Les us, les abus et les silences de l’histoire dans une assemblée départementale. Le cas de la Loire-Atlantique depuis 1968
p. 93-101
Texte intégral
1L’étude de l’usage politique de l’histoire au niveau d’un département prend pour hypothèse qu’à cette échelle, et pour cet objet, serait observable « une modulation particulière de l’histoire globale »1. Les références historiques dans les discours des élus du conseil général, entre 1968 et 2000, fournissent le matériau principal d’une analyse qui cherche, tout d’abord, à cerner les thèmes récurrents et les différentes lectures qu’en font ces acteurs politiques. La comparaison avec d’autres niveaux et territoires d’intervention des acteurs politiques permet ensuite d’interroger une éventuelle spécificité départementale.
Des usages limités mais stratégiques de l’histoire
2Le conseil général de la Loire-Atlantique réunit les élus des 59 cantons du département. Le découpage électoral, bien que revu dans les années 1990, maintient une « surreprésentation des campagnes »2. En 1990, l’agglomération nantaise représente ainsi 47 % de la population de ce département mais seulement 28 % de ses conseillers généraux. La dichotomie et le contraste entre la ville centre et les campagnes paraissent constitutifs, dans la longue durée, de la personnalité de ce territoire, héritier de l’ancien Comté nantais et du diocèse3. Cette personnalité s’est traduite longtemps au plan politique par un clivage marqué entre les « bocages immobiles » blancs et les villes bleues, Nantes et Saint-Nazaire. En 1913, André Siegfried notait que :
Nantes ville très républicaine ne répand d’influence politique au dehors que par ses éléments conservateurs […]. Elle n’est politiquement pas beaucoup plus qu’un îlot moderne dans un océan d’ancien régime4.
3Le conseil général, par sa représentativité et par sa composition, peut ainsi apparaître jusqu’au cœur du XXe siècle comme le miroir déformant d’un pays nantais, lui-même modèle réduit d’un Ouest politique marqué par la rémanence de l’Ancien régime et la fracture de la Révolution française.
4Mais les trente dernières années du XXe siècle constituent une période de mutations et d’évolution des rapports de forces politiques. Au début des années 1970, Jean Renard écrit à propos des campagnes que « le conservatisme et la tradition règlent la vie politique à tous les niveaux électoraux »5. Il constate, presque 20 ans plus tard, que « l’antagonisme séculaire est moins aigu […], mais qu’on ne saurait effacer du jour au lendemain deux siècles d’antagonismes entre villes et campagnes, entre bleus et blancs, entre cléricaux et laïcs »6. Au plan électoral et représentatif, cette évolution se traduit par l’émergence au sein de l’assemblée départementale d’une opposition de gauche, forte d’un tiers des conseillers à la fin du XXe siècle. Elle aboutit au début du XXIe siècle à un face à face inédit et à une mise en cause possible de la pérennité de la majorité conservatrice au sein de l’assemblée départementale depuis sa création : en janvier 2004, la gauche occupe 28 des 59 sièges.
5Les procès-verbaux des délibérations permettent de suivre quels usages les représentants de ce territoire-palimpseste font de l’histoire. Les trois sessions annuelles remplissent 50 volumes pour la période 1968-2000 ; ils incluent les rapports du préfet et les délibérations7. Seules les transcriptions des communications et des échanges publics ont été retenues pour cette étude ; l’analyse quantitative est limitée par la définition même de l’objet d’étude : la convocation ou l’usage du passé dans les discours ou les décisions prend des formes variées et d’inégale prégnance, de la simple référence à l’organisation argumentée d’une commémoration. Avec cette réserve importante, la lecture des procès-verbaux met en évidence une utilisation très sélective et circonstancielle de l’histoire. Le recours à l’histoire est observable dans 24 des 96 sessions du conseil général. Il se concentre fortement sur quelques thèmes. En 30 ans, les élus de l’assemblée départementale n’abordent que 5 objets historiques dont la convocation répond strictement aux besoins du moment. La prise en compte de leurs occurrences met en évidence le rôle déterminant du contexte dans l’utilisation du passé.
6L’histoire du duché et de la province de Bretagne (10 occurrences) est évoquée dans toutes les séances abordant la régionalisation. La guerre de 14-18 (5 occurrences) alimente aussi les échanges sur l’identité régionale.
7La guerre d’Algérie est abordée 4 fois, entre 1969 et 1976, pour faire reconnaître la qualité d’anciens combattants aux soldats appelés : les conseillers généraux répondent aux sollicitations des associations, émettent 3 vœux unanimes pour que cette reconnaissance ait lieu mais ne débattent pas de la nature des événements eux-mêmes.
8La Seconde Guerre mondiale est utilisée, elle, à trois reprises. En 1977, elle est un justificatif consensuel pour promouvoir les valeurs de la Résistance lors de l’attribution d’une subvention à l’association Les amis de Jean Moulin. Par contre l’apparence de cette vision commune se brise en 1982 quand la droite propose une motion de « soutien au peuple polonais ». L’orateur, ancien résistant, rapproche la situation de la Pologne en 1982, soumise par le général Jarulzelski à l’état de guerre, à celle du pays en 1939 après le pacte Germano-Soviétique. Cet amalgame volontaire suscite une vive réaction de la gauche : un élu communiste s’étonne de la sollicitude de la majorité à l’égard de la classe ouvrière polonaise alors qu’elle ne commémore pas la mort de l’ouvrier tué lors des grèves nantaises de 1955. Un élu socialiste rappelle, lui, le silence de l’assemblée à propos du coup d’État au Chili en 1973. En 1987, c’est la participation des troupes coloniales d’Afrique Noire à la libération de la France qui est utilisée dans un argumentaire pour promouvoir la coopération du département avec la Guinée.
9Le cinquième objet historique mobilisé par les conseillers généraux est la Révolution française : elle est au cœur des trois sessions de 1988 qui préparent le bicentenaire.
10Cette approche comptable grossière, qui permet de cerner la récurrence des thématiques et des silences, doit être fortement nuancée par la prise en compte d’un second critère : l’ampleur des débats qui témoigne des enjeux. Il conduit à mettre en avant deux thèmes : la Révolution française et l’histoire bretonne.
11En abordant la préparation du bicentenaire en février 1988, les membres du conseil général ont conscience d’aborder les rivages de mémoires conflictuelles. Pour la majorité, le rapporteur de la commission des affaires culturelles évoque d’emblée « les traces profondes » et la nécessité du « maximum de respect et de prudence ». Pour l’opposition de gauche, Brigitte Ayrault déclare « ne pas vouloir ranimer les vieux démons ». Mais la recherche de l’apaisement ne dure que le temps des précautions oratoires. Les échanges très vifs sur les dispositions prévues pour la commémoration révèlent des lectures différentes, voire opposées, des événements révolutionnaires, des héritages et de leur actualité.
12Les différents orateurs de la droite cherchent à montrer que la « fracture » appartient au passé et que ceux qui s’y réfèrent rejettent la modernité et l’apaisement. Le conseiller Lebossé déclare, en réponse à Brigitte Ayrault :
Ce n’est pas du tout une question à propos de laquelle on met en avant des idées politiques. Madame Ayrault, vous êtes vendéenne, il y a un contexte spécial en Vendée. Mais je ne pensais pas que 200 ans après, on pouvait imaginer qu’il y avait encore des Blancs et des Bleus. Quand il votait mon grand-père me demandait quels étaient les royalistes et les républicains. Il aurait 100 ans maintenant. Je pense que cette époque-là est quand même révolue.
13Il s’agit alors pour la majorité du conseil de proposer une vision supposée acceptable par tous car « dans une révolution il y a des valeurs des deux côtés comme il y a des non-valeurs des deux côtés » (Lebossé) ; le dispositif prévu « devrait permettre à chacun d’apprécier ce qui fut bien et ce qui fut mal de chaque côté » (De Sesmaisons).
14En cherchant à mettre à distance, à faire du versant « division » de la Révolution un strict objet d’histoire et non un enjeu de mémoire, les élus de droite manifestent leur souci de se construire une image de rassembleurs. Ils insistent moins sur le versant « fondation » de la Révolution, susceptible de lectures différentes au sein même de la majorité. Si la République est un acquis revendiqué par deux conseillers, les droits de l’homme ne sont abordés que par l’un d’entre eux pour remettre en cause leur origine révolutionnaire :
Qu’on ne me parle pas des droits de l’homme comme une invention de la Révolution ! Comme s’il n’y avait jamais eu de droits pour les citoyens avant la Révolution ! […]. Beaucoup trop de Français ont considéré que la Révolution fermait une ère de notre histoire et en ouvrait une autre. Je pense qu’en fait, depuis 200 ans, nous avons vécu une parenthèse de notre histoire […], une partie des acquis de notre société française, de notre société de liberté que nous défendons à travers le monde, avait déjà une existence avant 1789 (De Ses maisons).
15En se posant en garants de l’histoire contre la mémoire, en privilégiant la longue durée contre la rupture, les orateurs de la droite du conseil général cherchent à « faire passer » un passé conflictuel mais ils contribuent à réduire la portée de l’épisode révolutionnaire. Cette posture implicite permet d’accuser la gauche d’instrumentaliser le passé et de briser le consensus. Étienne Garnier, élu du RPR, supplie « qu’on ne recherche pas à avoir raison aujourd’hui en prenant tel ou tel aspect d’un raisonnement qui fait apparaître qu’on était à l’époque ceci ou cela ». Le conseiller Dejoie révèle une partie des enjeux de la posture de 1988 en dénonçant dans l’interprétation de gauche le « sectarisme qui était encore à la mode dans ce pays il y a deux ans », c’est-à-dire avant la cohabitation gouvernementale.
16La minorité de gauche du conseil général affirme, elle aussi, vouloir rassembler, mais son système de lecture de la Révolution est différent. Elle ne cherche pas à minimiser le versant division et rappelle les lignes de fracture entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires, entre villes et campagnes, en l’occurrence « Nantes, girondine, isolée de son arrière-pays » (Brigitte Ayrault). Les quatre orateurs socialistes de la session de février 1988 insistent pour que les origines de la Révolution soient largement évoquées dans les manifestations du bicentenaire : à la longue durée et à l’idée de parenthèse révolutionnaire serait ainsi opposée celle de rupture justifiée.
17À la droite qui prétend la fracture oubliée, la gauche rappelle une mémoire de la guerre civile qu’elle aurait elle-même entretenue. La conseillère Claude Seysse témoigne de son étonnement d’avoir lu dans un journal local :
un certain nombre de documents qui faisaient état de la “Grand’Guerre”. La Grande Guerre, pour moi, c’était la guerre de 1914-1918. J’ai donc lu ce journal et j’ai découvert qu’en 1975, on parlait encore de règlements de comptes entre villages et qu’il s’agissait de 1793. Alors, ne me dites pas que tout est oublié et que nous sommes tous exactement sur la même longueur d’onde en ce qui concerne ce problème.
18Les quatre intervenants revendiquent tous l’héritage de la Révolution comme acte fondateur des droits de l’homme dont ils rappellent l’actualité en terme d’inachèvement. Malgré ces lectures différentes, le dispositif commémoratif proposé est adopté à l’unanimité le 9 février 1988. Mais lors de la session de novembre, après la réélection de François Mitterrand, les socialistes remettent en cause les modalités prévues, reprochent au conseil général son action isolée et une approche trop livresque et éditoriale de la commémoration ; ils proposent une grande fête populaire le 26 août, à la manière de celle prévue à Paris, pour rappeler « les motifs d’être fier du message révolutionnaire ». La majorité du conseil repousse cette proposition au nom des spécificités régionales, contredisant au passage l’idée de la fossilisation de la fracture :
Ce n’est faire injure à personne que de dire qu’il existe un syndrome particulier à l’Ouest de la France et à la Loire-Atlantique. Nous l’avons dit dès le départ : les cendres ne sont pas encore totalement froides dans nos régions et il ne faudrait pas les réactiver stupidement en habillant de bleu les amicales laïques, de blanc les patronages et en faisant jouer tout le monde à la petite guerre (Édouard Landrain).
L’histoire et la question régionale
19Si l’évocation de la Révolution peut révéler les clivages idéologiques et les horizons d’attente, celle de l’histoire bretonne peut déplacer, selon les contextes, les lignes de partage politique habituelles.
20L’histoire bretonne fournit une large matière argumentative aux élus du conseil général lors des grands débats sur le découpage régional. En octobre 1968, puis en novembre 1972, l’assemblée départementale doit donner son avis sur le maintien ou la modification des 21 régions définies en 1956. Une très large majorité se dessine pour réclamer le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne au nom de l’histoire ; si, de façon attendue, le passé ducal est convoqué et notamment la figure de la reine Anne, « née et mariée à Nantes, dernière souveraine du peuple breton » (Dassié, le 12 novembre 1972), c’est la référence à la guerre de 1914-1918 qui est la plus utilisée. En octobre 1968, le conseiller général Fournis déclare : « Chacun sait que la Guerre de 1914-1918 a été gagnée en grande partie grâce à la conduite admirable des Xe et XIe Corps d’armée, ceux dont le Kronprinz disait : l’attaque a été menée par des régiments bretons et vendéens, les meilleurs de l’armée française ». Ce rappel du « sentiment » est selon lui nécessaire car « si les étudiants se sont révoltés en mai dernier, c’est précisément en raison d’une dépersonnalisation ». L’argument de la bravoure et du sacrifice particuliers des Bretons est à nouveau utilisé en janvier 1970, par les conseillers Fournis et Du Dresnay, à l’occasion d’une demande de subvention pour l’entretien du mémorial de Sainte-Anne d’Auray aux « 240 000 morts bretons » de la Guerre de 1914-1918 : « Si les morts de la Loire-Atlantique sont considérés comme Bretons, les vivants doivent l’être aussi ». Au fil des débats, 14-18 apparaît comme un événement fondateur de l’identité régionale bretonne et de l’Ouest armoricain. En novembre 1972, le conseiller Dassié surenchérit sur les « 250 000 fils des 5 départements bretons tombés au champ d’honneur » et participe ainsi au mythe progressivement construit depuis les années 19208.
21Cet usage récurrent illustre l’étendue des enjeux de mémoire de 14-18 et sa plasticité référentielle. Les souvenirs de la Grande Guerre permettent d’affirmer une spécificité régionale tout en rappelant « le symbole le plus achevé de l’unité française »9. Ils donnent, à des notables toujours soucieux de promouvoir un enracinement local, la matière pour mettre en exergue la filiation entre les valeurs héritées de la « petite » patrie, l’attachement à la terre et à la foi, et celles mises au service de la « grande ». Ce recours à 14-18 dans le débat sur la régionalisation montre la variation des usages possibles d’un objet historique selon les besoins du moment. En 1921, le conseil général de la Loire-Inférieure avait refusé de s’associer à l’initiative lancée par le conseil général des Côtes-du-Nord de construire un monument à tous les morts bretons de la Grande Guerre. Ce refus, officiellement motivé par des raisons pécuniaires10, témoigne du peu d’attrait pour un rattachement même mémoriel à une « région » dont l’image paraît alors peu flatteuse. En 1972, l’image de la Bretagne a changé et les marques d’une forte identité régionale deviennent des facteurs attractifs11. Dans le cadre d’une mutation de ce système de représentations, 14-18, lu comme le témoignage de la ténacité bretonne au service de l’ensemble national français, peut être un argument au service d’un régionalisme bien tempéré.
22En 1968 et 1972, l’histoire bretonne n’apparaît pas comme un objet de débat entre la droite et la gauche, très minoritaire, du conseil général. Elle suscite, par contre, quelques lectures divergentes au sein de la droite. Si la majorité de ses élus revendique la « bretonnité » du département, certains contestent cet héritage en mettant en doute l’existence d’un sentiment « national » breton avant et après 1532 ; Olivier Guichard, thuriféraire de la région Pays-de-la-Loire, rejette quant à lui tout recours à l’histoire au nom de la modernité économique.
23En novembre 1977, les termes du débat changent. Le conseil général de la Loire-Atlantique doit se prononcer sur son adhésion à la charte culturelle bretonne dont le principe a été évoqué par le président Giscard d’Estaing en février : « Ainsi sera confirmé le fait qu’il n’y a aucune contradiction entre la volonté de vivre la culture bretonne et la conscience d’être pleinement français ». Le conseil général choisit à l’unanimité de rejoindre les quatre autres départements bretons dans cette instance culturelle. Mais le long débat qui précède, fort de 13 intervenants et de 22 prises de parole, révèle des motivations et des argumentaires historiques très différents. Pour le Parti socialiste, Jacques Floch dénonce la succession de pouvoirs centralisateurs et s’appuie sur Jean Jaurès « qui, il y a plus de 70 ans, observait que l’on pouvait exprimer des idées républicaines et socialistes en breton, en basque et en occitan », pour affirmer que « la Bretagne n’existera vraiment que lorsque le socialisme sera ». Le conseiller Le Corre, au nom du Parti communiste, est favorable à la charte car il y voit un moyen de promouvoir la culture populaire dont l’exigence fut rappelée, selon lui, lors de la Révolution française, de la Commune et à la Libération.
24Les intervenants des partis de droite reprochent à la gauche sa « politisation » de la question. Leur adhésion à la Bretagne culturelle est justifiée au nom de la mémoire, des traditions, du « cœur » (trois occurrences dans le débat). L’intervention de la conseillère Fournier traduit bien cette conception d’une identité régionale fondée sur l’héritage et les permanences :
Je sais combien dans cette région nous sommes liés à l’âme bretonne – je le suis moi-même par mon nom de jeune fille – par l’habitat, par les coutumes, par une certaine sensibilité. Nous avons souffert d’être séparés de nos voisins naturels.
25Le débat donne aussi l’occasion d’interroger ou de mettre en cause l’héritage révolutionnaire. Le conseiller Verbe considère que « nous vivons depuis la Révolution dans le plus étroit des jacobinismes » et il prône le fédéralisme. Quant au conseiller De Ses maisons il poursuit, à 9 ans de distance, sa mise en examen de la Révolution et de ses avatars en déclarant que « la culture des différentes provinces de France était infiniment mieux sauvegardée sous l’Ancien Régime » ; il interroge aussi « ses amis de la gauche » à propos des guerres de Vendée et de Cadoudal « un vrai breton » : « À l’époque, si nous voulions utiliser la terminologie actuelle, de quel côté étaient les troupes colonialistes ? ».
26Malgré ces lectures plurielles du passé régional, c’est au nom de l’histoire que le conseil général de la Loire-Atlantique prend à l’unanimité des décisions symboliques telles que l’aide aux écoles bretonnes Diwan en 1990 ou encore l’aide à la reconstruction du Parlement de Bretagne à Rennes en 1994.
Une spécificité départementale ?
27L’observation des usages du passé par les élus du conseil général de la Loire-Atlantique de 1968 à 2000 permet-elle de cerner des pratiques propres à cet acteur et à ce niveau d’analyse ? Les cinq thèmes ou objets historiques sur lesquels se cristallisent les interventions et les débats des conseillers généraux concernent tous l’histoire nationale. La lecture de la Seconde Guerre mondiale, ou de la guerre d’Algérie, ne subit aucune « modulation particulière » de la part de l’assemblée départementale. L’évocation de la Révolution tient compte des particularités régionales, du poids de la contre-révolution et de son héritage, mais le débat entre une partie de la droite et de la gauche du conseil s’inscrit dans une des guerres franco-françaises des mémoires. L’histoire bretonne est, elle-même, abordée surtout dans ses relations avec celle de la France et dans le cadre de la régionalisation. La « modulation particulière » prend alors la forme d’un emboîtement interactif des échelles régionales et nationales comme l’illustrent les références à la Première Guerre mondiale. Le département, vu de la Loire-Atlantique, apparaît ainsi au cours des trente dernières années du XXe siècle comme un lieu de résonance atténuée des usages nationaux de l’histoire.
28La comparaison peut être aussi faite en prenant en compte une autre échelle, celle d’une ville, en l’occurrence Nantes12. Alors que de 1945 au début des années 1970 tous les indicateurs montrent un amenuisement des pratiques et des préoccupations mémoriales sur la toile de fond des Trente Glorieuses, depuis le milieu des années 1970 une demande multiforme de réappropriation du passé s’exprime à Nantes. Elle est prise en compte par le politique à la fin des années 1980. Confronté au profond changement d’une ville qui perd ses usines, qui voit son port migrer vers l’aval et sa province historique lui échapper, le pouvoir municipal s’efforce de construire une nouvelle identité urbaine en mobilisant son histoire. Une politique de mémoire s’élabore, qui instaure un nouveau rapport au passé de la ville et sert à promouvoir son identité. La survalorisation d’un événement dont la ville n’a été que le cadre accidentel, l’Édit de Nantes, la volonté d’émergence du refoulé à propos de la traite des Noirs visent à construire l’image et l’horizon d’attente de la ville. En avril 2003, le maire, Jean-Marc Ayrault, peut ainsi justifier le choix de sa ville par l’UNESCO pour recevoir le forum mondial des droits de l’homme, car il s’agit
d’une ville française à l’identité compatible avec le thème de la manifestation […]. Ville de l’Édit de Nantes, symbole de la tolérance, et aussi des Anneaux de la mémoire, véritable psychanalyse de la ville sur une époque sombre de son histoire.
29L’étude des discours et des actes13 des élus du conseil général ne montre pas une politique volontariste de gestion de l’histoire comme celle esquissée pour Nantes depuis la fin des années 198014. Les usages du passé dans le cadre du conseil général paraissent être surtout le produit des circonstances, des réponses à des sollicitations nationales ; ils ne permettent pas de saisir un éventuel changement du régime d’historicité. Le cadre départemental ne serait-il donc pas propice à l’expression, et donc à l’observation, de pratiques référentielles historiques ? L’exemple voisin de la Vendée infirme cette hypothèse. Le conseil général, sous la houlette de son président Philippe de Villiers, mène une très active politique d’exploitation de son passé contre-révolutionnaire dont la finalité est à la fois idéologique et économique15.
30Face à la ville, Nantes, et à la Vendée, le département de Loire-Atlantique semble faire preuve d’une certaine réserve dans la mobilisation de l’histoire. La prégnance de ces deux acteurs voisins (affrontés aujourd’hui dans leur mémoire comme hier dans leur histoire) incite-t-elle à la prudence face aux risques de saturation de la mémoire ? Une mise en perspective sur un temps plus long permet de suggérer une autre hypothèse. Jusqu’au milieu du XXe siècle, le conseil général de Loire-Atlantique apparaît comme un conservatoire dans lequel l’ancien régime d’historicité se maintient : l’histoire justifie le présent et donc le pouvoir presque sans partage des notables16. Ce n’est qu’au milieu des années 1970 que les voix, toujours minoritaires, des porteurs d’un autre horizon d’attente sont assez nombreuses pour se faire entendre mais le contexte général rend l’avenir incertain et les incite donc à la prudence et à la modération. Les tenants de « l’expérience », les représentants des anciens bocages immobiles, perçoivent, eux, la mutation irréversible de leur territoire et de leur pouvoir qui met fin définitivement à « la tyrannie de l’histoire » et donc à ses leçons. Les deux forces politiques en présence partagent peut-être, pour des raisons différentes, un même désenchantement qui les incite à utiliser avec prudence une histoire au sens incertain.
Notes de bas de page
1 J. Revel, « Microanalyse et construction du social », dans Jeux d’échelles, Paris, Gallimard / Seuil, 1996, p. 26.
2 J. Renard, Géopolitique des Pays de la Loire. À la recherche d’une région perdue et retrouvée, Nantes, ACL – Crocus, 1988, p. 49.
3 Ibidem, p. 62.
4 A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, A. Colin, 1913, p. 89.
5 J. Renard, Les évolutions contemporaines de la vie rurale dans la région nantaise : Loire-Atlantique, bocage vendéen, Mauges, Les Sables-d’Olonne, Le cercle d’or, 1976, p. 189.
6 J. Renard, Géopolitique des Pays de la Loire, ouv. cit., p. 194.
7 Archives départementales de la Loire-Atlantique, Per 803.
8 Le nombre des morts bretons de 14-18 est estimé aujourd’hui à 120 000 hommes. Voir D. Guyvarc’h, « Guerre de 14 » in A. Croix et J.-Y. Veillard, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Apogée, 2000, p. 458.
9 J.-J. Becker, in J.-F. Sirinelli, Histoire des droites en France, t. 2, Paris, Gallimard, 1992, p. 545.
10 Archives départementales des Côtes d’Armor, 1 M 401
11 D. Guyvarc’h, « Bécassine au 20e siècle : l’inversion d’un cliché », in A. Croix, Bretagne 2100 identité et avenir, Rennes, PUR, 2001, p. 77-83.
12 D. Guyvarc’h, La construction de la mémoire d’une ville. Nantes. 1914-1992, Vi1leneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1997, 782 p.
13 D. Guyvarc’h, ouv. cit., p. 141 à 160.
14 Un grand musée d’histoire de la ville est en chantier depuis la fin des années 1990 ; son ouverture est prévue en 2006.
15 J.-C. Martin, La Vendée de la mémoire (1800-1980), Paris, Seuil, 1989, 300 p.
16 Les signes sont multiples. En 1934, l’assemblée départementale refuse un buste de la République dans la salle des délibérations et elle déclare « rester libre aujourd’hui, de vouloir délibérer sous le regard de ce Christ, plutôt que sous l’égide de la République qui, jadis, l’avait chassé des tribunaux » (Procès-verbal du conseil général, 23 octobre 1934).
Les dynasties familiales sont fréquentes dans le conseil général de 1908 à 1990, le conseil général n’a connu que 5 présidents car seul le décès a provoqué le changement.
Auteur
IUFM de Bretagne et CRHISCO / Rennes 2 (UMR CNRS 6040)
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