Politique culturelle, commémorations, et leurs usages politiques. L’exemple de la Grande Guerre dans les années 19901
p. 27-37
Texte intégral
Musées, cimetières !… Identiques vraiment dans leur sinistre coudoiement de corps qui ne se connaissent pas. (…) Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques ! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées !
1s’écriait Marinetti dans le « Manifeste initial du futurisme » paru dans Le Figaro le 20 février 1909. Quelques lignes plus haut il avait aussi annoncé : « Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes ».
2Il faut toujours prendre les artistes au sérieux. Les cimetières, ou surtout les non-cimetières que sont désormais toutes les traces de guerres et massacres au cours des deux conflits mondiaux sont en effet devenus des musées ; Marinetti a à la fois gagné et perdu. En Italie le concept de Museo al aperto a été forgé pour décrire ces espaces où les traces des guerres, de la mort de masse, sont devenus lieux de commémoration, de deuil, d’ancrage du désespoir2. En France, ces musées « ouverts » sont nombreux, du site de Verdun à celui de la Somme, du village d’Oradour aux immeubles de Drancy et aux vestiges du camp de concentration du Struthof. Ce sont aussi toutes les plaques, rappelant ici l’assassinat des enfants juifs d’une école primaire, là celui des Algériens noyés dans la Seine en 1961.
3L’impossibilité de se projeter historiquement dans un passé trop douloureux explique-t-elle cette patrimonialisation intensive, cette réappropriation de lieux qui sont devenus des cimetières réels ou de substitution et donc des musées ? Par le présent devenu musée on tenterait de retrouver le passé ?3
4Des artistes contemporains habitent aussi ces lieux de mort. En plaçant leurs œuvres hors des musées traditionnels, ils offrent leurs messages aux passants qui ont – ou pas – choisi de se trouver soudain confrontés à cet art et au passé ainsi revisité. L’État, par des commandes publiques, s’est emparé de ce double marché, celui de la mémoire, celui de l’art, confiant à son ministère de la Culture et à ses directions régionales des affaires culturelles la mise en place des dispositifs spécifiques. Lors d’évènements jugés particulièrement importants, les cabinets des présidents de la République (François Mitterrand en 1984 et Jacques Chirac en 1996 à Verdun) ou du Premier ministre, (Lionel Jospin à Craonne en 1998) pilotent directement des projets. Commémoration, mémoire, oubli, tentent de faire bon ménage avec l’art contemporain, entre gain politique, et coût financier – l’État, les collectivités locales, qui paie la note ?
5Au nom du « devoir de mémoire », et dans l’oubli fréquent du devoir d’histoire – la mémoire vagabonde et volatile est tellement plus facile à instrumentaliser que la rigide critique historique – un retour spectaculaire de la Grande Guerre dans la conscience collective s’est produit en France, comme dans d’autres pays d’Europe occidentale, depuis les années 1990 : lors de cette poussée commémorative, les aspects historiques, mémoriels, politiques, éditoriaux, médiatiques, se sont contredits ou fortifiés. 80 ans après l’armistice, on prenait de plus en plus conscience que la fin des combats ne signifiait ni la fin du conflit ni la fin de la guerre. S’il y avait consensus sur la souffrance et le deuil, comme depuis l’érection massive des monuments aux morts dans les années 1919-1922, tous les autres aspects de la compréhension de la guerre demeuraient conflictuels. La IIIe République, dans la prolongation de la statuomanie des années 1880-1914, s’était auto-commémorée malgré et avec les polémiques dans les cérémonies des années 1918-19204. Que pouvait faire la Ve République, en temps de cohabitation ? Et comment les œuvres des artistes, pérennes, pouvaient-elles être accommodées à la sauce politique, par définition liée à une conjoncture et à un contexte temporaires, en l’occurrence celui des discours d’inauguration des œuvres, suivis de contre-discours et de controverses ?
6L’interaction art-contemporain/ commande publique/ discours politique est ici étudiée autour de deux sollicitations venues du ministère de la Culture, le monument de Biron dû à Jochen Gerz en 1993 et la commande du cabinet Jospin à cinq artistes pour l’anniversaire de l’armistice de novembre 1998.
« Rien n’est plus fort que les traces »5 Ce que les artistes montrent
7Le 14 juillet 1996 a été inauguré à Biron un nouveau monument aux morts, venu remplacer l’obélisque érigé après la Grande Guerre6. Pour son auteur, un artiste allemand né en 1940 qui vit et travaille en France depuis très longtemps, Jochen Gerz, il s’agit d’un « monument vivant ». S’il a été choisi pour ce projet au moment où le maire de la petite commune de Dordogne demandait de l’aide pour le monument aux morts de 1914-18 très dégradé, c’est parce qu’il avait accompli plusieurs monuments dans l’espace public depuis une vingtaine d’années. « L’espace public est la vraie galerie contemporaine, le terrain où l’art a le plus d’avenir », dit-il. Ses différents « anti-monuments » jouent sur le paradoxe morts/vivants, visent toujours à faire prendre conscience des difficultés de la mémoire, de ce passé qui ne passe pas à force de ne pas passer et, pour lui, à force d’être ressassé sans être réapproprié.
La mort est toujours un scandale ; elle est inacceptable, mais elle fait aussi partie de la vie. Il y a “en plus” la mort organisée, industrielle du XXe siècle. On ne peut pas faire la paix avec cela et avec les idées qui ont produit ces morts-là, qui sont aussi impossibles à expliquer ou à pardonner aujourd’hui comme hier. C’est ça, la commémoration de la mort. Il ne s’agit pas de commémorer un génocide comme on commémore le 1er-Mai. La mémoire est une journée sans date. Il n’y a pas une tombe ni une œuvre d’art qui pourrait être la maison de ces morts-là. Seuls les gens vivants peuvent en témoigner et en être les gardiens. En ayant affaire à l’absence, on n’est pas très loin de la présence et de ce que vous appelez la célébration des gens vivants. Je pense que notre fragilité, que l’on soit seul ou pas, chez soi ou ailleurs, s’accentue à travers cette absence. Et comme l’absence, de son côté, l’art a toujours un rapport aux gens. Si c’est une célébration, alors il s’agirait de contribuer à ce que, malgré tout, la vie soit belle7.
8Gerz a posé à tous les habitants du petit village une question restée « secrète ». On peut supposer, d’après leurs réponses, qu’ils ont été amenés à réfléchir à ce qui serait assez important pour eux aujourd’hui pour risquer leur existence. Les réponses ont été transcrites sur des plaques en émail rouge apposées sur un nouvel obélisque identique à l’ancien, en pierre de Dordogne, celle de la région. Gerz a aussi refixé sur le monument les deux anciennes plaques, « Aux morts de la Grande Guerre, perpétuel souvenir » (9 noms), et « Déportés 1944 » (2 noms).
9En rendant leur stèle aux habitants qui s’y sont exprimés, Gerz crée un monument interactif, doublement vivant puisque les habitants y ont dit ce qu’ils voulaient de leur vie et de la mort des leurs à la guerre à travers le siècle, et aussi car il reste de la place pour que de nouvelles plaques soient ajoutées. Le monument n’est pas plus figé que les morts. Il s’agit bien d’une œuvre politique au premier sens du terme, une œuvre de citoyens pour leur cité. Les 127 plaques disent une douleur, une façon de voir d’aujourd’hui :
Toute ma jeunesse, j’ai vu ma grand-mère pleurer pour ses fils. Elle en a perdu deux, le troisième n’avait plus qu’un pied et le quatrième devait partir. Elle avait presque perdu la raison, la pauvre femme. Elle pleurait de tristesse, de colère, de peur. Pendant la Deuxième Guerre, j’attendais un bébé et on couchait dans la forêt de peur que les Allemands ne nous trouvent. Mais plus tard les Allemands ont été si bons pour mon fils qui a travaillé chez Bayer et qui souffrait des reins. Ils ont tout fait pour lui avant qu’il meure.
10Tous les habitants, comme l’artiste, ont spontanément mêlé les deux guerres mondiales, comme un écho à la Guerre de trente ans dont a parlé un combattant de la Grande Guerre devenu politique féru de rhétorique, Charles de Gaulle.
11Le souci principal a été le financement. Gerz, avec son humour habituel :
Il n’y a pas un guichet, où l’on peut se présenter comme artiste pour dire “j’ai besoin de ceci et cela pour faire de l’art”. Il n’est pas prévu dans notre société une contrepartie automatique, quelque chose qui garantisse a priori l’existence de ce genre de travail. C’est pourquoi le financement fait partie de chaque projet. Il faut donc trouver les gens qui collaborent tout en sachant qu’il y a des chances pour que le projet ne se fasse pas ou qu’il échoue. Je suis toujours tenté de réaliser un travail qui n’existe pas et dont je ne suis pas sûr d’arriver à le faire.
12À la fin de l’année 1997, le cabinet de Lionel Jospin a décidé de commémorer de façon éclatante le 11 novembre 1998 en sollicitant des artistes (choisis par la Délégation aux arts plastiques) et une historienne8 pour « cornaquer » les plasticiens sur les champs de bataille, leur faire découvrir-redécouvrir cette guerre, ses traces, à l’aune de l’historiographie actuelle de la Grande Guerre. Démarche culturelle, intellectuelle et historique s’il en fut. La politique reprendrait ses droits plus tard.
13Les cinq artistes, Haïm Kern, Alain Fleisher, Christine Canetti, Ernest Pignon-Ernest et Michel Quinejure ont été choisis avec soin : ils étaient sculpteur, photographe, peintre, vidéaste, et capables de jouer avec divers supports ; les uns célèbres, les autres plus discrets sur la scène des arts plastiques. Il n’est pas indifférent qu’une femme aie été choisie parmi les cinq artistes : pas de parité chez les soldats du front, mais Christine Canetti, en donnant la parole à des femmes des territoires occupés dans sa belle œuvre de verre, symbole de fragilité et ténacité, a su rétablir l’équilibre front-arrière, dire le « front domestique ».
14Les artistes représentent avec acuité la totalisation de la guerre : non seulement les hommes, mais les femmes, les enfants, les paysages, ont été transformés ou détruits. Les arbres de bronze à jamais cassés d’Ernest Pignon-Ernest en sont une métaphore exemplaire. L’artiste qui a tant dessiné de corps humains, torturés, violés, exclus, a jugé qu’il ne pouvait, pour cette œuvre, montrer des corps de soldats. Aussi a-t-il choisi de fondre dans le bronze des moignons d’arbres, des arbres de vingt ans : « La nature a gagné tout cela, la vie l’emporte. Les arbres poussent sur le corps de ceux qui sont morts là. Corps, chair, sang, sol »9.
15Alain Fleisher, s’est placé « sous le regard des morts »10 en arpentant les champs de bataille, d’où le titre de son œuvre. Il a photographié des centaines de regards de soldats sur des clichés de l’époque, mais n’a pas réalisé l’opération de révélation. Au jour de l’exposition, des centaines de bacs de développement attendaient les spectateurs : et dans la lumière rouge d’un laboratoire photographique à la taille d’un champ de bataille, les yeux se sont peu à peu révélés, ceux d’hommes dont le regard n’avait semble-t-il existé que pour cette mort. Les yeux à jamais ouverts des soldats d’Alain Fleisher, sont comme il le dit, « pratiquement immatériels… le contraire d’un monument aux morts. Ils ne savaient pas que cela serait la dernière photo prise d’eux »11.
16Éclairante cécité de la guerre, exhumée par les artistes, peut-être justement parce qu’ils ne prétendent ni faire de l’histoire ni exercer un devoir de mémoire prégnant, mais simplement, comme le disait Paul Klee, exercer leur métier : « L’art ne reproduit pas le visible, mais il rend visible. » Tous ont montré que la Première Guerre mondiale a été une catastrophe, une tragédie et que travail de deuil et travail de mémoire ne doivent jamais être disjoints d’une réflexion sur leurs pendants inverses : oubli, refoulement.
J’ai kidnappé ce sujet lourd amer, évocateur de la perte, solitude, abandon, mort. Cette commande m’a permis de me recentrer sur 14-18 et de voir dans ces enjeux violents les mêmes atrocités et méfaits que dans les guerres actuelles, à deux heures de chez nous… Travaillant sur les thèmes de la mémoire, passage vie mort, j’aime fouiller dans l’histoire… L’artiste se sent parfois inutile. Et c’est ce “travail de transcription qui le replace dans son rôle d’intercesseur et sa mission sociale”12.
La guerre est une abomination. Ceux qui la pratiquent sont-ils des êtres abominables ? Ceux qui la subissent sont des victimes assurément. Quant à ses fauteurs…13
17M. Quinejure a filmé à la fois l’ancrage dans le premier conflit mondial – la boue et le feu de la fonderie de bronze sont montrées en regard des images de boue et de feu tournées au front par ses « collègues » de 1914-18 – et la pérennité de la mort de masse au XXe siècle.
Plus jamais ça et pourtant vingt ans après tout recommençait… La Grande Guerre, la der des ders, n’était peut-être qu’une répétition, il faut se méfier des “générales”14.
18De ces différentes œuvres, une seule a été retenue par le commanditaire pour faire passer un message le jour de l’inauguration : « Ils n’ont pas choisi leur sépulture » d’Haïm Kern. Dès la commande, avant que l’artiste sache lui-même ce qu’il allait exprimer, le cabinet du Premier ministre avait décidé que c’est devant ce « monument des monuments » que Lionel Jospin s’exprimerait.
19Sur le plateau de Craonne, au cœur du Chemin des Dames, se dresse le grand filet de bronze conçu par Haïm Kern. Dans ses mailles sont prises des têtes, toujours les mêmes, toujours différentes : placées à des hauteurs et à des angles divers, elles n’attirent jamais ni la lumière, ni les ombres, ni les yeux, de la même façon. Ce sont les souffrances et les conditions de la mort des soldats de la Grande Guerre qui ont ému l’artiste, et, particulièrement, la multiplication des soldats rendus inconnus, déchiquetés par la puissance inouïe de l’artillerie. Sur le plateau, quatre-vingt-dix ans après, les agriculteurs labourent encore et encore des morceaux de métal, d’os, de pourriture. Mais ils ne retrouvent jamais de visages. Comme le philosophe Emmanuel Levinas, H. K. rend un visage, une vie, à ceux qui ont été avalés par la terre et le feu. Le filet devient une métaphore du deuil, du deuil infini, de maille en maille.
Ce filet de bronze planté dans l’humus, ce filet d’anneaux soudés se dresse vers le ciel de France. Il enserre dans sa tresse des visages d’hommes. Il est dédié à tous les anonymes qui perdirent d’un coup leur jeunesse et leur avenir15.
Les politiques : « L’écho de ce cri ne doit pas s’évanouir »16
20La commande publique a été relancée par le Président Mitterrand et son ministre de la Culture Jack Lang en 1983, sous forme d’une extension du 1 % artistique, le Fonds de la commande publique. Elle a connu, simultanément une augmentation de son budget et de son ambition artistique17. Contrairement aux autres marchés de l’État, il n’existe pas de commission chargée de l’instruction des dossiers : le Fonds décide des artistes et du budget alloué, au nom du droit régalien de l’État. On a affaire à un système de mécénat à l’ancienne, relayé par l’argent public pour le financement, et par le goût des experts de la DAP en ce qui concerne l’esthétique. Naissent inévitablement des controverses artistiques – quels courants choisir, qui favoriser, de grands artistes internationalement connus ou des artistes qui pourront ainsi travailler et se faire un nom ? – et politiques.
21Au temps de l’inauguration des œuvres, le mécène, sous la forme d’un représentant de l’État central ou des collectivités locales, vient recevoir l’œuvre, et les discours sont généralement consacrés à la mise en valeur du choix de l’artiste, du lieu de l’implantation de l’œuvre, et donc de la qualité du mécène, y compris politique.
22Les rédacteurs des discours sont généralement bien informés des problématiques historiques. En l’occurrence, ici, l’œuvre de Maurice Halbwachs a été utilisée. Or, les polémiques du 80e anniversaire de l’armistice en 1998 l’ont bien montré, cette très longue mémoire, et ses refoulements ou ses oublis symétriques, continuent de hanter la France18. Quelle que soit la bonne volonté ou l’honnêteté intellectuelle de ceux qui sont amenés à commémorer publiquement, ils affirment leurs choix de façon politique. Lionel Jospin ne commence-t-il pas son discours en parlant d’un « lieu sacré » ? Comment, quand on se place à un tel niveau symbolique, pourrait-on être contesté ? Et pourtant, sur sa droite, et sur sa gauche, le « sacré » est interprété différemment, d’où les conséquences contrastées de la cérémonie du 5 novembre 1998.
23Lionel Jospin a tenu à une cohérence mémorielle qu’il résume dans un discours du 26 avril 2001, prononcé à l’Office national des Anciens combattants pour l’inauguration d’une plaque en l’honneur de Geoges Morin, combattant de la Grande Guerre, résistant, mort en déportation :
L’ONAC veille à ce que les droits des générations successives qui ont connu le feu soient garantis. À travers vous, la Nation exprime ses devoirs envers tous ceux qui se sont sacrifiés en son nom. Depuis presque quatre ans, le Gouvernement a veillé à ce que cette reconnaissance soit confortée, par la solidarité comme par le travail de mémoire. (…) Ce travail de mémoire exige détermination et lucidité. Nous ne devons pas craindre de nous confronter à notre passé, avec ses ombres et ses lumières. Il nous faut lutter contre l’oubli et contre la déformation des faits. Nous devons savoir regarder notre Histoire en face. Le Gouvernement s’y est appliqué à plusieurs reprises. À l’occasion des cérémonies du 80e anniversaire de l’armistice de 1918, j’ai affirmé une première fois l’exigence de vérité. Lors de ma visite à Craonne, sur le Chemin des Dames, j’ai souhaité que le souvenir des soldats qui, après avoir durement combattu, avaient refusé d’être sacrifiés de façon irresponsable, soit pleinement réintégré dans la mémoire collective.
24Lionel Jospin revient en 2001 à son premier coup d’éclat politico-mémoriel, celui de Craonne. Pourquoi avoir choisi alors le Chemin des Dames, symbole des refus d’obéissance de 1917 pour commémorer 1918 ? Dans une période de cohabitation, le site de Verdun, devenu « présidentiel » par la symbolique du site premier de la Grande Guerre dans la mémoire de la Nation et les commémorations de François Mitterrand en 1984 et de Jacques Chirac en 1996, était à écarter. De plus, le Premier ministre socialiste voulait montrer sa fidélité à la mémoire de son père, originaire des territoires occupés, brassard rouge ayant été déporté à 16 ans pour travailler en Allemagne pendant la Grande Guerre19, devenu pacifiste intégraliste jusque dans la Seconde Guerre mondiale. Enfin, le président du Conseil général du département de l’Aisne avait l’avantage d’être un socialiste, Jean-Pierre Balligand, par ailleurs président de la Caisse des dépôts et consignations, institution qui cherchait à étendre alors son action de mécénat.
25Les artistes ont tous été très frappés par le site de Craonne, par cette forêt repoussée sur un village disparu qui avait dû être reconstruit ailleurs puisqu’il n’était plus qu’un vaste cimetière. Christine Canetti parle de l’antinomie entre la beauté de la nature foisonnante et l’horreur de la souffrance ; Haïm Kern voulait rejoindre la nature par son œuvre qui ne devait pas rester un corps étranger à la forêt20. Or seule sa sculpture était destinée à « un usage politique » à visée nationale et disposait pour cela d’un budget supérieur. Il a donc fallu aux négociateurs de la DAP tout leur pouvoir de persuasion pour diriger les artistes vers les trois autres sites choisis, pour raisons politiques et financières, entre gauche plurielle et cohabitation. Verdun étant exclu, restaient, comme secteurs importants du front, uniquement le Nord-Pas-de-Calais et la Somme, les Vosges se trouvant trop loin de Paris.
26Le choix s’est porté d’abord sur Armentières, car telle était la ville de Michelle Demessine, membre de la majorité plurielle, secrétaire d’État communiste au tourisme, dont le ministère était très impliqué dans cette opération 11-Novembre. Les champs de bataille, depuis la guerre, n’ont ils pas toujours été à la fois lieux de pèlerinage – « le sacré » – et de tourisme21 ? Certes Armentières avait l’intérêt pour Christine Canetti d’avoir été occupée en 1914-18, mais qui va voir son œuvre enfermée dans la bibliothèque de cette toute petite ville ? Arras, grande ville de l’arrière-front, dont le maire appartient à la majorité présidentielle et dont le très énergique comité municipal de tourisme développe depuis quelques années le patrimoine 1914-18 de la ville a accepté l’œuvre d’Alain Fleisher, l’idée d’une projection dans les carrières qui abritèrent l’État-major britannique paraissant très judicieuse22. Enfin, le Conseil général de la Somme a accepté de financer l’œuvre d’Ernest Pignon-Ernest pour amener un élément contemporain important non loin de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.
27La ville d’Arras et le département de la Somme avaient accepté d’abriter et de financer les projets – cohabitation oblige – avant de connaître la teneur du discours de Lionel Jospin. On peut douter qu’ils l’auraient fait s’ils avaient pu se douter de la polémique qui suivrait : Jospin a été vilipendé par la droite et trahi par la « gauche de la gauche », les premiers trouvant qu’il en avait trop dit, les autres pas assez.
28Et pourtant, Lionel Jospin, mis à part le concept daté de « fusillé pour l’exemple » – toute peine n’est-elle pas exemplaire ?23 –, a tenté de dire avec courage une guerre d’hier avec des mots d’aujourd’hui et il n’a pas oublié l’œuvre qu’il était venu inaugurer, contrairement à ceux qui l’ont attaqué ou commenté. En 1998, la plupart des expressions commémoratives ont poussé au paroxysme les processus d’instrumentalisation des soldats de 1914-18, et chacun a voulu utiliser les dires de Lionel Jospin pour ou contre sa vision politique de la guerre, oubliant et l’histoire, et les œuvres des artistes qui n’étaient plus que les prétextes de cette polémique franco-française. En effet, depuis quatre-vingts ans, les uns n’ont vu que des héros et ont tu les souffrances, les autres n’ont vu que des victimes et ont tu le consentement24.
29Chacun a tellement peur de ne pas avoir assez souffert dans ce siècle de la guerre totale que la « concurrence des victimes »25 prend une dimension d’urgence que trahit la démesure et l’anachronisme du vocabulaire. Pour les pacifistes militants, non seulement les combattants n’avaient été que des victimes non consentantes, mais, plus encore, les révoltés étaient désormais les seuls héros véritables. Les « mutins » de 1917 n’avaient-ils pas été, par leur révolte même, les précurseurs de l’unité européenne ? Et l’offensive Nivelle n’était-elle pas « le premier crime contre l’humanité »26, comme l’a dit le maire de Craonne lui-même ? On sait aujourd’hui que la cécité sur la violence exprimée par les combattants culpabilisés et traumatisés s’est prolongée parmi les générations de l’entre-deux-guerres qui n’ont pas perçu l’irradiation du monde par la culture de violence issue de la Grande Guerre. Et pourtant la brutalisation les avait rejoints irrémédiablement, elle était désormais inscrite au cœur des sociétés occidentales. Mais s’il a fallu attendre si longtemps pour réfléchir à ce phénomène, c’est que le poids du deuil et celui du pacifisme l’ont l’emporté. On a plus écrit – et rêvé – sur les trêves de Noël et sur les fraternisations que sur la haine de l’ennemi. On a plus réfléchi aux quelques milliers de « mutins » et aux « fusillés pour l’exemple » qu’aux millions de soldats consentants et souffrants27. Aussi douloureux cela soit-il, il est plus facile d’accepter que son grand-père ou son père ait été tué au combat que d’admettre qu’il ait pu tuer lui-même. Dans la conscience mémorielle, mieux vaut être victime qu’agent de souffrance et de mort ; toujours reçue, toujours anonyme, la mort n’est jamais donnée ; on en est, toujours, la victime. À moins qu’on ne soit celle de ses chefs, promus ordonnateurs du massacre. Dans le XXe siècle devenu le temps de La Tragédie par excellence où l’on se doit de s’identifier à des victimes et donc d’identifier les bourreaux, la dialectique mutins/généraux assassins s’imposait d’elle-même. Mais en faisant ainsi des combattants des sacrifiés offerts à la boucherie militaire, le processus de victimisation des soldats a empêché la réflexion sur les civils, véritables victimes nouvelles du conflit, mais aussi sur les soldats eux-mêmes, trahis une nouvelle fois sur la question essentielle de leur consentement et de leurs souffrances. Car c’est bien l’articulation entre l’acceptation de la violence et le niveau de souffrance subi qui a été trahi par la mémoire et par une certaine historiographie.
30Les artistes commandités par l’État ont montré les horreurs de la mort et de la souffrance ; d’où les mots de Lionel Jospin rappelant que la sculpture de Haïm Kern est « dédiée à tous les anonymes qui perdirent d’un coup leur jeunesse et leur avenir ».
31Leurs interventions ont transfiguré la mort de masse, rendu la violence à la violence, c’est hors du musée que l’émotion a percé, entre drame et esthétique. Là, il n’ y a jamais ni poussière ni oubli camouflé en muséographie. Marinetti aurait été surpris lui-même.
32Comment comprendre cette contradiction ? Pourquoi les politiques ne regardent généralement pas les œuvres dont ils pensent pourtant que la réalisation est porteuse ? Pourquoi favoriser l’art avant de l’oublier ? La couleur politique du ministère de la Culture n’a aucune incidence. Si l’inspecteur des monuments historiques dont dépendait Biron n’avait pas tragiquement disparu, jamais le monument de Gerz, auquel il était viscéralement opposé, n’aurait été érigé. Et le ministère de la Culture a brillé par son absence lors des cérémonies de novembre 1998. Les voix des petits enfants des écoles entonnant la Marseillaise furent le véritable accompagnement de l’œuvre de Pignon-Ernest, de même que les bouquets accrochés par des anonymes sur celle de Haïm Kern, la rendant ainsi « vivante », par cette intervention, comme le monument de Jochen Gerz.
33On peut lire sur l’une des plaques de Biron :
Mon cousin est parti de Biron à Dachau. Ils l’ont forcé à jouer du violon pendant les pendaisons : ça lui a sauvé la vie. Il n’a jamais touché au violon depuis. C’est sûrement insensé de donner sa vie, mais si nous plongions de nouveau dans la guerre, oui, il faudrait le faire, pour défendre la patrie, les siens, les terres, comme nos grands-parents et nos parents. Sans politiciens, il n’y aurait pas de guerre. Il faudrait écouter les gens de la terre.
34Les politiciens des années 1990 ont-ils, eux, regardé et écouté les artistes ?
35Picasso a dit au lendemain de la Grande Guerre, on peut douter qu’il y ait la moindre coïncidence chronologique :
À mon avis, chercher ne veut rien dire en peinture. Trouver voilà ce qui compte… Nous savons tous que l’art n’est pas la vérité. L’art est un mensonge qui nous fait prendre conscience de la vérité, du moins de la vérité qu’il nous est donné de comprendre. L’artiste doit trouver les moyens de convaincre les autres de la vérité de ses mensonges28.
36N’est-ce pas aussi ce que, si souvent, les politiques, avec des talents divers, sont amenés à faire ? Ils devraient être capables de mieux exploiter les cadeaux que leur font les artistes. Dans les années quatre-vingt-dix, contrairement à ce qu’on avait cru, la Grande Guerre s’est révélée aussi porteuse d’un passé qui ne passait pas. L’historiographie parlait de violences, de cruautés, d’accusations réciproques de barbarie, de souffrances et de consentements, au moment où l’on faisait l’Europe main dans la main. On a donc reporté dans les polémiques franco-françaises ce qu’il n’était plus possible de dire dans le domaine du franco-allemand. Ceci dépasse évidemment le cadre des commémorations pour rentrer dans celui de la politique artistique globale. Est-on aujourd’hui très loin du fait du prince d’Ancien Régime, de la Restauration ou de la IIIe République ? Les continuités sont en tous cas frappantes dans ce rôle incitatif et normatif de l’État, et dans l’oubli des œuvres dès qu’elles cessent d’être l’instrument du politique.
Notes de bas de page
1 Je remercie chaleureusement Jochen Gerz, Haïm Kern, Alain Fleisher, Christine Canetti, Ernest Pignon-Ernest et Michel Quinejure qui m’ont tant donné.
2 A. Becker, « Musées ouverts, traces des guerres dans le paysage », in M.-H. Joly, T. Compère-Morel (dir.), Des musées d’histoire pour l’avenir, Noêsis, 1998.
3 « Les musées des guerres du XXe siècle : lieux du politique ? », M. Guessaz, S. Wahnich (dir.), Tumultes, n° 16, avril 2001.
4 Un merci chaleureux et amical à Maurice Agulhon. A. Becker, « Du 14 juillet 1919 au 11 novembre 1920 ; mort, où est ta victoire ? », Vingtième siècle, Revue d’Histoire, n° 49, janvier-mars 1996, p. 31-44.
5 Alain Fleisher dans le film de M. Quinejure, « Quatre artistes sur les traces de la Grande Guerre », DAP, 1998.
6 J. Gerz, La Question secrète, le monument vivant de Biron, Actes Sud, 1996, et « Un artiste allemand redonne vie au monument aux morts d’un village de Dordogne », Le Monde, 20 juillet 1996. « Jochen Gerz, le monument vivant de Biron », 14-18 Aujourd’hui, Today, Heute, n° 1, Noêsis, 1998, p. 154-157.
7 Entretien avec les élèves de l’École des Beaux Arts de Dijon, août 2000.
8 L’auteur de l’article en l’occurrence, qui trouve ici, en partie, une fonction d’expert, à la mission très limitée.
9 Entretien dans M. Quinejure, film cit.
10 Ibidem.
11 Ibidem.
12 C. Canetti, « Cinq artistes pour la commémoration de la Grande Guerre » 14-18 Aujourd’hui, Today, Heute, n° 3, Noêsis, 2000, p. 230-235.
13 H. Kern, Ibidem, p. 236-237.
14 Idem.
15 L. Jospin, 5 novembre 1998, Discours de Craonne.
16 L. Jospin, ibidem. Le Premier ministre cite ici Blaise Cendrars, après Aragon et avant Barbusse ; à Verdun, en 2001, il citera Genevoix. Tradition littéraire de la rhétorique politique à la française.
17 La commande d’État, envisagée pendant la crise des années trente un peu sur le modèle du New-Deal et de sa Work Progress Administration aux États-Unis a eu un début d’application pendant le Front populaire sous la forme d’un pourcentage de la construction attribué à une « décoration monumentale ». Le 1 % proprement dit a été créé en 1951, uniquement pour les constructions scolaires et universitaires, les artistes étant généralement choisis par les architectes. R. Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, Champs/Flammarion, 1992/97.
18 Ce n’est pas seulement la mémoire de la Grande Guerre mais tout le XXe siècle qui est aujourd’hui questionné à cette aune. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.
19 A. Becker, Oubliés de la Grande Guerre ; Humanitaire et culture de guerre, populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre. Noêsis, 1998, 404 p. Pluriel/Hachette, 2003.
20 Les deux artistes dans M. Quinejure, op. cit.
21 L’Humanité du 8 mars 1999 la présente comme la « ministre de la mise en désir touristique ».
22 « Une projection apparaît et disparaît, elle est transportée par la lumière et repart avec elle ». Alain Fleisher in M. Quinejure, op. cit. En 2005, l’œuvre définitive n’est toujours pas installée, et l’on peut douter qu’elle le sera un jour. L’œuvre provisoire révélée au deux sens du terme le temps des commémorations de novembre 1998 y gagne encore en immatérialité.
23 Peut-être pourrait-on lui reprocher d’avoir oublié les milliers de soldats condamnés au bagne, aux peines atroces rarement commuées.
24 Des opposants de la droite extrême sont allés très loin. Quelques mois plus tard, ils ont tenté de briser la sculpture, laissé un « vive Pétain » et une croix gammée sur le site. Depuis, la sculpture rétablie ne subit plus d’outrages, mais chaque fois que la plaque portant le nom de Lionel Jospin est remise, elle est volée ou graffitée.
25 J.-M. Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité et reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997, 380 p.
26 N. Genteur, maire de Craonne répond à Lionel Jospin : « La dignité que vous rendez, aujourd’hui, aux poilus est à la mesure de votre humanité ». (… en ces lieux) « le premier crime contre l’humanité resté impuni ».
27 N. Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective (1914-1999), Odile Jacob, 1999.
28 P. Picasso speaks, The Arts, mai 1923.
Auteur
Université Paris X, Historial de la Grande Guerre, Péronne, Somme
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