Entrer en histoire. L’évocation de l’épopée napoléonienne
p. 199-209
Texte intégral
1L’épopée napoléonienne représente au sein même des reconstitutions historiques un mouvement de grande ampleur1. Alors que les autres spectacles sont fixes et recentrés sur un environnement local, les groupes de reconstitution napoléoniens sont mobiles et participent à des rencontres internationales. Les différentes associations françaises, italiennes, belges, anglaises, allemandes, tchèques et russes, divisées en deux camps – celles recomposant la « Grande Armée » de Napoléon et d’autres, en nette minorité, incarnant les forces coalisées –, se retrouvent lors de grands rendez-vous annuels pour bivouaquer et s’affronter sur les hauts lieux des guerres de l’Empire ou de la Révolution.
2En effet, la reconstitution napoléonienne se partage en deux thèmes : les reproductions de batailles menées par les conscrits de la Révolution, majoritaires en Italie, et les évocations des campagnes des grognards de l’Empire qui rassemblent plus de deux tiers des associations. Les différences entre ces deux temporalités se retrouvent visiblement au niveau de l’apparence vestimentaire. Les figurants associés aux soldats de l’An IX sont habillés de façon disparate dans des uniformes rapiécés, chaussés de grossiers sabots. Un aspect négligé qui contraste avec les tenues irréprochables arborées par les régiments impériaux. L’allure « débraillée » des premiers correspond certes à une réalité historique, mais est cultivée à dessein par les reconstituteurs de bataillons de la Révolution afin de mieux se démarquer des figurants « Premier Empire ». Il ne s’agit pas ici d’une attitude d’hostilité mais l’expression de sensibilités différentes : les reconstituteurs « révolutionnaires » préfèrent Bonaparte à Napoléon et observent sur le terrain une discipline beaucoup moins stricte. La discipline militaire doit se comprendre au sens premier du terme car ces soldats de plomb animés repoussent la scénarisation jusqu’aux plus proches limites de la réalité historique, quelle que soit la pénibilité. En reconstitution on dort à plusieurs sous des tentes spacieuses, et ce en dépit du climat. On obéit aux « gradés » qui peuvent ordonner marches forcées, corvées diverses (de bois, d’eau, d’épluchage…), et dans certains cas des sanctions (nettoyage de tous les fusils du groupe par le fautif, « tours de garde la nuit »…).
3Cette fidélité aux conditions de vie de la période d’adoption est un élément indispensable à la compréhension de ces reconstitutions de campagnes militaires qui, contrairement à d’autres mises en scènes historiques, ne laissent aucune place à ce qui pourrait apparaître pour les acteurs comme du folklore. Ainsi les reconstituteurs sont-ils inlassablement en recherche d’une « authenticité » historique. Une quête de légitimation de leurs pratiques autant qu’une aspiration à la reconnaissance de leur travail qui s’adresse aux professionnels de l’histoire. Il n’est pas rare en effet que certains spécialistes (J. Tulard, P. Miquel, T. Lentz) soient invités en marge des reconstitutions afin de crédibiliser la narration historique proposée.
La mise en scène de soi
4En évoquant, pour l’instant, la seule dimension guerrière de l’épopée, on joue le jeu des médias ou du grand public pour qui l’épopée se résume aux seules simulations de batailles ou à des défilés de troupes costumés dans la rue. Ces démonstrations, par leur dimension spectaculaire, masquent les nombreuses autres activités pratiquées lors des reconstitutions. Cependant ces évocations théâtralisées ne se cantonnent pas au seul registre militaire mais abordent régulièrement la vie quotidienne. Ces voyages dans le temps nécessitent d’importants travaux de mise en scène, notamment l’installation des bivouacs et la revitalisation des métiers d’antan. Pareillement, Napoléon est loin d’être au centre de ces célébrations. L’ensemble de ces associations, qui perpétuent bien sûr le souvenir napoléonien, privilégient en réalité dans leurs scénarisations la vie des recrues qui ont accompagné l’Empereur dans son aventure. De fait, si célébration il y a, c’est moins celle de Napoléon que celle des ancêtres anonymes, véritables héros de ces recompositions. Ce que traduit en ces termes Daniel Fabre :
« L’expérience révolutionnaire […] met en action une nouvelle conception de l’héroïsme, celle des Lumières. Les êtres d’exception ne renvoient plus ni à un au-delà ni à une différence ontologique puisque les sujets sociaux sont, en tant que tels, tous égaux […] Les héros sont donnés au peuple qui donne aussi des héros. Chaque citoyen prend part à cette révolution collective comme il participe au gouvernement de la Nation. L’arrivée de Napoléon Bonaparte ne rompt pas avec cette représentation, il la prolonge, il la gauchit et, en quelque façon, la dépasse. Lui aussi exalte l’héroïsme collectif – celui du peuple en armes, de la Grande Armée, de la Garde –, lui aussi officialise un certain protagonisme – c’est l’esprit même de la Légion d’honneur – mais il s’impose très vite non seulement comme le héros plébéien tirant sa légitimité de ses actes mais encore comme la synthèse et la source toujours vive de l’héroïsme français. C’est en tant que tel qu’il continue à s’offrir en inspirateur. »2
5Des coulisses d’une reconstitution, la part la plus décisive revient à la garde-robe. Le « costume d’époque » au centre de tous les regards est confectionné avec le plus grand soin, il est donc indispensable de se rendre chez un costumier militaire qui fonctionne comme un marché parallèle spécialisé. L’un des plus célèbres se trouve à Marseille. Atelier artisanal de création et de réalisation de costumes, le « Chat Botté », fondé en 1983, s’est spécialisé dans la reconstitution de tenues civiles et militaires du 1er Empire. Travaillant à l’origine uniquement pour le monde du théâtre, Pascale et Stéphane Richy ont modifié leurs activités jusqu’à devenir les « fournisseurs aux armées » de plusieurs associations de reconstitution. Leur succès s’explique par leur réputation de « sérieux historique ». En effet ils travaillent régulièrement sur des restaurations de costumes d’époques pour des musées de l’armée, comme celui de L’Empéri à Salon-de-Provence.
6Mais la « garantie d’authenticité » que confère l’étiquette du « Chat Botté » a un prix et la reconstitution historique se révèle être un loisir onéreux pour ces acteurs bénévoles. Pour se vêtir en grenadier à pied de la Garde impériale, le modèle le plus reproduit, le coût est d’environ 1 500 euros, accessoires non compris. Le célèbre « bonnet à poil » vaut à lui seul et sans décorations 400 euros. Pour un uniforme de cavalier dont la décoration est plus somptueuse, la somme atteint un total de 3 000 euros. Des prix qui s’expliquent par les heures de main-d’œuvre et la qualité des garnitures de confection (buffleterie, fil d’or, fourrures véritables…). À ces dépenses indispensables s’ajoutent celles de l’acquisition des armes (fusils, baïonnettes, sabres, haches, pistolets), du harnachement de chevaux (sellerie, mors, étriers…) et des éléments du bivouac (tentes, cantinières, tables et bancs…). Bien d’autres accessoires sont nécessaires à une bonne reconstitution : les instruments de musique (fifres, tambours, parfois cuivres…), des drapeaux, le bagage personnel du guerrier (havresac, vaisselle et autres menus objets).
7Une solution moins onéreuse consiste à louer son costume pour la durée de la manifestation, sans compter sur les associations qui ont un fond commun permettant d’équiper un nouveau venu ou de remplacer une pièce endommagée. Cependant s’ils disposent de suffisamment de temps, ces passionnés préfèrent confectionner eux-mêmes leurs costumes à partir de documents iconographiques que l’on trouve dans toute une presse spécialisée comme Traditions, détaillant la fabrication des uniformes ou l’entretien des armes à poudre noire. Les reconstituteurs s’appuient encore sur des collections de manuels d’uniformologie qui rassemblent des centaines de planches réalisées par des peintres de l’armée et des croquis dessinés par des grognards accompagnés de descriptifs minutieux des matières employées, des différentes teintes ou des ornements. Enfin il existe des dizaines de « fanzines » (à tirage limité et à distribution par abonnement) qui sont fabriqués par les passionnés et dans lesquels ceux-ci font état de leurs recherches, échangent des astuces de fabrication, passent des petites annonces… La revue amateur la plus lue dans ce milieu de la reconstitution s’appelle Le bivouac. Mais il va de soi que les fournisseurs aux armées ne respectaient pas à la lettre toutes les consignes réglementaires et, surtout en temps de guerre, les soldats dont l’uniforme partait en lambeaux sous l’effet des intempéries et de l’usure faisaient vêture de tout ce qui leur tombait sous la main, offrant au regard une apparence disparate bien loin des images lissées des gravures.
Vivre dans les bivouacs
8Contrairement aux spectacles « son et lumière » du type du Puy du Fou qui se déroulent sur podium et nécessitent l’acquisition d’une place de spectateur, la majorité des reconstitutions napoléoniennes se présentent au public gratuitement, financées par des subventions publiques ou du sponsoring (Coca-Cola par exemple). Certaines villes bien dotées qui les accueillent comme Ajaccio ou Boulogne concoctent cependant un feu d’artifice d’accompagnement. En revanche dans le cas du petit village de Malijai, situé sur la route touristique de Napoléon, la spectacularisation de la reconstitution vient de l’association passionnée de la « Commission napoléonienne » et de l’Office municipal des fêtes animé par Maguy Feroux et Rémi Prou. Ils ont réussi la prouesse, pour un coût modique, de construire un spectacle pyromélodique de trente minutes avec musique d’accompagnement et récit en voix off traité par un bénévole associé à un feu d’artifice commandé à un professionnel, avec en apothéose la silhouette du petit caporal vue de dos. Mais dans ces reconstitutions, la volonté affirmée des organisateurs est de se démarquer des autres productions de récits à caractère historique, en instituant ce qu’ils perçoivent comme de la rigueur historique c’est-à-dire une suppression de toute intervention trop visiblement contemporaine, notamment les effets spéciaux, dans la sphère intemporelle qu’ils s’efforcent de construire. Alain Renaud, reconstituteur commente :
« Chez nous, le seul son, c’est celui du canon, des notes de fifres et des roulements de tambour… Et pour les lumières, celles du soleil, des flambeaux et des coups de feu ! »3
9Malgré tout, les villes où sont amenés à défiler les troupes napoléoniennes, de Boulogne à Madrid ou Milan, ne sont que des villes transformées par la croissance urbaine et les reconstituteurs doivent composer avec les câbles aériens, les chaussées asphaltées ou l’architecture contemporaine. Pour autant, tout un ensemble de faits et gestes ou de matériel ont pour objectif de recréer, contre tout brouillage parasitaire du temps présent, un cadre et une ambiance dans l’esprit du XIXe siècle. Comment faire renaître le passé de ses cendres ? Le décor joue un rôle essentiel dans l’illusion. Ici l’élément clef est le bivouac, point d’arrivée et de départ de tous les défilés, centre névralgique du dispositif scénographique, lieu de rassemblement des troupes entre les batailles. Le bivouac, c’est encore le cadre de vie principal des reconstituants, leur site de repos, de restauration ou d’échanges avec les spectateurs. Un soin bien particulier est ainsi apporté à l’élaboration de cet espace duquel doivent disparaître les signes les plus visibles du monde d’aujourd’hui ; plus facile sera par la suite l’immersion dans le passé. L’idéal est encore le terrain neutre, sablonneux comme à Saint-Raphaël ou Golfe Juan où le bivouac est monté sur la plage ; champêtre, comme à Eylau ou Marengo ; pavé comme celui des places italiennes de Vérone ou Tolentino. Après une détermination de la disposition géométrique des tentes, il devient nécessaire de s’approprier le lieu et c’est ici que survient l’usage quasi caricatural de toute reconstitution, la fameuse botte de foin éparpillée pour couvrir le sol et confectionner les litières. La botte de foin, pratique et de transport aisé, ajoute à l’espace l’attrait de la matière, sa couleur dorée et la douce odeur de l’herbe séchée. Associée à la vie des campagnes dans l’esprit collectif, elle est incontournable en reconstitution, comme le symbole fragile de la trace d’un passé de feu de paille. Viennent ensuite les bûches, soigneusement empilées et placées auprès des feux de camps au centre du bivouac, lesquels sont surmontés d’une broche ou d’un crochet d’où pendent des marmites de fonte noircies par l’usage, feux qui s’embrasent le soir venu ou à l’heure des repas. Dans les intervalles sont disposés tables et bancs de bois qui laissent trôner parfois un tonnelet de vin mis en perce. À cette étape, ne reste plus qu’à monter les rangées de tentes doubles, beiges ou blanches en un alignement martial de façon à former un quadrilatère. À l’occasion, comme lors du Millénaire du Château de l’Empéri à Salon-de-Provence, les reconstituteurs poussent le réalisme jusqu’à poster des guérites en planches dans lesquelles prendront place des sentinelles. Les services municipaux auront alors délimité l’enceinte et bloqué le périmètre à la circulation automobile, si possible pendant la durée des festivités. Une certaine réalité advient par ces petits arrangements avec la représentation du bivouac. Celui-ci est chargé de produire de la fiction pour les contemporains et par là même une certaine connaissance du passé.
Site des Grognards à Oisy-Le-Verger. Reconstitution de mai 2001
10S’y rattache le jeu des acteurs amateurs qui font de leur mieux pour entrer dans la peau de leur personnage de soldat des guerres napoléoniennes, instruits par de nombreux manuels d’histoire militaire. Citons en particulier la synthèse didactique des Campagnes napoléoniennes d’Alain Pigeard, agrégé d’histoire et professeur en lycée, publiée aux éditions Quatuor en 1998. L’auteur précise qu’il s’appuie sur des sources d’archives et qu’il a, en toute modestie, une formidable connaissance de la presque totalité de la bibliothèque napoléonienne. L’ouvrage est divisé en douze chapitres traitant d’une campagne de 1796 à 1815. Les grandes batailles y sont analysées et décrites « heure par heure », des témoignages de combattants, tirés de « Mémoires », viennent compléter chacun des grands événements tout comme une iconographie dite riche et nouvelle. L’auteur, particulièrement connu des reconstituteurs et des joueurs de « wargames », conférencier en 2004 à Golfe Juan lors de la commémoration du cent quatre-vingt-neuvième débarquement de Napoléon, a aussi publié, parmi bien d’autres, un Guide mondial napoléonien et un ouvrage sur La grande Armée.
11Pour ces passionnés, il faut fournir un effort considérable et sans cesse renouvelé pour assimiler une documentation factuelle et calquer leurs comportements sur ceux des rudes « grognards », tels qu’ils se sont eux-mêmes dépeints dans certains textes telles les célèbres mémoires du sergent Coignet. Ce n’est qu’après avoir débuté ces deux transformations, extérieure et intérieure, que le figurant complète sa métamorphose. Le seul port d’un uniforme cependant ne suffit pas. Ce qui est donné à voir aux spectateurs est, in fine, la somme d’investissements personnels, en temps et en argent, ainsi que l’aboutissement d’un travail collectif long et minutieux élaboré au cours de mois et d’années.
La chasse aux anachronismes
12En matière d’accessoires, la règle d’or de tout bon reconstituteur est d’éviter les anachronismes et cela ne peut être sans sacrifier à son confort personnel. Cette décision modifie les habitudes et les modes de vie de chacun car l’exclusion touche à tout objet postérieur au premier quart du XIXe siècle. Cependant les acteurs, par obligation, font quelques concessions à la modernité : lampes de poche, sacs de couchage… Le strict minimum quand on passe deux ou trois nuits sous une tente. C’est pourquoi l’usage en est toléré, mais à la condition expresse de ne pas se faire remarquer des visiteurs, ou pire encore, d’une association concurrente, ce qui nuirait à la réputation du groupe. La complicité des participants est donc indispensable à la réussite de l’ensemble, et chacun doit être motivé pour « jouer le jeu ». Les anciens sont chargés de responsabiliser les néophytes par leur attitude exemplaire et en faisant montre d’une vigilance de chaque instant. Dans chaque groupe, on nomme à tour de rôle un des membres pour superviser cette chasse aux anachronismes. Ainsi les duvets sont camouflés dans des housses de toiles grossières et les effets personnels rangés dans des cantinières frappées du sigle de l’aigle impérial, lampes et réchauds à gaz sont remplacés par des bougies et des braséros. Les couverts sont de préférence usagés, en bois ou en métal : pichets et gobelets d’étain ou de grès, écuelles en bois. Pour les porteurs de lunettes, les verres fumés sont proscrits et les plus pointilleux n’hésitent pas à faire l’acquisition d’une seconde paire à monture d’acier, imitation des bésicles de l’époque. Pour les fumeurs, surtout pas de cigarettes manufacturées ! Elles sont remplacées par des cigarillos et du tabac à rouler, à priser ou à chiquer. Quant aux puristes, ils ne jurent que par l’emblématique « bouffarde ». Les chaussures sont teintées en noir, et leurs semelles sont cloutées pour tenter de reproduire celles qui ont parcouru toute l’Europe aux pieds des soldats de l’époque. Pour les reconstituteurs reproduisant les demi-brigades des armées de l’An IX parties à la conquête de l’Italie, ces mêmes souliers sont abandonnés pour une paire de sabots de bois et une tenue dépenaillée.
13Outre leurs vêtements, les acteurs modifient leur propre apparence, se laissant pousser barbe, moustaches et favoris à la manière des rudes vétérans des campagnes napoléoniennes. Ceux qui ont les cheveux assez longs les nouent en catogan ou les tressent en « cadenettes » comme le voulait la mode militaire jusqu’en 1805. D’autres encore se font percer les lobes des oreilles et portent des boucles. Ces dernières, en or, constituaient la « banque » du troupier, sa réserve en cas de coups durs.
14Mais tous les « maquillages » du présent vers le passé ne sont pas aussi simples à réaliser. D’où l’appel à des professionnels qui fournissent tout ce qu’on ne peut reproduire soi-même : uniformes, armes blanches et à feu, buffleterie, sellerie… Tous ces accessoires ne sont pas des reproductions. En effet, tout reconstituant digne de ce nom possède sa panoplie personnelle de menus objets glanés chez les antiquaires, dans des brocantes ou au hasard de « bourses aux armes ». Il s’agit d’une collection hétéroclite d’ustensiles civils ou militaires pour laquelle ils peuvent dépenser des sommes conséquentes. Tabatières, canifs, dés et cartes à jouer, montres à gousset, peignes, rasoirs, pièces de monnaie, boutons d’uniformes, broches et médailles à l’effigie de l’Empereur, nécessaire de couture et d’écriture, un inventaire à la Prévert auquel s’ajoute l’équipement du guerrier. Chaque corps possède ses outils spécifiques : trousse de toilettage de chevaux pour les cavaliers, hache et sabre modifié – une partie du tranchant est dentelée comme une scie à bois – pour les sapeurs, instruments et partitions pour les musiciens, mallette de chirurgien des officiants du service de santé de la Grande Armée… La composition de ce trousseau individuel reflète bien la personnalité et les goûts du possesseur selon sa composition, tandis que la valeur et le nombre des pièces réunies donnent pour leur part des indices sur le temps d’ancienneté ou le degré d’investissement personnel de celui qui l’a constitué. Pour le reconstituteur, la recherche puis l’acquisition de ces « reliques » de l’épopée témoigne de son attachement pour un passé mythifié : ce sont des liens matériels avec ceux qui ont fait l’épopée et en quelque sorte les signes extérieurs de la passion qui les anime. Maquillage de matériel récent de façon à lui conférer la patine du temps, fabrications d’après modèles, achats de copies ou d’originaux… Une fois tous ces accessoires réunis, le décor est enfin planté. Mais il reste désormais à l’animer en y faisant évoluer les protagonistes. Chaque reconstituteur doit ainsi posséder parfaitement son rôle s’il veut entièrement se fondre dans cet environnement décalé dans le temps. En d’autres termes, après avoir recomposé le milieu, il faut en restituer l’atmosphère. Cela passe par tout un ensemble de faits et gestes que nous allons aborder à travers les « façons de dire et les façons de faire » des reconstituteurs.
15L’oralité est l’une des composantes de la mise en scène qui donne le plus de « fil à retordre » aux amateurs. Cependant elle apporte en contrepartie encore plus de vraisemblance au récit collectif à produire. Se vêtir d’un uniforme d’époque ou marcher d’un pas cadencé, voilà qui est peu ou prou à la portée de tous. Mais faire usage d’une langue étrangère ou tenter de s’exprimer dans la sienne comme on le faisait deux siècles auparavant, voilà qui est plus ardu. C’est pour ce dernier cas un exercice de style délicat car il faut non seulement se familiariser avec le jargon de l’époque, mais faire abstraction du recours inné au langage d’aujourd’hui. Aussi, même les plus acharnés ne peuvent qu’expurger leur parler de ses tournures les plus contemporaines, y glissant de temps à autres un certain nombre d’expressions d’autrefois : un « viatique du reconstituteur » fait d’un argot militaire, d’un florilège d’expressions imagées et d’un chapelet de solides jurons. Le canon devient le « brutal » ; le bonnet à poil, « la ruche à miel » ; se battre en duel, « se rafraîchir à coups de sabre » ; charger sa baïonnette, « déjeuner à la fourchette ». Un vocabulaire puisé dans la littérature du temps et les souvenirs publiés des vétérans aux multiples campagnes. Des modifications parfois infimes, mais aptes à susciter la déportation dans le temps, à l’exemple des ordres clamés respectant la diction censée être d’alors : « Soldats, prenez garde à vous ! », « Portez vos armes ! », « Reposez-vous sur vos armes ! ». L’apprentissage de l’oral ne se limite pas au seul vocabulaire. Il regroupe chants de marche – « La chanson de l’oignon » – et de guerre – « On va leur percer le flan » –, chansons à boire – « Le 31 du mois d’août » – et airs populaires – « Veillons au salut de l’Empire » – qui sont plutôt réservés aux veillées nocturnes dans le bivouac. Une poignée d’autres chants, plus lointains – « La complainte de Mandrin » – ou tombés dans l’oubli sont parfois entonnés par les anciens de la reconstitution, jaloux de ces preuves d’ancienneté les démarquant des novices et des spectateurs. Enfin, puisque dans ce milieu Napoléon est évidemment mieux perçu en tant que « sauveur de la Révolution » plutôt que comme son fossoyeur, tous les plus célèbres hymnes révolutionnaires sont de la partie. Sans d’ailleurs que le fait déroge à l’exactitude historique car ils furent adoptés de bonne grâce par le nouveau régime, non sans quelques essais de variantes, sur le modèle de cette « Carmagnole » recomposée sur une tonalité Directoire : « Ah le voilà, il ira, ça ira – Gloire soit rendu au grand Bonaparte – Ah ! ça ira… Dans Bonaparte j’ai bonne espérance – Ah ! ça ira… Oui puisqu’il s’en mêle, on en finira. »4 On sait que dès le règne de Louis XVIII, la légende napoléonienne se mit en marche grâce aux souvenirs écrits des vieux grognards et aux éditions des chansons de la Grande Armée qui sont ainsi parvenues jusqu’à nous.
16Par ailleurs, dans la plupart des associations, tout nouvel arrivant se choisit un nom de guerre qui correspond au patronyme d’un véritable soldat des guerres napoléoniennes : « On prend des identités de grognards ayant réellement existé » explique Alain Renaud5, qui bénéficia d’une heureuse coïncidence puisqu’il découvrit au cours de recherches généalogiques qu’un de ses ancêtres prénommé Hyppolite avait servi dans le premier régiment d’infanterie de la Garde. Il nous précise :
« Je n’ai même pas eu à changer de nom puisqu’on porte le même ! Et en plus il était dans le corps des sapeurs tout comme moi ! Si c’était pas un appel du pied pour faire de la reconstitution ! […] Alors moi je peux dire que j’ai fait les campagnes d’Italie par personne interposée puisque mon aïeul y a participé. »
17Enfin, comme il était d’usage dans l’armée, chaque participant se voit attribuer un surnom sous la forme d’un sobriquet qui renvoie à des caractéristiques physiques (Ficelle) ou à des traits de caractère (Beau-Parleur). Plus édifiants sont ceux qui se réfèrent à la mémoire du groupe de la reconstitution – c’est le cas du groupe « La flamme impériale de Fréjus » au sein duquel « Père la poudre » s’était roussi les moustaches à la suite d’une erreur de manipulation – et qui renforcent le sentiment d’adhésion et d’interconnaissance.
18L’esprit collectif se retrouve aussi dans la préparation des repas. Au cours des premières créations de reconstitutions, les délégations en costume d’époque faisaient la tournée des épiceries et recevaient quelques nourritures en échange d’un « Bon pour ravitaillement ». Les épouses-cantinières élaboraient ensuite une cuisine cuite au feu de bois. À Malijai, la « Commission Napoléonienne » propose depuis 1996 un banquet à base de bœuf rôti à la broche. Cette année-là, un bœuf avait été offert à l’office de tourisme par la chambre d’agriculture des Alpes de Haute-Provence afin de contrer les effets néfastes de la crise dite de la « vache folle » sur la confiance des consommateurs. Le succès populaire rencontré persuada a posteriori les organisateurs de réinscrire ce banquet né d’un concours de circonstances au programme des éditions suivantes. Hormis dans les Alpes de Haute-Provence, ces pratiques festives traditionnelles sont en net recul au profit de traiteurs habitués à fournir les collectivités et financés par les municipalités dans les sites urbanisés.
19À Golfe Juan, les repas sont ainsi servis dans un grand réfectoire abrité sous un vaste chapiteau de toile surmonté d’une pancarte « A la soupe de l’Empereur ». Seul le repas du dernier soir est ainsi pris en commun au sein du bivouac pour souder les membres des associations victimes de considérations d’ordre touristique. Parmi elles, signalons le rôle de l’écrivain public du bivouac qui excelle en général dans les démonstrations de calligraphie. Les touristes peuvent conserver une trace palpable de leur visite par l’achat d’un fac-similé d’un document militaire d’époque personnalisé.
20L’« histoire vivante » pour des troupes napoléoniennes nécessite ainsi tout un savoir-faire militaire et civil, toute une gestuelle contrainte par des tâches d’intendance – cirer les brodequins, repriser les accrocs de l’uniforme, apporter le fourrage aux chevaux, graisser les fusils… Le rapport à l’histoire se noue par les liens concrets du costume, du temps passé dans les bivouacs et la restitution d’un mode de vie recomposé à la lecture d’ouvrages érudits, toute une mémoire de savoirs rejouée grandeur nature.
Notes de bas de page
1 Cette synthèse doit beaucoup au travail de Tanguy Bocconi que je remercie tout particulièrement. Ce texte participe d’un mémoire d’Habilitation à Diriger des recherches intitulé : La geste des temps. Les reconstitutions historiques : pratiques sociales et imaginaire du passé, soutenu le 27 juin 2008 à Aix-en-Provence. Il fera de plus l’objet d'une traduction en version anglaise.
2 Pierre Cenlivres, Daniel Fabre, Françoise Zonabend, « L’atelier des héros », La fabrique des héros, Paris, éditions de la MSH, 1998, p. 233.
3 Entretien du 16 décembre 1999, La Ciotat.
4 Cité in Alain Corbin, Noëlle Gérome, Danielle Tartakowsky, Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, p. 67.
5 Entretien du 16 décembre 1999, La Ciotat.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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