Les usages du passé dans la politique étrangère de la France
p. 171-181
Texte intégral
1Le 18 mai 2003, les ministres français, américain et canadien des Finances effectuent une visite sur les plages du débarquement de juin 1944 en Normandie. Au lendemain des déchirements provoqués par la guerre en Irak, cette visite symbolise, selon les termes de Francis Mer, « la démonstration que, cinquante ans après, des liens aussi serrés ne peuvent pas et ne seront jamais distendus »1. Quelques jours plus tard, le ministre polonais des Affaires étrangères, Wlodzimierz Cimoszewicz, se référe aux accords de Munich pour expliquer l’attitude de la Pologne au sujet des questions de défense et de sécurité2. Dans le même esprit, l’ancien ministre Bronislaw Geremek précise qu’en Pologne, « nous n’avons pas oublié Munich », « nous nous souvenons de l’indifférence de vos pays à l’égard de l’univers du Goulag et du sort des peuples asservis »3. Le 31 mai, c’est au tour du Président américain George Bush d’invoquer la mémoire à Auschwitz. Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini en raison de l’ampleur des évocations historiques mentionnées sur la scène internationale.
2Ce constat force à s’interroger. La représentation du passé constitue-t-elle un paramètre essentiel à prendre en considération dans l’étude de la politique étrangère ? Si oui, quelle est la portée et quelles sont les limites de la narration officielle du passé ? Poser ces questions suppose que l’on puisse établir que la mémoire n’est pas seulement une contrainte pour les acteurs de politique étrangère, mais qu’elle constitue également un instrument dont ils peuvent se servir4. L’analyse des références au passé dans la politique étrangère de la France à l’égard de l’Allemagne et de l’Algérie est particulièrement révélatrice à cet égard.
La mémoire : instrument ou contrainte ?
3Pour cerner la portée de l’utilisation du passé sur la scène internationale, il convient de mettre d’emblée l’accent sur la tension qui s’établit entre d’une part le poids du passé, et d’autre part, le choix du passé5. La première perspective rappelle que toute politique étrangère est façonnée par l’histoire. On parle à cet égard des traces ou des empreintes du passé. La seconde montre que toute politique étrangère tend à déterminer une certaine interprétation de l’histoire. Il ne s’agit plus ici des traces du passé, mais plutôt de sa reconstruction et de ses usages.
Poids du passé
4Le passé ne se réduit pas à un réservoir d’instruments que l’on sélectionnerait au gré des intérêts et des objectifs. Il constitue souvent une contrainte à laquelle peu d’acteurs politiques échappent. L’influence du passé sur la politique étrangère peut se traduire par trois cas de figure.
5Elle apparaît tout d’abord quand des événements s’avèrent si prégnants qu’ils en viennent à façonner la perception de la réalité. Ce faisant, ils participent à la mise en place d’un prisme à travers lequel toute nouvelle situation est interprétée6. Considérons par exemple l’impact d’un événement comme la chute de Diên Biên Phu. En novembre 1954, la fermeté des représentants français lors de l’insurrection algérienne s’explique en partie par l’expérience qu’ils viennent de connaître en Indochine. Le 7 mai 1954, le camp retranché français de Diên Biên Phu tombe sous les coups du Viêt-minh. Il n’est guère surprenant que cet événement (3000 tués, 4500 blessés, 9500 prisonniers) hante encore les esprits quelques mois plus tard. Nombre d’officiers français désignent les fellaghas comme des « Viets »7. Le 5 mai 1959, François Mitterrand écrit dans Libération que ce qui se passe en Algérie rappelle « cruellement le processus indochinois ». En mars 1960, le général de Gaulle assure quant à lui qu’« il n’y aura pas de Diên Biên Phu » en Algérie8. Bref, la chute de Diên Biên Phu s’impose comme un précédent qu’il importe à tout prix d’éviter.
6Le poids du passé se manifeste également lorsque ce n’est plus seulement le souvenir d’un événement, mais l’héritage du passé national en tant que tel qui pèse sur la conduite de la politique étrangère. Songeons par exemple aux traces laissées par le régime de Vichy dans les rapports franco-israéliens. L’une des situations les plus emblématiques à cet égard remonte à la visite que François Mitterrand effectue en Israël en novembre 1992. Alors qu’il vient de refuser de reconnaître la complicité de Vichy dans les crimes commis contre les Juifs, le Président français fait fleurir la tombe de Philippe Pétain le11 novembre 1992. Bien que l’Élysée précise que c’est au titre des faits de la guerre 1914-1918 qu’une gerbe a été déposée, certains commentateurs israéliens considèrent que le Pétain de 1916 fut emporté par le Pétain de Vichy9. Qualifiant l’émotion suscitée par cet incident d’« affaire intérieure qui concerne les Français »10, François Mitterrand provoque une certaine incompréhension en Israël. La télévision israélienne qualifie l’attitude du chef de l’État de « révoltante » et d’« arrogante », tandis qu’un éditorialiste du journal Haaretz écrit sans détour que « sous le régime de Vichy, 80000 Juifs de France ont été envoyés dans des camps d’extermination. Il ne s’agit pas d’une affaire intérieure. Les droits de l’homme ne peuvent jamais être une question interne dans aucun pays »11. Comme ces commentaires le suggèrent, les débats concernant le régime de Vichy ne se limitent pas exclusivement à l’Hexagone.
7De la même façon, les souvenirs liés à la guerre d’Algérie n’ont cessé de peser sur les relations franco-algériennes depuis 1962. Le rappel de quelques formules suffit pour s’en convaincre. En 1995, le ministre des Affaires étrangères français, Alain Juppé, affirme que « le passé franco-algérien pèse sur notre relation actuelle car ce passé n’a jamais été vraiment soldé, ni d’un côté, ni de l’autre de la Méditerranée »12. Cinq ans plus tard, le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, s’adresse aux élus français en plaidant pour une « coopération purgée des relents empoisonnés du passé »13. Quant à Jacques Chirac, il revient tout aussi explicitement sur « le poids de l’histoire »14 et l’impossibilité d’en faire fi : « La guerre d’Algérie est une page douloureuse de notre histoire commune, que nous ne devons ni ne pouvons occulter »15.
8Le poids du passé est enfin perceptible quand des décisions de politique étrangère s’expliquent par le passé personnel des acteurs. De fait, la politique étrangère n’est jamais désincarnée. Elle est toujours plus ou moins perméable aux souvenirs partagés par les êtres qui en ont la charge. Comment envisager que les six années passées par le premier chef du gouvernement algérien, Ahmed Ben Bella, dans les geôles françaises n’aient pas coloré sa vision de l’ancienne métropole, une fois l’indépendance acquise ? Comment minimiser les traces que le passé officiel de François Mitterrand pendant les premières années de la guerre d’Algérie ont pu laisser sur les dirigeants algériens amenés à dialoguer avec lui trente ans plus tard ? Comment ne pas être attentif à l’engagement de Lionel Jospin contre la guerre d’Algérie ou à la participation de Jacques Chirac à cette même guerre, quand il s’agit d’analyser leur gestion du passé colonial français ?
Choix du passé
9Qu’il s’agisse de l’impact d’un événement, du passé national pris comme un tout ou encore de souvenirs personnels, le passé est un élément véritablement constitutif de la politique étrangère. Il n’empêche que, dans le domaine des relations internationales, les événements du passé sont souvent « utilisés » pour conforter des préférences ou des préjugés. Force est de constater que les souvenirs qui sont mis en exergue par les représentants officiels d’un État ou d’une communauté ne sont pas littéralement conservés, mais plutôt reconstruits, remaniés en fonction des objectifs du moment.
10L’attitude du général de Gaulle à l’égard du passé franco-allemand le montre à l’envi. Loin d’être constante, elle varie d’une période à l’autre. Entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, Charles de Gaulle décrit à maintes reprises l’hostilité naturelle, l’incompatibilité ontologique et la méfiance quasi viscérale qui existent entre Français et Allemands16. Quelques années plus tard, le même Charles de Gaulle souligne la complémentarité tout aussi naturelle des deux peuples et les affinités profondes qui les ont toujours attirés17. N’est-ce pas parce que le rapprochement avec l’Allemagne apparaît comme une nécessité pour la France que les évocations du passé se modifient radicalement ?
11L’interprétation officielle du passé est en effet largement déterminée par le contexte. Ce sont les circonstances – sur le plan interne et international – qui expliquent que les acteurs de politique étrangère transforment progressivement leur représentation du passé. Ces considérations mettent en exergue le caractère ambivalent et téléologique de la référence au passé. Cette dernière est rarement une fin en soi. Inspirée par un intérêt actuel, elle tend à une fin actuelle. N’étant ni positive, ni négative, elle est fonction de sa finalité. D’où l’intérêt de se pencher sur les différentes finalités qui peuvent être poursuivies par l’acteur de politique étrangère.
Essai de classification
12Le caractère sélectif de la narration officielle du passé offre au locuteur l’occasion et les moyens d’une « stratégie rusée »18. De fait, tout regard rétrospectif accentue plus ou moins les références au passé, depuis le gommage le plus net jusqu’à la survalorisation. Cette perspective permet de réfléchir aux différentes attitudes qui peuvent être adoptées par les acteurs de politique étrangère au lendemain d’un conflit.
13Nul ne peut oublier les faits vu l’importance et la profondeur des séquelles qu’ils ont engendrées. Les blessures sont à vif, les victimes à peine enterrées, le pays souvent dévasté. Mais si les protagonistes ne peuvent oublier, ils peuvent adopter trois types d’attitudes à l’égard du passé. Ils peuvent tout d’abord accentuer, voire survaloriser le souvenir de l’affrontement. Ils peuvent inversement avoir tendance à dissimuler ou minimiser l’événement. Ils peuvent enfin s’engager dans un « travail de mémoire » qui ne relève ni de la survalorisation, ni de l’oblitération19. Ces trois catégories (survalorisation, oblitération et travail de mémoire) ont un impact extrêmement différent sur le plan des relations internationales.
Survalorisation du passé
14Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les relations franco-allemandes illustrent ce premier processus. Des deux côtés du Rhin, l’affrontement avec l’ennemi est présenté comme ancestral et relevant de « la nature des choses »20. Pour le prouver, les représentants de chaque groupe ne cessent d’accentuer les victoires remportées sur l’adversaire et les injustices subies à cause de lui. La valorisation de ce passé finement sélectionné permet de renforcer la cohésion nationale. La plupart des témoignages renvoient d’une guerre à l’autre et finissent par former un ensemble cohérent où 1814, 1870, 1914 et 1940 sont vécus et revécus comme les sommets d’une lente progression contre le même ennemi.
15En 1870, les Allemands sont influencés par le récit des affrontements de 1813. Marqués par les images d’invasions transmises à l’école et au sein des familles, ils perçoivent l’annonce de la guerre comme l’espoir d’une nouvelle revanche. Pour les Français, c’est Waterloo qui appelle à la vengeance. Paris-Journal clame notamment : « Vous allez venger les vieux de 1814, les femmes violées, les pères fusillés, les petits enfants éventrés, toute une France sanglante et meurtrie »21. En 1871, la perte de l’Alsace-Lorraine est vécue comme un véritable traumatisme. Ce souvenir est l’objet de discours enflammés appelant à la revanche et à l’écrasement de l’ennemi héréditaire. Lorsque la Première Guerre mondiale commence, le thème de la continuité des combats depuis 1814 est ranimé. Les écrivains français se mobilisent pour mettre en exergue les souffrances endurées depuis des décennies à cause de l’ennemi. Dans l’Allemagne vaincue à son tour en 1918, la haine à l’égard des Français est tout aussi vive. L’occupation de la Ruhr exacerbe encore davantage ce sentiment. Les Allemands ressassent les injustices infligées par la France, depuis l’humiliation napoléonienne jusqu’au Traité de Versailles. Quelques années plus tard, le national-socialisme se présente comme le prolongement de la camaraderie des tranchées.
16Bref, pendant près d’un siècle et demi, l’accentuation constante des souvenirs d’affrontements aboutit à créer de chaque côté du Rhin, à propos des mêmes événements, des schémas rigoureusement antithétiques et finalement incompatibles. Comme le montre cet exemple, la survalorisation des épisodes les plus conflictuels du passé contribue à relancer le cycle de la violence. Ses effets peuvent être qualifiés de belligènes. Mais faut-il pour autant faire l’apologie de l’oubli ?
Oblitération du passé
17Plutôt que de mettre en exergue le passé conflictuel, les représentants officiels peuvent choisir de le passer sous silence. L’attitude des autorités françaises à l’égard de la guerre d’Algérie fut longtemps significative à cet égard. Jusqu’au milieu des années 1990, nul ne pouvait nier une volonté délibérée de la part des dirigeants français de mettre entre parenthèses toutes les traces du conflit22. Divers signes ont illustré cet « oubli », depuis l’incapacité de nommer le drame algérien jusqu’à la censure concernant la répression et la torture, en passant par la bataille des archives consacrées à la période de 1830 à 1962. L’absence de commémoration en hommage aux anciens combattants d’Algérie participe elle aussi à l’immersion de la question algérienne. Enfin, les procédés juridiques de l’amnistie et de la grâce scellent définitivement tous ces silences. Ces mécanismes d’occultation lèguent de nombreux problèmes non réglés. Ils ne permettent pas d’éviter la remémoration relative aux épisodes les plus sombres du passé, mais simplement de la reporter. La récente explosion du nombre de dossiers liés à la guerre d’Algérie – d’aucuns décrivent un phénomène de « surabondance »23 ou d’« hypermnésie »24 – en témoigne. Au niveau des relations internationales, l’impact de l’oblitération officielle se révèle en tout cas peu probant : le refus de reconnaître la violence jadis infligée à l’autre maintient des malentendus qui empêchent tout rapprochement.
Travail de mémoire
18Alors que la survalorisation tend à imposer une et une seule interprétation du passé, que l’oblitération tâche d’éviter la moindre de ses interprétations, le travail de mémoire cherche à prendre en compte le conflit d’interprétations qui résulte immanquablement d’un événement tel qu’une guerre. Son objectif est précisément de reconnaître la pluralité des interprétations du passé. Il ne s’agit plus de mettre en avant une vision martyrologique ou édulcorée du passé, mais de prendre en charge le passé dans sa complexité et ses contradictions.
19La prise en considération de plusieurs points de vue ne signifie pas que toutes les perspectives soient pour autant équivalentes. Reconnaître la pluralité des représentations du passé ne remet pas en cause l’existence d’une réalité en deçà de ces représentations. La démarche ne se fonde pas sur le relativisme, mais sur l’idée qu’un passé commun au niveau factuel se révèle divergent quant à ses expériences. Le but n’est pas tant d’établir la vérité avec un grand « V » que de relire le passé à l’aune de la coopération recherchée.
20L’évolution du cas franco-allemand est symptomatique à cet égard. Dès 1958, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer décident de mettre fin à l’hostilité d’autrefois. Et bien que leur dialogue ne soit pas exempt d’ambiguïtés et de désaccords, tous les représentants français et allemands fondent depuis lors leur rapprochement sur la reconnaissance concertée d’un passé commun qui « remplit de fierté, mais aussi de regrets douloureux »25. Les autorités des deux États mettent systématiquement l’accent sur les interprétations communes du passé. Le Premier ministre français Lionel Jospin résume la logique enclenchée en décrivant la mémoire comme n’étant pas « une façon de réveiller les anciennes souffrances, mais, sans les oublier, une manière de faire la paix avec le passé »26.
Décloisonnement des mémoires
21Une telle démarche implique la reconnaissance de l’expérience d’autrui et l’examen critique de son propre vécu. L’ensemble des dirigeants allemands insiste sur l’obligation d’assumer les épisodes les plus sombres de leur passé, tandis que les représentants français se refusent à toute lecture manichéenne du passé. En 1962, Charles de Gaulle décrit l’Allemagne comme un « grand peuple », rappelle aux Français qu’ils ont eux aussi, « dans certaines circonstances », fait du mal à la population allemande et s’arrête à Munich devant le Feldherrnhalle érigé à la mémoire des victimes de 1870 et de 1914-191827. Depuis lors, aucun responsable français n’a manqué de rendre hommage aux « morts allemands » tombés au combat28.
22Le cas franco-allemand n’est pas unique. Le président de la République fédérale d’Allemagne, Richard von Weizsäcker, et le président de l’ex-Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, se sont eux aussi livrés à un examen critique de leur passé national. Le 15 mars 1990, les deux chefs d’État ont témoigné de leur responsabilité historique respective. Le Président allemand a insisté sur les « six années d’occupation et d’oppression » imposées par son pays, les « cicatrices douloureuses » et le « profond sentiment de méfiance » qui en découlent jusqu’à aujourd’hui. Vaclav Havel s’est quant à lui retourné sur « les fautes et les péchés de [ses] pères », évoquant ainsi les torts commis par les Tchécoslovaques envers les Allemands des Sudètes expulsés en 1945-194629.
23L’objectif de cette attitude est de décloisonner les récits nationaux et d’éviter le développement de mémoires agressives, crispées et exclusives les unes des autres. Il ne s’agit à aucun moment de gommer les événements du passé mais d’agir sur le ressentiment et la haine qui y sont liés. Le travail de mémoire tente, en d’autres termes, de remémorer le passé en oubliant son sens initial (l’inéluctable confrontation entre ennemis héréditaires) et en intégrant un sens nouveau (tel que – dans le cas de l’Union européenne – la déchirure entre peuples frères).
24La transformation du souvenir de Verdun est l’un des exemples le plus remarquables à ce sujet. Le nombre de victimes et la nature impitoyable du combat marquèrent profondément les consciences de part et d’autre du Rhin. Dès 1916, une représentation nationaliste des combats s’élabore en France et en Allemagne. Quelques décennies plus tard, le contexte du rapprochement franco-allemand ouvre la voie à une nouvelle interprétation du passé : la mémoire de Verdun devient le témoignage de tous les combattants, français et allemands. Il n’est plus question de condamnations et d’appels à la revanche, mais d’une seule narration réconciliatrice. Les soldats des deux camps sont englobés dans un même hommage. Les groupes en présence ne sont plus considérés comme des masses identitaires hétérogènes, indépendantes l’une de l’autre, mais comme des peuples frères réciproquement blessés.
25Cet effort d’intégration ne signifie en aucun cas l’uniformisation parfaite des représentations du passé. Il n’empêche en rien la pluralité des points de vue : il sous-entend, au contraire, l’acceptation de désaccords raisonnables concernant la réalité du passé. À cet égard, le travail de mémoire reste toujours le travail des mémoires. Même dans l’exemple franco-allemand qui peut être considéré comme un cas d’école, la représentation commune du passé conflictuel ne permet pas d’effacer les différences d’approche entre les deux côtés du Rhin. Comme l’indiquent Gerard Schröder et Lionel Jospin, des décalages et des « malentendus de mémoire » subsisteront « tant que nous resterons les Allemands et les Français, tant que nos identités seront différentes »30. Ainsi, la narration du passé qui favorise la transformation des relations entre anciens belligérants se définit moins comme un récit linéaire et lisse que comme un récit « mosaïque ». Ce passage est concevable dès lors qu’on ne perçoit plus le discours officiel comme une vérité une et définitive, mais comme une tension dynamique entre différentes représentations en perpétuelle évolution31.
Conclusion
26À l’issue de cette réflexion, il est utile de s’interroger sur le caractère exemplaire du rapprochement franco-allemand. Ce dernier constitue-t-il un modèle susceptible de s’appliquer, par exemple, aux relations franco-algériennes ? Tel est le pari de Jacques Chirac en visite à Alger :
Il se trouve que nous avons à assumer le poids de l’histoire. Mais le poids de l’histoire, cela finit par s’effacer. Le poids de l’histoire était beaucoup plus difficile à effacer entre l’Allemagne et la France. (…) Et pourtant le contentieux était séculaire, considérable et se chiffrait par des millions et des millions de morts, dans des guerres successives. Donc j’ai la conviction très profonde que la relation entre la France et l’Algérie est dans la nature des choses (…) et qu’elle ne peut que se développer32.
27Peut-on pour autant conclure que les rapports franco-algériens manifestent un décloisonnement progressif des mémoires en présence ? Divers signes plaident en ce sens. Depuis son arrivée au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika affirme que l’Algérie est désormais disposée à « tourner une page » avec la France33. Dans une lettre adressée à Jacques Chirac pour la fête nationale du 14-Juillet, il insiste sur les « points communs » qui existent entre la Révolution française de 1789 et celle de l’Algérie en 1954, expliquant que les révolutionnaires français constituent de véritables « référents » pour les pères fondateurs du mouvement national algérien. En tentant de « consolider les ponts » entre le 1er novembre 1954 et le 14 juillet 1789, le Président algérien ne pose-t-il pas les premières pierres d’une mémoire commune entre les deux États ? La réponse de Jacques Chirac traduit elle aussi la volonté de prendre en compte le passé commun des deux peuples, dans ses « échanges » comme dans ses « violences ». Selon lui, « c’est sur cette base pleinement assumée, respectueuse du devoir de mémoire et exigeante de vérité » que les liens des deux pays sont appelés à se renforcer34. Depuis lors, les représentants français et algériens paraissent désireux de « féconder leur histoire commune »35.
28En 1999, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, profite de son déplacement à Alger pour rappeller que « l’histoire est ce qu’elle est » et que les deux nations doivent apprendre à la regarder avec « une certaine hauteur »36. Le 14 juin 2000, Abdelaziz Bouteflika prend la parole devant l’Assemblée nationale pour souligner la nécessité des « examens de conscience » et des « mises à plat de l’histoire », se félicitant du fait que la France ait su « sortir des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie en la désignant par son nom »37. Deux jours plus tard, il se rend à Verdun pour honorer la mémoire des 26000 soldats algériens tombés pour la France lors de la Première Guerre mondiale. Et Jacques Chirac d’affirmer que « les Français n’ont pas oublié » ce moment de l’histoire où les sangs français et algériens se sont mêlés pour une cause commune, la liberté de la France38. Un tel hommage indique la volonté, de part et d’autre, de mettre en lumière une mémoire qui ne soit plus seulement déchirée, mais aussi partagée.
29Une telle évolution ouvre la voie à un apaisement longtemps espéré, mais les obstacles qui jonchent le chemin du rapprochement et l’assomption d’une mémoire commune sont légion. L’examen critique des actes commis au nom de la nation ne va certes pas de soi. Le travail de mémoire ne constitue ni un modèle normatif, ni une solution toute faite que l’on pourrait appliquer à tout conflit international. Son opportunité dépend de conditions politiques et socio-économiques précises : seul le travail de mémoire qui est perçu comme avantageux par l’ensemble des protagonistes a des chances d’être mené à bien. De fait, l’attitude des responsables politiques n’est pas dictée par le seul souci de rendre justice. Elle dépend directement du contexte et des objectifs poursuivis.
30L’efficacité du travail de mémoire est, quant à elle, directement limitée par le poids de l’expérience vécue. Les réalités héritées de la guerre sont ce qu’elles sont. Le ressentiment d’une population terrorisée, niée et endeuillée semble le plus souvent inévitable. Celui qui souffre dans sa chair ou dans son entourage peut porter les stigmates du drame tout au long de sa vie. Comme le rappelle Jean Améry qui a subi la torture et l’expérience concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale, « ce qui s’est passé s’est passé » et « le fait que cela se soit passé ne peut pas être pris à la légère » ; « rien n’est cicatrisé, et la plaie qui (...) était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure »39. Comment admettre, dans de telles conditions, les gestes de rapprochement posés à l’égard de ceux qui sont perçus comme les ex-tortionnaires ?
31Cette interrogation met en lumière une tension à laquelle ne peut échapper aucune réflexion sur la gestion politique du passé : la nécessité de se tourner vers l’avenir comporte toujours le risque de faire fi de vies endommagées à jamais. C’est en étant pleinement conscient de ce risque qu’il sied de réfléchir à la transformation des relations entre anciens belligérants.
Notes de bas de page
1 Le Monde, 20 mai 2003.
2 Le Soir, 24 et 25 mai 2003.
3 Le Soir, 30 avril et 1er mai 2003.
4 Pour de plus amples développements, voir V. Rosoux, Les usages de la mémoire dans les relations internationales, Bruxelles, Bruylant, 2001.
5 Cette distinction fut mise en lumière par M.-Cl. Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994, p. 31. Elle fut reprise partiellement par P. Grosser, « De l’usage de l’histoire dans les politiques étrangères », in F. Charillon, Politique étrangère. Nouveaux regards, Paris, Presses de Science Po, 2002, p. 381-389.
6 Voir R. Jervis, Perceptions and Misperceptions in International Politics, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 217-218.
7 Cité par P. Vidal-Naquet, « L’engagement de l’historien », in Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 387.
8 Cité par B. Stora, Imaginaires de guerre, Paris, La Découverte, 1997, p. 97.
9 Voir É. Conan et H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Gallimard, 1996, p. 85-86.
10 Le 21 novembre 1992 (comme l’ensemble des discours officiels prononcés après 1990, cette allocution est disponible sur le site du ministère des Affaires étrangères : http://www.doc.diplomatie.gouv.fr/BASIS/epic/www/doc/SF).
11 Le Monde, 28 novembre 1992.
12 Le 30 janvier 1995.
13 El Moudjahid, 15 juin 2000.
14 Alger, le 1er décembre 2001.
15 Le 1er mars 2003, interview à la télévision algérienne, Palais de l’Élysée.
16 Ch. deGaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1944, p. 22-23.
17 Notes et études documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, p. 15-16.
18 P. Ricœur, « Vulnérabilité de la mémoire », in J. LeGoff (dir.), Patrimoines et passions identitaires, Paris, Fayard, 1998, p. 28.
19 Voir P. Ricœur, Temps et Récit, III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 411 et La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 105-111.
20 Ch. DeGaulle, Vers l’armée de métier, op. cit., p. 16.
21 Cité par J.-J. Beckeret alii, Guerre et cultures, 1914-1918, Paris, Colin, 1994, p. 257.
22 Voir B. Stora, La gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte, 1998.
23 B. Stora, « La mémoire retrouvée de la guerre d’Algérie ? », Le Monde, 19 mars 2002.
24 H. Rousso, « La guerre d’Algérie et la culture de la mémoire », Le Monde, 4 avril 2002.
25 H. Luebke, le 4 septembre 1962, Notes et Études documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, p. 5-6.
26 Discours prononcé lors du colloque « Mémoire et identité » des 24 et 25 septembre 1999 à Genshagen.
27 Notes et Études documentaires, 21 décembre 1962, n° 2947, p. 7.
28 Voir par exemple F. Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France, Paris, Fayard, 1986, p. 173.
29 R. VonWeizsäcker, V. Havel, « Échange pragois sur la culpabilité », Esprit, n° 162, juin 1990, p. 5-8.
30 Déclaration du 25 septembre 1999.
31 Sur les limites d’un tel processus, voir V. Rosoux, « National Identity in France and Germany : from Mutual Exclusion to Negotiation », International Negotiation, 2001, vol. 6, n° 2, p. 175-198.
32 Alger, 1er décembre 2001.
33 Voir entre autres El Moudjahid, 12 juillet 1999.
34 El Moudjahid, 18 juillet 1999.
35 Pour reprendre une expression de R. Dumas le 18 février 1993, in La politique étrangère de la France, janvier-février 1993, p. 105-106.
36 Le 21 juin 1999.
37 El Moudjahid, le 15 juin 2000.
38 Le 14 juin 2000.
39 J. Amery, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter le mal, Paris, Actes sud, 1995, p. 17 et 20.
Auteur
Chercheur qualifié du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS, Belgique), membre du Centre d’étude sur les crises et les conflits internationaux de l’Université catholique de Louvain (UCL)
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