L’identité narrative des survivants des camps nazis dans les témoignages audiovisuels
p. 169-180
Texte intégral
1Les années 1990 ont vu se multiplier les initiatives d’enregistrement de témoignages de survivants des camps nazis, particulièrement des camps d’extermination, prenant place dans la large production littéraire ou testimoniale relative à l’univers concentrationnaire1. L’on peut imaginer que les relations qu’entretiennent Sujet et Histoire sont au centre de tels récits.
2Au travers de l’analyse d’un fonds de témoignages audiovisuels – celui de l’antenne belge du Fortunoff Archive –, il est proposé de montrer comment l’Histoire s’invite dans la configuration des récits individuels, de comprendre où sont les points de solidarisation entre récits collectifs – qui conforment des récits individuels par la même interprétation d’une histoire partagée –, et l’identité narrative, à savoir l’assignation à un individu ou à une communauté d’une identité spécifique que l’on peut appeler leur identité narrative, ce « rejeton fragile issu de l’union de l’histoire et de la fiction ». En effet, l’individu ou le personnage du récit n’est pas une entité distincte de ses expériences : au contraire, il partage le régime d’identité dynamique propre à l’histoire racontée2.
L’antenne belge du Fortunoff Video Archive
3La Fondation Auschwitz, centre de documentation, d’éducation permanente et émanation d’une ancienne amicale de prisonniers dont un des buts est de prévenir la résurgence de toute forme de fascisme, a enregistré la première partie de sa campagne – 150 témoignages environ – sur cassettes vidéo dans les studios de l’Université Libre de Bruxelles entre 1992 et 1998. Elle est l’antenne belge du Fortunoff Video Archive, présent dans de nombreux pays, notamment en France, mais elle s’est démarquée de la majorité des autres antennes en n’interrogeant pas seulement les victimes du génocide des Juifs, mais toutes les victimes de la déportation.
4Ces témoignages durent en moyenne quatre à cinq heures. Seul le témoin est filmé et est interrogé par deux interviewers. Le témoin raconte l’expérience de sa déportation, pourquoi et comment il a été déporté, décrit la vie dans les différents camps par lequel il est passé, ce qu’il y a fait et ce qu’il y a vu, mais aussi sa vie d’avant la déportation et sa réadaptation plus ou moins facile au retour des camps. Il évoque donc son mariage, la naissance de ses enfants, sa vie professionnelle, ce qu’il pense de l’actualité (à l’époque, l’Affaire Dutroux, la guerre en ex-Yougoslavie), ses problèmes de santé, son avis sur la montée de l’extrême-droite, du racisme, ou de l’antisémitisme3.
5L’option méthodologique d’interview choisie par la Fondation Auschwitz est l’interview de type libre, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune limite de temps ni de questionnaire rigide. Néanmoins, chaque interview suit un « protocole d’interview », liste de thèmes à aborder, segmentée en un avant, un pendant et un après la déportation. La charpente du récit sollicité est donnée par la fiche biographique. Les interviewers ne sont censés intervenir que pour débloquer une situation ou faciliter la reprise de la parole. Sans objectif de recherche déclaré, la solution adoptée par la Fondation consiste à demander au témoin de donner la leçon essentielle qu’il tire de son expérience, ou de communiquer ce qui l’a le plus marqué ou encore de choisir lui-même la thématique avec laquelle il désire terminer son témoignage.
6Si le témoignage produit résulte d’une coproduction entre l’interviewer et le témoin, dont la marque la plus visible est la structure du temps donnée par l’interviewer qui veille à ce que la suite événementielle soit respectée, néanmoins au delà de la forme dialogique, un récit se dégage de l’ensemble du témoignage, une véritable identité narrative se construit.
Le temps
7Dans la structure tripartite du temps du récit de vie (avant, pendant, après la déportation), l’expérience concentrationnaire, objet de la campagne d’interviews, constitue le thème central, non seulement par la grande proportion de l’interview consacrée à l’expérience des camps, mais aussi par les différentes évaluations et qualificatifs donnés par les témoins sur leur expérience dans son ensemble, sur ce qu’est l’univers concentrationnaire et surtout sur les raisons de leur survie.
8L’expérience concentrationnaire elle-même se divise en unités de temps plus petites, qui correspondent à la détention dans les différents camps et prisons, également scandées par des évaluations résultant du regard rétrospectif, et fonctionnant par comparaison : par exemple, la vie en prison est souvent considérée comme un paradis par rapport à l’ensemble du vécu concentrationnaire. Ainsi, un témoin dit que Dachau est mieux que Mauthausen : moins de coups, de hurlements, pas de boue dans l’allée principale du camp, que Dachau était le paradis par rapport à Mauthausen, mais devient l’enfer lorsqu’on entasse des prisonniers évacués des autres camps en 1944. Des évaluations peuvent porter sur des situations ou des événements particuliers, unités de temps les plus petites des récits. Certains qualificatifs sont utilisés par tous les témoins : il s’agit des thèmes de l’enfer ou de l’indicible, employés comme métaphore de l’horreur de l’expérience ou des situations. L’indicible, signe d’une expérience non partagée avec l’auditeur, n’est pas une métaphore énoncée par les seuls survivants du génocide.
9Dans un témoignage, l’emploi des mêmes évaluations pour décrire des situations longues (par exemple toute l’expérience concentrationnaire) ou un épisode particulier donne une cohérence au récit. Ainsi de nombreux témoins soulignent qu’il fallait une chance inouïe pour survivre, et à plusieurs reprises racontent des événements où ils ont eu effectivement de la chance. Les événements racontés deviennent une illustration des évaluations globales qui répondent aux questions relatives à la nature du camp de concentration et des possibilités d’y survivre.
10Un premier niveau de cohérence du récit se construit donc autour d’une interprétation globale, d’un regard rétrospectif sur l’expérience concentrationnaire, et les événements racontés à propos des différents camps en servent alors d’illustration. Cette cohérence donnée par la similitude des évaluations, par la répétition des mêmes motifs narratifs se constate dans les récits des témoins qui témoignent régulièrement et donne un aspect verrouillé au récit.
Les récits collectifs de la déportation
11Dans ce fonds, dans cet ensemble de témoignages se retrouvent aisément trois types de récits, à savoir les trois récits collectifs qui ont structuré les interprétations de la déportation depuis la fin de la guerre : il s’agit du récit communautaire juif, du récit antifasciste et du récit patriotique ou national4. À la Fondation Auschwitz, ils sont appelés mémoire politique universalisante, mémoire communautaire et mémoire nationale et/ou patriotique5. Ces trois récits ont chacun leur histoire, et ont tissé entre eux des relations diverses selon les époques. Pour résumer fortement, dès la fin de la guerre, les gouvernements européens ont été confrontés à l’héritage politique et idéologique de la Seconde Guerre mondiale. En Belgique, une appropriation métaphorique s’effectue et produit un récit de l’occupation intégrant résistance et nation. Mais les diverses expériences liées à l’occupation nazie ne furent pas vécues selon un partage national, mais en fonction de ces expériences même (résistance, déportation, travailleurs volontaires), donnant lieu à autant de récits particuliers et souvent contradictoires. Néanmoins, le patriotisme et l’antifascisme furent les deux récits dominants de l’immédiat après-guerre. Le récit patriotique fut rapidement ruiné : dès juillet 1945 a débuté ce qu’on a appelé la Question Royale, relative à la possibilité pour Léopold III de revenir sur le trône en raison de son attitude pendant la guerre, et qui a véritablement divisé le pays selon un partage communautaire : les Flamands y étaient majoritairement favorables, tandis que les francophones plutôt opposés. La particularité du génocide ne trouve pas de place dans ces récits. En Belgique, dans les années 1960 et 1970, le déclin du récit patriotique est accentué par la déconstruction de l’État, tandis qu’émerge lentement la volonté de reconnaissance de la particularité du génocide, jusqu’à ce que ce récit occupe une place prépondérante à partir des années 19906.
L’identité narrative
12La justification de leur survie constitue le thème central de la majorité des témoignages, socle commun de leur identité narrative. La proposition qui résume l’expérience concentrationnaire de chaque récit est la suivante : « Certes, j’ai eu une chance inouïe, mais si je suis sorti de cet enfer c’est aussi grâce à ma détermination à rester en vie ».
13La chance comme ressort interprétatif de la survie a émergé lentement après la guerre, libérant ainsi la parole des rescapés. À cette explication s’en est ajoutée une autre : leur volonté de survivre7. Cette détermination à survivre, qui relève à la fois de leur force de caractère mais aussi de la promesse faite d’en sortir vivant, trouve sa source selon les uns ou les autres dans leurs convictions politiques (croire en la défaite du National-socialisme) ou religieuses (la protection divine), et révèle de la sorte l’identité personnelle mise en avant par chaque témoin.
14Si l’identité narrative se dessine tout au long du récit, sa dimension configurante, l’horizon d’attente vers lequel il tend, se saisit d’emblée, comme d’autres travaux sur les récits de vie l’ont montré8. Tout est en effet dit dans les dix premières minutes, parce que celles-ci dévoilent à la fois certains motifs narratifs récurrents et l’inscription du témoin dans l’un des trois récits collectifs. La première question invite le témoin à se présenter, ensuite viennent des considérations – spontanées ou provoquées par les interviewers – sur son enfance, les organisations de jeunesse auxquelles il a participé, le style d’éducation qu’il a reçue, son engagement politique ou celui de ses parents. Ainsi, comme essayent de le montrer en partie les extraits qui suivent, les récits antifascistes commencent à l’engagement militant, les récits juifs démarrent par l’histoire familiale, ou parfois plus largement par celle de leur communauté disparue, en insistant sur l’antisémitisme d’avant-guerre et les réactions face aux mesures antijuives, tandis que les récits patriotes ne prennent une forme véritablement narrative que lorsqu’est abordée l’invasion allemande du territoire, en mai 1940.
15En cela, la présentation constitue un moment-clé où récit collectif et récit individuel se solidarisent, et où l’on comprend quelle dimension configurante choisiront par exemple les résistants d’origine juive.
Adèle R. (00h02 - 00h03)9
« - Bonjour Madame, je vous remercie d’être venue aujourd’hui, pouvez-vous vous présenter ?
- Mon nom est Adèle R. Adèle Sarah, j’ai deux prénoms, née à Reformatuskovacshar petit village en Hongrie, il y avait une seule famille juive, la nôtre, mais à côté il y avait un autre village où il y avait beaucoup plus de Juifs, il y avait une synagogue où nous allions donc, de temps en temps. Je suis née le 05 juillet 1922, juste au moment qu’on coupait le blé, aussi comme ma grand-mère est arrivée la veille au soir, c’est elle qui a fait l’accouchement parce que mon père n’a pas trouvé un cheval. Le temps qu’elle est allée chercher la sage-femme, quand ils sont revenus ensemble moi j’étais déjà lavée proprement, ma mère aussi nous étions déjà nettes et propres. »
16Adèle R. a été déportée de Hongrie vers Auschwitz avec toute sa famille, dont la grande majorité est sélectionnée dès l’arrivée pour la chambre à gaz. C’est au moment de la libération des camps qu’elle réussit à passer le rideau de fer, et arrive en Belgique. Dès la première minute, elle se présente comme juive et évoque un motif narratif récurrent : l’hygiène. Ce motif constitue le point de vue subjectif à partir duquel elle décrit les conditions de vie dans les différents camps : la régularité des douches, la présence ou non de poux, les toilettes...
Henri K. (00h22 - 00h23)10
« Je m’appelle K. Henri, je suis né à Bruxelles, mes parents venaient de Pologne, et pendant la guerre quand j’ai été dans les camps, mon père m’a raconté sa vie d’avant. Les Polonais lui lançaient des pierres. Il semblerait que les pierres soient l’arme favorite des ennemis des Juifs. »
17Henri K. est le seul survivant de sa famille. D’entrée de jeu, il s’inscrit dans le récit juif, et évoque l’antisémitisme d’avant-guerre à propos duquel son père n’a pas été assez lucide, motif central du témoignage sur lequel il s’attarde dix minutes : tout ce qu’il a vu ou vécu dans les camps est pour lui une manifestation de la haine à l’encontre des Juifs, qui aurait pu être évité si son père avait parlé avant qu’il ne soit trop tard. C’est la raison pour laquelle il livre son témoignage.
18Renée Van H., d’origine juive, se présente comme militante antifasciste de la première heure, s’inscrivant dans ce récit collectif-là.
Renée Van H. (00h02 - 00h04)11
« - Renée Van H., est-ce que vous pourriez vous présenter ?
- Je m’appelle Renée Van H., je suis née le 19 mars 1913, je suis Belge de nationalité et enseignante de profession, comme j’ai enseigné les langues dans les lycées, donc dans l’enseignement secondaire. Je suis née à Bruxelles, j’ai toujours habité Bruxelles et très, très tôt, c’est-à-dire à peu près au moment de la guerre d’Espagne, je suis devenue une militante antifasciste, heu, que j’étais donc bien avant l’éclatement de la guerre 40-45.
- Parlez-moi un peu de votre famille.
- Je suis, j’ai un frère et donc mes parents vivaient à Bruxelles également, je suis mariée, j’ai un fils, un fils de 45 ans et une petite-fille qui est étudiante en médecine, j’avais une très grande famille, mais qui vivait surtout en Hollande, et cette famille, je ne sais pas si je dois le dire maintenant ou plus tard, cette famille a été quasiment entièrement exterminée, elle a péri, tous les membres, presque tous les membres ont péri à Auschwitz. »
19Les antifascistes se décrivent comme des gens actifs dans la lutte contre le fascisme jusqu’au jour du témoignage, et battants de manière générale, comme le montre l’emploi fréquent des mots relevant des champs sémantiques de lutte, solidarité, action. L’emploi de locution telles que très tôt, dès le départ, pour parler de leur engagement précoce dans l’antifascisme indique une temporalité du soi qui se maintient par un caractère identique à travers les trois parties temporelles du témoignage (avant, pendant, après), mais aussi dans la promesse tenue de l’engagement. L’identité juive, lorsqu’elle est revendiquée, est par définition présente dès les origines jusqu’au jour du témoignage. La dimension configurante de la grande majorité des récits juifs et antifascistes qui se saisit d’emblée montre un récit préalablement construit à l’entretien. Dans les premières minutes, des éléments définitoires présents dès l’origine (la naissance) ou la jeunesse légitiment le temps présent12. Par contre, la majorité des témoignages de personnes engagées dans la résistance par patriotisme se présentent plus comme des interviews que de véritables récits. Peu d’éléments définitoires sont présents dans les premières minutes, rendant difficile la saisie de l’identité narrative : seules certaines indications sur le caractère s’y retrouvent.
20La mère de Geoffrey de J. de M. s’occupait de résistance, en hébergeant divers clandestins. Lui-même a fait divers actes de sabotage avec son frère afin de défendre le territoire national. En 1943, lorsque la réquisition pour le travail obligatoire se fait plus pressante, ils partent ensemble pour s’enrôler dans l’aviation anglaise. Grâce à un réseau de patriotes, ils arrivent à Paris où, en fait, ils étaient attendus : ils avaient été dénoncés, et sont déportés. Son frère meurt en captivité.
Geoffrey de J. de M. (00h03 - 00h10)13
« - Ici, aujourd’hui, pouvez-vous vous présenter ?
- Alors mon nom c’est Baron Geoffrey de J. de M., je suis né le 30 décembre 24 à Woluwé-Saint-Lambert. Voilà au point de vue…
- Vous avez vécu donc votre enfance à Bruxelles ?
- J’ai vécu d’abord au boulevard Brand Whitlock, mais très peu de temps, peut-être un an, je n’en saurai rien, un an ou deux, et puis mes parents ont déménagé et se sont installés au 42 square Ambiorix où j’ai passé la plupart de ma jeunesse. Ils avaient également une propriété à Noville-sur-Mehaigne c’est entre, c’est sur la nationale Louvain-Namur, près d’Eghezée. Et mon père avait acheté cette propriété en 27, parce que c’était une ancienne propriété de famille. Il y avait à cette époque-là, enfin dans le temps, il y avait des J. de Noville, c’est une branche qui s’est éteinte, maintenant il ne reste plus que des J. de M. Et alors ils avaient acheté cette propriété qu’ils ont revendue dans les années 50, au début des années 1950. Comme il n’y avait plus que mon père et moi, il ne tenait pas à garder, moi non plus, à garder cette propriété ce qui fait qu’il l’a vendue.
- Pouvez-vous nous parler de votre milieu familial ?
- À quel point de vue ?
- Les relations avec vos parents, le métier de votre père, etc. donc les activités de vos parents…
- Oui mon père, mon père gérait ses biens, et il était invalide de guerre, de la guerre 14-18. Il était assez gravement atteint, il était, il ne voyait plus que d’un œil, et enfin bon il était, il était assez mal en point quoi. Il a toujours gardé, il a eu des explosions d’obus à proximité de lui, d’où il était, du fait qu’il en a gardé des séquelles assez, assez conséquentes. Quant à ma mère, elle, elle s’occupait de nous, enfin, mais nos relations avec mes parents étaient, ont toujours été excellentes.
- Vous avez un frère qui est de deux ans plus âgé que vous ?
- Oui, il est de 22 lui, il était, je m’entendais très bien avec lui, quoi.
- L’éducation que vous avez reçue de vos parents, c’est une éducation traditionnelle, une éducation progressiste ?
- Non, une traditionnelle, nous avons toujours fréquenté des écoles catholiques.
- Les études primaires vous les avez faites où ?
- À Saint-Josse, c’était une école de quartier. Saint-Josse, donc, et après deux ans nous avons été mis en pension, dans une pension à la côte Duinbergen mais qui n’existe plus maintenant où nous avons encore passé quelques années et puis en 38, en 38 nous sommes, nous avons été au collège Cardinal Mercier à Braine-L’Alleud, nous étions donc internes là.
- Et comment votre père parlait de la première guerre mondiale ?
- De ?
- Comment votre père parlait de la guerre 14-18 ?
- Mais il en parlait, il a fait… C’était surtout les tranchées de l’Yser qu’il a vécues, il était volontaire de guerre, et parce que mon grand-père faisait la carrière militaire, ce qui fait que mon père n’avait pas été accepté parce que on estimait, à cette époque-là, qu’il était, qu’il n’avait, comment dirais-je, la résistance physique, il était grand pour l’époque, ce qui fait que, en fait c’est par son père qu’il a pu être accepté à l’armée, et alors il a fait surtout la guerre de tranchées à l’Yser donc, mais il n’en parlait pas beaucoup, il ne parlait pas beaucoup de ça, de cette période-là.
- Est-ce qu’il parlait avec vous, en fait il ne parlait pas beaucoup, mais est-ce que vous vous souvenez pour autant si il avait des sentiments très anti-allemands ou bien si l’Allemagne n’était pas considérée par lui comme un ennemi malgré la première guerre mondiale ?
- Ah, il était très anti-allemand, du fait de ce qui… du fait de la guerre, les conséquences de la guerre, de la guerre elle-même, ça, il était tout à fait anti-allemand.
- La langue maternelle que vous parliez chez vous, je suppose que c’était le français ?
- Le français, oui. Ma mère connaissait très bien l’anglais, elle parlait couramment l’anglais parce qu’elle avait fait ses études de, dans une pension anglaise, et de ce fait elle parlait couramment. Elle a essayé de nous inculquer la langue, mais ça n’a jamais marché, malheureusement parce que je regrette de n’avoir pas profité de l’occasion
- Votre milieu familial était très pratiquant, religieux ?
- Pratiquants oui, oui ils étaient religieux.
- Vous alliez à la messe le dimanche ?
- Ah, bien sûr, oui. Oui, oui. Oui, nous étions très pratiquants.
- Et vous avez des souvenirs de… importants pour vous, ou bien vous voulez raconter en ce qui concerne vos études ?
- Mes études, non. Rien de particulier. Non. J’étais loin d’être un brillant élève, mais à part ça, non, je n’ai rien de particulier, pas de souvenirs particuliers. »
21La présentation qui initie le témoignage ne prend absolument pas une forme narrative, mais la forme d’une interview. Le récit de Geoffrey de J. de M. commencera véritablement à l’évocation du 10 mai 40, jour de l’invasion allemande. L’interviewer pousse le témoin à se solidariser avec le récit collectif patriotique, lorsqu’il lui demande s’il existait des sentiments anti-allemands et des souvenirs liés à la Première Guerre mondiale dans le chef de son père : il cherche ainsi une nécessité rétroactive la plus précoce possible aux actes de résistance commis par le témoin et dévoile sa conception de l’unité narrative d’une vie par la recherche de prémices dans l’avant-déportation.
Témoignage et prescription
22La présentation peut donc constituer un lieu important de solidarisation entre récit collectif et récit individuel. Le message délivré par le témoin, le plus souvent à la fin, constitue le second moment important où récit individuel et récit collectif se solidarisent, où espace d’expérience et horizon d’attente se conditionnent mutuellement, pouvant conduire à relancer l’action par le récit (Mimésis III de Ricœur). Le caractère prescriptif du récit se saisit grâce aux motivations du témoignage invoquées par le témoin lui-même.
23Henri K. invoque le témoignage même comme motivation à sa survie, et a reconstruit sa vie sur la transmission de son expérience pour que les événements dont il a été victime ne se reproduisent plus.
Henri K. (00h22 - 00h23)
« Mon père n’a pas été pris comme Juif pendant la guerre de 14. Mais il ne faut jamais oublier que dans quelques millions d’Allemands qui ont été combattants, il y a eu 100 000 Juifs qui ont combattu en 14-18 et à peu près 15 000 officiers et officiers supérieurs, mais il [mon père] n’a pas fait le rapport entre le programme politique de destruction des Juifs inscrit en 1928 dans la prison de Landsberg avec Rudolf Hess, de l’anéantissement du peuple juif, de haine du peuple juif, d’élimination, il n’avait pas lu Mein Kampf dans le texte et moi qui épluchais, qui lisais, moi, mais j’ai lu ça, je devenais malade quand je lisais ça, je devenais fou. Et mon père n’a pas fait le rapport entre des Allemands soldats de la Wehrmacht qui arrêtent un civil pour le faire travailler pour la gloire du Reich, il n’a pas su qu’il y avait une subdivision en Allemagne, deux camps : les soldats qui se battaient au front et dont la plupart étaient des gens qui souffraient, qui avaient des femmes et des enfants qui pouvaient être à la rigueur eux-mêmes, j’en ai rencontré deux, trois en Allemagne, pendant la guerre, les S.S., mon père ne savait ce que c’était. Si nous avions tous su, croyez-moi, il n’y aurait pas eu tant de Juifs déportés. Et c’est ça que dans son esprit il n’a pas, à mon avis, peut-être, pas cru nécessaire, à part quelques détails que son emprisonnement, de son enfermement pendant la guerre de 14, il n’a pas vu le grand danger, il n’a pas su qu’on allait anéantir un peuple : enfants, bébés, femmes enceintes, vieillards valides ou pas, il ne savait pas qu’on allait systématiquement éliminer, éradiquer de la terre une race, un peuple, une ethnie. »
24Il conclut son témoignage en disant qu’on ne doit pas oublier ni pardonner, car pardonner, c’est oublier. Survivre pour témoigner, vivre ensuite pour ne pas oublier la Shoah, qui aurait pu être évitée si son père avait parlé de l’antisémitisme dont il a été victime avant guerre : cette continuité du lien entre le témoignage et Shoah qui traverse la structure tripartite du temps est le sens donné à son récit.
Renée Van H. (01h 27 -01h 32/ 01h 35- 01h 38)
25Le temps consacré au message constitue un cinquième du témoignage. Il donne une interprétation politique au génocide des Juifs pour mettre en garde les jeunes contre la montée de l’extrême-droite.
« - Il y a une question que vous ne posez pas, et je suis étonnée. C’est le problème du génocide juif. Je ne sais pas si vous aviez l’intention de m’en parler...
- Posez-vous vous-même la question.
- Oui. Vous voyez, la majorité des Juifs qui ont été déportés. Non. Je dirai ceci. Hitler a dit dans Mein Kampf, déjà que si il y avait la guerre, il éliminerait tous les Juifs d’Allemagne et d’Europe. Il l’avait écrit dans Mein Kampf. Les hitlériens, les nazis ont commencé par spolier les Juifs de leurs biens, par les évacuer de tous les postes, de toutes les fonctions publiques et privées, ils les ont obligés de porter une étoile jusqu’au moment où ils ont adopté et exécuté la solution finale, donc l’extermination, la solution finale de la question juive par l’extermination. Et une grande partie des Juifs, une grande majorité des Juifs ne sont jamais entrés dans le camp d’Auschwitz, Auschwitz était un camp de concentration et d’extermination et donc les Juifs, la plupart des Juifs d’Europe qui ont été ramassés sont allés directement de la rampe dont vous parliez tout à l’heure aux chambres à gaz avec toute leur famille cela veut dire hommes, femmes, enfants vieillards et dans les chambres à gaz et dans les fours crématoires. Et il y a des Juifs, des déportés raciaux qui n’ont jamais voulu être assimilés à des politiques parce que au fond ils ne comprennent pas qu’ils sont aussi des victimes politiques, ils sont les victimes du fascisme mais eux ils croiraient plutôt à une malédiction contre la race juive et ils ne voient pas l’aspect politique de la question. Évidemment ce fait d’avoir été exterminé comme ça sans passer par les camps, on peut dire que c’est peut-être quelque chose qu’on a jamais entendu dans l’histoire du monde. Mais ceux qui sont entrés dans le camp de concentration et qui ont été immatriculés donc, qui avaient un numéro, c’étaient des anti-nazis allemands, c’étaient des patriotes, des résistants dans les pays occupés, c’étaient ceux que les Allemands considéraient comme des races inférieures : les Slaves, les Juifs, les Tziganes, tous ces gens étaient voués également à une mort certaine, c’était une réserve d’esclaves pour l’industrie de guerre mais qui était, Himmler ne l’a jamais caché, qui étaient voués à mourir d’épuisement, d’épidémie, de sélection, ils étaient voués à mourir également ces gens-là… Vous avez une question à me poser à ce sujet ?
- Pour vous être Juif, c’est être antifasciste ? Pour vous-même...
- Vous n’êtes pas forcément antifasciste et c’est ce que je déplore terriblement parce que justement nous avons un message, enfin les anciens d’Auschwitz ils disent toujours : “On a juré : plus jamais d’Auschwitz”. Qu’est-ce que cela veut dire : “plus jamais d’Auschwitz” ? Pour que ce message soit entendu, il faut qu’on explique les causes de ce qui est arrivé, et les causes elles ne sont pas philosophiques, elles ne sont pas éthiques, elles sont économiques, elles sont sociales, elles sont politiques, ces causes. Et si on n’explique pas ça aux jeunes on pourra jamais leur faire comprendre ce qui se passe actuellement. »
26Les récits antifascistes et les récits juifs sont prospectifs : ils témoignent pour amener les générations jeunes et futures à l’action contre les résurgences du fascisme et/ou de l’antisémitisme. L’Histoire s’insinue dans leur récit comme sens des événements vécus. Les producteurs des récits juifs témoignent pour empêcher le retour de l’antisémitisme, pour affirmer l’existence juive alors que le projet nazi était de l’effacer. Le témoignage, l’acte même de raconter constitue aussi le résultat de la promesse faite au moment même de la déportation.
27Dans les récits antifascistes, le témoignage prend un autre sens, même s’il est aussi prospectif, prescriptif : c’est pour l’avenir que l’on témoigne. En effet, plus que pour transmettre une expérience personnelle, c’est pour comprendre la situation actuelle et pour enrayer le sens de l’Histoire, pour éviter qu’elle ne se reproduise. En tant qu’anciens concentrationnaires, les antifascistes pensent avoir un message à délivrer.
28Dans les récits patriotes, rares sont les messages spontanés destinés aux générations futures. Ils ne réaffirment pas leur conviction d’alors. Peut-être l’accueil qui leur a été réservé mais aussi la déconstruction des récits nationaux les en empêchent. Ils témoignent pour livrer les faits : créer une source historique est souvent le but avoué de leur prise de parole. L’absence du caractère prescriptif de leur témoignage, l’absence de sens vers lequel tendre leur rend difficile la configuration narrative de leur expérience. Aucun horizon d’attente n’est impliqué dans cet acte de raconter. L’absence d’un récit national contemporain de l’enregistrement des témoignages en Belgique empêche, ou n’aide pas ceux qui se sont engagés dans la résistance par patriotisme à construire leur récit individuel.
29La relation circulaire entre l’identité et d’autre part les récits qui tout à la fois expriment et façonnent cette identité, qui existe dans les témoignages juifs et antifascistes, n’apparaît pas dans l’expression de l’expérience concentrationnaire des patriotes, signe de l’absence d’un récit collectif national belge dans les années 1990.
30En définitive, cette absence met en exergue la nécessaire dialectique entre descriptif et prescriptif pour qu’il y ait récit, notée par Paul Ricœur : « L’espace d’expérience et l’horizon d’attente font mieux que de s’opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement »14. Cette dialectique est décelable dans toutes sortes de récits de vie. Mais dans ces récits particuliers, ces témoignages de l’expérience concentrationnaire, l’Histoire – comprise comme sens donné aux événements extérieurs – s’insinue dans les récits individuels pour jouer le rôle d’horizon d’attente, rendant possible la narration de l’expérience. Cela est clairement visible en deux moments du récit : la présentation et le message délivré pour les générations futures.
Notes de bas de page
1 Sur les cadres sociaux et intellectuels qui ont présidé les initiatives d’enregistrement, voir H. Wallenborn, L’historien, la parole des gens et l’écriture de l’histoire. Le témoignage à l’aube du XXIe siècle, Bruxelles, Labor, 2006.
2 P. Ricœur, Temps et Récit, Paris, Seuil, 1985, III, p. 442, et id., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
3 Sur l’analyse de ce fonds, voir H. Wallenborn, L’historien, la parole des gens et l’écriture de l’histoire. L’exemple d’un fonds de témoignages de survivants des camps nazis, thèse de doctorat, Faculté de Philosophie et Lettres, Université Libre de Bruxelles, 2004 ; id., « Le récit de vie : entre témoignage individuel et mémoire collective », in Cahier international. Études sur le témoignage audiovisuel des victimes et génocides nazis, 11, juin 2005, p. 33-48.
4 Sur la notion de récit collectif, voir J.-N. Pelen, « La production du récit collectif », Le Monde alpin et rhodanien, 4e trimestre 1999, p. 97-103.
5 Voir Y. Thanassekos, « Milieux de mémoire : survivants et formation des héritiers. Bilan et perspectives », Bulletin de la Fondation Auschwitz, 40-41, janvier-juin 1994, p. 5-29.
6 Sur ces questions, voir P. Lagrou, Mémoires patriotiques et Occupation nazie, Bruxelles, Complexe, 2003.
7 Sur l’histoire de cette parole, voir A. Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Hachette, 2003 ; R. Waintrater, Sortir du génocide : témoigner pour réapprendre à vivre, Paris, Payot, 2003.
8 Par exemple Ch. Delory-Monberger, Les histoires de vie : de l’invention de soi au projet de formation, Paris, Anthropos, 2000, p. 235 ; S. Delvenne et M. Dominicy, « La construction “éthique” dans les témoignages de déportés », in H. Paugam-Moisy, V. Nyckees et J. Caron-Pargue (éd.), La cognition entre individus et société. Modèle et méthodes. Actes d’ARCo 2001, Paris, Hermès Science, 2001, p. 241-253.
9 Adèle R. YA/FA/082, entretien réalisé le 11 septembre 1995. Durée 5 h 06.
10 Henri K. YA/FA/040, entretien réalisé le 21 mars 1994. Durée 4 h 49.
11 Renée Van H. YA/FA/03O, entretien réalisé le 7 juillet 1993. Durée 1 h 47.
12 Ceci rejoint les remarques de J.-N. Pelen, « Ethnographie du récit », in Béatrice Mésini, Jean-Noël Pelen, Jacques Guilhaumou, Résistances à l’exclusion. Récits de soi et du monde, Aix-en-Provence, PUP, 2004, p. 241-244, relatives aux qualités consubstantielles à l’être exprimées par une identité sur la durée.
13 Geoffrey J. de M. YA/FA/107, entretien réalisé le 26 juin 1996. Durée : 4 h 30.
14 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 556.
Auteur
Université Libre de Bruxelles
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008