. Sérézat, Ernest Montusès, un écrivain dans le mouvement ouvrier bourbonnais sous la IIIe République, 1987, Nonette, Ed Créer, p. 101.
23 Sur la célébration parallèle de la geste socialiste dans le département, voir F. Conord, « L’encre, la pierre et la parole. Les socialistes de l’Allier et leur histoire », Le Mouvement Social, n° 205, oct-déc 2003, p. 43-60.
24 R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986, p. 97-138.
25 « Décembre 1920 : Le choix de Tours », Bourbonnais Hebdo, 28 novembre au 4 décembre 1990 ; « Naissance du PCF dans l’Allier et les questions agraires », Bourbonnais Hebdo, 6 au 12 janvier 1982 ; « La naissance du PCF dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 15 au 21 décembre 2000.
26 « Les grandes grèves de 1920 dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 19 au 25 mars 1980 ; « Les grandes grèves de mai 1920 en Bourbonnais », Bourbonnais Hebdo, 14 au 20 mai 1980.
27 Bourbonnais Hebdo, supplément au n° 786, « Il y a 50 ans, la Libération ».
28 « Le Front Populaire et le PCF », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11 décembre 1990 ; « Cinquantenaire du Front Populaire », n° spécial du Bourbonnais Hebdo, 1986.
29 « La répression contre les communistes », Bourbonnais Hebdo, 19 au 25 décembre 1990.
30 « Luttes d’Hier… », Bourbonnais Hebdo, 7 au 13 décembre 1977 ; « Le mouvement ouvrier bourbonnais et la question paysanne à l’aube du XXe siècle », Bourbonnais Hebdo, 2 au 8 décembre 1981 ; « Les premiers pas du syndicalisme paysan dans l’Allier », Bourbonnais Hebdo, 30 janvier au 5 février et 6 février au 12 février 1980 ; « Luttes paysannes d’autrefois », Bourbonnais Hebdo, 24 novembre au 1er décembre 1981 ; « Défense de la paysannerie. Un rappel historique nécessaire », Bourbonnais Hebdo, 15 au 21 mai 1985.
31 « Le coup d’État du 2 décembre 1851 », Bourbonnais Hebdo, 12 au 18 décembre 1979.
32 « Hommage à Pierre Brizon, lettre de soldats au député », op. cit. ; « Quand Pierre Brizon, député de l’Allier rencontrait Lénine à Kienthal », Bourbonnais Hebdo, 16 au 22 avril 1980 ; « Qui était Pierre Brizon ? », Bourbonnais Hebdo, 3 au 9 juin 1987 ; « Hommage à Pierre Brizon. Des combats toujours d’actualité », Bourbonnais Hebdo, 10 au 16 juin 1987 ; « Des Bourbonnais fusillés pour l’exemple à Vingré en 1914 », Bourbonnais Hebdo, 5 au 11 novembre 1980.
33 Outre la naissance d’une rubrique « régions » dans l’Humanité, cette orientation se traduit par l’encouragement, au sein des structures intellectuelles du parti, des recherches consacrées à l’histoire locale avec notamment les travaux de Claude Mazauric sur le Languedoc et d’Antoine Casanova sur la Corse. Cf. Y.-C. Lequin, « Le PCF et la connaissance de l’histoire régionale », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n° 29-30, p. 43-48 et dans le n° 31 de la même revue paru la même année : S. Wolikow, « La recherche historique, le PCF et la région » (p. 212-219) et J.-L. Roger, « À quoi peut donc servir l’histoire locale et régionale, en particulier celle du PCF », p. 228-233.
34 J.-C. Mairal, « Le cas de l’Allier. Premières réflexions », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n° 31, 1979, p. 220-227.
35 Ibid.
36 « 60e anniversaire du PCF », Bourbonnais Hebdo, 3 au 9 décembre 1980 ; « Naissance du PCF dans l’Allier et les questions agraires », Bourbonnais Hebdo, 6 au 12 janvier 1982 ; J.-C. Mairal, « Allier : PCF et paysannerie, les fondements d’une tradition », Cahiers du communisme, n° 5, mai 1982, p. 96-105.
37 J.-C. Mairal, « L’Histoire régionale et le PCF : le cas de l’Allier (premières réflexions) », Cahiers du Communisme, mai 1982, n° 5, p. 96-105.
38 Communiqué de presse de la fédération du PCF de l’Allier, 2 novembre 1982 (Arch. de la fédération du PC de l’Allier).
39 Bourbonnais Hebdo, 20 au 26 juin 1990.
40 G. Noiriel, Longwy, Immigrés et prolétaires 1880-1980, Paris, PUF, 1984, p. 386.
41 Clarté, journal de la section de Bourbon-l’Archambault, 2e trimestre 1974.
42 J.-P. Bernard, Paris Rouge 1944-1946. Les communistes français dans la capitale, Seysset, Champ Vallon, 1991, p. 247.
Auteur
Chargé de recherches INRA, CESAER, Dijon
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Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008