L’homme qui saignait le sang versé des Sarrasins*
p. 225-234
Texte intégral
« Un destin, c’est d’abord, comme pour la coutume, avoir un passé, mais dans l’histoire familiale et non plus marqué dans le sol, sur la terre. Le destin est de sang, il s’hérite : c’est une trace, une marque qui est dans la famille et qui, comme la coutume se transmet […]. Ceux qui sont porteurs d’un destin répètent l’erreur, revivent la faute de cet ascendant parfois très lointain. »
(Yvonne Verdier)1.
1L’histoire que je vais relater ici est une histoire simple, qui n’a pas débouché sur une réalisation collective, qui n’est pas celle d’un « grand » homme. C’est l’histoire d’un homme ordinaire, qui fut intimement confronté à l’une des grandes narrations historiques qui constituent le fonds commun de la mémoire collective des Français : le légendaire sarrasin2.
2J’ai rencontré Robert Cousin alors que je travaillais sur ce légendaire, qui évoque les multiples « traces » laissées par les envahisseurs arabo-berbéro-musulmans du haut moyen âge sur le sol français. Parmi ces récits de « traces », m’intéressaient plus particulièrement ceux qui concernaient les descendants supposés de ces Sarrasins. C’est ainsi que, quand j’eus connaissance de l’existence de Robert Cousin, je séjournai depuis quelques mois dans un petit pays de Touraine, dont les habitants les plus anciennement implantés se réclamaient, sans exception, d’une « ascendance arabe ».
3Robert Cousin était, en 1996, un homme d’une soixantaine d’années, tout juste retraité de la profession d’aviculteur. Il vivait modestement sur son ancienne exploitation située aux portes de Niort, dans le département des Deux-Sèvres, en Poitou. La particularité, un peu malheureuse, de cet homme, était qu’il souffrait d’une maladie héréditaire assez rare, une hémoglobinose appelée « maladie de Rendu-Osler ». Cette pathologie se manifestait spectaculairement par des saignements abondants, provoquant de fortes anémies. Elle s’était déclarée chez R. Cousin vers l’âge de vingt ans et sa mère en était morte en 1982.
4Ici s’établit le lien avec le légendaire sarrasin, et la jonction du récit de Robert Cousin avec ma propre recherche. Engagé dans une quête sur l’origine familiale de la maladie, R. Cousin avait eu « l’intuition » – presque la révélation –, qu’il fallait attribuer aux Sarrasins parvenus, comme on le prétend, jusqu’aux portes de Poitiers, l’importation de cette maladie dans sa région natale. Depuis qu’il était à la retraite, il remuait ciel et terre pour vérifier son hypothèse et résoudre « l’énigme », et démontrer enfin aux autorités scientifiques (médecins, historiens, archéologues, ethnologues) la pertinence de cette explication étiologique. Quant à moi, je m’efforçais de collecter les manifestations hétérogènes du légendaire sarrasin dans le temps et dans l’espace, et tentais d’en saisir le sens global, dans l’Histoire. Je postulais en effet que les multiples narrations relatives aux Sarrasins, dont on pouvait situer l’émergence forte au milieu du XIXe siècle, participaient au tissage d’une trame unique dont il fallait comprendre la signification. Le « cas » de Robert Cousin m’offrait l’opportunité de saisir l’implication de l’être intime dans cette trame du récit sarrasin, le « je » confronté à l’Histoire.
5Pour appréhender ce récit, je suis partie d’une hypothèse : l’importance centrale de la maladie dans la construction identitaire de Robert Cousin. Pour les anthropologues, comme pour les spécialistes du récit, la maladie est un événement clef des récits autobiographiques3. Elle entretient un rapport très complexe avec la narration de soi, par « sa triple dimension de perturbation physiologique, de remaniement de la personnalité et de remise en question du rôle et du statut social »4. La dimension symbolique du récit élaboré par R. Cousin résidait donc probablement dans la nécessité de négocier les perturbations engendrées par la maladie à différentes échelles, en particulier dans l’équilibre originel entre le corps et le monde. La quête des origines serait ainsi une tentative de retrouver une juste place dans le monde.
6Je ne rentrerai pas ici dans le détail de cette expérience fort complexe, que j’ai longuement relatée ailleurs5. Je m’efforcerai simplement de mettre en relief les points d’articulations principaux d’un récit, par lequel un individu, parce qu’il est malade, tente de récupérer le sens de sa propre trajectoire, en incorporant l’Histoire, en la faisant résonner dans son propre corps. L’Histoire, ici, s’énonçant sous la forme d’un grand récit légendaire.
« La maladie que j’habite »
7L’on constate souvent, dans les récits autobiographiques, comme une ouverture narrative, un premier énoncé dont la dimension est très largement configurante. La première chose que Robert Cousin proféra lorsque je le rencontrai fut :
« La maladie vient du Sud, c’est sûr, et pas du Nord. C’est des gens qui ont vécu dans un paradis terrestre, et puis il y a eu une catastrophe naturelle. »
8Quelque temps plus tard, dans une lettre qu’il m’écrivait, R. Cousin utilisa cette expression : « la maladie que j’habite », qu’il déclina ensuite à plusieurs reprises avec cette variante : « la maladie dont je suis l’hôte ». L’expression était suffisamment forte pour que je m’y attarde et que je la considère comme l’une des clefs de l’expérience que R. Cousin avait du monde. Elle signalait la place proprement centrale de la maladie dans son univers, à la fois comme événement biographique et phénomène consubstantiel. Il s’agissait, pour reprendre la terminologie des spécialistes du récit, d’un énoncé métaphorique, c’est-à-dire une « catastrophe du langage », dont, écrit Michèle Leclerc-Olive : « le signifiant, loin de s’effacer devant le signifié, fait signe au contraire vers un événement de la biographie du narrateur »6. Autrement dit, un sens surgit dans le non-sens apparent du langage bouleversé. Robert Cousin, en effet, agissait et pensait sa vie dans l’élaboration du récit d’origine par lequel il donnait sens à sa maladie, sa catastrophe biographique.
9La maladie de Robert Cousin affecte le sang : l’on devine toutes les opportunités métaphoriques que ce fait biologique offrait à son récit. Le sang était véritablement le noyau narratif, enfermant toute la pensée symbolique qui contraignait le récit que Robert Cousin s’efforçait de construire.
10Le mot « sang » possède une ambivalence sémantique sur laquelle s’articule tout le système de représentation de l’hérédité dans les sociétés occidentales. Un sens physiologique (le sang serait vecteur d’un ensemble de caractères prédéterminés) et un sens symbolique (le lien du sang). Se greffe sur l’hérédité la notion de consanguinité. Dans le sens commun, la consanguinité a une action propre en ce qu’elle génère des anomalies héréditairement transmissibles. La maladie génétique est donc considérée comme une altération du sang qui n’a pas été partagé, métissé. Elle devient alors le marqueur d’une appartenance non pas seulement biologique, mais aussi communautaire, sociale et inscrite dans un territoire7.
11Robert Cousin avait de son territoire d’inscription familiale et sociale, de son « environnement » comme il disait, une vision précisément marquée par la clôture. Une clôture à la fois géographique – il s’agit d’un paysage de bocage et de gâtine, (« désert », terres incultes) – et sociale, puisque « l’on s’y retrouve beaucoup entre cousins ». Cette vision proprement matricielle était signalée par l’emploi récurrent des termes : « triangle », « milieu », « foyer ». C’était par l’usage des mêmes termes à connotation matricielle que les scientifiques, les généticiens, dont Robert Cousin lisait beaucoup les travaux, évoquaient la localisation du « gène mutant » responsable de la maladie de Rendu-Osler en France. Il était, par exemple, question du « foyer principal » de la maladie, situé dans une vallée du Jura, la Valserine. Pour les Deux-Sèvres, l’on parlait de « foyer secondaire »8. Le « gène mutant », dans le langage scientifique largement vulgarisé depuis les années 1980, était comme un « marqueur typique » de populations, dont l’histoire, ainsi, pourrait être lue « dans le sang »9.
« Ma maladie me relie à l’histoire »
12Mais, il y avait un autre « marqueur typique » dans le territoire de Robert Cousin, un marqueur beaucoup plus visible que le « gène mutant » et dont R. C. notait l’omniprésence au sein de sa propre famille maternelle, de qui il avait reçu la maladie en héritage : la couleur brune. Cette couleur de peau et de cheveux était répandue en Deux-Sèvres, et sa caractéristique s’inscrivait, si l’on en croyait la presse et la rumeur locales, jusque dans les patronymes les plus répandus dans ce département comme dans l’ensemble du Poitou : Bruneau, Moreau, Noireau. Cette caractéristique fréquente était pourtant considérée comme « anormale », puisque son surgissement au sein d’une famille entraînait l’accusation de « faute au mariage », de transgression. La couleur brune n’était-elle pas, en définitive, à l’instar du « gène mutant », une autre marque de souillure du sang ?
13Cependant, la couleur brune, qu’elle soit inscrite dans les corps, dans les patronymes ou dans les toponymes, recevait, dans l’imaginaire régional, une autre explication historique.
« J’ai dû vous dire – m’écrivait Robert Cousin – que, s’il était permis que je réunisse tous les descendants bruns d’un de mes aïeuls maternels décédé en 1900, dont le père est né à la Chapelle-Saint-Laurent, à 10 km de Saint-Sauveur-Givre-en-Mai, j’aurais la possibilité de prendre une belle photo de famille des “Maures” du bocage, 40 générations après l’arrivée de mes ancêtres au VIIIe siècle. »
14Ainsi les ancêtres de R. Cousin s’inscrivaient-ils dans le territoire du haut lieu de la mémoire sarrasine en Deux-Sèvres : le village de Saint-Sauveur-Givre-en-Mai, qu’un miracle météorologique délivra de l’emprise des envahisseurs. Mais, affirmait-on depuis au moins la fin du XIXe siècle, c’est sûr « il en est resté ». Le brun, ou la marque sarrasine.
15Nous pouvons ici résumer : Robert Cousin est porteur d’une maladie génétique, soit, dans la représentation ordinaire, une altération d’un sang qui n’a pas été partagé. Le territoire des ancêtres maternels de R. C. est réputé foyer d’endogamie, celle-ci étant assimilée, toujours dans les représentations courantes, à la consanguinité. R. Cousin ne peut ignorer ce fait, lui qui, il le souligne lui-même, le porte inscrit dans son patronyme, telle une blessure nominale10 : « Cousin, tous cousins ». Mais cette fermeture du sang se manifeste également par la transmission d’un marqueur physique, la couleur brune, qui elle, au contraire, renvoie à la mémoire d’un métissage.
16On se trouve là devant l’ambivalence même du modèle étiologique couramment appliqué à la maladie génétique : celle-ci a une causalité à la fois interne à l’individu (désignée par les notions de « terrain », d’hérédité, de patrimoine génétique...) et une causalité externe puisque l’origine de la maladie est reportée sur les ancêtres. Il est une expression paroxystique de cette causalité externe, lorsque le « fautif primitif », à l’origine de l’apparition de la maladie, est désigné à l’extérieur du groupe. La métaphore par excellence de ce modèle exogène est alors l’invasion11.
17Dans la vallée de la Valserine (Jura), le groupe porteur de la maladie de Rendu-Osler transpose très exactement ce mode de représentation. La maladie y est perçue comme un héritage, un véritable marqueur de l’identité collective, dans le partage duquel se constitue la communauté. Les malades actuels sont considérés comme les descendants directs des premiers ancêtres fondateurs du lieu. Mais le premier ancêtre, par qui tout est arrivé, est un étranger : un déserteur prussien qui aurait fait souche dans la vallée12. Ainsi cette maladie du sang autorise-t-elle la mise en place d’un récit historique (inscrit dans l’histoire collective) dont l’intrigue repose sur une tension entre l’excès de fermeture (l’endogamie) et l’excès d’ouverture. Le sang que se partagent les membres de la communauté est autre (altere), dès l’origine. Le récit de Robert Cousin développe une intrigue identique : le déserteur prussien est remplacé par les Sarrasins en fuite après la bataille de Poitiers, forcés de se dissimuler dans un désert de bois et de landes, contraints longtemps de se reproduire entre eux du fait de l’hostilité de la population environnante.
18Les Sarrasins intervenaient-ils de façon aléatoire dans cette intrigue ? Robert Cousin « baignait » dans un légendaire régional qui réactualisait en permanence la bataille de Poitiers, à l’exemple de la légende de Saint-Sauveur-Givre-en-Mai. Mais il y a plus, le légendaire sarrasin trouvait, dans l’idée que « le sang permet d’écrire l’histoire », un nouveau motif, pris en charge par le discours scientifique même. Une autre maladie « du sang », très répandue en France, la Thalassanémie était réputée spécifiquement « méditerranéenne ». Certains scientifiques très médiatiques, comme le professeur Jean Bernard, dans son ouvrage Le sang et l’histoire, n’hésitaient pas à privilégier l’hypothèse d’une importation de « l’hémoglobine anormale » (sic) par les armées sarrasines13.
19Ce qui est intéressant, c’est que Robert Cousin a reproduit cette trame narrative à sa seule échelle individuelle, car il ne se trouve pas, comme les habitants de la Valserine, enserré dans les maillons d’une narration communautaire. Il n’y a pas en Deux-Sèvres de récit d’origine partagé par les porteurs de la maladie. Robert Cousin élaborait son récit pour répondre à une problématique identitaire strictement personnelle. Pour cela, il intégrait le fonds commun d’un légendaire, en en configurant les éléments hétérogènes d’une manière strictement semblable à celle que j’avais pu observer à l’échelle collective, en différents lieux et à différentes périodes de l’histoire. Mais il puisait également dans son expérience intime, dans l’expérience de son corps malade qui, écrivait-il, le « reliait à l’histoire ». R. Cousin observe par exemple qu’un traitement des hémorragies par les vitamines a des effets bénéfiques. Par une série d’images analogiques (le soleil, les fruits, la chaleur, le Sud), le traitement appliqué renvoie aux sources de la maladie et son efficacité est comme une preuve en retour de son origine. L’élaboration de son récit d’origine avait très explicitement une visée thérapeutique, ce qui conduisait à la valorisation de sa maladie comme porteuse de sens. Mais ce sens ne lui était pas offert, il lui fallait le récupérer au détour d’une quête. Robert Cousin ne se contentait pas en effet d’opérer un assemblement de divers éléments narratifs « déjà là ». J’étais frappée de la manière dont son récit se déployait dans l’agir. À n’en pas douter, le sens du récit se cristallisait fondamentalement dans l’acte même de reconstruction des origines.
L’en-quête
20Une enquête. C’est ainsi que Robert Cousin définissait ses efforts pour retrouver la vérité de ses origines, « percer le mystère de la maladie dont je suis l’hôte ». Mais cette interrogation étiologique prenait, par le récit sarrasin, une autre dimension, une dimension historique. En effet, pour Robert Cousin, la présence des Sarrasins en France était une réalité historiquement occultée :
« Ces malheureux Arabes qui sont venus apporter quelque chose de différent, il fallait les faire disparaître comme les païens. [...] Tout le monde se voit avec une ascendance arabe, mais il n’y a pas de traces matérielles. Les chrétiens ont tout occulté. »
21Robert Cousin devait donc se faire enquêteur et déchiffrer les indices accumulés de la « mémoire sarrasine » (selon son expression), afin de, je cite : « dévoiler une autre approche de la vérité historique ». Les méthodes et les matériaux mêmes qu’il mobilisait pour cela, signalaient que l’enquête était bien une quête, une tentative de reconstruction des origines.
22Parmi ces procédures, je n’en évoquerai que deux. Tout d’abord, l’attention portée en priorité sur le nom : noms de lieux, noms de familles. Cette pratique du nom signalait d’emblée le caractère mythique du récit que construisait R. C., car c’est une caractéristique essentielle du mythe ou de la légende que de fonder, par le nom, l’ancestralité dans un territoire14. Mais Robert Cousin, surtout, ne cessait de voyager, de se déplacer au moyen d’un camping-car, qu’il considérait comme son plus précieux instrument de travail. Je n’insisterai pas sur le fait, amplement décrit, que le voyage est intrinsèquement lié à la quête du sens. Les voyages de Robert Cousin prenaient d’ailleurs parfois l’allure d’un pèlerinage, lorsque, marchant sur les pas supposés des Ancêtres, il trouvait lui-même les mots pour conférer à cet acte toute sa sacralité15.
23En quête de Sarrasins, Robert Cousin en trouvait. Son trajet recoupait même exactement les lieux de ma propre collecte d’éléments légendaires : le Limousin, le Centre, les bords de Saône, la Franche-Comté, le Jura. C’est que « faisant feu de tout bois », comme il disait lui-même, il utilisait forcément les mêmes sources : les récits oraux et surtout la production locale, savante ou de vulgarisation. Lors de son premier voyage, dans une bibliothèque de Franche-Comté, Robert Cousin rencontra ainsi Désiré Monnier, un de ces polygraphes qui vivait au XIXe siècle, curieux de tout et notamment d’archéologie et de tradition populaire. Entre les années 1840 et 1890, Désiré Monnier s’est passionné pour la présence sarrasine, au point d’en dresser une « carte » – un dictionnaire topographique en réalité – sur l’ensemble du territoire de l’ancien royaume de Bourgogne16. L’identification de Robert Cousin avec Désiré Monnier fut immédiate. D’autant que, comme Désiré Monnier, dont les méthodes furent critiquées en son temps par la catégorie montante des historiens « professionnels », Robert Cousin se trouvait fréquemment en butte au scepticisme, parfois teinté de mépris, des détenteurs autorisés du savoir.
24Mais l’essentiel est que, par le déchiffrement des signes de la présence sarrasine, R. Cousin devenait médiateur des origines, à l’instar de l’archéologue qui révèle l’empreinte des temps enfouis, ou du généticien. Par ses pratiques d’accumulation et de décryptage, comme par ses voyages, Robert Cousin reliait, très concrètement, son corps malade à l’histoire.
Un itinéraire narratif (où le sens émerge de l’écriture)
25À la confluence de l’enquête et de la quête, il y eut un travail d’écriture qui prit également la forme d’un itinéraire, au terme duquel le récit de Robert Cousin trouva son aboutissement. Un itinéraire narratif. De cet itinéraire, je fus le témoin principal ; plus encore l’instigatrice. J’avais en effet demandé à R. Cousin de rédiger à mon intention le compte rendu de ses voyages, de ses réflexions, de me décrire autant que possible ses motivations, ses sentiments. C’est ce qu’il fit pendant plus de trois ans, sous la forme d’une correspondance régulière, quasi mensuelle.
26C’est dans la succession même de ces lettres que j’ai pu assister à la progressive mise en adéquation des différents horizons de l’expérience narrative de Robert Cousin : son rapport à la maladie, et donc au monde (puisqu’il habite la maladie), son rapport aux ancêtres, donc à l’histoire, et enfin son rapport à lui-même, à sa propre trajectoire. Au terme de cet itinéraire narratif complexe, un récit d’une parfaite cohérence s’était mis en place, où le « je » s’énonçait en totale conformité avec l’histoire.
27Ce récit avait tout d’abord un horizon mythique, que Robert Cousin avait exposé d’emblée dans l’énoncé cité au début de cette présentation : « La maladie vient du Sud, c’est sûr, et pas du Nord. C’est des gens qui ont vécu dans un paradis terrestre, et puis il y a eu une catastrophe naturelle. » Ceci ne fut explicité qu’au cours de ce travail d’écriture. L’origine de la maladie était associée à un épisode de la Création du monde, ou plutôt de sa recréation, après le Déluge, la catastrophe originelle. C’est à ce moment-là, du fait d’une modification brutale des conditions d’existence, que s’était produite la « mutation génétique ». Une véritable cosmogonie se dessinait ainsi, tissée dans l’entremêlement des références religieuses et scientifiques.
28Le récit historique que R. Cousin bâtissait autour de la fondation des territoires (« foyers ») de la maladie par les Sarrasins rejetés, se présentait sur le même modèle, transposant fidèlement les différents épisodes de la malédiction originelle17.
29Ces deux horizons d’expérience, le mythe et l’histoire, éclairaient au final le sens de la trajectoire de vie, l’horizon biographique, marqué dès l’origine par la malédiction de la maladie. Au terme de l’itinéraire, Robert Cousin eut ainsi une étonnante remémoration. Il se revoyait enfant sur les genoux de son grand-père, celui-ci le repoussant en proférant, en patois (la langue originelle), une injure que l’on peut traduire ainsi : « va-t-en de là, petit bâtard ». La remémoration prit l’allure d’une révélation, lorsque ouvrant le Dictionnaire français-touareg du Père de Foucault, Robert Cousin découvrent un terme à la consonance équivalente au mot injurieux (arrou). Ce terme, dans la langue berbère, signifiait à la fois « hérétique » et « descendant ».
Identité narrative et notion de « destin »
30L’expérience que m’a fait partager Robert Cousin constitue à mon sens un très bel exemple du travail de l’identité narrative, tel qu’il a pu être défini au terme du séminaire aixois sur la « production du récit collectif »18. En métaphorisant la maladie, ce travail a tout d’abord permis à R. Cousin de la distancier : l’altérité (le « gène mutant ») inscrite dans son corps, créatrice d’une discordance entre son corps et le monde, devient une altérité ancestrale, inscrite dans une histoire collective, et par là même ennoblissante. Dans un second mouvement, le processus de mise en cohérence structurelle des strates de la narration permet à l’identité individuelle de trouver sa plénitude dans l’idée même de répétition ou de récurrence ; l’histoire de vie de R. Cousin réitérant celle vécue « de tous temps » par les Ancêtres. Écrivant le roman de sa propre destinée, Robert Cousin peut « récupérer » son sentiment d’altérité originelle en incorporant l’histoire au sens strict : il saigne le sang versé des Sarrasins, le sang de l’Histoire.
Notes de bas de page
1 Y. Verdier, Coutumes et destin. Thomas Hardy et autres essais, Paris, Gallimard, 1995, p. 154.
2 Cf. Karine-Larissa Basset, Le légendaire sarrasin en France. Configurations et histoire d’un contre-récit national (XIXe-XXe siècles), Grenoble, CARE, 2006.
3 Cf. François Laplantine, Anthropologie de la maladie. Étude ethnologique des systèmes de représentations étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Paris, Payot, 1992 et Michèle Leclerc-Olive, Le dire de l’événement (biographique), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997.
4 F. Laplantine, op. cit., p. 36.
5 K.-L. Basset, Le légendaire sarrasin…, op. cit., chap. 4, « La quête autobiographique de Robert Cousin », p. 185-263.
6 M. Leclerc-Olive, op. cit., p. 222.
7 Cf. N. Fresco, D. Silvestre, « Représentations imaginaires de la génétique et de l’hérédité », in J. Feingold (dir.), Génétique médicale. Acquisitions et perspectives, Paris, Flammarion, INSERM, 1981, p. 313-321 ; P. Gleize, « L’hérédité hors du champ scientifique », Ethnologie française, t. XXIV, Penser l’hérédité, 1994, p. 11-24.
8 Cf. Guy Brunet, « Population et hérédité : à la croisée des pistes », Revue d’histoire des sciences, t. XLVII, 1, janvier-mars 1994, p. 91-106
9 Cf. « Une histoire écrite dans le sang », L’Événement du Jeudi, 15-21 novembre 1990. Cf. aussi les ouvrages de vulgarisation scientifique du Pr. Jean Bernard : Le sang et l’histoire, Paris, Buchet/Chastel, 1983, et La légende du sang, Paris, Flammarion, 1992.
10 Nicole Lapierre, « Blessures nominales », in Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de soi et trauma, Paris, Anthropos, 1998, p. 87.
11 L’on touche ici à l’un des « noyaux durs » du légendaire sarrasin, entendu comme grand récit générique. À travers le thème du « sang altéré » (le sang malade par excès d’ascendance), du sang noir, le récit de R. Cousin rejoint en effet le mythe ancien de la « race maudite », dont Francisque Michel a répertorié de nombreuses versions dans la France du XIXe siècle. F. Michel, Histoire des races maudites de France et d’Espagne, Paris, 1847. Pour un plus ample développement sur ce point, cf. K.-L. Basset, 2006, p. 272-278.
12 Cf. Guy Brunet, « Population et hérédité : à la croisée des pistes », art. cit. La presse s’est emparée un moment de cette histoire, cf. J.-M. Gardanne, « Les visages pâles se font du mauvais sang », Provence-Dimanche, éd. de Marseille, 14 avril 1985.
13 Jean Bernard, Le sang et l’histoire, op. cit., p. 83.
14 Cf. Patrice Bidou, « Le nom propre, un pilier mythique », Ethnologie française, 1993, 1, t. XXIII, pp. 27-36.
15 Évoquant son ascension du mont Chalam, qu’il suppose avoir été le lieu de refuge des Sarrasins, au cœur du « foyer » jurassien de la maladie Rendu-Osler, il écrit, ému : « J’ai gravi ce sommet isolé du Jura central ».
16 Désiré Monnier, « Éléments pour une carte sarrazine en Haute-Bourgogne », Annuaire du Jura, 1856.
17 Il me suffit d’évoquer de nouveau le mont Chalam, refuge des Sarrasins survivants en Bourgogne, dont le nom ne peut que résonner avec celui de Cham, l’ancêtre noir de la mythologie africaine, fils de Noé, survivant du Déluge après qu’il eut commis un inceste symbolique.
18 Cf. Jean-Noël Pelen, « La production du récit collectif », Le Monde alpin et rhodanien, Grenoble, n° 4/1999, p. 97-103.
Notes de fin
* Tous mes remerciements et ma reconnaissance vont ici à M. Robert Cousin, qui m’a offert son récit avec une grande disponibilité et beaucoup d’intelligence.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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