Le Secours populaire français, 1956-2001 : une politique de ré-élaboration du passé
p. 219-228
Texte intégral
Se plaçant résolument sur le plan humain, le Secours populaire écarte tout ce qui peut diviser. Il permet ainsi le plus large rassemblement des honnêtes gens de notre pays (1959)1.
Le dénominateur commun entre tous les adhérents du Secours populaire, c’est la solidarité. Il faut gommer les divergences, et mettre en avant tout ce qui rassemble (1991)2.
1Ces deux citations extraites du journal de l’association, datant chacune d’une borne chronologique de la période analysée ici, reflètent la persistance politique de l’association à gommer son passé rouge pour mettre en avant, voire forger si besoin est, un passé consensuel fondé sur la revendication humanitaire. Cette vaste entreprise de ré-élaboration d’un passé lissé, au service d’une mutation de l’image, des actions et des adhérents, constitue l’un des principaux outils de la croissance et d’une nouvelle conception de l’organisation de masse communiste.
2Le Secours populaire français puise en effet ses racines dans la création en 1923 par l’Internationale communiste d’une organisation ayant pour spécificité fonctionnelle la solidarité aux victimes de la répression. La politique de Rassemblement/Front populaire s’y répercute sous la forme d’une mutation en « Secours populaire de France et des Colonies » (1936-1938) et par une ouverture des activités au terrain social. Décimé sous Vichy, il renaît au grand jour fin 1944 pour devenir en 1946 l’actuel Secours populaire français. Il édite depuis 1926 un journal, La défense (des victimes de la répression), qui devient significativement en 1981 Convergence (des bonnes volontés) et est envoyé de 1964 à la fin des années 1990 à tous les donateurs recensés.
3Alors que les années de Guerre froide avaient engendré un repli strict sur le terrain partisan et la lutte politique, une chute drastique des effectifs et des problèmes financiers menaçant constamment la survie de l’association, les années 1954-1960 sont celles de l’ouverture, sous la double impulsion du PCF et d’un nouveau secrétaire général, encore actuel président en 2005. L’association entre ensuite dans une phase de croissance spectaculaire et quasi continue jusqu’au début des années 19903, corrélative d’une révolution idéologique consistant à dépolitiser4 ses prises de position, à refuser de prendre parti sur les « causes » des drames pour n’en traiter que les « conséquences » (solidarité aux déshérités, aux enfants, aux handicapés ; aide humanitaire d’urgence et de développement). La « rupture du cordon ombilical » d’avec l’organisation matricielle et l’ouverture à tous sans discriminations sont affirmées et affichées ostensiblement. Un glissement est parallèlement opéré du conglomérat communiste au monde en structuration des associations de solidarité.
4Cette révolution idéologique par glissement ne signifie cependant pas pour autant renoncement total à l’ancienne identité. Le Secours populaire actuel, dont le président a achevé depuis peu un mandat de plus de trente années au comité central du PCF, constitue toujours un lieu d’élection pour militants communistes, et fait également fonction de « structure dormante » pour militants désabusés.
5Son histoire, plus particulièrement depuis la fin des années 1950, est alors celle d’une ouverture progressive et, conséquemment, d’une sédimentation de macro- et micro-strates générationnelles et idéologiques, qui rend d’autant plus complexe la gestion identitaire et l’affirmation d’un passé commun consensuel que le communisme est fortement mis à mal durant les années 1970 et 1980.
6Comment dès lors, au fil de son évolution, un Secours populaire de plus en plus hétérogène, et affirmant un rapport de plus en plus distancié à son passé communiste, est-il parvenu à s’auto-réécrire une histoire officielle, et à imposer un « passé recomposé » ? Loin des oublis naturels de la mémoire, les saillants et les rentrants de la réécriture récurrente de son histoire sont de profonds révélateurs du rapport complexe et évolutif avec un passé qu’il ne veut, et ne peut, ni renier, ni pleinement assumer.
7Passée du foisonnement commémoratif communiste des années 1940-1950 à la « boulimie commémorative » française (P. Nora) caractéristique du régime contemporain d’historicité, l’association donne à lire et à voir un travail de refoulement et de retour du refoulé, dont les étapes répondent de façon croisée aux phases de croissance, aux générations militantes (ou non) et aux mutations du rapport au politique ; la nature et le contenu des pratiques commémoratives, interrogées ici, y sont autant la conséquence que la cause des évolutions identitaires.
1956-1981 : Le temps des « auto-commémorations » Faire de la rupture une continuité
8Refusant dès la fin des années 1950 de participer en nom collectif aux commémorations récurrentes auxquelles le conglomérat communiste convie régulièrement ses organisations de masse (Mur des Fédérés, anniversaire de la mort ou de la naissance de tel grand militant, etc.), le Secours populaire se tourne dès 1956 exclusivement sur sa propre histoire. Des « auto-commémorations », entre introspection et affirmation de la nouvelle ligne politique, ont lieu d’abord tous les dix ans puis, à partir de 1971, tous les cinq ans. L’ampleur des difficultés internes, la faiblesse numérique de l’association et la gestion de la révolution idéologique sont cependant des freins rédhibitoires à l’exaltation festive ; seuls les anniversaires du journal sont notés.
9Les discours identitaires sont visiblement tiraillés entre réalité de la mutation et affirmation d’une certaine continuité.
10Le changement impulsé au milieu des années 1950 y est logiquement – et légitimement – cautionné par un appel mémoriel à la refondation politique de 1936, invoquée comme preuve d’une volonté historique de croissance et d’ouverture (adoption de la devise « Tout ce qui est humain est nôtre », changement du nom tendant à l’apolitisme). De fait, les retournements récurrents de politiques puisent leurs racines dans la nécessité d’adaptation aux oscillations du PCF entre fermeture (jusqu’en 1934 ; 1947-1953) et ouverture (1934-1938 ; 1941-1947 ; 1954 sq.), que l’organisation de masse doit en retour traduire identitairement sur son propre terrain d’action.
11Alors qu’il est évident que la nouvelle politique associative fait rupture avec la ligne de Guerre froide, les discours insistent sur la continuité. Le gommage au quotidien de l’identité partisane et la revendication apolitique paraissent en effet excessifs à certains, remettant en cause la conception traditionnelle de l’organisation de masse. C’est donc stratégiquement que le nouveau secrétaire général se revendique de l’insertion dans la généalogie associative, tentant ainsi de désamorcer les critiques les plus virulentes. La commémoration de 1956 repose ainsi sur l’élaboration d’un panthéon de fondateurs du Secours rouge (Romain Rolland, Henri Barbusse, Paul Langevin) et de militants martyrs de guerre ; Secours rouge et Secours populaire s’y trouvent confondus. Le Secours populaire est présenté comme un héritier direct du SRI (1976), pratiquant toujours la « solidarité ouvrière » (1966). Jusqu’en 1976, les dirigeants éprouvent le besoin de faire appel à la caution de militants de la période 1926-1955 ; ceux-ci revendiquent à l’unisson la « fidélité à la tradition établie en France depuis 1926 »5.
12Le changement n’y est justifié que par la nécessaire adaptation :
Bien sûr, en quarante ans bien des choses ont changé. Une grande évolution s’est faite. Le ton des articles n’est plus le même, d’autres problèmes de solidarité ont surgi. Chacun, avec ses opinions, ses croyances, ses origines, a apporté un renouveau bienfaisant, contribué à l’élaboration d’une orientation mieux adaptée aux buts poursuivis et correspondant davantage à la réalité aux besoins de notre époque6.
13La logique du changement-adaptation est cependant insensiblement poussée jusqu’au bout – jusqu’à la rupture – puisque le Secours populaire entre dans une phase de réactualisation identitaire récurrente, « surfant » sur les concepts porteurs. En 1966, les droits de l’homme, valeur consensuelle en hausse depuis 1946-487, deviennent « la grande passion et la force rayonnante de notre association »8. Puis à partir de janvier 1968, et plus encore après que le médiatique Biafra a bouleversé les foyers français, le Secours populaire se définit comme « association humanitaire ». De fait, ces revendications identitaires correspondent à des glissements progressifs d’activité, et donc à des réalités nouvelles (solidarité apolitique en France, humanitaire d’urgence et de développement à l’étranger). L’audace consiste néanmoins à les poser en idéologie fondatrice et dans la continuité : « Se plaçant toujours sur le plan humanitaire, le Secours populaire, respectueux des traditions par lesquelles il est animé depuis sa fondation… »9 – alors même que le Secours rouge, « courroie de transmission » de l’Internationale communiste, était l’exact antithétique de l’humanitaire.
14Signe de l’apaisement et de la politique de main tendue aux chrétiens, une mutation sémantique téméraire inscrit de surcroît dès 1966 le Secours populaire « dans ce livre de la fraternité humaine, du dévouement au prochain dans le malheur ». Le champ lexical de la solidarité populaire coexistera désormais avec le vocabulaire chrétien, réaffirmant ainsi une orientation constamment martelée de solidarité exempte de toute arrière-pensée politique, et traduite dans les faits par la présence de plusieurs ministres du culte dans les instances décisionnelles.
15Ces micro-commémorations sont à visée éminemment politique (affirmer la nouvelle ligne identitaire), totalement centrées sur l’interne10, sans festivités. Cherchant à imposer une conception renouvelée de l’organisation de masse en brisant les revendications trop partisanes et en ouvrant progressivement un espace pour les nouveaux engagés, elles tentent de concilier inscription dans la généalogie associative et réécriture du passé à l’aune d’un présent en rupture. Cette première phase est ainsi fondée sur un tour de force : la double affirmation d’une continuité avec l’époque du Secours rouge, éminemment partisane, et d’une inscription dans l’idéologie humanitaire, par essence non-discriminatoire ; avec pour pivot idéologique la défense des droits de l’homme.
1986-1991 : Entre usages internes et externes de la commémoration. La continuité de la rupture
16Si la césure historique du Secours populaire français d’après-guerre se situe dans les années 1955-1959, la césure mémorielle a lieu en 1979-1981. En 1979 est pour la première fois explicitée l’idée d’une date après-guerre faisant rupture, correspondant à l’arrivée du nouveau secrétaire général :
Loin de nous l’idée d’oublier ceux qui, dans la nuit noire de l’Occupation, ont consacré une vie de dévouement au service des humbles et des opprimés ; mais les modes et les époques changent, et pour être tout à fait à jour, disons que le Secours populaire style 1979 a été porté sur les fonds baptismaux il y a une vingtaine d’années11.
17La mue est officialisée en 1981 : le journal La défense, dont le titre paraît trop connoté politiquement, devient Convergence, terme aussi identitaire que programmatique. Un nouveau logo, toujours en vigueur aujourd’hui, est simultanément créé par Grapus12. Les années 1979-85 sont aussi celles de la reconnaissance institutionnelle : le Secours populaire reçoit sa première grosse subvention européenne en 1979 et sa première grande dotation nationale en1984 ; il est agréé d’Éducation populaire en 1983 et reconnu d’Utilité publique en 1985.
18Cette officialisation de la mue identitaire se traduit à partir de 1986 par un changement protéiforme de la pratique commémorative.
19Afin de reléguer la période 1926-1936, voire 1926-1945, au rang de simple préhistoire, il n’y a plus célébration des origines de 1926 et de la naissance du journal (qui, avec le changement de titre, se trouve de facto commis au rang de vestige), mais de la refondation en « Secours populaire français » de 1945-1946. Ce ne sont plus les dirigeants du Secours rouge, mais Pierre Kaldor, ancien résistant, avocat et secrétaire général de la période « ouverte » 1945-1947, qui est invoqué en caution.
20Les commémorations s’ouvrent en outre sur l’extérieur. Devenu grande association de solidarité, le Secours populaire fête ses 40 ans en 1985 à l’Unesco (dimension d’ouverture internationale) et ses 45 ans à la Mutualité (lieu où avait été refondée l’association en 1945). Partie prenante du 40e anniversaire, deux publications financées par l’association voient le jour aux éditions Messidor : Sur tous les tons, la solidarité, de Gérard Noiret, et Éthiopie, la face cachée, de Jean-Pierre et Lily Franey.
21Conséquence d’un rapport aussi malaisé que contradictoire au passé, les discours deviennent parfois incohérents. Alors même que la phase d’émancipation du PCF est achevée, le travail de reconstruction de l’histoire consiste, plus que jamais, à se défaire d’une image rouge encore prégnante, voire perçue comme stigmatisante.
22Ainsi, la volonté légitime d’expliquer la réussite associative par la rupture avec les pratiques de Guerre froide nécessite de montrer combien le Secours populaire a changé depuis 1945, pour « mettre les pendules à l’heure des exigences de l’actualité » :
À la Libération, les activités de solidarité renaissent au grand jour avec, au centre, celle en faveur des enfants et des familles de résistants, déportés et de prisonniers de guerre. Depuis il a considérablement évolué. Son orientation, ses règles de conduite, d’organisation, son langage, se sont renouvelés et n’ont que peu de rapport avec ce qu’ils étaient il y a 45 ans13 ;
Nous n’avons pas hésité, à un moment de notre histoire, à nous remettre en question14.
23Mais a contrario, la grande entreprise de rénovation de l’image associative par ouverture pousse parallèlement les dirigeants à taire l’existence, pourtant indéniable, d’un militantisme communiste d’après-guerre (depuis 1959, le terme « communiste » n’est jamais évoqué dans aucun écrit ni discours), et à affirmer l’existence d’une solidarité continûment apolitique depuis la refondation de 1936.
24Il s’agit donc d’un discours complexe qui s’emmêle dans ses propres contradictions, niant implicitement le passé communiste tout en suggérant pourtant une rupture avec une période rouge post-1945. L’explication en termes d’alternance de phases d’ouverture et de rétraction ne peut de fait qu’être effleurée, puisqu’elle implique un suivi récent des oscillations stratégiques du PCF, dont le Secours populaire s’affirme pourtant détaché15. Alors que se superposent des strates militantes de plus en plus hétérogènes (les idéologies diffèrent fortement entre bénévoles de la base et dirigeants du sommet, au sein même des dirigeants, géographiquement, entre générations engagées, entre générations communistes,…), tenir un discours de consensus relève toujours à la fin des années 1980, et plus encore qu’à la période précédente, d’un véritable jeu d’équilibriste.
1995-2001 : Le gigantisme médiatique et le temps des mémoires
25Les commémorations de 1995 et 2000 enfin sont explicitement tournées vers l’extérieur, à visée médiatique ; elles sont les premières à dimension réellement festive et participative. En 1995, le congrès du 50e anniversaire se tient au Palais Omnisports de Paris-Bercy, transformé en « capitale de l’humanitaire ». Durant trois jours, une succession de manifestations vient scander un temps mi-festif, mi-studieux, centré sur la revendication d’une pratique nouvelle de la solidarité : forum de discussion où sont conviés grandes associations de solidarité, entreprises et pouvoirs publics ; installation médiatisée d’un gigantesque libre-service alimentaire avec les magasins Continent, grande braderie de livres, défilé et collecte des traditionnels Pères Noël Verts, défilé handisport dans Paris, soirée de gala avec invitation de grands groupes musicaux, spectacle en journée, etc. Un timbre au logo de l’association est vendu par La Poste, un livre de recettes de grands chefs est édité, une semaine nationale de collectage est autorisée. L’apogée du gigantisme médiatique est cependant atteint en 2000, avec l’organisation d’une « Journée des Oubliés des Vacances » (« Soleil 2000 ») pour 60000 enfants. Invités le matin à des sorties culturelles dans différents grands musées, tandis que trois groupes se partagent la fonction de légitimation par l’institutionnel (rencontre avec le président de la République, le Premier ministre et le maire de Paris), l’après-midi est consacré à leur rassemblement au Stade de France pour un grand spectacle, parrainé par Zidane et Ronaldo, auquel participent nombre d’artistes, sportifs et autres personnalités.
26Ces deux entreprises de surenchère commémorative et médiatique peuvent être lues comme une revanche de l’association, tant sur elle-même (prouver que les temps sectaires sont révolus) qu’au regard de l’ex-conglomérat communiste (l’association était à ses débuts peu considérée, et ses courbes de croissance sont désormais inverses de celles de l’organisation matricielle) et de la société française (longtemps dénigrée, cataloguée comme « rouge », elle est parvenue à briser son isolement, croître spectaculairement, être reconnue par les institutions et les médias). Elles participent surtout d’une médiatisation nécessaire au sein du champ de plus en plus concurrentiel des associations de solidarité, dans lequel le Secours populaire est désormais pleinement inséré. Il n’est également pas anodin que la période 1995-2000 soit celle d’une crise interne protéiforme : la commémoration a également fonction de réassurance collective.
27C’est aussi l’heure où paraissent les premiers ouvrages exhaustifs sur l’histoire de l’association.
28Un numéro hors-série de 70 pages constitue en 1995 l’aboutissement accompli des recompositions historiques : filiation indirecte au Secours rouge, « activité humanitaire » dès 1936, affirmation d’un nouveau tournant identitaire en 1955. Le travail d’affiliations implicites et de captations d’héritage se poursuit, par la mise en exergue des « deux sources de la solidarité : la charité chrétienne, et la fraternité philosophique de la Renaissance aux Lumières ». Se revendiquant « très inspirée de l’humanisme d’origine chrétienne et de ses formes laïques »16, l’ancienne organisation de masse communiste place dans son nouveau panthéon pêle-mêle Saint Vincent de Paul, le pasteur Oberlin et Henri Dunant… Après la commémoration du Bicentenaire de la Révolution française, à l’heure où les abbés Pierre et Wresinski sont passés à la postérité, où les bénévoles confondent désormais Secours populaire et catholique, l’association poursuit son travail de réinscription dans des généalogies non subies, mais choisies. Pour la première fois cependant depuis la fin des années 1950, le terme « communistes » est prononcé – encore ne désigne-t-il qu’une partie des militants de la période 1926-1936 –, ce qui peut s’apparenter à un retour du refoulé après le long travail de négation des temps partisans. Un ouvrage commis par Jean Sanitas en 1995, Pour que demain soit plus humain, constitue le pendant externe de ce numéro17 ; Julien Lauprêtre y reconnaît (enfin) que le Secours populaire des années 1945-1955, « bien qu’ouvert à la solidarité tous azimuts depuis 1936, restait une organisation très politisée ».
29À l’heure des grandes rétrospectives succède, en 2001, celle des mémoires : celles de Julien Lauprêtre, secrétaire général/président depuis 1955, et de Gilbert Avril, dirigeant fédéral et national engagé en 194518. Aucun des deux n’y cache sa profonde socialisation politique d’enfance ; mais si le premier revendique son militantisme communiste, le second choisit de le passer sous silence. Des flottements sont toujours perceptibles dans la reconstruction mémorielle : si J. Lauprêtre fonde son ouvrage sur la rupture de 1955 qu’il a opérée19, G. Avril s’attache à retracer une continuité, via la défense des droits de l’homme, depuis 1945. Ces deux entreprises mémorielles n’en sont pas moins une façon de clore l’ère des premières générations militantes, et de délivrer un patrimoine à visée aussi paternelle que politique. Dans le cas du président, il s’agit certes de poser ses mémoires personnelles en histoire officielle20, et de justifier par un combat nécessaire à mener une si longue présence à la tête de l’association ; mais a contrario, la parution de mémoires concurrents tend à suggérer l’ouverture d’un espace non pour une histoire officielle, mais pour des mémoires personnelles. Confession désormais autorisée à l’heure où la victoire est consacrée, Julien Lauprêtre y reconnaît les réticences politiques qu’il a dû combattre, tant dans l’association (« un travail de persuasion souvent remis en cause, mais le sillon commençait à se tracer »21) qu’au sein du PCF (« Autour de moi, y compris au sein du Parti communiste (je deviendrai membre du comité central en 1964), questions et interrogations continuaient à accompagner certaines de nos démarches ou de nos pratiques »22).
30« Entre poids du passé et choix du passé »23 : le choix précoce de l’ouverture apolitique fait que le Secours populaire, à l’instar des Français lors du Bicentenaire de la Révolution française, se heurte en permanence à un événement fondateur loin d’être consensuel. La très grande hétérogénéité des engagés (dates d’adhésion, âges, proximités partisanes, conception de l’engagement entre « militantisme » et « bénévolat ») donne lieu à des « mémoires vives »24 antagoniques. Le biais est donc de commémorer non la genèse mais, dans une optique palingénésique, les points de rupture, recomposés au fil de l’histoire de l’association pour la légitimer et réinventer une image toujours plus moderne. Il ne s’agit jamais tant de faire le deuil du passé que de le présenter en un compromis acceptable par tous. Le paradoxe des recompositions successives, témoignant d’un rapport ambigu au Père, et/ou à la matrice, est d’aboutir à composer une « mémoire historique » revendiquant des origines droits-de-l’hommistes, humanitaires, chrétiennes… en éludant quasi totalement le communisme. L’affadissement identitaire global est de surcroît exacerbé tant par la crise du communisme que par le contexte de plus en plus concurrentiel des associations de solidarité : il faut affirmer une identité (pour attirer), mais qu’elle ne soit ni trop spécifique ni potentiellement stigmatisante (pour toucher au plus large). Le grand écart idéologique que doivent faire les dirigeants pour composer avec les différentes strates mémorielles et d’engagement, le peu d’intérêt que montrent les bénévoles à s’inscrire dans la généalogie associative et la ré-élaboration récurrente d’un message historique évolutif ne font finalement que traduire – et engendrer – l’inexistence de « mémoire collective ».
31« Acharnement commémoratif » (P. Nora), perte à la fois subie et choisie des repères idéologiques structurants, enjeu d’une mémoire à vocation collective, besoin de réassurance : le Secours populaire semble lui aussi être entré dans le « présentisme » (F. Hartog). S’il est difficile de donner au lancement de cette ère des commémorations (1956) une signification autre qu’avant tout interne (ou tout au plus propre au conglomérat communiste), il n’en est pas moins certain que depuis les années 1980 l’association, prompte aussi à se glisser dans toutes les « années internationales » et européennes (de la jeunesse, de l’enfant, des handicapés, etc.), et nationales (Bicentenaire de la Révolution française, 150 ans de l’abolition de l’esclavage), s’insère ouvertement dans la fièvre commémorative. Si la rupture des années 1970, postulée dans ce colloque, n’est pas à rejeter (mais alors avec effet différé), celle de 1989 paraît plus pertinente, ouvrant la voie à un type nouveau de commémoration où le présent apparaît véritablement « dilaté ».
32Même s’il est encore difficile de le mesurer exactement, il est certain que 1989-1991 a provoqué une fin des « horizons d’attente » dans le conglomérat communiste et un repli de militants vers le Secours populaire ; ce qui expliquerait en partie que l’association soit depuis en voie de réconciliation avec son passé… à certains égards vraiment passé. Si l’association peut donc apparaître comme entrée dans le « présentisme », il serait cependant faux de lui corréler une perte de confiance en son avenir : celui-ci est, paradoxalement, relativement assuré par la persistance, voire l’inflation, via la crise économique et sociale, de la « misère du monde »25. Et la mise en exergue de la jeunesse en 2000 témoigne d’une indéniable volonté de projection vers le futur.
33Après une phase de grande dilution identitaire culminant dans les années 1980-1990, le Secours populaire semble depuis 2001 entré dans une phase nouvelle, offrant un (petit) espace à la revendication militante. Cette acceptation récente, même timide, de son identité passée, semble s’inscrire autant dans un moment très conjoncturel de transmission patrimoniale que dans un contexte général de regain du militantisme en France. Après avoir transformé sa culture d’opposition en fonction « d’aiguillon des pouvoirs publics », le Secours populaire retrouve alors progressivement de nouvelles marques.
Notes de bas de page
1 La défense, mars 1959.
2 Convergence, novembre 1991.
3 13 000 donateurs revendiqués en 1955, 400 000 en 1977, 900 000 en 1990.
4 Les termes « dépolitisation » (processus) et « apolitisme » (résultante), qui peuvent prêter à confusion, seront toujours entendus ici au sens de refus des prises de positions partisanes. L’association revendique cependant s’inscrire pleinement dans le champ « du » politique, en se faisant « aiguillon des pouvoirs publics ».
5 La défense, octobre-novembre 1976.
6 La défense, septembre-octobre 1966.
7 Préambule de la constitution de la IVe République et Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
8 La défense, septembre-octobre 1966.
9 La défense, mars 1976.
10 Hormis, pour le 40e anniversaire du journal, la mise en vente d’un petit porte-clé gravé d’un dessin de Cocteau, soutien important du Secours populaire de 1957 à sa mort en 1963.
11 Congrès national de 1979, rapport d’activité.
12 Équipe de quatre graphistes « spécialisés dans la communication politico-socio-culturelle », communistes « non orthodoxes ». Pour des détails sur leur rapport au communisme et sur leur travail, voir notamment Yvonne Quilès, in A. Spire (dir.), La culture des camarades, Autrement, n° 78, mars 1986, et L. Gerverau, La propagande par l’affiche, Paris, Skyros-Alternatives, 1991.
13 Convergence, décembre 1990.
14 Convergence, novembre 1991 (10e anniversaire du journal).
15 Et de fait, il possède depuis les années 1960 une indépendance tant d’orientation que financière.
16 Numéro spécial de Convergence publié pour le 50e anniversaire.
17 L’ouvrage de Jean Sanitas reprend parfois mot pour mot les mêmes phrases, et développe strictement les mêmes thèses, que le numéro hors-série à fonction plus interne. Il paraît aux éditions de l’Harmattan.
18 Les deux ouvrages sont coordonnés par Pierre Outerryck, militant communiste agrégé d’histoire, mis à disposition de l’association.
19 Cf. l’épisode du bateau pour l’Algérie, 1955 : « Ce fut une sacrée affaire. Notre idée était de secourir toutes les victimes ; ainsi nous rompions avec une certaine pratique politique du Secours. Auparavant nous prenions nettement parti, nous intervenions sur les causes, nous participions à toutes les pétitions, à toutes les manifestations » (p. 55).
20 C’est en tout cas de cette façon que l’ouvrage est perçu par la plupart des engagés, militants et/ou bénévoles.
21 J. Lauprêtre, Nos vies s’appellent… solidarité, Roubaix, Le Geai bleu, 2000, p. 47.
22 J. Lauprêtre, Nos vies s’appellent… solidarité, op. cit., p. 90.
23 M.-Cl. Lavabre, Le fil rouge, sociologie de la mémoire communiste, Paris, PFNSP, 1994.
24 M.-Cl. Lavabre, op. cit.
25 P. Bourdieu.
Auteur
Université Paris VIII – CNRS
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