La délibération en matière de politique étrangère
Lübeck, tête de la Hanse et actrice des relations « internationales » à l’époque moderne
p. 189-199
Texte intégral
1Dans le sillage de la nouvelle histoire diplomatique, la politique étrangère des villes a suscité ces dernières décennies l’intérêt accru des historiens des relations « internationales1 ». C’est cependant surtout à travers les sources classiques de l’histoire diplomatique, par exemple la correspondance de ces villes avec les puissances étrangères, ou encore les instructions dont étaient munis leurs représentants, que ce rôle a été étudié2. Les historiens se sont également penchés sur la manière dont les villes s’inséraient, grâce au langage symbolique des rituels et des présents diplomatiques, dans le concert européen3. Face à ce profond renouvellement des perspectives, on peut s’étonner que les registres de délibérations n’aient quasiment pas été mobilisés. Cela s’explique en grande partie par le fait que les tenants de la nouvelle histoire diplomatique souhaitaient privilégier l’étude des moments de contact dans leur dimension individuelle (audiences diplomatiques, congrès…) et analyser les relations interpersonnelles liant les acteurs des relations internationales (réseaux, patronage…). Ils se sont par conséquent éloignés des sources produites par les gouvernements et les élites, telles que les registres de délibérations, afin de relativiser le poids des acteurs institutionnels dans la diplomatie4.
2Les villes hanséatiques constituent dans cette perspective un cas intéressant. Force militaire en plus d’être une puissance économique dominante dans l’Europe médiévale5, elles accèdent au xviie et au xviiie siècle à une reconnaissance formelle de leur rôle dans le concert diplomatique : ainsi, Louis XIV signe avec elles deux traités, alors que ses prédécesseurs ne leur avaient accordé que des privilèges. De même, elles figurent parmi les signataires de deux grandes paix de cette époque : la paix de Westphalie, qui met fin en 1648 à la guerre de Trente Ans, et celle d’Utrecht qui clôt en 1713 la guerre de Succession d’Espagne.
3Cette reconnaissance internationale contraste avec l’image traditionnelle d’un déclin de la Hanse à partir du xvie siècle. Les observateurs contemporains ont longtemps voulu voir dans la diplomatie hanséatique la survivance désuète d’une grandeur passée, un élément baroque typique de la fin du xviie siècle, et les historiens modernistes ont longtemps repris cette vision. Il est aujourd’hui admis que c’est moins à un déclin qu’à une transition de la Hanse vers la modernité que l’on assiste au xviie siècle6.
4En mobilisant les registres de délibérations de Lübeck, considérée depuis le xiiie siècle comme « tête de la Hanse », il est possible de mieux comprendre les enjeux de cette intense activité diplomatique et la marge de manœuvre d’une assemblée urbaine dans la « grande » politique à l’époque de Louis XIV.
5Dans un premier temps, les modalités de la délibération en matière politique étrangère seront évaluées à la lumière des registres. Une deuxième partie sera consacrée au poids des relations internationales dans les délibérations. Ces éléments permettront d’éclairer, dans une dernière partie, la manière dont la ville de Lübeck assume différentes identités à l’échelle internationale et régionale.
Les modalités de la délibération à travers les questions étrangères
6Le secrétaire du conseil apparaît d’emblée comme pivot de l’enregistrement et acteur de la diplomatie lübeckoise. Néanmoins, il n’a pas de mandat pour peser sur les décisions du conseil et ne prend pas part aux votes7. De « scriptor civitatis Lubicensis » au xiiie siècle, il devient à partir du xve siècle « protonotar ». En 1447, les termes « scriptor » et « notarius » laissent progressivement la place à celui de « secretarius ». En 1565 est créé un office de « Registrator der Ratskanzlei » (littéralement : « personne chargée des registres de la chancellerie du Sénat ») qui devient, quatre ans plus tard, celui de « Ratssekretär » (« secrétaire du Sénat »). La ville emploie conjointement trois secrétaires à qui est accordé, à partir de 1577, un « don » d’un demi Reichsthaler par an8, une indemnité symbolique qui équivaut au salaire journalier d’un compagnon dans la maçonnerie9. Ce n’est donc pas l’aspect financier qui attire le secrétaire, mais plutôt la perspective de devenir un jour conseiller.
7L’ambivalence de sa fonction, entre écriture et conservation des actes officiels, revêt une importance particulière à Lübeck, qui est chargée d’archiver, outre ses propres diplômes, les traités conclus depuis le xiiie siècle par la Hanse avec les souverains. Le secrétaire est donc un expert en diplomatique, une science en partie à l’origine de la formalisation de ce qui ne s’appelle pas encore la « diplomatie »10. Les trois secrétaires ne sont pas toujours actifs simultanément et il n’existe pas de version mise au propre de leurs procès-verbaux.
8Les registres de l’année 1678 sont tenus par les secrétaires Christoff Sirckes (1632-1692)11 et Joachim Friedrich Carstens (1632-1701)12. La séance du 24 juillet porte en grande partie sur le congrès de Nimègue, où négocient alors les puissances impliquées dans la guerre de Hollande, principalement les Français, les Néerlandais et les envoyés de l’empereur.
9L’envoyé hanséatique, Heinrich Balemann (1643-1693), arrive à Nimègue en juin 1678, alors que la délégation française est déjà sur place depuis 1675. L’enjeu est de taille pour la Hanse car, à la demande de l’empereur Léopold Ier (r. 1658-1705), la diète impériale a déclaré Louis XIV ennemi de l’Empire en 1674, interdisant toute relation avec lui13. Or, depuis la fin du xvie siècle, le commerce avec la France et les ports de la façade atlantique représente une part croissante de l’économie de Lübeck et de Hambourg. Il est donc urgent pour ces villes que le dialogue avec leur partenaire français reprenne, grâce à la diplomatie.
10La paix de Westphalie, en 1648, reconnaît aux villes immédiates comme Lübeck, c’est-à-dire soumises à l’empereur sans dépendre d’un pouvoir intermédiaire, le droit de conclure des alliances avec des puissances étrangères à certaines conditions. Ainsi est désormais fondée en droit une pratique existant depuis le Moyen Âge : la diplomatie des villes. Par ailleurs, la Hanse, dont Lübeck assume le directoire, est mentionnée dans les traités de Westphalie14. Désormais, Lübeck est donc doublement légitime pour agir dans le concert international, théoriquement à égalité avec les autres puissances européennes.
11La ville utilise ainsi son droit d’envoyer des représentants officiels à Nimègue ; les instructions dont il faut munir Balemann, l’envoyé hanséatique, font justement l’objet de la séance du 24 juillet 1678. Les deux registres dont nous disposons laissent apercevoir certaines différences. Deux dépêches envoyées par Balemann au conseil sont à l’ordre du jour de cette séance. Chez le secrétaire Sirckes, elles correspondent à 21 lignes de notes qui apparaissent au point numéro 4 sur un total de 13 ; chez son collègue Carstens, ce sujet occupe 16 lignes et correspondent au point numéro 5 sur 1215. Sirckes fournit les dates précises des deux dépêches de Balemann16, tandis que Carstens n’évoque que « deux lettres ».
12Au cours de cette séance, la discussion ne porte pas tant sur le contenu de la négociation à mener que sur les formes que doit prendre celle-ci. Pour les Hanséates comme pour les princes, il s’agit de se mettre en représentation et d’affirmer une identité sur la scène internationale, sans froisser les parties en présence. Cette idée apparaît dans les registres à travers la question de la « visite » à rendre à la délégation française17. La question de la langue revêt également une importance, car les Français ont réclamé que Balemann leur présente des lettres de créance rédigées en français, ce que refuse l’assemblée lübeckoise car cela serait contraire à la « pratique commune18 ».
13Retrouver ces thèmes dans les registres permet d’approfondir les conclusions de la nouvelle histoire diplomatique, qui repose sur un intérêt accru pour les pratiques et la marge de manœuvre des acteurs individuels dans les négociations. On sait grâce à l’apport de la microsociologie des interactions que les situations de face-à-face, donc les entrevues de diplomates, ou les rencontres ritualisées par les règles du cérémonial, suscitent certains types de comportement chez les diplomates. Ce que l’on connaît moins, c’est la perception de ces contraintes par les gouvernants et l’attention portée à ces contraintes au moment de la prise de décision en politique étrangère. Or, nous constatons ici que les notes prises par les secrétaires sont très attentives à ces questions. Ils apparaissent donc comme des acteurs essentiels de la diplomatie urbaine, et non comme de simples enregistreurs.
14Comme nous l’avons indiqué précédemment, les secrétaires peuvent envisager de devenir un jour conseillers. En effet, selon la formule consacrée le conseil « se renouvelle lui-même » : à la mort d’un conseiller, les survivants élisent son successeur. À partir de 1669, il est interdit d’élire son frère, son neveu, son beau-frère, son gendre ou son fils. Or, cette disposition ne vaut pas pour l’élection du secrétaire. La biographie des secrétaires montre qu’ils sont, au moment de leur entrée en fonctions, pour une grande majorité, des fils, gendres, petits-fils, frères ou beaux-frères de conseillers. Cette fonction que l’on pourrait être tenté de considérer comme subalterne est donc au contraire une première marche vers le mandat suprême de conseiller. Le groupe des trois secrétaires constitue en effet le seul à être admis aux délibérations, qui se déroulent à huis clos. L’assemblée ne compte que 20 conseillers19 pour un nombre total de 25 000 habitants environ. Même si les secrétaires n’ont pas le droit de vote, ils sont déjà partiellement considérés comme des membres de cette oligarchie puisqu’ils prennent part aux arcana imperii. Ainsi, les registres qu’ils rédigent sont tenus secrets. Il existe une analogie entre le secret des délibérations et celui des registres, un point qui suscite le mécontentement des bourgeois. Le secrétaire occupe donc une fonction stratégique qui le destine à en assumer de plus importantes. Et de fait, la plupart des secrétaires deviennent, tôt ou tard, conseillers, comme le montre la carrière de Carstens.
15Le cas de Sirckes est intéressant du point de vue des compétences attendues d’un secrétaire. À la dernière ligne de son point 4, il précise : « La correspondance avec Balemann m’est confiée20 ». Le registre est donc pour lui un instrument de travail, qui résume les tâches qu’il doit encore accomplir une fois la séance terminée. Il n’est pas étonnant que la correspondance, une tâche importante, lui soit confiée car il dispose déjà, au moment où il écrit ces lignes, d’une expérience longue et variée de secrétaire et de diplomate21. Après des études de droit à Rostock et à Gießen, il est secrétaire de la délégation diplomatique envoyée par Lübeck à la cour de Danemark en 1659. Un an plus tard, il devient envoyé à la cour de Suède. Durant les années 1660, il effectue trois missions diplomatiques à Copenhague. Il exerce ensuite, entre 1670 et 1673, l’emploi plus stable de secrétaire privé du comte palatin du Rhin Adolf Johann, qu’il quitte pour occuper le poste de notaire du conseil à partir de janvier 1674, malgré la proposition qui lui est faite de devenir conseiller privé du comte palatin22. Souffrant « du corps et de la tête », il est démis de ses fonctions en 1682. Sans cette maladie, Sirckes aurait probablement pu accéder à la fonction de membre du conseil de Lübeck. Le parcours d’un secrétaire comme Sirckes montre que, dans le monde de la diplomatie, l’expérience et la pratique jouent un rôle au moins aussi important que les compétences juridiques. Sa carrière met ainsi en lumière les échelons à gravir pour faire partie de l’élite.
16Que nous apprennent les registres sur la « politique étrangère » au sens de décision prise par l’exécutif pour régir les relations extérieures de la ville ? Pour répondre à cette question, il faut se pencher sur le poids des relations extérieures dans les délibérations.
Le poids des relations internationales dans les délibérations
17Afin de circonscrire une documentation volumineuse, des sondages correspondant à certaines périodes pour lesquelles on peut présumer une forte densité diplomatique ont été effectués. Dans cette perspective, le contexte du début de l’année 1715 est intéressant à plus d’un titre : Lübeck est concernée à la fois par la guerre et par la diplomatie. En effet, la guerre de Succession d’Espagne, qui opposait notamment Louis XIV à l’Espagne depuis 1701, s’est conclue par deux traités de paix, en 1713 et en 1714. Parallèlement, la Grande Guerre du Nord (1700-1721), qui a éclaté en 1700 entre Charles XII de Suède (r. 1697-1718) et Frédéric IV de Danemark (r. 1699-1730) pour s’étendre rapidement à toute la Baltique, se poursuit.
18La délibération du 9 janvier 1715 fait apparaître l’importance des relations extérieures pour une ville comme Lübeck, très exposée aux fluctuations économiques et politiques internationales.
19La conclusion de la paix entre le roi de France et l’empereur en 1714 ouvre la possibilité pour les Hanséates de négocier un nouveau traité avec Louis XIV. L’agent hanséatique à Paris adresse ses dépêches à Daniel Müller, qui a exercé les fonctions de secrétaire à partir de 1695 et est devenu conseiller en 170823. Le gouvernement français souhaitant, à partir de 1714, que les villes envoient conjointement « un ou deux députés à la cour » pour négocier un traité de commerce24, la question est mise à l’ordre du jour de la séance du mercredi 9 janvier 1715, désignée dans le registre comme « première session ordinaire ». Le point sur lequel il faut délibérer est exprimé par une courte formule : « N° 4. Hambourg au sujet du projet de délégation en France en vue d’obtenir la parité du commerce »25.
20Le nom de Heinrich Balemann réapparaît dans les registres de cette année 1715 : l’ancien envoyé au congrès de Nimègue est devenu secrétaire du conseil aux côtés de Thomas Friedrich Carstens (1666-1734)26, parent de l’un des secrétaires de l’année 1678, Joachim Friedrich Carstens, évoqué précédemment.
21Cette session se caractérise par la prédominance de thèmes relevant de la politique extérieure : sur 23 points soumis à la délibération, 21 concernent les relations avec des puissances étrangères, villes ou princes. Il faut cependant nuancer l’adjectif « étranger » car ces puissances sont familières aux Hanséates. Ce sont avant tout des voisins de la ville et, en grande majorité, des puissances de second rang : il est ainsi question du roi de Suède au premier point, puis de la ville d’Altona, qui relève de l’autorité danoise, et enfin du duc de Mecklembourg. On note aussi la présence de grandes monarchies : outre le Danemark et la Suède, déjà évoqués, la France est présente. Au-delà des liens bilatéraux qu’elles entretiennent avec Lübeck, la Suède et la France sont aussi garantes de la paix de Westphalie, ce qui les rend responsables du droit effectif des villes hanséatiques à participer au concert diplomatique. La première séance de l’année est donc consacrée à la réactualisation du lien de Lübeck avec ses partenaires étrangers, ce qui reflète bien l’exposition internationale de cette ville. Si le contexte de guerre fait apparaître les relations extérieures comme une préoccupation dominante de l’assemblée, il faut se garder d’en conclure qu’il s’agit là d’une constante de la politique urbaine : les registres de l’année 1715 accordent une place bien plus importante aux questions diplomatiques que ceux d’autres années.
22Enfin, l’importance du lien avec l’Empire apparaît clairement : une missive du résident hanséatique à la diète d’Empire de Ratisbonne, Elsperger, est évoquée au point 19, tandis qu’une dépêche de l’agent auprès du conseil aulique de l’empereur à Vienne, Maul, fait l’objet du point 2027. La délibération de l’assemblée lübeckoise se situe donc au croisement de la délibération d’autres assemblées, elle est aussi le lieu d’une mise en réseau des multiples réseaux qui irriguent l’Empire.
23Sur le plan interne également, les rivalités entre différents groupes font enfin apparaître la politique étrangère comme un enjeu de pouvoir important. En 1669, la constitution de la ville connaît une évolution importante matérialisée par le recès bourgeois ou Bürgerrezess. Ce texte est élaboré conjointement par les collèges bourgeois et les membres du conseil, sous la surveillance de commissaires impériaux venus ramener l’ordre dans la ville après des années de conflits sur fond de mauvaise gestion des finances par le conseil28. Le recès fixe les conditions selon lesquelles le conseil devra désormais exercer le gouvernement, en reconnaissant un droit de regard à l’ensemble de la bourgeoisie (concrètement aux métiers de la ville), notamment sur les questions financières. Ainsi, la guerre, une compétence régalienne, est réservée au seul conseil « sans l’ingérence des collèges [bourgeois] ni de quiconque », mais les traités de paix, les accords avec l’ennemi, l’entrée de troupes étrangères sur le territoire de la ville, la construction de fortifications et les négociations de traités commerciaux ne peuvent être décidés qu’après consultation des corps de métiers29. Cette nouvelle constitution stipule donc que, pour les affaires extérieures, le conseil doit, avant toute délibération, solliciter l’avis des « collèges bourgeois » (corps de métier et compagnies marchandes) qui voteront un par un et lui transmettront le résultat de ces votes. Le conseil est alors obligé d’admettre, dans les délibérations, la présence de deux députés désignés par ces collèges, une présence qui ne leur confère cependant pas le droit de voter.
24C’est donc moins une décision souveraine du conseil qu’une interaction entre ce dernier et d’autres assemblées de la ville, en l’occurrence les corps de métier et les compagnies marchandes, qui permet la prise de décision en matière de politique étrangère. Cela est visible à travers la circulation des dépêches de l’envoyé hanséatique en France. Ainsi, on constate que le conseiller Daniel Müller envoie à la compagnie des « Collectes Hispaniques » (« Hispanische Kollekten ») des passages des dépêches de cet envoyé accompagnées de leur traduction exacte en allemand30. Cette compagnie rassemble les marchands impliqués dans le commerce avec les ports atlantiques, français, espagnols et portugais ; ils réclament donc et obtiennent un droit de regard effectif sur les relations avec la France. On ignore s’il leur est accordé d’envoyer un député assister aux délibérations. Néanmoins, la concession de copies de documents produits lors de ces assemblées peut être assimilée à une quasi-admission. L’extrait original en langue française est produit en face de sa version allemande, permettant aux marchands destinataires du document de vérifier, le cas échéant, si la traduction est fidèle. Détail intéressant : ces pages fournies par Müller sont reliées, comme le sont les registres. Entre publicité, au sens de « rendre public », et maintien du secret, les délibérations font donc l’objet d’une politique de communication prudemment dosée de la part du conseil.
Les multiples identités de Lübeck à la lumière des registres de délibérations
25La terminologie utilisée dans les registres a son importance. La décision prise par l’assemblée est désignée par deux termes : « Conclusum » ou « Decretum ». Conclusum rappelle la double compétence du conseil de Lübeck, qui est aussi le tribunal suprême de la ville31 ; ses décisions sont donc des jugements (relèvent de la puissance judiciaire) autant que des lois (le législatif), tandis que Decretum met en exergue la compétence législative et le rôle d’instance de décision, donc le pouvoir exécutif de l’assemblée, tout en assimilant explicitement la constitution de Lübeck à celle de la République romaine, ce qui pose la question de la nature du pouvoir qu’exerce le conseil de Lübeck : est-il l’instance judiciaire suprême ou le gouvernement de la ville32 ? Ici se retrouvent les discussions suscitées à l’époque par les identités multiples de la ville.
26Le déroulement des réunions illustre également cette diversité des identités. Les assemblées commencent toutes par une entrée solennelle dans l’église Sainte-Marie (« Marienkirche »), pratiquement attenante à la mairie, sur son flanc sud33. Cet édifice témoigne du pouvoir conquis par les bourgeois aux dépens de l’ancienne tutelle épiscopale, symbolisée, elle, par la cathédrale (« Dom »). Les registres sont conservés dans une pièce appelée « le trésor » (« Trese ») située dans l’église Sainte-Marie, et qui appartient toujours, aujourd’hui, aux archives de la ville34.
27L’organisation des séances, réglée par des ordonnances35, reflète la dualité entre chambre de justice et organe de gouvernement. En effet, deux types de registres sont tenus depuis au moins la fin du xvie siècle : le plus ancien registre conservé, datant de 1582, recueille les procès-verbaux des affaires judiciaires jugées par le conseil et s’intitule « protocolla causarum judicialium », par opposition à un deuxième type de registre qui apparaît en 1597 comme corpus que le conseil souhaite conserver et identifier à part, sous le nom de « protocolla causarum extrajudicialium » ; on trouve également la variante « causarum publicarum36 ». Outre le caractère des affaires traitées, que l’on pourrait qualifier schématiquement de judiciaire dans un cas et d’exécutif dans l’autre, les deux types d’assemblées se distinguent par le fait que les premières sont publiques, tandis que les secondes sont strictement réservées aux membres du conseil.
28Ces aspects montrent que la politique étrangère ne correspond pas à une doctrine mais se constitue ad hoc, à la faveur de « l’événement », de l’instant. Cette politique ne répond pas tant à une véritable stratégie sur le long terme mais elle correspond plutôt à des continuités, qui mettent davantage en jeu l’importance de la « coutume » et de l’habitude, mais aussi de la situation de face-à-face : le secrétaire est aussi archiviste et gardien de la mémoire des traités signés par Lübeck avec la France depuis Philippe le Bel. La manière dont le secrétaire recopie parfois, à l’appui des registres, des passages de lettres et les traduit, témoigne de l’importance de la copie, de la répétition d’actes et d’écrits passés. De plus, la forme des registres laisse à penser qu’ils sont le résultat d’une mise en forme a posteriori de notes prises ad hoc par le secrétaire ; il y a donc une volonté de créer une continuité, par exemple par l’ordonnancement en points successifs, et la subdivision en deux temps à l’intérieur de ces points : d’abord, la question à traiter, ensuite la réponse apportée par le conseil (« Decretum »).
29Lübeck apparaît donc comme une ville qui assume plusieurs identités : elle est à la fois ville marchande et ville de la Hanse, mais aussi puissance régionale, capable par son statut de ville libre et immédiate, ayant son propre gouvernement, de négocier avec les grandes puissances, de la Baltique et d’ailleurs.
Conclusion
30Si la voix « internationale » des assemblées est encore peu audible pour les historiens, c’est probablement parce qu’elle vient brouiller la thèse traditionnelle d’une Europe moderne se dirigeant vers la monopolisation par des États souverains de certaines prérogatives dont celle, justement, de la participation au concert diplomatique. Se pencher sur les registres de délibérations signifie en effet s’intéresser au gouvernement des villes en tant qu’acteurs pourvus d’une marge de manœuvre sur la scène européenne, et attachés à l’utiliser, ce qui revient à admettre que les conseils municipaux détenaient un pouvoir considéré comme l’une des marques de la souveraineté.
31Outre l’élaboration d’un agenda politique influencé par le contexte international, on constate que la délibération était également, pour la société lübeckoise, un moment d’actualisation et d’affirmation d’identités multiples : celle de ville marchande, celle de ville hanséatique et enfin celle de ville d’Empire.
32Enfin, cette approche ouvre de nouveaux horizons à l’histoire diplomatique en ce qu’elle permet de comparer la politique étrangère des villes à celle des principautés, tout en ramenant à sa juste mesure le poids de la diplomatie par rapport aux autres préoccupations d’une assemblée urbaine comme celle de Lübeck. C’est bien notre compréhension de la diplomatie moderne dans toute sa diversité qui bénéficie de l’analyse de cette documentation car elle enrichit notre connaissance des processus selon lesquels les acteurs de types différents (villes, princes) élaboraient des outils leur permettant de communiquer et, finalement, de négocier, pour exister dans une Europe en mutation.
Notes de bas de page
1 En témoigne la première rencontre, en novembre 2017, du projet quinquennal « La diplomatie des villes au Moyen Âge et au premier âge moderne (xiie-xvie siècle) », organisée par l’université Paul-Valéry de Montpellier, l’École française de Rome, l’université Lyon 2 et le CERM.
2 Indravati Félicité, Négocier pour exister. Les villes et duchés du nord de l’Empire face à la France, 1650-1730, Berlin/Boston, De Gruyter, 2016.
3 André Krischer, Reichsstädte in der Fürstengesellschaft. Politischer Zeichengebrauch in der Frühen Neuzeit, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006.
4 Christian Windler , Hillard von Thiessen, dir., Akteure der Außenbeziehungen : Netzwerke und Interkulturalität im historischen Wandel, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2010.
5 Philippe Dollinger, La Hanse, Paris, Aubier, 1964.
6 Antjekathrin Graßmann (dir.), Niedergang oder Übergang? Zur Spätzeit der Hanse im 16. und 17. Jahrhundert, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 1998
7 Friedrich Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre bis zu der Verfassungsänderung von 1851 », Zeitschrift des Vereins für Lübeckische Geschichte und Altertumskunde, n° 29, 1938, p. 91-168, ici p. 92.
8 Ibid., p. 119.
9 Moritz J. Elsas, Umriss einer Geschichte der Preise und Löhne in Deutschland : vom ausgehenden Mittelalter bis zum Beginn des neunzehnten Jahrhunderts, vol. 2, 1ère partie, Leyde, A. W. Sijthoff, 1936, p. 591.
10 Le terme apparaît probablement en 1790, à l’Assemblée nationale française. Voir Virginie Martin, « Du noble ambassadeur au fonctionnaire public : l’invention du « diplomate » sous la Révolution française », in Indravati Félicité (dir.), L’identité du diplomate du Moyen Âge au xixe siècle : métier ou noble loisir ?, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 121-133.
11 Archiv der Hansestadt Lübeck (désormais « AHL »), 03.01-2/2, Ratsprotokolle bis 1813 (désormais « Ratsprotokolle »), Série I, Christoff Sirckes 1678 (Désormais « Ratsprotokolle, Sirckes ; le registre n’est pas folioté). Sur Sirckes, voir F. Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre », art. cit., p. 154-155.
12 AHL, Ratsprotokolle, Série II, Joachim Friedrich Carstens 1678 (Désormais « Ratsprotokolle, Carstens »). Sur Carstens voir F. Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre », art. cit., p. 154.
13 Martin Wrede, Das Reich und seine Feinde. Politische Feindbilder in der reichspatriotischen Publizistik zwischen Westfälischem Frieden und Siebenjährigem Krieg, Mainz, Philipp von Zabern, 2004.
14 Hans-Bernd Spies, « Lübeck, die Hanse und der Westfälische Frieden », Hansische Geschichtsblätter, n° 100, 1982, p. 110-124.
15 Ratsprotokolle, Carstens, fol. 143v.
16 Ratsprotokolle, Sirckes : « H. D. Bahlman aus Nim-/wegen de 16 julÿ noch ei-/nes vom 12 eodem ».
17 Ratsprotokolle, Carstens : « (Conclus. Pt. 1.) wegen der visiten möge / sich beïm H. D. Wedderkopf erkundigen / wie der und ande[re] vor ihnen es / gemachet ; wenn nicht, bleiben / allein beÿ S. Kaiserl. HH. Abgesandte ».
18 Ibid. : « ratione Styli » et « praxis communis ».
19 Gérald Chaix, « Le patriciat urbain dans l’historiographie allemande contemporaine », in Claude Petitfrère (dir.), Construction, reproduction et représentation des patriciats urbains de l’Antiquité au xxe siècle, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 1999, p. 537-549, notamment p. 546.
20 Ratsprotokolle, Sirckes : « Mihr committiret die correspondentz mit / Bahlman zu halten ».
21 Friedrich F. Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre », art. cit., p. 154.
22 Johann H. Zedler (dir.), Grosses vollständiges Lexicon Aller Wissenschafften und Künste, Halle/Leipzig, Zedler, 1743, vol. 37, col. 1800 : « Siricius (Christoph) ».
23 Friedrich Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre », art. cit., p. 156.
24 Indravati Félicité, Négocier pour exister, op. cit., p. 189, dépêche de l’agent hanséatique à Paris Brosseau à Müller, 4 janvier 1715.
25 Ratsprotokolle, Série I, 1715, Thomas Friedrich Carstens, fol. 2 : « N. 4. Hamburg wegen interdierter Absendung nach Franckreich, obtinenda paritate Commercionem ».
26 Friedrich Bruns, « Die Lübecker Syndiker und Ratssekretäre », art. cit., p. 156-157.
27 Ratsprotokolle, Série I, 1715, Thomas Friedrich Carstens, fol. 4.
28 Marie-Louise Pelus, « Lübeck au milieu du xviie siècle : conflits politiques et sociaux, conjoncture économique », Revue d’Histoire Diplomatique, n° 92 (Numéro spécial « La crise européenne du xviie siècle (1640-1660) »), 1977, p. 189-209.
29 Johann Christian Lünig, Das deutsche Reichs-Archiv, in welchem zu finden desselben Grund-Gesetze und Ordnungen, Leipzig, Lanckischen, 4e partie, 1714, p. 1407.
30 AHL, Alte Spanische Kollekten, 138, n° 5. Les extraits de 45 dépêches sont reproduits et traduits.
31 Johann Heinrich Zedler (dir.), Grosses vollständiges Universal-Lexicon aller Wissenschafften und Künste, Halle/Leipzig, Zedler, 1733, vol. 6, col. 906 : « Conclusum, der gemachte Schluß, geschlossen, welches Wort die Avocaten unter dem Schluß-Satz setzen, Obrigkeiten unter ihre Mandata, Befehle, Sentenzen und Decreta ».
32 Johann H. Zedler (dir.), Grosses vollständiges Universal-Lexicon, op. cit., 1734, vol. 7, col. 378 : « Decretum Senatus, soll […] von dem Senatus consulto darinnen unterschieden werden, daß Decretum ein Stücke des S[enatus]C[onsul]ti wäre. Allein diese Erklärung will wenigen gefallen, sondern man hält Decretum vor ein Urtheil in Privat-Sachen, und Senatus-Consultum vor einen Schluß in denen ds gemeine Wesen angehenden Sachen ».
33 Eberhard Isenmann, Die deutsche Stadt im Mittelalter. 1150-1550. Stadtgestalt, Recht, Verfassung, Stadtregiment, Kirche, Gesellschaft, Wirtschaft, Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2014 [2012], p. 123.
34 En 1998 le numéro 78 de la revue d’histoire de la ville de Lübeck, Zeitschrift des Vereins für Lübeckische Geschichte und Altertumskunde, fut consacré intégralement à l’histoire de ces archives, de la première mention du bâtiment en 1298 à aujourd’hui.
35 Friedrich Bruns, « Der Lübecker Rat. Zusammensetzung, Ergänzung und Geschäftsführung, von den Anfängen bis ins 19. Jahrhundert », Zeitschrift des Vereins für Lübeckische Geschichte und Altertumskunde, n° 32, 1951, p. 1-69.
36 Ibid., p. 52.
Auteur
Université de Paris, ICT (EA 337)
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Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008