« O doux petit Jésus… »1 Le culte de l’Enfant Jésus au temps de Noël en Allemagne
p. 213-230
Texte intégral
1La fête de Noël est communément en Allemagne un point culminant de l’année difficile à égaler. Que l’on soit de confession catholique ou protestante, que l’on soit étranger à la croyance chrétienne ou appartenant à une autre religion, personne n’échappe totalement à la période de Noël. À la fin de l’été, lorsque l’école reprend, les pains d’épices et les amandes de Noël dans les magasins sont les premiers signes annonciateurs de la fête. Les indices se multiplient de manière flagrante jusqu’au premier jour de l’avent, lorsque débute la véritable période d’avant Noël. Alors, jusqu’au 6 janvier, les centres-villes s’illuminent de la lueur festive des guirlandes électriques et des guirlandes de sapin vert décorent les rues. Des arbres de Noël brillent de leur parure de lumière sur des places publiques et, dans les magasins, des chansons de Noël accompagnent les clients lors de leurs achats pour la fête. Une promenade à travers l’un des nombreux marchés de Noël n’est pas seulement accompagnée de musique de Noël ; les autres organes sensoriels – en plus des yeux et des oreilles – prennent aussi part à la fête qui approche. Un mélange d’odeurs provenant des stands de vin chaud, de gaufres et de saucisses traverse les allées de baraques. Aujourd’hui, les vieux marchés de Noël, comme le « Marché de l’Enfant Christ » (Christkindlesmarkt) à Nuremberg qui est une attraction pour la population locale comme pour les touristes, ne sont plus depuis longtemps les seuls à exister2. De toutes parts ces 20-25 dernières années, de nouveaux marchés ont vu le jour. On observe un véritable mouvement touristique vers les marchés de Noël régionaux et interrégionaux importants. Malgré les changements de structures et de modes de comportements que l’intégration croissante de la fête de Noël a entraînés dans le marketing économique et culturel, il y a plus de gens dans les églises les jours de Noël que les autres jours de l’année, plus particulièrement d’ailleurs la veille de Noël, le 24 décembre. Et la fête revêt toujours une dimension familiale marquée. Tandis que le père Noël devenait de plus en plus ces dernières années un modèle et une figure publicitaire important dans la société en tant que personne apportant des présents, dans les familles, pour les jeunes enfants, l’enfant Christ est traditionnellement responsable de la distribution des cadeaux la veille ou le matin de Noël. Une assiette pleine de sucreries, composée de pâtisseries spéciales de Noël, de chocolat et de fruits, se doit d’être présente parmi les autres cadeaux sous l’arbre de Noël, ou sur la table à côté où sont disposés les cadeaux. L’arbre de Noël décoré de bougies et, selon la tradition régionale et familiale, de boules de verre de couleur ou d’étoiles en paille entre autres, caractérise l’ambiance de Noël des salons allemands. L’estimation pour l’année 2000 se montait à 24 millions d’arbres de Noël fraîchement coupés, sans compter les sapins artificiels3. C’est là, sous l’arbre de Noël ou juste à côté que le lien entre les caractères terrestres et religieux de la fête trouve généralement aussi sa place : la crèche.
2La mise en scène, représentée généralement comme scène de la nativité, avec, dans sa forme la plus réduite, Marie, Joseph et l’enfant Jésus allongé dans une mangeoire, se retrouve aujourd’hui aussi bien dans des familles catholiques que protestantes, même si, dans la tradition religieuse, elle est marquée par les mouvements jésuites et de la contre-réforme. On la trouve également souvent là où l’attachement religieux s’est amoindri ou n’existe plus. La crèche renvoie à un ensemble de coutumes, qui est, certes, souvent occulté dans la société sécularisée au croisement entre le deuxième et le troisième millénaire après Jésus-Christ, mais qui est néanmoins compris dans une large couche de la population. C’est pourquoi, en plus de ce que représente l’évènement de Noël pour les croyants, le rôle de la mémoire culturelle s’ajoute, pour tous les autres spectateurs, aux crèches érigées dans des églises catholiques et aussi de manière isolée dans des églises protestantes. « Regarder des crèches » fait un peu partout partie des activités préférées à l’époque de Noël, au-delà du cadre religieux. Le « Chemin des crèches » s’est par exemple développé à Bamberg en une attraction qui n’est pas un simple supplément décoratif dans le programme culturel de la saison hivernale, mais également un facteur entretenu pour le tourisme de la ville pour des raisons économiques. En 2001-2002, le « Chemin des crèches de Bamberg » conduisait les visiteurs à travers 34 crèches dans des églises, des musées, et sur des places publiques.
3La ville de Bamberg, parfaite héritière de la culture du monde, se trouve au nord de la Bavière, en Franconie, dans la circonscription administrative de la Haute-Franconie. Les formes de coutumes de la Bavière au cours de l’année sont, jusqu’à aujourd’hui, déterminées par un catholicisme au caractère essentiellement Baroque dans de larges parts de la région. C’est pourquoi, le nombre de crèches dans les musées est considérable en Bavière. La collection de crèches du Musée National de Bavière à Munich, connue au-delà des frontières de la région, est un pôle d’attraction tout au long de l’année. Dans les remarques qui vont suivre, mon regard est particulièrement porté sur la Bavière.
Culte mystique de l’enfant Christ
4La représentation scénique du nouveau-né Jésus dans un lieu fictif par un ensemble de personnages plus ou moins restreint est un rappel évident de la tradition biblique. Cependant, d’autres traditions que ces signes temporaires du souvenir accompagnent ces crèches. Il s’agit des enfants Jésus en position allongée ou debout, que l’on trouve encore aujourd’hui particulièrement souvent dans des églises et des couvents de Bavière ainsi que des régions limitrophes. Leurs traces remontent à l’époque du culte mystique de l’enfant Jésus au Moyen Âge4.
5César de Heisterbach, né en 1180 à Cologne et mort en 1240 au monastère cistercien de Heisterbach près de Bonn, parle déjà dans son « Dialogus magnus visionum atque miracolorum » (1219-23) d’une vierge en France, à qui le Christ serait apparu sous la forme d’un garçon de trois ans « extrêmement beau et à la mine si charmante ». Après avoir prié un instant avec lui, « [il] disparut bientôt dans le ciel sous ses yeux, reprenant la forme sous laquelle il lui était apparu »5. Une telle vision n’était pas un cas isolé. Au XIIIe et XIVe siècle, les cisterciennes et les dominicaines entretenaient de manière prépondérante la tradition de la vision mystique du miracle de Noël en tant que participation spirituelle au processus de Salut. De tels actes étaient encouragés par des recommandations comme celles du franciscain Giovanni da Calvoli, qui, dans la période d’après 1300, proposait une visite spirituelle à la crèche pour y adorer l’Enfant chaque jour entre Noël et la Chandeleur6.
6Brigitte de Suède (1303-1373) faisait partie des femmes qui virent l’enfant Jésus7. Dans ses « Relevationes celestes »8, elle raconte en détails et de façon évocatrice comment, lors de son pèlerinage en Terre Sainte à Bethlehem, elle a été témoin spirituel de la naissance de Jésus9. Le retable d’un maître inconnu de 1410 au Musée de la Roseraie (Rosgartenmuseum) à Constance atteste des représentations que les hommes se faisaient de cette vision à cette époque. Le tableau montre la Sainte, agenouillée derrière Marie lors de l’adoration du nouveau-né.
7En Bavière, trois couvents de l’ordre des Brigittines contribuèrent à la propagation des révélations de la fondatrice de leur ordre, ainsi que le couvent franconien du Gnadenberg près d’Altdorf. La première traduction en allemand des Révélations y fut réalisée en 147010. Puis en 1502, sur l’ordre de l’empereur Maximilien, parut dans l’imprimerie d’Anton Koberger à Nuremberg une édition allemande imprimée d’après une édition de luxe en latin11. De l’avis de plusieurs auteurs, le développement d’un culte de la représentation matérielle de l’enfant Christ et l’implication des croyants dans le déroulement des faits en Franconie ont été particulièrement encouragés par la diffusion de la « vision de Noël de sainte Brigitte »12.
Statuettes de l’enfant Jésus
8Le récit de César de Heisterbach renvoyait à la transition de la vision spirituelle à l’acte de dévotion sous forme de dialogue avec l’enfant Jésus. Sainte Brigitte de Suède, dans sa vision mystique, était spirituellement témoin de la naissance du Christ. Néanmoins, Margaret Ebner (1291-1351), dominicaine au couvent franconien Maria-Mödingen près de Dillingen se considérait de plus en plus comme la représentante de Marie. Il ressort de ses écrits qu’elle utilisait – comme beaucoup de mystiques de son époque – un enfant Jésus en bois dans un berceau, qui lui avait été offert en 1344 le jour de la St. Stéphane, le 26 décembre, non seulement comme une exhortation à la méditation, mais aussi comme un enfant auquel elle prodiguait des soins corporels13. On conserve jusqu’à aujourd’hui à Maria-Mödingen un enfant Jésus sculpté dans le bois, daté d’environ 134014.
9À Nuremberg, le culte d’une relique de crèche que Charles IV (1347-1378) avait obtenu du Pape Urbain V en 1368 à Rome peut avoir contribué – et peut-être spécialement en Franconie – à l’importance de l’enfant au berceau15. Ce morceau de crèche16 fut plus tard placé sous la protection du Conseil de Nuremberg et fut exposé chaque année avec d’autres joyaux sur la place du marché. Des figurines de l’enfant Jésus et des berceaux étaient aussi bien possédés par des couvents et des églises que par des familles bourgeoises.
10Une inscription dans la chronique de l’église St. Martin à Bamberg en est la preuve. En 1542, on se procurait une pièce de tissu en lin, sur laquelle l’enfant Jésus devait être allongé ou placé à Noël17. À Hof sur la Saale, situé également en Haute-Franconie, on faisait don à l’autel de l’église protestante Michaelskirsche pour 25 florins au début du XVIIe siècle d’une nouvelle statuette de l’enfant Jésus vêtue d’une « petite tunique »18.
11Après 1600, l’enfant Jésus allongé adopta de manière croissante en Bavière et en Autriche la forme d’un enfant au maillot. Cette variété appelée « Fatschenkindl »19 en Bavière et en Autriche laisse supposer une adoption de l’italien20. Ces enfants au maillot sont aujourd’hui encore à l’époque de Noël placés dans beaucoup d’églises sur les autels, ou dans un berceau à côté de ces derniers, couchés dans un artistique coffret en verre, par exemple dans l’église du Saint Esprit à Munich ou dans la cathédrale de Freising. « L’Enfant de Grâce de Saint Augustin » (Augustiner Gnadenkind), qui repose aujourd’hui dans un berceau dans l’église Bürgersaal de Munich, appartient aussi à cette variété du Fatschenkind. Le miracle de la figurine tout d’abord brisée en morceaux puis à nouveau intacte aurait eu lieu en 1624 et fut à l’origine de la naissance d’un intense pèlerinage21. Le « Petit Enfant de Saint Augustin » trouva une large diffusion sur des feuilles de prières et de pèlerinage et fut instauré comme motif lors de la peinture d’armoires en bois. Aujourd’hui encore, entre le 24 décembre et le 6 janvier, des recueillements en son honneur ont lieu chaque jour dans l’église Bürgersaal de Munich. D’autres statuettes aussi sont particulièrement vénérées jusqu’à nos jours en tant qu’images de grâce. Le « Petit Enfant de Loreto » (Loreto-Kindl), le « Petit Enfant de Reutberg » (Reutberg-Kindl) et le « Petit Enfant de Prague » (Prager-Kindl) en font partie22. L’une des nombreuses reproductions de l’enfant de Prague est par exemple exposée à l’époque de Noël dans l’église du couvent de Waldsassen à la frontière tchèque. Mais à côté de cela, il y a beaucoup de figurines à l’origine moins précise, comme celle de l’enfant Jésus debout avec un geste de bénédiction, exposée toute l’année à la cathédrale de Freising, près de Munich. Les musées conservent un grand nombre de berceaux, de statuettes en position allongée ou debout, tout comme des enfants au maillot de la fin du Moyen Âge et du début des temps modernes23. Ce sont de précieuses pièces uniques. Néanmoins, des statuettes en terre cuite blanche et produites en série de l’enfant Jésus debout ou des enfants au berceau sous la forme de miniatures de 5 à 7centimètres, datant d’environ 1500, transmises par des fouilles aussi bien en Rhénanie qu’en Allemagne du Sud, témoignent de la popularisation de la coutume par le passé24.
Pièce de Noël et crèche vivante
12Des objets de musées témoignent du culte de l’enfant Jésus dans le passé. Dans beaucoup d’églises de Bavière, les statues d’enfants Christ font partie jusqu’à nos jours de la représentation du processus de salut. Cependant, ils ne disent rien sur la façon dont se déroulait ce culte par le passé. Le plus vieux chant de Noël en langue allemande est ici un lien essentiel entre les objets de culte, de recueillement spirituel et l’acte religieux. Ce chant, qui appartient aujourd’hui au répertoire connu et largement chanté des chants de Noël, faisait partie de la liturgie religieuse et des pièces de Noël. Il aurait été rédigé autour de 1380 par un moine à Salzbourg, et commence ainsi : « Joseph, mon cher Joseph, aide moi à bercer mon jeune enfant » (Josef, lieber Josef mein, hilf mir wiegen mein Kindelein)25.
13La coutume du « bercement de l’enfant » qui se développait devint presque synonyme de la célébration de Noël. Plusieurs chroniqueurs franconiens trouvèrent que cela valait la peine d’être mentionné. Ainsi, Sebastian Franck signalait en 1534 : « À Noël, ils célèbrent la fête de l’enfance du Christ et placent un berceau sur l’autel dans lequel repose un enfant sculpté dans le bois. Une grande foule saute et danse autour de cet enfant et les vieux regardent, et ils chantent de nombreux chants étranges traitant du jeune enfant qui vient de naître »26. Un autre chroniqueur décrivit de manière plus détaillée la coutume originaire de Hof sur la Saale dans un temple protestant à la fin du XVIe siècle (1592) : « Le jour saint de Noël, lors des vêpres, tandis que, selon une vieille habitude, on berçait l’enfant Jésus, et que l’organiste jouait au clavier « In laudibus in dulci jubilo »27 ainsi que « Joseph, mon cher Joseph » (Josef, lieber Josef mein), tandis que le chœur chantait et que quelques-uns se disposaient à danser pendant ces chants, de jeunes garçons et de jeunes filles défilèrent alors dans le temple en dansant autour du maître-autel et les vieux se joignirent aux jeunes afin de rappeler la naissance gaie et pleine de d’allégresse du Christ de manière extérieurement grossière »28. Si l’on perçoit ici une certaine distance, le récit de voyage d’un anglais de la fin du XVIIe siècle (1691) n’en est que plus critique : « Les fidèles tirent sur les nombreux rubans attachés à un grand berceau, chantent des berceuses et sifflent « chut, chut » lorsque le bruit envahit l’église, comme si l’on pouvait réveiller un enfant fait de bois »29.
14Après le Concile de Trente, l’instruction religieuse des croyants était fixée par la dogmatique jésuite. Ce sont également les Jésuites qui encouragèrent la mise en scène de pièces de Noël ou la fixation scénique en « crèches vivantes ». Vers 1600, ils s’établirent dans l’Évêché de Bamberg et prêchèrent depuis là à travers de larges parts de la Franconie. Pour l’année 1615, on apprend de la chronique de l’église Alt-St. Martin de Bamberg, dont les Jésuites avaient la charge, qu’à Noël, un « theatrum in vesto navitatis christi » avait été construit et que des matériaux en bois (des planches) et de la paille avaient été nécessaires30. De plus, on avait découpé des anges. On soupçonne fortement qu’il s’agissait là d’une référence à une pièce de Noël. Ou bien s’agissait-il d’une crèche vivante ? Cette déduction s’offre également, car Marie-Anne Junius, dominicaine au couvent du Saint Esprit de Bamberg raconte à propos de l’année 1634, que les Jésuites l’auraient exhortée à placer un enfant Jésus dans une crèche à l’église, afin que les enfants de l’école puissent venir et qu’ils puissent saluer et adorer l’enfant Jésus. Et elle continue son récit en racontant qu’elle a obtempéré à cette requête, qu’elle a ajouté à cela quatre enfants, et qu’elle les a joliment costumés en Marie, Joseph et en anges.
Les crèches, « théâtre gelé »
15Rudolf Berliner qualifiait les crèches de « théâtre gelé »31. En comparaison aux pièces de Noël ou à la représentation d’images figées à l’aide de personnes et de portants en tant que « crèche vivante », c’est là une caractérisation pertinente. L’idée de la représentation picturale de la scène de la nativité n’était pas nouvelle en soi, mais déjà préconçue sur de nombreux tableaux d’autels du Moyen Âge et dans des groupes de sculptures. En ce qui concerne la Franconie, on pense en premier lieu à l’autel de Marie à la cathédrale de Bamberg. L’autel datant de 1523 sculpté dans le bois par le maître Veit Stoss de Nuremberg est aussi appelé « Autel de Noël ». Au centre est représentée la naissance de Jésus et sur l’aile droite la naissance de Marie. On découvre un berceau au pied du lit d’Anne, mère de Marie. La coutume consistant à illustrer la scène de la nativité pendant la fête de Noël par une crèche de figurines érigée temporairement, remonte – en Bavière, comme dans beaucoup de régions d’Europe – aux Jésuites. L’année 1562 est en cela une date clé, lorsqu’ils installèrent à Prague la première crèche d’église au nord des Alpes. Bien que la Haute-Franconie et la Bohême soient des régions voisines, il n’y avait aucune imitation directe. Les premières informations concernant des crèches dans des églises bavaroises datent du début du XVIIe siècle : en 1601 au lieu de pèlerinage de Marie à Altötting, en 1607 à Munich, en 1635 à Augsbourg et en 1650 à Regensbourg32. Au plus tard à la fin du XVIIe siècle, il y avait une crèche dans la vieille église Saint Martin à Bamberg, église que nous avons déjà évoquée33. Outre les églises, les couvents entretenaient la tradition des crèches. En 1627, l’abbesse de Frauenchiemsee fait clairement le récit de la crèche de son couvent34.
16Les premières informations concernant des figurines de crèches habillées proviennent de l’entourage immédiat de la cour de Bavière. La fille du Duc Albert V de Bavière, mariée en Autriche, l’archiduchesse Marie de Steiermark, correspondit plusieurs fois avec son frère le Duc Guillaume V de Bavière entre 1577 et 1584 à propos de l’envoi de figurines de crèches de Munich vers Graz35. Lorsqu’ensuite, vers la fin du XVIe siècle, les trois plus jeunes fils du Duc firent leurs études dans la proche ville universitaire d’Ingolstadt, eux non plus ne passèrent pas la fête de Noël sans crèche. Elle vint de Munich accompagnée d’un menuisier qui avait pour tâche de la monter correctement36. Vers la fin du XVIIe siècle, la cour de Bavière était en possession d’une crèche mécanique37.
17Le XVIIIe siècle est communément considéré comme la première période d’apogée des crèches en Bavière. C’est également de la seconde moitié du XVIIIe siècle que date le cœur de la crèche d’église la plus connue de Bamberg dans la cure supérieure, qui attire chaque année les visiteurs de près comme de loin sur le chemin des crèches de Bamberg avec huit scènes qui se succèdent du premier jour de l’avent jusqu’à la Chandeleur, le 2 février. La sécularisation fut suivie de périodes plus noires pour cette crèche, comme d’ailleurs pour l’ensemble des crèches de Bavière, avec l’interdiction de crèche de 180338. Mais tandis qu’à Munich, l’interdiction ne fut pas maintenue longtemps, on n’obtint sa levée à Bamberg qu’en 1825. Le savoir-faire semble s’être énormément perdu, car un an plus tard (1826), le vicaire de la cathédrale de Bamberg Jean-Baptiste Cavallo (1789-1848) trouva opportun de publier un précis concernant la construction des crèches39. Le nombre actuel de crèches d’églises franconiennes est le fruit de l’intensification de la coutume des crèches au tournant du XIXe et du XXe siècle et dans la période qui a suivi la seconde guerre mondiale. 99 % des crèches d’églises datent d’après 1880, les crèches de la période d’après 1945 en représentent même la majeure partie, avec 70 %40. Il n’y a que peu de figurines qui datent de l’origine des crèches, comme celles de l’ancienne église Saint Martin, de la cathédrale de Bamberg (toutes deux aujourd’hui conservées au musée diocésain) et de la cure supérieure à Bamberg41.
18Le renouement avec la culture des crèches au XIXe siècle s’est vu peu à peu accompagné par l’introduction de nouveaux matériaux concurrents. Des figurines en plâtre, en papier mâché, en papier et en terre ont pris place à côté des figurines en bois, considérées aujourd’hui comme traditionnelles. Un nouveau modèle artistique se développait. Le nazaréen Joseph de Führich (1800-1876) – formé à Prague et travaillant pendant des décennies à Vienne après des années à Rome – qui s’adonnait à un style biblico-romantique simple, était largement impliqué en cela42. D’autres artistes prirent part à la production de crèches comme le sculpteur munichois Sebastien Osterrieder (1864-1932). La cathédrale de Freising possède une crèche de ce dernier43. Il créait ses figurines dans un style napolitain expressif, avec un costume doublé de textile inspiré des figurines de crèches siciliennes44.
19À cela, il faut ajouter deux moments renforçant le développement des crèches dans l’Allemagne du Sud. L’intégration de la collection de Max Schmederer (1854-1917) au sein du Musée National de Bavière à Munich en 1898 ancra « l’image de la crèche » dans les esprits et sous l’influence du mouvement régional, un nouveau type de crèche commença à se développer : la crèche régionale. Son style était conforme au modèle du Tyrol ou de la Haute-Bavière et correspondait à la vision romantique que l’on avait des Alpes. Et ce, même hors de la Bavière. Le « mouvement des crèches » qui est apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle contribua à asseoir le style régional45. Au Tyrol, il y avait déjà un cercle des crèches à Innsbruck en 1860. Par contre, la première association en Bavière ne fut fondée qu’en 1917 à Günzburg en tant qu’Association des Amis Bavarois des Crèches et à partir de 1919 à Bamberg avec son propre groupe local. On se trouvait alors à ce moment sous l’effet de la mort de Max Schmederer, le grand collectionneur et promoteur des crèches au Musée National de Bavière à Munich, et l’on essayait de fixer par écrit le style des crèches. Johann Freitag (1901-1978), un pasteur de Bamberg, surnommé « le pasteur bavarois des crèches », fut président de l’Association des Amis Bavarois des Crèches pendant de longues années, de 1947 à 1969. Il eut une grande influence sur l’évolution à Bamberg. En 1977, on fonda une école des crèches, conformément au principe directeur en usage depuis 1919 : « Une crèche de Noël dans chaque foyer chrétien »46. L’école des crèches, tout comme l’association, sont des institutions qui perdurent jusqu’à nos jours et qui ont soutenu la culture des crèches dans la sphère privée comme publique.
20Marktredwitz, ville de Haute-Franconie fortement marquée par le protestantisme, est un exemple de cette tradition de la culture des crèches telle qu’elle est aussi pratiquée ailleurs. Comme les santons de Provence, les figurines de crèche y sont faites en terre cuite et en couleur depuis le XIXe siècle. Un « Chemin des crèches » conduit les visiteurs à travers environ 20 stations vers des crèches sur des places publiques et vers l’église de la ville. Mais le chemin a en outre l’appui de la population. Des familles ouvrent leurs maisons entre Noël et le 6 janvier pour une exposition de crèches qui dévoile tout l’univers de la culture rurale bavaroise avec un caractère spécifique qui, même aujourd’hui, a toujours des parallèles avec la « vraie » vie47.
La longue durée : continuité et discontinuité
21Depuis le Moyen Âge et jusqu’à nos jours, les traditions du culte de l’enfant Jésus s’étendent à travers les siècles à l’avant du système ramifié des coutumes de Noël. Malgré le caractère succinct des explications, il est cependant clair que ces traditions ne représentent pas un continuum. Elles sont empreintes de modification, de remplacement et d’innovation. Continuité et discontinuité au sein de certains éléments de la coutume sont des caractéristiques typiques. Les différentes formes reflètent le culte vivant de l’adoration, parfois intentionnel et mis en scène. La participation montre des variables spatiales, temporelles et sociales et également des pratiques parallèles dans l’objectivation. Des frontières confessionnelles n’apparaissent pas de manière claire dans la coupe transversale ou longitudinale du temps et ces frontières ne sont pas non plus infranchissables. Le système complexe de la « Tradition de Noël » montre, par le regard qui se concentre sur le culte de l’enfant Jésus, la participation de tout un chacun à la propagation, la popularisation et la stabilisation d’éléments isolés. Politique et économie s’esquissent en tant que facteurs d’influence.
22Les marques régionales font partie de l’histoire européenne del’esprit et de la religiosité. À l’époque de la post-réforme, des formes de coutume à l’accent principalement catholique apparaissent dans le champ d’investigation. En conséquence, seules quelques traditions protestantes ébauchées de manière ponctuelle dans le cadre de la fête de Noël sont sous-représentées. Aujourd’hui, l’appartenance collective d’éléments de la coutume – appartenance à comprendre comme œcuménique ou encore sécularisée et profanisée – est immense. Cependant, la vie culturelle publique soutient la mémoire culturelle chrétienne, même dans la pratique religieuse.
Notes de bas de page
1 « O Jesulein süss… ». Chant de Noël allemand, version du XVIIe siècle. Cf. I.WEBER-KELLERMANN, Das Buch der Weihnachtslieder, 6. Aufl., Mainz, 1989, p. 112-117.
2 J. DÜNNINGER, H. SCHOPF (Hg.), Bräuche und Feste im Jahreslauf, Kulmbach, 1971, tableau 15 et commentaires.
3 Süddeutsche Zeitung, 24.11.2000.
4 R. BERLINER, Die Weihnachtskrippe, Munich, 1955, p. 15-18. N.GOCKERELL, Il Bambino Gesù. Italienische Jesuskindfiguren aus Italien, Munich, 1997, p. 8-49.
5 C. VON HEISTERBACH, Wunderbare und denkwürdige Geschichten. Traduit par E. Müller-Holm. Choisi d’après l’édition parue en 1910, retravaillé et publié par Lambert Hoevel, Cologne, 1968, p. 133-134.
6 R. BERLINER, Die Weihnachtskrippe, op. cit., p. 15.
7 G. SCHILLER, Ikonographie der christlichen Kunst, Tome 1, Gütersloh, 1960, p. 88-91, illustrations 198, 199.
8 (N.d.T.) L’auteur parle des Relevationes celestes de Brigitte de Suède. Il semble qu’il s’agisse en fait des Revelationes celestes.
9 J. DÜNNINGER, Die Weihnachtsvision der Hl. Birgitta, in Festschrift Altomünster 1973, Aichach, 1973, p. 133-134.
10 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, Würzburg, 1978, p. 35.
11 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 35-36.
12 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 35-36.
13 Ph. STRAUCH, Margaretha Ebner und Heinrich von Nördlingen, Amsterdam, 1966, p. 87. (Texte original de la révélation). E. DÜNNINGER, Die Weihnacht der Margareta Ebner, in Jahrbuch des Historischen Vereins Dillingen an der Donau, 1972, p. 14-21. Cf. P. DINZELBACHER, Christliche Mystik im Abendland, Paderborn, Munich, Vienne, Zurich, 1994, p. 326-327.
14 N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 15.
15 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 45-46.
16 (N.d.T.) C’est le mot Krippenspan qui est utilisé dans le texte allemand. Il s’agit d’une contraction de die Krippe (la crèche, la mangeoire) et de der Span (le copeau, l’éclat). Le terme Krippenspan désigne donc un petit morceau (probablement de bois) qui proviendrait de la crèche de Jésus.
17 G. BONELL, Bamberger Krippen, Bamberg, 1973, p. 39.
18 A. FRANK, Die oberfränkische Landschaftskrippe, in Archiv für Geschichte von Oberfranken, tome 59, 1979, p. 329-364, ici p. 337.
19 (N.d.T.) Expression que l’on traduirait en français par petit enfant emmailloté.
20 Le mot vient de l’italien fascere, emmailloter.
21 S. JOHN, Tauziehen um ein Christkind. Das Münchner Augustiner-Gnadenkind und seine Geschichte nach der Säkularisation, in Schönere Heimat, 1997, p. 259-264. N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 43-45.
22 N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 39-45.
23 Cf. P. KELLER, Die Wiege des Christuskindes, op. cit.
24 P. KELLER, Die Wiege des Christuskindes, op. cit., p. 205-209, illustration 49. R.NEU-KOCK, Pfeifentonfiguren – Eine volkstümliche Kunstgattung aus dem Spätmittelalter, = Beiträge zur Keramik 4, Düsseldorf, 1992. M. HERMANN, Augsburger Bilderbäcker. Tonfiguren des späten Mittelalters und der Renaissance, = Augsburger Museumsschriften 6, Augsbourg, 1995, p. 25-27, 35-45.
25 N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 19. Autres avis quant à l’origine du chant : P. KELLER, Die Wiege des Christuskinde, Worms, 1998, p. 129.
26 J. DÜNNINGER, H. SCHOPF (Hg.), Bräuche und Feste im Jahreslauf, op. cit., p. 20-21 (transcrit en haut-allemand par l’auteur).
27 (N.d.T.) « Am heiligen Christtag zur Vesper, da man nach alter Gewohnheit das Kindlein Jesu wiegte und der Organist das Resonett In laudibus in dulci jubilo und auch Joseph, lieber Josef mein anschlug ». Il semble ici plus probable qu’il s’agisse en fait de deux chants distincts : resonet in laudibus d’une part, et in dulci jubilo d’autre part.
28 J. DÜNNINGER, H. SCHOPF (Hg.), Bräuche und Feste im Jahreslauf, op. cit., p. 21 (transcrit en haut-allemand par l’auteur).
29 Musée diocésain de Freising, « O seht in der Krippe… », Freising, 1995, p. 1.
30 G. BONELL, Bamberger Krippen, op. cit., p. 47-49.
31 R. BERLINER, Die Weihnachtskrippe, op. cit., p. 36. Cf. « Theater, gefrorenes Theater », p. 239.
32 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 58.
33 G. BONELL, Bamberger Krippen, op. cit., p. 47. Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 62-63.
34 N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 1, 13.
35 R. BERLINER, Die Weihnachtskrippe, op. cit., p. 63-64.
36 N. GOCKERELL, Krippen im Bayerischen Nationalmuseum, Munich, 1994, p. 15.
37 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 71.
38 N. GOCKERELL, Il Bambino Gesù, op. cit., p. 1, 16.
39 G. BONELL, Bamberger Krippen, op. cit., p. 53-57.
40 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 73.
41 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., illustrations p. 40, p. 74-76.
42 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 88-91.
43 Musée diocésain de Freising, « O seht in der Krippe… », op. cit., p. 4-5.
44 Fr. MÜNCH, Die Osterrieder-Krippe zu Schwarzrheindorf, in 1832-1982 Gottesdienst in Schwarzrheindorf, Katholischen Kirchengemeinde zum Heiligen Klemens (Hg.), Bonn, 1982, p. 31-41.
45 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 92-93.
46 Chr. DAXELMÜLLER, Krippen in Franken, op. cit., p. 100.
47 A. FRANK, Die oberfränkische Landschaftskrippe, op. cit., p. 345-361. G. BAYERL, M. SCHULTES, Marktredwitzer Krippenweg, Amberg, 1998.
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