Le nouveau régime d’historicité porté par les Associations du patrimoine
p. 23-36
Texte intégral
Ce qu’on refuse ici c’est de considérer que tous ces objets d’autrefois sont des objets morts. Ce sont des objets qui peuvent encore vivre si on montre comment on s’en sert, si on explique leur fonctionnement et si on les fait fonctionner par les enfants (responsable salariée du Musée du terroir de Villeneuve d’Ascq (59)).
1Au cours des années 1980 et 1990 sont apparues une multitude d’associations de niveau communal créées autour du patrimoine local. Une caractéristique sociologique de ces mobilisations de niveau local est leur étendue d’emblée nationale, et sans doute européenne1. En regard des mobilisations locales, il y a un fait social. Si le territoire est ici décisif, le « local » n’est pas la variable déterminante face à des causes « générales ». C’est pourquoi, il y a un « trouble patrimonial » pour l’ethnologie du proche et la sociologie du local, causé par l’étendue nationale des mobilisations patrimoniales2.
2Les résultats d’une enquête sociologique de terrain menée sur les associations locales du patrimoine3 portent à revoir à la baisse les attendus politiques ou polémiques de ce que l’on peut appeler « les associations du patrimoine » pour les différencier des sociétés érudites4. Leurs discours et leurs activités rompent avec une série d’attendus : la référence nationale, l’usage polémique ou le recours à la confrontation, l’orientation passéiste. Les micro-mobilisations patrimoniales dans le cadre associatif ne relèvent pas davantage d’un véritable mouvement social (la visée d’un sujet historique n’est pas revendiquée) non plus de mobilisations catégorielles (les propriétaires, les habitants pris dans un contentieux ou les détenteurs de biens rares ne sont en rien la population constitutive de ses membres). Portées dans leur grande majorité par des retraités, mais pas seulement, les associations du patrimoine mêlent un registre d’activités militantes et un registre d’activités culturelles. Leurs objectifs sont pluriels : la perception (qui touche à la valeur esthétique des objets), la mémoire, l’acquis culturel, l’expression politique et le lien au territoire. La nouveauté à laquelle nous nous intéressons ici est une appropriation par des personnes ordinaires, des amateurs. Il faut bien distinguer le cas des bénévoles de celui des professionnels qui mettent en « tourisme culturel » un produit du terroir par exemple5. C’est pourquoi la « qualification patrimoniale » et la « question touristique » ne sont pas systématiquement et nécessairement liées. On finit sinon par confondre valeur patrimoniale et valeur marchande. L’objectif que nous voudrions tenir ici sera de montrer que le souci patrimonial s’appuyant sur l’identification d’une « rupture »6, il construit un certain type de rapport au passé ou de régime d’historicité7, une « filiation inversée », écrit Jean Davallon8.
Trois grandes « ruptures » historiques socio-culturelles
3Le souci patrimonial des créateurs et porteurs d’association est articulé autour d’une « rupture » déclarée et d’une position vécue, celle d’être une « génération-charnière ». Ces initiateurs, nés entre les années 1930 et 1950, se considèrent comme une génération-charnière entre deux époques, deux populations, deux espaces. Leur discours est celui du témoignage et de la dette9. Elle revient à se placer dans le monde à travers une relation de transmission à des générations plus jeunes ou futures. Cette « rupture » relève à la fois du territoire et de l’histoire, opère sur un axe spatial et sur un axe historique. Nous voudrions présenter ici trois objets de prédilection sur lesquels porte le discours associatif sur le passé :
L’espace
4Ici le discours porte sur les ruptures des espaces d’appartenance. Les membres des associations ont une conscience (non critique) de « se créer des racines. Je crois que c’est important que les gens se sentent de quelque part », dit le secrétaire de l’Association Hier, aujourd’hui et demain, dans le Finistère. Ce relais prend place dans une mobilité géographique des personnes, afin d’assurer le « passage des générations passées aux nouvelles et aux nouveaux arrivants ». Si le discours sur les ruptures territoriales renvoie à certaines analyses sociologiques globales10, il est porté pour une part par des nouveaux résidents, d’anciens natifs ou bien des individus en déplacement qui investissent une scène sociale d’appartenance. Pour autant, on ne peut réduire la création d’une association à la recherche de sociabilité par une population de retraités, parce que cela annulerait le sens associé aux objets investis. C’est ici que « l’ancien patrimoine » ou le « patrimoine traditionnel » trouve à reformuler son sens. En effet, le patrimoine bâti, monumental ou vernaculaire, y est dorénavant investi d’une fonction de repères territoriaux. Ce patrimoine, tantôt représente l’identité de la ville, tantôt en marque l’espace.
Le travail
5Ici l’objet porte sur les ruptures professionnelle et industrielle.
Je pense que jusqu’à quelques dizaines d’années, le monde ici, à l’Hôpital-Camfrout [Finistère], n’a pas changé pendant plusieurs siècles. Les pêcheurs ont travaillé comme pêcheurs pendant très très longtemps, avant, il y a quarante ou cinquante ans. Donc effectivement, nous sommes un peu la génération, il faut qu’on fasse vite, la génération charnière. Si nous on ne travaille pas, il y aura plus rien pour les autres, déclare le vice-président d’Hier, Aujourd’hui et Demain. C’est à partir peut-être de mille neuf cent soixante que les choses ont changé dans l’agriculture, dans la pêche, ajoute la présidente.
6L’activité professionnelle est un des objets centraux de la patrimonialisation. Ouvrière ou artisanale, industrielle ou commerçante, domestique et féminine, elle fait partie des récents patrimoines.
La vie quotidienne et les ruptures matérielle et culturelle
7La vie quotidienne tend à devenir le dernier objet patrimonial en date. Historiquement, il est ancien sous les traits du patrimoine ethnographique11. Approprié par des amateurs, il est nouveau. Les installations d’anciennes cuisines, de chambres à coucher rejoignent maintenant les salles de classe, les jeux enfantins, les activités féminines traditionnelles. Ce qui caractérise ces objets patrimoniaux, c’est qu’ils sont des objets « ordinaires », plutôt que des objets d’une classe dominante. Issus des années 1850 à 1950, la plupart proviennent de personnes sans statut privilégié, d’artisans, de commerçants, d’ouvriers. Ça peut être aussi des visiteurs qui viennent le dimanche ou en semaine qui nous disent : « ah vous avez ça, mais j’ai ça dans mon grenier, je vais vous le rapporter, j’en ferai jamais rien, etc… », déclare la responsable du musée du terroir de Villeneuve d’Ascq12.
8Associé à une forte « conscience historique »13, le régime d’historicité que dessine ce rapport au passé est appuyé sur la conscience d’une rupture entre un avant et un après. Désigner ce moment de « rupture » – les membres des associations usent de ce mot, non de celui de « crise » par exemple –, met devant une certaine ambiguïté. Cette « rupture » mêle deux durées, dont l’une est relative aux individus concernés, l’autre à une interprétation historique. Les personnes concernées disent avoir vécu une rupture, mais cette rupture est, historiquement, sans doute bien plus étendue et relève de la longue durée. Elle est, comme l’écrit Françoise Zonabend, une « mémoire longue »14.
9D’un point de vue synthétique, il semble que deux périodes sont concernées qui peuvent se confondre dans la représentation qu’en donnent les individus. D’une part l’articulation du XIXe au XXe siècle, d’autre part celle de la décennie 1970. La première rupture identifiée est celle de l’urbanisation, aussi de la révolution industrielle. La seconde rupture désigne autant un moment matériel qu’une rupture dans l’ordre culturel. Elle s’articule autour des années 1960-1970, où un ordre de normes et de valeurs est rompu dans le cadre général d’une poursuite des transformations de la société industrielle. Si les deux périodes sont ainsi mélangées c’est sans doute que, pour la représentation « populaire » ou ordinaire, elles sont liées par un fil, que désignerait de façon ample le terme général de modernité.
Une appropriation « populaire »
10Notre position est bien que cette appropriation est « populaire » plutôt « qu’élitaire » ou « politicienne »15. Elle est d’abord l’expression d’une conscience « populaire » plutôt que d’une « classe », de professionnels ou d’acteurs politiques. L’État est certes antérieur par sa sensibilisation (ses catégories cognitives, les ressources qu’éventuellement il rend disponible), mais il n’a pas sollicité, a fortiori créé, ces milliers d’associations qui continuent d’apparaître sur le territoire français depuis 30 ans. Si les années 1978-1980 sont significatives d’une mobilisation politique sur le patrimoine à travers trois événements que sont la création administrative d’une direction du Patrimoine, le lancement d’une Mission du patrimoine ethnologique et la mise en place d’une Année du patrimoine, la question reste de savoir quel a été le degré de performativité de ce « moment patrimonial ». Écrivant à chaud, Philippe Hoyau note, tout en menant une critique historienne sur cette « mobilisation culturelle », que dès 1980 il existe déjà une « demande sociale » et une « intensification de la vie associative » en direction du patrimoine16. En fait, l’Année du patrimoine fonctionne au niveau cognitif17. De même, il n’est pas aisé de montrer la corrélation entre politiques publiques et patrimonialisation amateur et donc d’affirmer qu’il s’agit d’un mouvement venant « d’en haut »18.
11Quel est cependant le profil sociologique des responsables associatifs ? Deux profils semblent dominants : d’anciens professionnels, ouvriers et artisans, cohabitent avec des membres des professions intermédiaires et supérieures où secteurs public et privé sont représentés. Nous n’avons cependant pas de chiffres fiables sur la composition sociale des associations du patrimoine en dehors de données agrégées19. Sans doute faut-il un certain habitus pour investir dans ce rapport au passé. Si certains sont sans conteste passéistes, d’autres sont aussi peu populistes que ne l’encouragerait une bonne épistémologie historienne ou sociologique. Ceci dit, on peut considérer que ce que choisissent d’élire les membres de ces associations, c’est, au moins à titre d’hypothèse, ce qui fait leur valeur. On voit bien que le stockage d’objets dans les fermes, dans les bâtiments muséaux et communaux est la préservation d’un bien. Ces objets du patrimoine contribueraient-ils à la valeur des fondateurs et membres des associations du patrimoine ? Ne pouvant servir à manifester la grandeur de leur détenteur (la plupart des objets appartiennent à la puissance publique/collectivité), manifestent-ils celle de leurs admirateurs ? À l’occasion des transformations urbaines, il fallait faire un musée qui évoque les traditions et la vie d’autrefois, mais aussi des choses qui avaient de la valeur et qui disparaissaient. Comment passe-t-on alors de la valeur pour soi du patrimoine à sa valeur en soi ? Par un processus dont la règle semble moins la transformation d’une propriété immobilière en distinction culturelle que l’évolution culturelle et sociale des appartenances dans le sens d’une discontinuité. S’il y a une variable sociale c’est sans doute celle qui inciterait des néo-résidents installés en péri-urbain ou dans des villages à revaloriser et à contrôler ainsi leur nouvel environnement de vie20.
12La transmission d’objets via les associations de patrimoine manifeste une transformation des rapports entre institutions sociales, dans le sens d’un développement de la sphère publique à laquelle les individus « demandent » de prendre en charge une partie de ce qui aurait pu s’hériter en famille ou dans l’espace civil, religieux, voire professionnel. D’une part, la dimension d’expression et de réhabilitation politique et sociale d’anciens professionnels qu’offre la patrimonialisation a été montrée21. D’autre part, les individus intéressés au patrimoine diffèrent des catégories de personnes supérieures actives et urbaines qui peuvent se passer d’un engagement patrimonial parce qu’elles sont inscrites dans des espaces professionnels, culturels et relationnels structurants.
13Que pouvons-nous dire de la sélection idéologique qu’opèrent les associations du patrimoine ? Est-ce un point de vue dominant ? Comment répondre à la question sans l’aide d’une vaste enquête recensant les catégories d’objets et de mémoire retenues, et celles exclues ?
De l’accumulation à la transmission
Au début on a utilisé ce qu’on avait. Avant de faire de l’exposition, on a fait de la conservation. On a accepté tout ce qui se présentait, tout ce que les gens apportaient, tout ce qu’on allait chercher dans les fermes. Il y a eu tout ce ramassage dans les fermes, et tout ça s’est accumulé. Et avec tout ça, on a fait quelque chose. Ça a fini par poser un problème parce que les salles d’exposition sont devenues des salles de conservation. C’est-à-dire que quand on avait trois pilons pour faire la purée, comme ils avaient trois formes différentes, on mettait les trois. Ce n’était pas forcément nécessaire pour faire comprendre comment on écrasait la purée, avec un pilon ça suffisait. Si vous allez dans la menuiserie, à une époque, il y a eu cinquante rabots, c’est peut-être pas la peine d’en mettre cinquante. Il faut bien choisir quelques objets et puis les mettre en valeur. Il fallait faire plaisir aux gens qui avaient donné. Alors à l’heure actuelle, on a fait un tri. (…) Depuis quelques années, on a fait un effort pour que toutes les pièces de musée redeviennent des pièces d’exposition et non des pièces de conservation. Ce qui fait qu’on a rempli les greniers (responsable du musée du terroir de Villeneuve d’Ascq).
14L’accumulation (« joyeux bric-à-brac » pour certains) a longtemps été et est encore en partie caractéristique des nombreuses expositions d’objets vernaculaires dans les musées associatifs. La situation contemporaine semble se caractériser par la révision de cette position au profit d’un choix raisonné.
15La fierté, le lien aux objets, le miroir renvoyé aux donateurs tendent à céder la place à des principes de choix dont la valeur symbolique demeure l’essentiel. L’extrait d’entretien qui suit montre bien trois principes actifs dans les intérêts et les choix patrimoniaux : la matière, la beauté et la mémoire.
Dans la cuisine, on a trois pinces à sucre, elles ont toutes les trois une histoire. L’une est récente, c’est du chromé, elle a une soixantaine d’années peut-être. L’une est belle et elle a deux cents ans, donc on l’a laissée. Et puis une troisième qui nous permet de parler de la Seconde Guerre mondiale parce que c’est une pince fabriquée maison pour pouvoir partager.
Pinces à cols et fers à repasser, Musée du terroir de Villeneuve d’Ascq (Nord) © HG. 2003
De gauche à droite : pince à sucre ancienne, pince de rationnement (pour couper le sucre en petits morceaux), pince chromée. Musée du terroir de Villeneuve d’Ascq © HG. 2003
Trois beaux moulins à café et une série d’ustensiles de cuisine. Musée du terroir de Villeneuve d’Ascq © HG. 2003
16Cette mémoire, si elle n’est pas exempte de retraductions, voire de manipulations est beaucoup moins folkloriste qu’on ne le pense. Elle vise davantage une pédagogie.
Une muséographie de la continuité et un pacte de réception orale
17La fonction des musées patrimoniaux est la prise en charge d’une continuité. C’est pourquoi il y a une différence fondamentale entre un musée historique traditionnel et un musée associatif du patrimoine, une différence de fonctions. La fonction de ce dernier est de transmission, celle d’objectivation y est tout à fait subalterne.
18Corrélativement au rapport dépréciatif des associations au musée comme forme institutionnelle, la « muséographie » des écomusées et maisons du patrimoine a des traits spécifiques. Un des plus significatifs est l’absence de datation, critère décisif dans un musée contrôlé. Les objets patrimoniaux sont souvent présentés les uns à côté des autres sans autre critère que leur proximité dans un même monde. Les légendes, quand elles existent, les nomment sans précision ni de date, ni de provenance. La valeur d’une telle absence manifeste la dimension de continuité qui caractérise ces installations. Ces vieux métiers, comme le connote de façon romantique et fort peu muséographique leur désignation, gardent un lien avec nous, contemporains. Nous ne pouvons et ne devons pas les regarder comme des états du passé, indifférents, nous leur devons une attitude, de respect, de regret peut-être, d’admiration. Ils sont présents et nous engagent.
19S’il n’y a pas de mise à distance scientifique, il n’y a pas davantage de folklorisme. Il s’agit d’un dispositif explicatif et de témoignage. Pourquoi ? Parce que le pacte de réception patrimonial cherche à s’appuyer sur la transmission orale.
Il n’y a pratiquement pas de cartels parce qu’il n’y a pas de visite libre, c’est une visite guidée, donc c’est commenté. L’autre raison c’est qu’il faudrait mettre beaucoup de cartels et moi je trouve que ça défigure les salles lorsque ce sont des reconstitutions, déclare la responsable du musée du terroir de Villeneuve d’Ascq.
20Si les choses écrites sont « vraies » déclare ironiquement cette dernière, celles racontées et effectuées sont « socialisatrices ». En effet, ces mises en scène sollicitent deux régimes d’engagement en visant deux publics significatifs : les scolaires et les retraités.
Il y a un puits dans le cuisine. Autrefois ça n’existait pas, il n’y avait pas l’eau courante, donc qu’est-ce qu’on pouvait faire, donc on allait au puits par exemple. J’essaie toujours cette démarche-là [avec les enfants] ; partir de ce qu’ils connaissent, pour aller vers ce qu’ils vont découvrir ici. Si devant moi, il y a un groupe de personnes âgées, j’attire l’attention sur un objet particulier. Par exemple, il y a toute une série de fers à repasser, tout le monde connaît les fers en fonte que nos grands-mères utilisaient, les gens ne connaissent pas forcément la coque de blanchisseuse. Donc là je vais attirer l’attention directement sur un objet un peu particulier.
21Le pacte de réception du patrimoine diffère du pacte de réception artistique22 par l’appui qu’il sollicite de la mémoire individuelle et collective, ce que des auteurs anglais ont théorisé par la réminiscence23. Bref, la nouvelle muséologie associée à l’idée de musée communautaire (la « Maison du patrimoine », terme si caractéristique) s’appuie moins sur une expertise que sur la mémoire collective d’une communauté ou d’individus et sur celle qu’elle sollicite chez ses destinataires et visiteurs24. Autant dire qu’une enquête de terrain amène à qualifier autrement les « reliques des musées vivants » qu’Anthony Giddens rattache avec justesse à un passé révolu, mais qu’il sort trop vite de la communauté25. Cette muséologie n’est sans doute pas le fait d’une génération spontanée d’amateurs inventant leur mise en scène. Depuis les années 1980, la « nouvelle muséologie » a mis au centre de son travail les notions de « médiation » et de « publics »26.
22Quintessence du projet patrimonial, la Maison des vieux métiers vivants d’Argol en Finistère associe dans son titre une série de mots patrimoniaux typiques, ailleurs dispersés, « maison », « vieux métiers » et « vivants ». Ce musée ne se soutient que d’une visite accompagnée par une présentation des objets et par un discours, celui des bénévoles. D’ailleurs, les visiteurs posent des questions sur la fonction et les motivations des animateurs. Leur bénévolat intrigue. En effet, la muséographie patrimoniale est paradoxale ; elle n’est pas tout à fait assumée puisque les objets sont censés ne faire sens qu’à travers un discours qui les accompagne. De même, les bénévoles y sont à peu de choses près aussi amateurs que leur visiteurs. La muséographie patrimoniale met en place une structure où des « amateurs » parlent à des visiteurs, des « membres connaisseurs » à d’autres « membres connaisseurs », plus ou moins.
23Si le régime d’historicité scientifique exige que les objets muséaux soient indexés à leurs coordonnées spatiale et temporelle27, la muséographie des maisons du patrimoine associatives proposent un régime d’historicité dont la conjecture est de rendre présents certains traits du passé. Aussi, elle prend en charge la part maudite du rapport au passé, voire du goût historien, à savoir l’affect. Ces objets sont attachants, remarquables (on réalise des concours de photographies à leur propos) ou beaux parce qu’ils ne sont pas froids, ceci dès l’instant qu’ils sont chargés d’aider à dire qui nous sommes. Prête-t-elle le flanc à la manipulation symbolique, à l’invention de mythes, ou encore à l’esthétisation ? Les membres des associations veulent opérer un rassemblement des traits de ce passé pour structurer le présent. Cela veut-il dire qu’il n’y a pas pour eux d’histoire, mais seulement de la mémoire ? Tout se passe comme si ces ruptures ou cette rupture indiquaient qu’un sens s’est perdu.
Conclusion
24Il faut noter alors une différence sémantique considérable entre le vocabulaire de la continuité et celui de la stabilité. Christian Faure indique très clairement que la stabilité a été la clé du travestissement de la notion de tradition par le régime de Vichy en France durant la Seconde Guerre mondiale qui entendait abolir toute dialectique historique28. Rechercher la stabilité, c’est soit retrouver un état antérieur, soit s’efforcer que rien ne change. La continuité, au centre du projet patrimonial, est, elle, le maintien d’une relation sensée au passé29. C’est pourquoi rapporter les mobilisations associatives à la disparition d’une vision d’avenir et à la fixation du passé est une erreur d’interprétation du même type. Ce serait comme comparer termes à termes les mobilisations récentes à l’émergence du Heimatschutz au début du XXe siècle en Suisse30.
25De même on est loin du référentiel « nationaliste » au principe des premiers musées de plein air scandinaves : « utiliser les objets du patrimoine pour éveiller et stimuler les sentiments patriotiques du visiteur », dit A. Hazelius, créateur du Skansen à Stockholm, à la fin du XIXe31. Les photos de reconstitution d’intérieurs (« tableaux vivants ») des premiers musées d’ethnologie scandinaves (à Oslo et à Stockholm) indiquent une contemporanéité entre édification et patrimonialisation (bien que Marc Bloch y note des « évolutions » et que nombre de maisons soient du XVIIe32). Un siècle plus tard, c’est la grande distance qui est manifeste. Si, à un siècle d’intervalle, on peut avoir l’impression d’une certaine identité des scénographies, la position historique relative, elle, a changé, de même que le référentiel « nationaliste » et « romantique », devenu « culturaliste ».
26Le « texte » muséographique patrimonial est un message. Savoir que les sites patrimoniaux se supportent d’un discours oral, d’une esthétique et d’une action située (faire marteler par les enfants le fer rougi dans le four du musée) permet de comprendre les présentations sans cartels des objets dans certaines muséographies patrimoniales. C’est dire si ce régime d’historicité ne regarde pas le passé avec les yeux de la philosophie de l’histoire, non plus en chaussant les lunettes de l’indexation et de la rupture épistémologique. Quant à son message, lequel est-il ? Aucun membre d’associations n’est vraiment dupe d’un passé meilleur, par contre ce qu’ils énoncent c’est que le passé est une richesse du groupe actuel. La « rupture » patrimoniale indiquant deux temps, elle s’accompagne d’une confusion sur les « époques » du passé, le proche étant aussi éloigné que le très lointain. Selon la responsable du musée du terroir de Villeneuve d’Ascq, l’entreprise de transmission est difficile avec les enfants parce qu’ils n’ont pas la notion du temps. Pour eux, entre l’époque actuelle, il y a 100 ans et les hommes préhistoriques il n’y a pas vraiment de différence. L’enjeu deviendrait alors de donner la notion de temps. Ainsi va aussi le paradoxe de la « rupture » : lier et délier le passé.
Notes de bas de page
1 Le livre de Bella Dicks qui a étudié le site patrimonial minier de Rhondda en Pays de Galles (South Wales) en Angleterre va dans ce sens. Cf. B. Dicks, Heritage, Place and Community, Cardiff, University of Wales Press, 2000.
2 Cf. H. Glevarec, G. Saez, Le patrimoine saisi par les associations, Paris, La Documentation française, 2002.
3 Enquête réalisée durant l’année 1999 sur trois départements : le Finistère, le Haut-Rhin et le Rhône.
4 J.-P. Chaline, Sociabilité et érudition, Les sociétés savantes en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Éd. CTHS, 1995.
5 A. Dumain, « Voyage ethnographique sur les Routes du Comté. Des acteurs réunis pour la “fabrication” d’un fromage », ethnographiques.org [en ligne] n° 3, avril 2003. (page consultée le 01/09/2003)
6 M. Rautenberg, La rupture patrimoniale, Grenoble, À la Croisée, 2003. M. Rautenberg insiste sur la rupture institutionnalisante qu’opère la patrimonialisation par rapport à la « mémoire collective ».
7 « Il s’agit du rapport – ou plutôt de l’ensemble des rapports – qu’un acteur social ou une pratique sociale entretient avec le temps et, éventuellement, avec une histoire, ainsi que de la manière dont ces rapports sont engagés dans un présent, qui peut être celui de la mémoire mais tout autant celui de l’action ». J. Revel, « Pratiques du contemporain et régimes d’historicité », Le Genre Humain, fév. 2000, p. 16. Selon François Hartog, le régime moderne installé depuis la Révolution française est un régime eschatologique/téléologique (bien que laïque), « futur éclairant l’histoire passée », endossant les habits « de la Nation, du Peuple, de la République ou de Prolétariat ». À ce régime moderne succède un régime – le présentisme – qui trouve son apogée à la commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989. F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
8 J. Davallon, « Le patrimoine : “une filiation inversée” ? », Espaces Temps, 74-75, 2000, p. 6-16.
9 Paul Ricœur caractérise de même le régime de la mémoire. Cf. P. Ricœur, La Mémoire, l’Histoire et l’Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 108.
10 Celle d’Anthony Giddens qui caractérise la modernité par la délocalisation et la distanciation spatio-temporelle. Le lieu est « mort », au profit des diverses médiations de l’identité (systèmes experts, institutions). B. Dicks voit, elle, dans le « turn to place » significatif de la patrimonialisation une aspiration culturelle répondant à cette dislocation spatio-temporelle. Cf. A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 115. Pour une approche en termes de « scène sociale d’appartenance », voir J.-C. Chamboredon, J.-P. Mathy, A. Méjean et F. Weber, « L’appartenance territoriale comme principe de classement et d’identification », Sociologie du Sud-Est, n° 41-44, 1984-1985, p. 61-82.
11 Cf. La muséologie selon Georges Henri Rivière, Cours de Muséologie / Textes et Témoignages, J.-F. BarbierBouvetet alii, Paris, Bordas, 1989.
12 Interrogée en 2003. L’usage du discours indirect rapporté pour désigner les moments de la rencontre avec les objets manifeste que la pratique patrimoniale est une pratique prise dans la rencontre avec tel objet et dans la mise en commun des souvenirs qu’elle provoque.
13 Elle désigne dans les termes de H.-G. Gadamer, « la conscience de l’historicité de tout présent et de la relativité de toutes les opinions », conscience moderne apparue fin XIXe s / début XXe s. Voir H.-G. Gadamer, Le Problème de la conscience historique, Paris, Seuil, 1996.
14 F. Zonabend, La mémoire longue, Paris, Éd. Jean-Michel Place, 1999.
15 Thèse que soutient aussi Raphaël Samuel (Theatres of memory, vol. I, Past and Present in Contemporary Culture, Londres, New York, Verso, 1994). B. Dicks caractérise le débat sur les fonctions idéologiques du patrimoine (« heritage debate » parmi les historiens anglais) par deux formes extrêmes : le populisme et la manipulation politique ; « d’un côté, une croyance dans les multiples déterminations populaires de la conscience historique ; de l’autre, une conviction que les intérêts politiques dominants exploitent ces manifestations publiques ». B. Dicks, op. cit., p. 63.
16 Ph. Hoyau, « L’année du patrimoine ou la société de conservation », Les révoltes logiques, n° 12, été 1980, p. 75.
17 H. Glevarec, G. Saez, op. cit., p. 25-28.
18 C’est exactement la critique que fait John Urry à Hewison (The Heritage Industry) dont le livre sur « l’industrie du patrimoine » anima la querelle du patrimoine dans les années 1990 en Angleterre, celle d’ignorer le support « plébien » et populaire du mouvement de conservation et d’ignorer, tout autant, qu’il vise, non pas des artefacts, mais la mémoire. J. Urry, The tourist gaze, Leisure and travel in Contemporary Societies, Londres, Sage, 1990.
19 L. Prouteau et F.-C. Wolff, « La participation associative au regard des temps sociaux », Économie et Statistique, n° 352-353, 2002, p. 57-80.
20 M.-Ch. Jaillet, « L’espace périurbain : un univers pour les classes moyennes », Esprit, 3-4, 2004, p. 40-64.
21 O. Kourchid et H. Melin, « Mobilisations et mémoire du travail dans une grande région : le Nord-Pas de Calais et son patrimoine industriel », Le Mouvement social, n° 199, 1999, p. 37-59.
22 J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991.
23 S. Macdonald, « A people’s story: heritage, identity and authenticity », in C. Rojek et J. Urry (eds.), Touring Cultures, Londres, Routledge, 1997. J. URRY, « How societies remember the past », in S. Macdonald et G. Fyfe (eds.), Theorizing Museums, Oxford, Blackwell, 1996, p. 45-68.
24 La tradition britannique des cultural studies aborderait sans doute cette nouvelle muséologie dans le cadre d’une profonde transformation du statut de visiteur. S. Macdonald et R. Silverstone, « Rewriting the Museum’s Fictions: Taxonomies, Stories and Readers », Cultural Studies, 4 (2), 1990, p. 176-191.
25 « A relic is like a memory-trace shorn of [dépouillé de] its collective framework ». A. Giddens, « Living in the Post-Traditional Society » in U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive modernization : politics, tradition and aesthetics in the modern social order, Cambridge, Polity Press, 1994, p. 103. Bien entendu, Giddens entend par « cadre collectif » le cadre d’origine. Or, la communauté de production du patrimoine (les associations contemporaines) et celle de réception (les visiteurs) y sont tout aussi importantes.
26 Guy Saez articule historiquement les deux paradigmes de la politique publique locale que sont le théâtre-action culturelle et le musée-médiation qui lui succède. G. Saez, « Les politiques culturelles des villes. Du triomphe du public à son effacement », in O. Donnat et P. Tolila (dir.), Le(s) Public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 197-225.
27 « Du moins, pouvons-nous demander que jamais un outil, quel qu’il soit, ne soit mis sous nos yeux, sans porter très clairement et nettement indiqué, comme pour une “trouvaille” de l’âge de pierre, son état civil », écrit M. Bloch dans « Musées, expositions, iconographie économique », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 2, n° 6, 1930.
28 Cf. C. Faure, Le projet culturel de Vichy, Folklore et révolution nationale 1940-1944, Presses Universitaires de Lyon / Éd. CNRS, Lyon/Paris, 1989.
29 De surcroît, un certain nombre de choix et de commentaires muséographiques sont fait par des historiens de l’enseignement secondaire ou supérieur, membres d’associations.
30 « Derrière les cris d’alarme lancés par le Heimatschutz [mouvement où prédominent des représentants du milieu de l’art en général] contre la destruction de monuments ou l’enlaidissement des sites et la dénonciation des effets de l’industrialisation, de l’urbanisation ou du tourisme sur le “visage aimé de la patrie”, se profile une idéologie complexe, faite du rejet d’une certaine modernité rationaliste et matérialiste, de lassitude à l’égard du libéralisme, de projections tournées vers un monde aux références non-contemporaines, d’exaltation des valeurs rurales, populaires et traditionnelles », écrit Diana Le Dinh. D. Le Dinh, Le Heimatschutz, une ligue pour la beauté, Histoire et Société contemporaines, tome 12, Lausanne, 1992, p. 87 et 99.
31 M. Maure, « Nation, paysan et musée, La naissance des musées d’ethnographie dans les pays scandinaves (1870-1904) », Terrain, 20, mars 1993, p. 150.
32 M. Bloch, art. cit. À l’heure actuelle, le Skansen conserve ces maisons. Le site, sur une île de l’agglomération stockholmoise, s’est maintenant adjoint une ménagerie. Le Skansen est essentiellement un lieu de visite familiale (d’après une visite personnelle).
Auteur
Chargé de recherche CNRS
Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économique (Clersé-Ifresi/Lille I)
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