Les socialistes, le long remords de l’histoire ou l’histoire à contribution
p. 229-240
Texte intégral
1En accueillant les congressistes socialistes le vendredi 16 mai 2003, François Rebsamen, maire de Dijon, rappelait les grandes heures de la Bourgogne, et de sa ville. Il n’oubliait pas d’illustres Nivernais d’adoption, François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, mort il y a 10 ans. Mais c’est à l’histoire de la gauche qu’il renvoyait ses camarades.
Le destin de la gauche a toujours été de prendre en charge ces moments historiques, de libérer la France du joug seigneurial en 1789, de mettre fin à l’oppression absolutiste en 1830, de poser les grands principes de la fraternité en 1871, de conquérir des droits sociaux pour le peuple en 1936, de créer les conditions de l’unité nationale en 1945, de réaliser, en mai 1981, une alternance démocratique historique dont le pays avait tant besoin. À chacune de ces dates, le peuple de France a confié à la gauche la responsabilité d’accomplir un nouveau progrès1.
2L’évocation de ce passé glorieux ne peut se réduire à un effet de tribune, elle est indispensable aux socialistes pour se sentir eux-mêmes. Mais elle s’accompagne aussi d’un rapport moins apaisé des socialistes à leur propre histoire. François Rebsamen, qui se veut optimiste à l’ouverture du congrès, le souligne :
Notre parti a une longue histoire, alternance de succès et de crises, et nous en sommes fiers, de cette histoire. Pierre Mauroy, […] dans ses Mémoires, fait remarquer avec justesse, que pratiquement à chaque décennie, depuis le début du XXe siècle, le socialisme a été confronté à l’exigence de sa régénération. Et qu’il est dans sa nature même de s’épuiser puis de renaître dans le jeu de cycles successifs. Après le départ de Lionel Jospin, qui a dirigé la France en notre nom pendant cinq ans, un cycle s’est achevé. De ce cycle, de cette période, de son bilan, nous pouvons et nous devons être fiers.
3Cependant, tout comme le secrétaire fédéral, Michel Neugnot, il n’évoque pas le souvenir d’une des grandes figures socialistes de la Bourgogne, le résistant Jean Bouhey, pourtant le seul député SFIO à avoir voté contre les accords de Munich, le fondateur de La Bourgogne républicaine, au parcours militant exemplaire. Oubli ou méconnaissance de l’histoire socialiste locale, ce trou de mémoire interroge au moment où pour conjurer le « choc » du 21 avril 2002, les socialistes veulent trouver dans leur histoire des raisons de croire en leur avenir.
4Le dernier congrès de Dijon nous offre donc un poste d’observation privilégié pour mesurer le rapport des socialistes à l’histoire. Bien plus que les discours, les 18 contributions générales soumises au débat préparatoire et les 5 motions finalement présentées à Dijon2 fournissent une matière particulièrement abondante – et pertinente – pour l’estimer. Situé à un an de distance d’un désastre électoral – qualifié aussitôt d’« historique » – qui a ébranlé le PS, il a pour enjeu d’en tirer un bilan et des enseignements. Nous pouvons également nous appuyer sur trois enquêtes conduites à Brest (1997), Grenoble (2000) et Dijon3, qui visaient à cerner les contours de l’« identité » des congressistes socialistes et leur perception des grands événements de l’histoire nationale et de l’histoire du PS, mais aussi des leaders historiques, de la communication du parti, de ses symboles… Avant de présenter les résultats de nos investigations, il nous paraît utile de poser quelques jalons pour comprendre ce qui nous semble être un long remords de l’histoire.
La relation difficile des socialistes à leur histoire
5Étudiant les cas des Partis socialistes français et italiens, Fabrice d’Almeida montre comment l’histoire racontée et vécue en « interne » à travers les journaux, revues et livres, les associations, les manifestations,… alimente la mémoire et affirme l’identité socialiste4. Pour les socialistes français, il identifie deux moments forts liés à deux renaissances au cours du dernier demi-siècle. Après le redressement initié en 1944, le Parti socialiste SFIO connaît une première crise en 1946, mais le Parti, des blumistes aux molletistes, revendique toujours l’héritage socialiste dans sa totalité. La seconde, en 1971, au congrès d’Épinay, gardant en mémoire la scission de 1958 et les oppositions sur la politique algérienne du gouvernement Guy Mollet, débouche sur une autre identité forgée en rupture avec la précédente, conduisant à un tri sélectif dans l’héritage : le nouveau PS condamne et occulte l’action de la SFIO sous la IVe République. Au-delà de cette histoire intérieure, les socialistes se considèrent toujours comme les acteurs principaux de l’histoire nationale (les Lumières, les révolutions, l’émancipation, le progrès, le peuple de gauche en marche, l’alternance, c’est eux), dont ils se sont aussi longtemps sentis exclus, manifestant à l’égard de l’histoire « officielle » une grande méfiance. Ils sont alors portés à l’écrire ou à en prendre en charge le « grand récit » (rappelons rapidement que Jean Jaurès dirigea une Histoire socialiste de la Révolution Française, que Léon Blum se fit le chroniqueur des premiers congrès socialistes, que les guesdistes imaginèrent et publièrent une Encyclopédie socialiste au début du XXe siècle, que Guy Mollet créa l’OURS et Pierre Mauroy la Fondation Jean-Jaurès5). Les critiques sans concession de nombreux socialistes vis-à-vis des leurs, qui se traduisirent par des ruptures et des scissions, donc par la construction de cultures minoritaires fortes, accompagnent l’histoire du parti. Dans une organisation qui, depuis 1971, a aggloméré et recueilli beaucoup de courants et sous-courants de la gauche démocratique éparpillés, d’anciens trotskistes ou communistes, des associatifs et des syndicalistes, porteurs d’autant d’itinéraires et de lectures diverses de l’histoire, le ciment passe plus par l’action commune, que par la recherche d’une identité historique partagée. Les options des « majoritaires » comme le choix de l’Union sacrée, en 1914, de la non-intervention en Espagne en 1936, le « lâche soulagement » de Munich en 1938, le vote du 10 juillet 1940, les drames de la décolonisation, la guerre d’Algérie, sont autant d’épisodes sur lesquels les socialistes peinent encore à discuter sereinement. La polémique sur le Livre noir du communisme et les interventions parfois maladroites de ses responsables montrent leurs difficultés à rendre compréhensibles leurs relations avec les communistes, soumises à un jeu de balancement entre anticommunisme et union de la gauche, faute de périodisation et d’explication…
6D’un autre côté, Les Mémoires de Pierre Mauroy6 relèvent de la geste socialiste et s’inscrivent dans une relation critique emplie de fierté mais aussi plus apaisée à l’histoire du peuple de gauche. Mais, dans sa trajectoire personnelle, l’ancien secrétaire national des Jeunesses socialistes paraît largement minorer son engagement auprès de la majorité de la SFIO dans les années 1960 et anticiper son inscription dans le sillage de François Mitterrand à partir de 1965. On pourrait multiplier les renvois aux essais autobiographiques des responsables socialistes, relever les omissions et les reconstructions, inventorier les lieux communs, tant le genre suscite des postulants, intéresse des éditeurs… Côté ministres ou anciens ministres, dans les dernières années, et sans prétendre à l’exhaustivité, Lionel Jospin, Daniel Vaillant, Christian Pierret, Ségolène Royale, Laurent Fabius, Martine Aubry, Marylise Lebranchu, Catherine Tasca, Élisabeth Guigou, Jean Glavany, Catherine Trautmann, Pierre Joxe, Yvette Roudy… ont fixé les grandes étapes de leur parcours politique, comme autant de responsables nationaux (Claude Estier, Jean-Paul Huchon, Michel Charzat, Raymond Forni, Jean-Christophe Cambadélis…), voire de simples militants7. Les journalistes préparent les matériaux pour les futurs travaux des historiens avec des biographies plus ou moins fouillées, autorisées ou non : la bibliographie concernant François Mitterrand est immense, celle de Lionel Jospin se développe et celle de François Hollande débute. Les anciens premiers ministres socialistes, Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy, Édith Cresson ont tous été biographiés, comme les ministres Martine Aubry, Dominique Strauss-Kahn, Jacques Delors… et le premier secrétaire François Hollande, très sollicité pour préfacer en 2003 un ouvrage sur Léon Blum, ou des mémoires de militants…
7Ce véritable « phénomène éditorial » n’est certes pas spécifique des socialistes – même s’il est relativement récent de ce côté de l’échiquier –, il est lié à leur passage prolongé au pouvoir. Postulons, puisque ce « genre politique » semble impliquer plus d’acteurs – jusqu’aux militants de base de l’organisation, les publications à compte d’auteur n’étant pas rares –, qu’il répond toujours à un véritable besoin chez les socialistes d’inscrire leur parcours individuel dans une histoire commune, une histoire collective longtemps assimilée à celle des vaincus. Les passages répétés au pouvoir depuis près de 30 ans n’auraient pas rendu moins urgent le besoin d’écrire l’histoire, comme si celle-ci demeurait toujours confisquée, voire détournée. L’histoire reste un enjeu, et l’objet d’instrumentalisation.
Le Panthéon socialiste
8Dans les 18 contributions et les 5 motions déposées pour le congrès de Dijon, le nom de Lionel Jospin est cité cinquante-cinq fois, et il est présent dans 15 contributions sur 188… Nous sommes aux limites de l’histoire et de l’actualité, mais l’ancien Premier ministre ayant annoncé son retrait de la vie politique, c’est bien son rôle historique qui intéresse désormais ses camarades. Même si quelques critiques pointent sur la conduite de sa campagne et son bilan, c’est un hommage à son action et à son parcours qui est rendu ; mais peut-être également, dans le cadre de ce congrès, est-ce une façon de tourner une page, et de le faire entrer dans l’histoire, bref, pour certains contributeurs, de revendiquer sa place. L’histoire sert le présent. L’évocation de Jaurès, Blum, Mitterrand en témoigne : ces trois grandes figures, auxquelles il faut ajouter Mendès France, bien qu’il n’ait jamais appartenu au Parti socialiste, sont régulièrement convoquées par les socialistes. François Mitterrand est cité onze fois, devant Jean Jaurès (huit), Léon Blum (six) et Pierre Mendès France (deux). François Mitterrand est lui évoqué à onze reprises mais à travers 8 contributions, soit près de la moitié, quand Jaurès ne l’est que dans 5 et Blum dans 3.
9L’appel aux grands ancêtres n’est donc pas un impératif dans la littérature partisane, il vient à l’appui ou en clin d’œil. La contribution soutenue par Arnaud Montebourg ne retient pas le nom de François Mitterrand, elle s’inscrit dans le sillage de Jaurès et Mendès France. Ces deux hommes sont présents dans le texte de Jean-Marie Bockel, champion isolé du « blairisme », qui plus original fait référence à la pensée de Carlo Rosselli, concourant ainsi à enrichir le Panthéon socialiste en l’internationalisant un peu. Mais au stade des motions, le cercle des références se restreint.
10Dans sa contribution, François Hollande ne se réfère qu’à Lionel Jospin, son prédécesseur à la tête du Parti, comme s’il voulait incarner lui seul, fonction oblige, le parti et son histoire. À tel point qu’il reprend, sans en donner l’auteur, la formule de Jaurès, « le socialisme, c’est la république jusqu’au bout », référence qu’il précise cependant plus tard dans sa motion en nommant cette fois le grand tribun socialiste et en ouvrant les guillemets. De même, François Mitterrand figure dans sa motion, alors que dans sa contribution, il n’était présent qu’à travers l’évocation de la victoire de 1981 ou des acquis des gouvernements de la gauche depuis cette date. Pour affirmer sa position centrale dans le Parti, comptable de son passé et de son avenir, les mannes des grands ancêtres deviennent utiles au moment de rassembler la majorité des socialistes. Cette attention n’est sans doute pas un hasard.
11Ces résultats peuvent être rapprochés de ceux tirés des enquêtes menées lors des trois derniers congrès socialistes. Nous avions demandé aux délégués de choisir deux dirigeants historiques, parmi sept proposés, qui leur semblaient « le mieux incarner l’idéal socialiste ». Le tableau ci-dessous synthétise les résultats :
12Les réponses des trois enquêtes placent sans surprise Jean Jaurès largement en tête des grandes figures socialistes : il incarne l’idéal socialiste, toujours devant, dans l’ordre, Léon Blum et Mendès France. Le couple Jaurès-Blum représente le tandem préféré des délégués, un peu moins d’un autre tiers lui préférant le couple Jaurès-Mendès France. Mendès France, qui n’appartint pas au PS mais au Parti radical puis au PSU, distance toujours largement François Mitterrand, et il reste très loin devant Daniel Mayer, Guy Mollet ou Jules Guesde, cités marginalement. Au fond, plus on remonte dans le temps plus quelques figures célèbres sont idéalisées et deviennent consensuelles. Les autres semblent tomber dans l’oubli.
13La mémoire de François Mitterrand demeure fluctuante pour les socialistes, comme si sa place dans l’histoire du PS peinait à trouver une légitimité moins passionnelle9. Les plus francs soutiens de François Mitterrand se trouvent en 2000 chez ceux qui se sentent proches d’Élisabeth Guigou ou d’Henri Emmanuelli. En réponse à d’autres questions, les rocardiens plébiscitent l’élection de 1981, événement fondateur du PS actuel avec celui du Front populaire, mais sont nettement plus réservés sur l’importance du congrès d’Épinay. Les réponses des congressistes sur les slogans des affiches10 qui leur semblent encore pertinents, précisent cette perspective. Elles mettent à jour les ambiguïtés de la mémoire sur l’imperium mitterrandien. Ce dernier est loué pour les élections de 1981, la Force tranquille recueillant près de 50 % d’adhésion, quand Génération Mitterrand et la France unie de 1988, avec respectivement entre 10 et 12 % et 13 et 18 % d’adhésion dans nos trois enquêtes, sont boudés par les socialistes. La victoire de 1981 reste un des acquis de l’histoire des socialistes et sa simple évocation évite souvent de citer le nom de l’ancien président de la République, et de renvoyer à une aventure collective.
14En regard, la position marginale de Guy Mollet peut servir de transition. Très peu cité dans nos trois enquêtes dans le panthéon socialiste, voire comme un rappel d’« un passé qui ne passe pas » par des militants souhaitant titiller la mémoire de leurs camarades, il n’est nommé qu’une fois, dans la contribution d’Éric Besson et de Ancrage. Dans le mouvement socialiste, écrivent-ils,
deux tendances s’y sont toujours affrontées : d’une part le guesdisme qui, de Guesde à Guy Mollet, n’a cessé de s’appuyer sur l’intransigeance doctrinale tout en consentant dans la pratique les compromissions les plus étonnantes et d’autre part les réformistes qu’ont incarnés Jaurès et Blum.
15Cette lecture d’un affrontement éternel entre deux grands courants se retrouve dans les ouvrages de Jacques Kergoat notamment, et semble intégrée aujourd’hui par de nombreux socialistes. Il n’est pas le lieu ici d’en discuter la pertinence. La contribution de « Nouveau monde » procède par antiphrases (« “Chacun sait bien qu’un congrès se gagne à gauche”, sourient-ils. Mais ces sarcasmes risquent d’atteindre leurs auteurs. Car qui donc se réfugie dans la posture ? […] La première des rénovations, la plus urgente en tout cas, c’est bien celle-ci : le refus du double langage ! ») et n’a pas besoin de citer le dernier secrétaire général de la SFIO. À travers ces deux évocations limpides pour les cadres socialistes, Mollet incarne, au même titre que la SFIO, un moment d’histoire que les contributeurs rejettent. Et rien ne peut être pire pour un socialiste que de se faire qualifier de molletiste ou soupçonner de molletisme. Le tri dans l’héritage socialiste demeure d’actualité, la référence historique un enjeu politique.
La place de l’histoire dans la préparation du congrès
16Dès son introduction, la contribution « Pour un nouveau parti socialiste », déposée par Vincent Peillon et Arnaud Montebourg, affirme :
Comme d’habitude toutes les contributions vont commencer par la même phrase : “le Parti socialiste est à un tournant de son histoire”, mais à la différence des autres fois, cette fois c’est vrai.
17Effectivement, lorsqu’on recense l’emploi des items « histoire, historique, historiquement » et la fréquence d’autres références à l’histoire et à l’identité des socialistes dans les contributions, il en ressort, sans grande surprise, que toutes, à l’exception de celle soutenue par Marc Dolez de la fédération du Nord qui s’est opposé à Pierre Mauroy (où le passé est évoqué à travers le rejet de la SFIO), utilisent une ou plusieurs fois ces items. Pour la motion Utopia : « Au lendemain d’un terrible revers électoral, le congrès de mai 2003 à Dijon sera sans doute l’un des plus importants de l’histoire des socialistes depuis le congrès d’Epinay de 1971 ». Le moment est historique pour tous les socialistes puisqu’en des termes quasi identiques la totalité des textes l’exprime (sauf Utopia qui préfère le mot « revers » à « défaite »). En effet, les socialistes ont une mission historique à accomplir : « [Ils] se sont historiquement donné pour ambition de transformer en profondeur la société » affirme la contribution générale présentée par « Utopia ». Martine Aubry rappelle de son côté que « le combat pour le plein emploi et des emplois de qualité doit être au cœur de la lutte contre les inégalités, ambition majeure et historique des socialistes » et plus loin que « reconstruire la République citoyenne, c’est affirmer des droits dans l’esprit du combat historique de la Gauche contre les inégalités ». Pour Jean Glavany, « la gauche doit retrouver impérativement sa mission historique de lutte contre les inégalités ». Ce que confirme François Hollande dans sa motion : « Nous avons la conviction que nous sommes, nous, socialistes, à un nouveau tournant de notre histoire » et comme il le disait en ouvrant le débat dans sa contribution, les socialistes portent « une tradition, le socialisme démocratique, dont le combat s’est identifié à la République pour la prolonger jusqu’au bout ». C’est donc, au-delà de la gestion quotidienne des affaires, ou de la « politique politicienne », au nom de l’histoire, et sous son regard, mais également à l’échelle d’une histoire dont ils sont les acteurs, les moteurs, que les socialistes débattent.
18Dans le même registre, mais plus pessimiste, Marc Dolez cette fois dans sa « Motion Militante » monte au créneau au nom de cette histoire « trahie », notamment sur la laïcité qui est « l’exemple le plus parlant de l’abandon progressif d’un de nos combats historiques ». Tout aussi sceptique, Henri Emmanuelli constate dans sa contribution que :
... par leur vote ou leur abstention, les Françaises et les Français ont marqué leur désaveu d’une gauche qui ne fait plus la différence avec la droite, dans un monde où le politique semble avoir renoncé à gouverner et à orienter l’histoire.
19Peser et orienter l’histoire, mais aussi la connaître. La contribution reproche au PS de ne pas remplir son rôle sur ce point :
Actuellement, aucune action n’est prévue pour faire connaître et assimiler l’histoire de notre mouvement, les principaux textes qui le régissent, les conclusions des analyses de nos conventions et textes de congrès et, par exemple, notre critique des caractéristiques du capitalisme de notre époque.
20Que serait une action pour faire « assimiler » l’histoire et les textes du PS par ses militants ? La création d’« écoles de formation » ? Les actions à entreprendre ne sont pas clairement définies. Quant à la diffusion des textes du PS, elle est tellement abondante qu’elle rend quasiment impossible au militant le plus consciencieux la lecture de la presse interne, les quatre cahiers publiant les textes édités pour le congrès de Dijon représentant au total plus de 1000 pages de format A4, qui plus est en caractères minuscules… ! Ce passage de la contribution d’Emmanuelli marque-t-il un retour à une conception traditionnelle de la propagande/éducation, et présuppose-t-il qu’il existerait « une » histoire du mouvement à enseigner par le PS ?
21La motion du « Nouveau Parti socialiste » évoque cette question :
L’Histoire et la Mémoire collective forment le ciment qui lie les histoires individuelles à une histoire collective. Aborder la question de l’Histoire et de la Mémoire collective, c’est entamer la discussion au sein de la société sur des événements parfois heureux mais plus souvent tragiques de l’histoire de la France et du Monde. Les évènements sont nombreux 1ère et 2e guerres mondiales, guerres d’indépendances, répression des immigrés) sur lesquels un travail de Mémoire est nécessaire et sur lequel peut venir se greffer la construction d’une nouvelle culture commune.
22Mais qu’ont à dire les socialistes en particulier ? La question reste posée, sans que la réflexion soit poursuivie sur la manière dont une formation politique peut intervenir dans l’écriture de l’histoire.
23L’histoire est un enjeu, et les contributeurs ont lu les historiens. Près de la moitié des contributions, notamment celles déposées par le club Régénération (ou le terme est utilisé 17 fois) ou par « Nouveau Monde », font référence à la notion de « cycles » historiques. Les nombreuses références au tournant que doit constituer le congrès de Dijon, ou au nouveau cycle à initier en témoignent également. Sans le citer mais en pensant à l’ouvrage majeur d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg Le long remords du pouvoir11 où ils repéraient quatre grands « cycles » dans l’histoire du Parti socialiste depuis l’unité de 1905 – le premier, autour de Jaurès, allant de l’Unité jusqu’en 1914, celui de Blum et de l’évitement du pouvoir menant jusqu’en 1936, celui des expériences « malheureuses » du pouvoir, de 1936 à 1971, et enfin le cycle inauguré à Épinay, avec la stratégie de conquête du pouvoir par François Mitterrand et la victoire de 1981, étant en crise depuis Rennes (1991) – la moitié des contributeurs socialistes diagnostiquent, pronostiquent ou souhaitent un changement de cycle. Mais l’historien et le politiste les présentaient également comme des facilités d’exposition, chacun de ces cycles ne rompant ou n’innovant pas totalement par rapport au précédent. Cependant, depuis 1990, le PS est-il entré dans un nouveau cycle ou vit-il le prolongement du cycle d’Épinay ? La question reste posée, et anime les réflexions des contributeurs.
24Pour Jean-Marie Bockel, porte-parole de la « Troisième voie » blairiste au PS, il y a peu de doute sur le tournant, et le besoin de rupture :
À l’heure où la gauche semble vivre la fin d’un cycle majeur de son histoire, où un certain nombre de modèles politiques sont épuisés comme le communisme, ou rencontrent leurs propres limites comme la social-démocratie ; à l’heure où le Parti socialiste s’interroge sur son identité et sa légitimité face à l’apparente victoire, à l’échelle mondiale, des idées capitalistes et libérales, il est urgent de redessiner une voie possible pour nos valeurs, nos projets, nos actions tout en tirant les leçons de l’histoire ancienne et récente.
25C’est donc le cycle d’Épinay qui agonise toujours.
26Pour Régénération qui conteste la voie suivie par la majorité sortante du PS, et tente de rassembler des voix, l’élaboration d’une véritable grille de lecture de l’histoire des socialistes s’avère nécessaire. Sa contribution, qui émane de jeunes intellectuels, tente de rendre intelligible l’histoire récente des socialistes mais surtout veut la mettre en cohérence avec leur doctrine, à l’épreuve des faits. Elle réinscrit donc l’histoire récente des socialistes dans le télescopage de la fin de plusieurs « cycles », un cycle court, la défaite du 21 avril qui sonne le glas de l’expérience de la gauche plurielle, un cycle long de l’histoire contemporaine ponctué par l’effondrement du communisme, et un cycle moyen, initié à Épinay en 1971, porteur de la victoire de 1981, et des déconvenues suivantes. Avec des positions aussi tranchées, ces deux contributions appuieront ensuite la motion majoritaire. Au moment de la synthèse, il n’est plus temps de (ré)écrire l’histoire.
27L’attention marquée pour l’histoire récente, la critique de la « ligne »d’Épinay contraste ici avec la contribution des proches d’Emmanuelli et de Mélenchon qui souhaitent retrouver le souffle d’Épinay. La lecture de ces motions confirme que dans le débat interne, le cycle initié en juin 1971 reste fondateur (ce congrès où le parti d’Épinay12 est évoqué par la moitié des contributions). Malgré la volonté de la direction du PS, portée par Michel Rocard en 1993, de renouer avec la longue durée de l’histoire socialiste en renumérotant les congrès depuis 1905 (celui de Dijon étant le 73e), l’attachement à la rupture avec la SFIO manifestée par ce congrès d’Épinay reste très forte, et exprimée explicitement dans un tiers des motions. Les quatre lettres SFIO demeurent attachées à une histoire douloureuse, non revendiquée, sauf à travers les figures de Blum et Jaurès, et l’épopée du Front populaire.
28Ce résultat relativise-t-il alors les réponses que nous avions recueillies en demandant aux délégués de retenir 2 choix parmi 8 grands événements de l’histoire socialiste ?
Question 38 |
1997 |
2000 |
2003 |
1) La fondation du Parti socialiste en 1905 : |
17,2 % |
22,7 % |
17,7 % |
2) Le Front populaire en 1936 : |
58,2 % |
60,9 % |
75,9 % |
3) La signature du Traité de Rome, 1957 |
pas posée |
8,1 % |
5 % |
4) L’élection de François Mitterrand en 1981 : |
44,3 % |
60,1 % |
56,9 % |
5) Le refus du communisme à Tours, en 1920 : |
36,4 % |
22,7 % |
16,4 % |
6) La paix en Indochine, 1954 |
pas posée |
0,8 % |
7,5 % |
7) Le congrès d’Épinay, en 1971 : |
26,4 % |
27,6 % |
25,3 % |
8) La victoire aux législatives de 1997 : |
29,8 % |
13 % |
7,5 % |
29Soulignons que 1936 et 1981 sont des victoires électorales, suivies de grandes réformes sociales, événements privilégiés par rapport à d’autres ressortant à l’histoire intérieure, et que le congrès d’Épinay arrive immédiatement après à partir de 2000. Le peu de succès du traité de Rome marque-t-il à cet égard une méfiance à l’égard de l’Europe ? Sans doute pas ; il indique surtout que les socialistes ne se voient pas en pères de l’Europe. Quant au refus du communisme à Tours, il est de moins en moins mis en avant, ce qui semble confirmer l’absence d’un effet Livre noir (ou traduit la disparition de la menace communiste). Par contre, à une autre question sur les grands drames de l’histoire nationale, « la guerre d’Algérie » arrive désormais en deuxième position derrière « l’occupation et la collaboration » (mentionnées lors des trois congrès par près de 80 % des enquêtés). Choisie en 1997 par 37,5 % des congressistes, elle l’était en 2000 par 46,6 % et en 2003 par 61,5 % d’entre eux : une progression (elle arrivait après la Première guerre mondiale en 1997 et en 2000) à mettre en regard avec les derniers travaux historiques et témoignages sur ces différents thèmes, les polémiques sur l’Algérie ayant été particulièrement vives au cours des deux dernières années. Sans que l’on puisse en tirer des conclusions sur la lecture que les délégués ont de ces « drames » et de l’attitude des socialistes : ils réagissent avant tout en citoyens.
30Épinay appartient donc en propre aux socialistes et reste la référence, à la fois congrès fondateur qui purifie de tout ce qui est assimilé au « double langage » ou aux compromissions des années Mollet, mais aussi étape aujourd’hui plus ambiguë d’une stratégie qui est parvenue à son but, la conquête du pouvoir, mais qui n’a pas réussi à changer la vie. Mais si l’histoire a sa place dans les contributions et les motions, un congrès ne tranche pas entre différentes thèses d’historiens, mais entre des analyses et des stratégies politiques. Remarquons, d’une part, que le droit d’inventaire, revendiqué par Lionel Jospin et de nombreux socialistes, sur la période Mitterrand, n’est évoqué dans aucune des contributions présentées, même si certaines le pratiquent, et qu’il n’a donné lieu à aucun développement sérieux. D’autre part, au-delà de la constatation de l’effondrement du communisme, on ne note aucune analyse en profondeur des relations entre communisme et socialisme au cours de l’histoire dans les cinq motions. Si pour le « Nouveau parti socialiste », « l’union de la gauche ne se décrète pas », si Nouveau monde fait de « l’Union des gauches : la stratégie gagnante », et si Hollande constate qu’un grand PS est un préalable à l’union de la gauche, aucune analyse du passé n’appuie la démonstration. Il n’y a de leçons à tirer – voire à retenir – que des cinq dernières années écoulées.
31L’histoire édifiante est toujours au service d’une démonstration, rarement d’un doute ou d’une hypothèse, et jamais d’une véritable confrontation. Elle ne vient bien souvent qu’illustrer le propos, comme les belles images des magazines. L’histoire n’est-elle convoquée que comme un talisman ? Voire comme un porte-bonheur ? Présente mais en même temps très marginale, elle accompagne le quotidien des socialistes par l’évocation de grands noms, d’événements, de valeurs qui, à eux seuls, mobilisent la mémoire et les foules, imagine-t-on. L’histoire est, en politique, avant tout émotive, affective, elle n’est pas en débat, elle ressoude la famille même autour d’idées fausses, ou la divise. Dans un parti où l’histoire ne s’apprend ni plus ni moins que par le passé – n’en déplaise aux nostalgiques –, et où les réflexes de famille jouent moins, le besoin d’une grille de lecture commune de l’histoire n’est évoqué que par les militants du « Nouveau monde », pour prendre leurs distances avec la direction du Parti socialiste, puisque que c’est bien cette mauvaise mémoire, ou le bilan non tiré des leçons de l’histoire, qui explique en partie la défaite, et prépare, s’il n’y est pas porté remède, les désillusions futures. Moment fort de la vie des socialistes, le congrès est aussi l’occasion de la revivification d’histoires particulières. Que les « rocardiens » – Michel Rocard, à propos de la guerre d’Algérie13 ou des retraites14, Bernard Poignant, Gérard Lindeperg dans le débat avant le congrès15… – en plusieurs occasions, aient fait entendre en ce domaine leur différence, atteste la permanence dans cette « sensibilité » du PS – qui n’apparaît plus aujourd’hui comme un « courant » – d’une culture socialiste particulière très forte. Née de la guerre d’Algérie, et d’une certaine conception de l’engagement et de la morale en politique, ses animateurs sont sans doute les seuls dans le Parti socialiste à exprimer et à revendiquer aussi fortement leurs fondations historiques.
Notes de bas de page
1 L’Hebdo des socialistes, n° 277, 24 mai 2003. Les principaux discours sont téléchargeables sur le site du PS (www.parti-socialiste.fr, rubrique congrès de Dijon), ou sur celui de la fédération de Côte d’Or.
2 Les 18 contributions générales pour le congrès de Dijon ont été publiées dans le Cahier 1, Congrès de Dijon, les 16, 17 et 18 mai 2003, L’Hebdo des socialistes, supp. au n° 260, 25 janvier 2003, les 5 motions dans l’Hebdo des socialistes, supp. au n° 268, 22 mars 2003. Elles sont aussi consultables sur Internet : www.parti-socialiste.fr, ou sur le site non officiel www.psinfo.net.
3 Recherche socialiste (n° 12 et 13, en 2000, et n° 22, en mars 2003). Nous avions eu en 1997 : 155 réponses, 128 en 2000, et 80 réponses à notre dernière enquête à Dijon. Compte tenu de la population homogène, et de la représentativité spatiale, générationnelle et « politique » de nos corpus, les résultats nous ont semblé pertinents à exploiter.
4 F. d’Almeida, Histoire et politique en France et en Italie : l’exemple des socialistes, 1945-1983, préface de Gaetano Arfè, École Française de Rome Befar 302, 1998, 629 p.
5 Cf. Ph. Marlière, « La mémoire socialiste. Un cas d’étude sociologique du rapport au passé », 528 p., thèse, Institut universitaire européen, Florence, mai 2000, et son article « L’OURS : trajectoire d’un lieu de mémoire socialiste », in Associations et champ politique, La loi de 1901 à l’épreuve du siècle, Cl. Andrieu, G. le Beguec, D. Tartakowsky (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, 723 p. Cf. également la thèse de F. d'Almeida, op. cit., et le n° spécial « 30e anniversaire de l’OURS », Recherche socialiste n° 7, juin 1999.
6 P. Mauroy, Mémoires, « Vous mettrez du bleu au ciel », Paris, Plon, 2003, 507 p.
7 Le bibliographie est consultable à l’OURS.
8 Le site de la section virtuelle du PS, Temps réel s’est livré à un exercice de lexicographie sauvage sur quelques thèmes des motions ; ses calculs recoupent les nôtres.
9 Cf. R. Darfeuil, La Mémoire du mitterrandisme au sein du PS, DEA, IEP de Paris, 2002.
10 Les affiches proposées étaient les suivantes, 3 choix étant possible : 1) Tout est possible, 1972 ; 2) La seule idée de la droite, garder le pouvoir, mon premier projet, vous le rendre, 1974 ; 3) Le socialisme, une idée qui fait son chemin, 1976 ; 4) Vivre et travailler au pays, 1977 ; 5) D’abord, l’emploi, 1981 ; 6) La force tranquille, 1981 ; 7) Donnons-lui l’Europe, 1984 ; 8) Au secours, la droite revient, 1986 ; 9) Génération Mitterrand, 1988 ; 10) La France unie, 1988 ; 11) Gagner l’avenir, 1997.
11 A. Bergounioux, G. Grunberg, Le long remords du pouvoir, Le Parti socialiste français, 1905-1992, Fayard, 1992, 554 p.
12 « Le Congrès d’Epinay, en 1971, inscrit au Panthéon socialiste… » lit-on dans la contribution de Régénération.
13 Voir l’introduction et l’entretien, M. Rocard, Rapport sur les camps de regroupements et autres textes sur l’Algérie, V. Duclert, P. Encrevé (dir.), Mille et une nuits Document, 2003, 332 p.
14 Loi Fillon : les brutaux et les « mollettistes » : « Dans ma jeunesse, nous appelions “mollettisme” cette attitude de double langage qui promettait trop et décevait du même fait. C’est ainsi qu’à l’époque s’est érodée la confiance des électeurs dans l’action des socialistes ». Le Monde, 18 juin 2003.
15 Cf. le « Rebond » de B. Poignant (Libération, 30 septembre 2002) dans lequel l’histoire de la SFIO est relue au prisme de l’incapacité de Guy Mollet à sortir de la Troisième Force ; le 27 septembre 2002 dans Cap Finistère, l’hebdomadaire de la fédération du PS, publie l’article de Poignant, à côté de celui du secrétaire fédéral, J.-J. Urvoas, « Jaurès, Blum, Mollet, Mitterrand… » : La SFIO est un parti « qui avait tout oublié de ses principes et de ses buts ». Dans L’Hebdo des socialistes (n° 256, 14 décembre 2002), sous la titre « Guérir la maladie infantile des socialistes français », G. Lindeperg dénonce, « Lorsque Guy Mollet bat Daniel Mayer sur sa “gauche” à la Libération, son orientation est tellement déconnectée de la réalité qu’une fois au pouvoir, il cède aux dérives opportunistes et enlise la France dans les guerres coloniales ».
Auteur
Historien, journaliste à L’Office Universitaire de Recherche Socialiste, Paris
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