Le voyageur, entre identité sociale et identité narrative. Remarques pour une histoire de la société vécue
p. 149-158
Texte intégral
1Intervenant dans ce colloque qui réunit des spécialistes de disciplines différentes, je partirai de la situation que je connais le mieux, c’est-à-dire celle de l’historien, en espérant que les conclusions auxquelles j’aboutirai auront une valeur qui dépasse le seul cadre de l’approche historienne. L’objet sur lequel je travaille principalement est le voyage, avec l’espoir que cet objet constitue une voie d’accès privilégiée au XIXe siècle. Deux raisons majeures, a priori, justifient en effet que l’historien du XIXe siècle accorde un intérêt particulier au phénomène du voyage. Il y a, d’une part, l’accroissement considérable qui fut celui des voyages à cette époque, et la modification en profondeur que connurent alors les formes de ces voyages. Les bouleversements des moyens de transport – que l’on songe au chemin de fer ou à la navigation à vapeur –, le double mouvement d’exploration et de colonisation du monde, les usages politiques de l’exil, les formes nouvelles prises par les migrations ont depuis longtemps retenu l’attention des historiens, qui ont vu, dans l’ensemble de ces déplacements, une des caractéristiques fondamentales du siècle.
2À cette première raison d’étudier le phénomène du voyage au XIXe siècle s’en ajoute une seconde, qui est l’abondance du discours tenu sur le voyage par les hommes d’un siècle qui fut, certainement, le grand siècle des récits de voyage. Ces récits, l’historien n’a aucun mal à les retrouver dans les bibliothèques ou les archives, sous la forme d’écrits autobiographiques ou biographiques, de romans, de recueils, de correspondances privées, de rapports, d’innombrables articles de presse et même de genres discursifs que l’on pourrait pourtant penser très éloignés du genre narratif, comme les instructions scientifiques ou les guides1. Soulignons en effet à quel point il est difficile de tenir sur le voyage un discours qui ne soit pas un récit. Le voyage est tout autant une expérience du temps qu’une expérience de l’espace. Déplacement d’un point à un autre, il s’inscrit aussi dans une durée qui lui donne sa forme propre. Même les discours normatifs comme ceux des conseils aux voyageurs – que ces conseils émanent des académies scientifiques ou bien des guides touristiques – imposent de prendre en compte le déroulement du voyage dans le temps, ce qu’on peut appeler ses étapes, celles-ci étant tout autant des lieux dans l’espace que des moments dans la durée. Même non commencé, même encore à faire, le voyage est déjà formulé dans les termes d’une chronologie qui impose de le représenter d’abord par un récit, fût-ce le récit d’un projet.
3Faire l’histoire du voyage au XIXe siècle implique donc la nécessité de penser simultanément, non pas de façon vague le mot et la chose, mais, très précisément, l’expérience et son récit. Or, l’une comme l’autre revêtent, au XIXe siècle, une importance d’autant plus grande que le voyage était alors pensé comme un moment particulièrement dense de l’expérience humaine en général, ce qui rendait son récit d’autant plus essentiel. Héritiers de thématiques mises en mouvement au XVIIIe siècle, les hommes du XIXe siècle ont en effet défini la vertu du voyage, d’abord, en ce que celui-ci offrait le moyen d’un échange entre le moi et l’autre – d’une rencontre, donc, au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire d’un choc à l’issue duquel les deux protagonistes sont transformés. L’invention de l’anthropologie, la constitution du récit de voyage comme genre littéraire, la définition du tourisme, la vogue de la forme de l’enquête – depuis les enquêtes sociales des années 1830-1840 jusqu’aux enquêtes journalistiques des années 1880-18902 – témoignent, entre autres, de cette conception triomphante du voyage comme déplacement dans l’espace en quête d’une rencontre.
4Certains historiens, travaillant sur d’autres périodes que le XIXe siècle, ont proposé une notion à même d’analyser la totalité du phénomène du voyage – à même d’analyser ensemble, donc, l’expérience et son récit : la notion de mobilité. L’ouvrage de Daniel Roche, Humeurs vagabondes, sous-titré De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, constitue certainement l’effort le plus abouti dans cette direction. Écrit par un professeur au Collège de France qui affirme l’avoir porté en lui pendant cinquante ans, fort de mille pages et d’innombrables notes renvoyant tant à des sources de première main qu’à des travaux d’historiens, parfois non encore publiés, il est une somme magistrale, ainsi définie par son auteur : « Ce livre n’est pas une histoire de la migration ancienne, encore moins une histoire du voyage. […] Mon dessein est de les retrouver autrement à partir de la mobilité et sa culture3. » L’intérêt de la démarche est donc double. Pour Daniel Roche, il s’agit, d’une part, de prendre en compte les nombreuses données de l’histoire démographique et, plus largement, de l’histoire sociale, pour décrire et expliquer l’ensemble des déplacements qui affectèrent la société des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Il s’agit, d’autre part, d’analyser le discours tenu sur cette mobilité, quel que soit le nom qu’on lui donnait à l’époque (qui n’était pas, notons-le, « mobilité »), pour examiner la place que les hommes du passé lui accordaient, les représentations avec lesquelles ils la percevaient. L’ambition de l’étude de « la mobilité et sa culture » est ainsi de parvenir à une histoire totale, qui combinerait les problématiques quantitatives et sociales de l’histoire des migrations et les problématiques qualitatives et culturelles de l’histoire du voyage.
5Pourtant, à y regarder de près, il semble que l’utilisation de la notion de mobilité ait finalement conduit Daniel Roche à privilégier l’approche en termes d’histoire sociale (le livre était d’ailleurs bien, d’après son auteur, « encore moins » une histoire du voyage qu’une histoire des migrations). Le plan d’Humeurs vagabondes en témoigne qui, après une pesée globale du discours sur le voyage à l’époque qu’il étudie, opère par catégories sociales, en analysant la « mobilité » des militaires, des marchands, des diplomates, des fonctionnaires, des clercs, des séfarades, des huguenots, des Émigrés, des étrangers, des étudiants, des médecins, des aristocrates, des écrivains, des artistes, des comédiens, des vagabonds, des Tsiganes, des bergers, des compagnons, des colporteurs, etc. Certes, pour chacune de ces catégories identifiées – catégories relevant plus ou moins des découpages classiques de l’histoire sociale –, l’auteur entend étudier systématiquement les pratiques de la mobilité et le discours qui les accompagne, dans une perspective totalisante. Il n’en demeure pas moins que son enquête reste prisonnière d’un schéma d’analyse qui divise la société en catégories sociales dont on suppose a priori qu’elles sont distinctes dans leur façon de pratiquer et de se représenter le voyage.
6C’est d’ailleurs, bien évidemment, en partie vrai. Mais il paraît dommage, pour l’analyse, de se priver des particularités propres à l’objet voyage ou, plus exactement, de rabattre ces particularités, en théorie inconnues au début de la recherche, sur des catégories sociales, elles déjà bien connues, qui risquent d’en conditionner les résultats. En complément de cette approche, – dont il ne s’agit pas pour moi de nier la valeur des résultats qu’elle permet d’obtenir –, je voudrais proposer ici une autre démarche qui, sans occulter les catégorisations sociologiques, entend les retrouver par le détour des identités. En clair, dans la mesure où le voyage est tout autant une expérience qu’un récit – et que l’historien n’a de toute façon accès à cette expérience que par ce récit –, je suggère de ne considérer le voyageur qu’à travers l’identité qui est la sienne lorsqu’il voyage, c’est-à-dire lorsqu’il raconte son voyage (ou lorsqu’on le raconte pour lui), et non à travers la catégorie sociale à laquelle nous postulons qu’il appartenait. Examinons où cela nous conduit.
7En première approximation, on pourrait imaginer que deux cas sont possibles. Dans le premier cas, l’identité du voyageur est définie, dans le récit, par une profession déterminée. Lorsque Rousseau écrit, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, qu’il existe quatre types de « voyageurs de long cours », il désigne bien, d’abord, des identités professionnelles : celles des marins, des soldats, des marchands et des missionnaires4. Et, au XIXe siècle, bien des récits de voyages, écrits par le voyageur ou par un tiers, mirent en scène un acteur défini par l’une de ces identités. Or, chacune de ces identités, d’abord sociales, en ce qu’elles relèvent d’une certaine classification de la société, commande aussi un certain type de récit. Raconter le voyage d’un missionnaire, par exemple, impose de prendre en compte l’esprit de sacrifice qui y préside, pouvant aller jusqu’à l’annihilation de la personne physique au profit de la mission que Dieu lui a confiée – et cela passe, bien souvent, par l’effacement de la personnalité de l’individualité dans le récit. Au XIXe siècle, quelles qu’aient été les aventures, les émotions et les connaissances du missionnaire, celles-ci ne sont en effet jamais mises en scène de la même façon que dans le cas d’autres identités professionnelles. Elles ne relèvent presque jamais, par exemple, de la célébration de soi, mais sont toujours rapportées aux notions chrétiennes de témoignage et de martyre – ce qui ordonne, bien évidemment, la narration qui en est faite. On pourrait donner d’autres exemples du lien existant entre les identités professionnelles au nom desquelles le voyage a été accompli et les récits qui les racontent. Ce serait vrai des marins, des soldats et des marchands chers à Rousseau ; ce serait vrai aussi des diplomates ou des médecins – ou encore de cette identité professionnelle inventée au XIXe siècle : le reporter. Ainsi, lorsque Stanley écrit, dans Comment j’ai retrouvé Livingstone, « je ne suis qu’un special correspondant au service de mon journal »5, il contribue à créer un type de narration du voyage bien particulier, écartelé entre l’exigence de vérité et le sensationnalisme, qui constitue la marque propre du récit de voyage journalistique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle6.
8À côté de ce premier cas, dans lequel l’identité du voyageur est définie par une activité professionnelle impliquant le voyage, un second paraît possible, dans lequel l’identité du voyageur est définie par une figure indépendante des catégorisations sociologiques. Ainsi, il n’est plus « reporter » ou « missionnaire » mais, pour donner l’exemple d’une des plus anciennes figures du voyage, considérablement renouvelée au XIXe siècle, « pèlerin ». On pourrait appeler identités narratives des identités de cet ordre, qui ne préexistent pas au voyage mais qui sont fondées, précisément, par le voyage lui-même, c’est-à-dire, pour l’historien, par son récit. De ces identités narratives, qui permettent de rendre compte d’une façon originale de l’expérience du voyage, le XIXe siècle n’a pas été avare. Il en a inventé de nombreuses, encore prégnantes aujourd’hui, parmi lesquelles le touriste, l’explorateur, le globe-trotter, le flâneur ou encore l’aventurier – dont j’ai essayé ailleurs de montrer les mutations à la fin du XIXe siècle7. Ces identités ne désignent directement aucune catégorie sociale – même si, indirectement, nous savons bien que le « touriste » du XIXe siècle, par exemple, appartient à l’élite de la société. Elles n’en relèvent pas moins de pratiques particulières du voyage et de modes originaux du récit qui les rapporte – les deux étant d’ailleurs unis par de multiples liens : on sait, notamment, que la pratique de l’écriture, pendant le voyage, fut un aspect essentiel du tourisme du XIXe siècle8.
9Parvenu à ce point de mon raisonnement, il me faut maintenant remettre en cause la distinction que j’ai précédemment opérée entre les identités qui correspondraient à des catégories sociales et celles qui n’y correspondraient pas. À lire les récits de voyage, en effet, quelles que soient leurs formes, cette distinction n’a pas de sens, pour deux raisons. La première est que le protagoniste du voyage, qu’il soit ou pas le narrateur du récit, n’est jamais prisonnier d’une seule identité. Au contraire, les identités s’entrecroisent, se multiplient dans chaque récit de voyage. Soit un exemple fort connu : le récit de voyage que Chateaubriand publia, en 1811, sous le titre Itinéraire de Paris à Jérusalem. Dès les premières pages, Chateaubriand se définit au croisement de plusieurs identités : celle de « voyageur », qu’il ne revendique que modestement (il ne serait qu’un « chétif voyageur ») dans la mesure où sont ainsi désignés à l’époque, d’abord, les auteurs de périples et de récits « savants » : Chardin, Tavernier, Chandler, Mungo Park ou Humboldt, pour citer ceux de l’Itinéraire ; celle d’« historien » (« un voyageur est une espèce d’historien » écrit Chateaubriand), c’est-à-dire, d’auteur racontant « fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire » ; celle de « guide », ce qui justifie le titre de l’Itinéraire, d’ailleurs, qualifié par son auteur de « livre de poste des ruines », dont il est heureux, dans sa préface de 1826, qu’il ait par la suite servi à d’autres voyageurs ; celle d’étudiant (dans la logique du voyage d’apprentissage, Chateaubriand considérant qu’« un voyage en Orient complétait le cercle des études que je m’étais toujours promis d’achever ») ; celle, enfin, de « pèlerin », résolument revendiquée : « Je serai peut-être le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en Terre-Sainte, avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin » – citation dans laquelle nous trouvons d’ailleurs une autre identité non négligeable, souvent affirmée dans la suite du récit : celle de « Français », identité nationale impliquant, du point de vue de Chateaubriand, une certaine pratique du voyage en Orient et une certaine façon de le raconter. Ces identités s’entrecroisent tout au long de l’Itinéraire, de façon assez complexe. Ce que Chateaubriand appelle un pèlerin, par exemple, s’éloigne très rapidement de l’identité d’« ancien pèlerin » au profit d’une conception résolument neuve du pèlerinage, dans la mesure où le voyageur en Grèce n’est pas moins pèlerin qu’en Terre-Sainte, définissant dès lors son pèlerinage comme un retour vers des sources qui ne sont plus celles de la religion universelle (Jérusalem), mais celle d’une civilisation dont le Français qu’il est se sent dépositaire, celle de la Grèce antique. Avec l’Itinéraire de Paris à Jérusalem apparaît ainsi ce glissement par lequel la figure du pèlerin, au XIXe siècle, est appelée à se laïciser. À cela il faut ajouter que Chateaubriand, dans l’Itinéraire, construit une nouvelle figure du voyageur, à laquelle il ne donne pas encore de nom (il parle quand même d’un « voyage de poète »). Son premier objectif, en effet, lors de son voyage, aurait été de « voir les pays » où se passe l’action du livre qu’il était alors en train d’écrire, Les Martyrs. Comme il l’écrit dans sa préface : « j’allais chercher des images ; voilà tout ». Il voyageait donc en tant qu’homme de lettres et, de fait, son récit s’en ressent : loin de n’être qu’un « livre de poste », qu’un récit de pèlerinage ou qu’un voyage savant du type de celui de Humboldt, il est d’abord le récit d’un « écrivain » qui prévient que son livre est à regarder « comme des Mémoires d’une année de [s]a vie », que seule la variété du style de son auteur peut rendre intéressantes :
« Tantôt m’abandonnant à mes rêveries sur les ruines de la Grèce, tantôt revenant aux soins du voyageur, mon style a suivi nécessairement le mouvement de ma pensée et de ma fortune. Tous les lecteurs ne s’attacheront donc pas aux mêmes endroits : les uns ne chercheront que mes sentiments ; les autres n’aimeront que mes aventures ; ceux-ci me sauront gré des détails positifs que j’ai donnés sur beaucoup d’objets ; ceux-là s’ennuieront de la critique des arts, de l’étude des monuments, des digressions historiques. Au reste, c’est l’homme, beaucoup plus que l’auteur que l’on verra partout ; je parle éternellement de moi. »9
10Cette citation célèbre de l’Itinéraire a souvent été considérée comme l’illustration de l’avènement du récit de voyage proprement littéraire, c’est-à-dire non scientifique, au début du XIXe siècle10. On peut aussi la lire, de la même façon, comme l’illustration de l’avènement d’une nouvelle figure, celle de l’écrivain voyageur.
11Et cela nous introduit à la seconde raison, outre l’entrecroisement des identités dans le récit, pour ne pas distinguer entre les identités correspondant à une catégorisation sociologique de celles qui n’y correspondraient pas. C’est que le processus d’émergence des identités narratives – c’est-à-dire des figures définies d’abord par le récit – s’adosse à des mutations sociales, c’est-à-dire à des mouvements historiques extérieurs au récit lui-même mais dans lesquels sont pris les auteurs de ces récits. Poursuivons ainsi l’analyse de la figure de l’écrivain voyageur, tel qu’elle émergea au début du XIXe siècle, autour de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Elle n’est pas qu’une identité narrative – ce « poète » dont Chateaubriand raconte le voyage. Elle fut aussi, et ce de plus en plus précisément au fur et à mesure que le siècle avança, une identité professionnelle déterminée par les évolutions du monde de l’édition et, plus encore, de la presse. En effet, bien des « écrivains » voyagèrent alors, financés par leur éditeur ou par le directeur d’un journal, en échange des droits de publication du récit qu’ils devaient tirer de leur voyage. On connaît bien, à cet égard, le cas des Lettres d’un voyageur de George Sand ou la carrière, en ce domaine, de Théophile Gautier11. Or, cette nouvelle situation sociale s’est traduite par l’invention de nouvelles identités narratives, désignées par la suite beaucoup plus explicitement que ne le faisait Chateaubriand au tout début du siècle. Il en va ainsi de la figure du « flâneur », par exemple, telle que Victor Hugo la célèbre dans Le Rhin lorsqu’il se présente comme « plutôt flâneur de grandes routes que voyageur12 ». Le flâneur en effet exprime une nouvelle expérience du voyage, rendue possible précisément par la situation nouvelle d’un voyageur ne se déplaçant que pour rapporter un récit dont l’intérêt est mesuré à l’aune de son seul caractère littéraire. Gérard de Nerval est explicite :
« Je fais ici une tournée de flâneur et non des descriptions régulières. Pardonnez-moi de rendre compte de Strasbourg comme d’un vaudeville. Je n’ai ici nulle mission artistique ou littéraire, je n’inspecte pas les monuments, je n’étudie aucun système pénitentiaire, je ne me livre à aucune considération d’histoire ni de statistique, et je regrette seulement de n’être pas arrivé à Strasbourg dans la saison du jambon, de la sauercraüt et du foie gras. »13
12En s’opposant explicitement à d’autres figures du voyage – l’antiquaire, l’Inspecteur des Monuments historiques, l’enquêteur social –, Nerval se définit lui-même comme écrivain voyageur à travers cette identité du flâneur qui est à la fois une représentation singulière du voyage et une pratique originale de celui-ci, socialement et historiquement déterminée.
13On pourrait donner bien d’autres exemples de ce phénomène par lequel l’émergence d’identités narratives, de figures nouvelles du récit de voyage, illustre des évolutions sociales propres au XIXe siècle. Je citais plus haut le Comment j’ai retrouvé Livingstone de Stanley comme un moment important dans la genèse d’un nouveau type de récit de voyage, lié à l’émergence de l’identité du reporter. C’est vrai, mais on doit tout aussi bien considérer le reporter, dans le dernier tiers du XIXe siècle, comme une figure du récit de voyage dont l’héroïsme tant célébré a une fonction éminemment sociale : celle de construire une figure emblématique d’une catégorie sociale alors en voie d’autonomisation, tant vis-à-vis du monde politique que vis-à-vis de la littérature, celle des journalistes. Le reporter est la forme que prit, dans le récit de voyage, la constitution de la nouvelle profession, correspondant d’ailleurs à des expériences neuves du voyage lui-même14. Un tel raisonnement pourrait s’appliquer à toutes les autres figures du voyage. Il en va ainsi du couple antinomique voyageur/touriste, qui hante les récits de voyage du XIXe siècle, et dont le succès relève d’une stratégie de distinction qui se trouve alors au cœur même de la pratique touristique, laquelle était, on le sait, réservée à une certaine élite de la société pour laquelle cette stratégie de distinction était, dans tous les domaines, presque un art de vivre15. On pourrait évoquer aussi l’émergence de la figure de « l’explorateur » dans le contexte de la construction sociale de la science géographique du XIXe siècle, puis, d’ailleurs, la disqualification de cette même figure dans les premières décennies du XXe siècle, alors que s’effaçait le paradigme de la « découverte », propre aux géographes des deux premiers tiers du siècle, au profit de celui de l’étude monographique, dont l’anthropologie se fit, dans le domaine du voyage, la principale pourvoyeuse. Le célèbre incipit des Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss – « Je hais les voyages et les explorateurs »16 – ne signifie pas autre chose, en effet, qu’une critique radicale d’une identité propre à un type de récits correspondant à des pratiques de construction du savoir, à des modes de connaissance scientifique désormais dépassés.
14Ainsi, ce qui pourrait n’être qu’une étude des figures à l’œuvre dans le discours sur le voyage nous ramène finalement à l’histoire de la société du XIXe siècle et je voudrais établir à ce propos ma première conclusion. À côté d’une histoire de la mobilité qui a sa logique et sa légitimité, on peut en effet construire une autre histoire assumant pleinement une méthodologie fondée d’abord sur l’étude des identités à l’œuvre dans les seuls récits qui nous restent du passé. Repérer l’émergence de l’explorateur puis sa contestation, les mutations du pèlerin, l’invention du touriste comme catégorie d’accusation, les usages du reporter, la gloire de l’aventurier : tout cela n’est pas que littérature. L’histoire de ces figures du discours sur le voyage renvoie à une évolution qui est d’abord celle de comportements, de pratiques, d’expériences bien ancrés dans la réalité sociale – et qu’il serait très difficile de cerner autrement que par l’étude de l’évolution des identités narratives dans la mesure où la géographie de ces comportements ne recoupe pas nécessairement celle des catégories sociales rétrospectivement construites – dans la mesure, pire encore, où l’usage intellectuel de ces catégories sociales peut nous masquer l’émergence progressive d’identités sociales neuves, caractéristiques d’un temps et d’une société donnée.
15Or, une telle remarque, évidemment, ne vaut pas seulement pour l’historien du voyage au XIXe siècle et telle sera ma seconde conclusion, retrouvant, je l’espère, des préoccupations plus communes à l’ensemble des participants à ce colloque. Il convient, en effet, de façon générale, de ne pas confondre les catégories sociales, telles que la sociologie et l’histoire sociale les construisent et les utilisent scientifiquement, avec les identités sociales, c’est-à-dire non pas notre situation précisément calculée dans les rapports de force sociaux, mais la place que nous croyons occuper dans la société. Il convient également de ne pas confondre ces identités sociales avec l’expression de l’identité individuelle dans le récit – ce que j’ai appelé ici des figures ou des identités narratives. Il faut en revanche prêter une grande attention aux rapports étroits et complexes que ces notions, toutes différentes, entretiennent entre elles. L’étude de ces rapports, me semble-t-il, est décisive pour tout chercheur s’attachant à comprendre une société donnée. Elle est même, probablement, la seule façon d’avoir accès à la vérité de ces sociétés, c’est-à-dire à ce qu’on pourrait appeler, à côté de schémas d’intelligibilité par ailleurs pertinents, la société vécue, la société telle que son évolution a été ressentie, de l’intérieur, par ses propres membres.
Notes de bas de page
1 Nous n’évoquerons pas ici la question des images.
2 Sur ce point, voir Dominique Kalifa, « Usages du faux. Faits divers et romans criminels au XIXe siècle », Annales, novembre-décembre 1999, p. 1345-1362, et Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, CCCVI/2, p. 303-331.
3 Daniel Roche, Humeurs vagabondes, Paris, Fayard, 2005. Voir aussi, concernant le XXe siècle, le séminaire « De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité » animé à l’école nationale des Ponts et Chaussées par Mathieu Flonneau et Vincent Guigueno.
4 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 180.
5 Henry MortonStanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone. Voyages, aventures et découvertes dans le centre de l’Afrique, trad. H. Loreau, Paris, Hachette, 4e éd., 1884, p. 549.
6 Sur ce point, voir Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
7 André Malraux définissait l’identité de l’aventurier par le fait de s’opposer à l’identité (« l’aventurier s’oppose d’abord à l’identité : il ne change pas seulement d’état civil pour gagner une particule, mais souvent aussi pour perdre la sienne. Il semble toujours traqué par ce que les hommes ont fait de lui : “Je ne suis pas mon nom, je ne suis pas mon métier, j’irai agir là où on ne me connaît pas, je rejette tout ce qui vous permettrait de me classer, tout ce qui me contraindrait à croire que je ne suis que cela.” Son ennemi, c’est l’ordre du monde – le réel. », dans Le Démon de l’absolu, Paris, Gallimard/Pléiade, 1996, p. 838). Cette sorte d’anti-définition dans le genre de Malraux n’en était pas moins la définition d’une identité. Sur tout cela, voir Sylvain Venayre, La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne. 1850-1940, Paris, Aubier, 2002.
8 Voir Catherine Bertho-Lavenir, La Roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999.
9 Toutes les citations précédentes viennent de l’édition par Jean-Claude Berchet de l’Itinéraire (Paris, Gallimard/Folio, 2005), entre les pages 56 et 75.
10 Sur les rapports du récit de voyage à la science et à la littérature au début du XIXe siècle, voir Philippe Antoine, Les Récits de voyage de Chateaubriand, Paris, Champion, 1997 ; Alain Guyot et Roland leHuenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand. L’invention du voyage romantique, Paris, PUPS, 2006 ; Anne-Gaëlle Weber, A beau mentir qui vient de loin. Savants, voyageurs et romanciers au XIXe siècle, Paris, Champion, 2004, et Friedrich Wolfzettel, Ce désir de vagabondage cosmopolite. Wege und Entwicklung des französischen Reiseberichts im 19. Jahrhundert, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1986.
11 Sur les rapports entre la littérature de voyage et la presse à cette époque, voir Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Champion, 2003, chap. IV.
12 Victor Hugo, Le Rhin (1845), dans Voyages, Paris, Robert Laffont, 1987, p. 338.
13 Gérard deNerval, Lorely. Souvenirs d’Allemagne (1852), dans Œuvres, Paris, Gallimard/Pléiade, p. 745.
14 Christian Delporte, Les Journalistes en France. 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999.
15 Jean-Didier Urbain, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Plon, 1991.
16 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.
Auteur
Centre d’Histoire du XIXe siècle - Université de Paris I
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