L’Enfant Jésus dans la correspondance de Pierre de Bérulle avec Henriette d’Angleterre (1625-1626)
p. 43-55
Texte intégral
1L’enfance de Jésus est, depuis 1604, c’est-à-dire depuis l’introduction en France des carmélites thérésiennes venues d’Espagne, un thème récurent dans l’enseignement de Pierre de Bérulle (1575-1629). La dévotion à « l’âge tendrelet » de Jésus était déjà prégnante chez les moniales espagnoles du temps de sainte Thérèse de Jésus. C’est vraisemblablement à leur contact que Bérulle trouvera l’inspiration de sa théologie. Déjà, au cours de son voyage en Espagne en 1604, il avait rencontré à Alcala de Henares, le Frère François de l’Enfant-Jésus (Sanchez Pacual, 1547-1604)1 et lui avait confié l’affaire de la fondation du monastère de Paris. Peu de temps après, le Frère convers avouera à l’ecclésiastique parisien : « L’Enfant Jésus veut que vous ayez de bonnes religieuses »2.
2Malgré l’exceptionnelle estime que Bérulle portait à un carme déchaux, les différences d’accents entre les deux écoles sont telles qu’il serait imprudent de vouloir établir un système d’influence rigide entre la dévotion carmélitaine plus sensible aux gestes de l’Enfant Jésus reportés par les Évangiles et celle de l’Oratoire plus attachée à « l’état » d’enfance, à « l’assujettissement » du Verbe et à la voie de « privation ».À dire vrai, la pensée du Père de Bérulle sur cette part du mystère du Christ mériterait d’être étudiée pour elle-même sans référence obligée au Carmel3.
3Afin d’échapper ici au risque de sombrer dans une communication exclusivement théologique, nous nous proposons d’indiquer, à partir de la correspondance de Pierre de Bérulle avec Henriette d’Angleterre, les traits de l’Enfant-roi et les conditions requises pour appartenir à son royaume.
4Le 2 juin 1625, Henriette Marie, troisième fille de Henri IV et de Marie de Médicis quittait Paris pour Londres après son union avec Charles Ier d’Angleterre4. Bérulle avait été envoyé à Rome auprès du pape Urbain VIII pour recevoir la dispense nécessaire au mariage d’une princesse catholique avec un souverain « hérétique ». Le 21 mai 1625, le cardinal légat François Barberini entrait dans Paris muni de la permission finalement accordée le 1er décembre précédent par le souverain pontife5.
5La clause de mariage prévoyait que la reine serait accompagnée par un prélat catholique, Daniel du Plessis de La Mothe-Houdancour, évêque de Mende, par vingt-huit prêtres et une centaine de catholiques. Pierre de Bérulle faisait partie de la mission avec douze oratoriens, dont les Pères Achille de Sancy et Robert Philippe. Le séjour londonien de Bérulle sera bref. Il entra rapidement en conflit avec le duc de Buckingham, conseiller de Charles Ier, qui venait de renouveler les édits contre les catholiques. Bérulle est à Paris courant septembre au terme de trois mois d’absence. Depuis la France il poursuit son ministère de directeur spirituel auprès de la jeune reine qui souffre des sentiments anti-catholiques de ses sujets britanniques.
6Jean Dagens a publié huit lettres adressées par Bérulle à Henriette d’Angleterre entre juin 1625 et septembre 16276. On sait, de plus, que l’Élévation sur sainte Madeleine, publiée en 1627 lui est dédiée7.
L’autorité royale de l’Enfant Jésus
7Comme à son habitude, Bérulle enracine sa pensée dans le « secret » de Dieu. En dévoilant son nom à Moïse (Ex 3, 14), Dieu lui confie la charge de « former un corps d’État et de république, et [de] commencer un nouvel ordre et établissement de religion nouvelle au monde »8. La volonté du Créateur est de se constituer un État, à l’instar des autres « empires de la terre » et de rompre avec la tradition antérieure de n’avoir que des « maisons et des familles affectées à son service »9. Une telle action, décidée au conseil de La Trinité, annonce l’Incarnation.
8Ce nouveau « corps d’État » préfiguré dans l’Ancien Testament est établi au jour de la Nativité. Son fondement, sa force et son ciment « c’est la liaison de l’être divin à l’être humain, de la substance humaine à la substance divine, du Verbe à l’homme »10. La source de l’autorité de cet empire qui doit « dompter tous les autres empires »11 et celle de qui est appelé à y régner, c’est l’union hypostatique12. Autorité que nul ne peut ébranler, ni ravir, pas même Hérode, figure emblématique de l’hérésie13. Pourtant, si l’univers appartient à Jésus par sa naissance éternelle, « car il est Dieu, Fils de Dieu », affirmer qu’il est sien par sa naissance temporelle, « car il est Homme-Dieu, fils de l’homme et Fils de Dieu », ne rend pas assez compte, selon Bérulle, de l’anéantissement extrême que suppose l’Incarnation.
9Il résout cette difficulté théologique en s’appuyant sur un argument juridique. Le Père « veut que son Fils lui demande ce pouvoir sur la terre […] et que par un nouveau titre il ait un nouveau droit de puissance. […] Il veut que Jésus ait par titre et donation ce qui lui convient déjà par sa naissance ; il veut encore que cette donation soit fondée en un nouveau titre, car il veut que Jésus lui demande cette puissance qu’il lui veut donner sur l’univers […]. Tellement que cette donation est fondée en un droit précédent et n’est pas purement gratuite, puisque le monde appartient à Jésus et par le titre de sa dignité et par le mérite de sa prière »14.
10Jésus marque son indigence en requérant un titre qui est sien comme Verbe, et le Père veut que le sujet de sa demande soit le pouvoir sur l’univers. « C’est pourquoi au jour même qu’il lui dit « Ego hodie genui te » (Ps 2, 7) au même jour il veut qu’il lui demande, et il veut lui donner la puissance sur l’univers. Et en un même jour Dieu donne Jésus au monde et le monde à Jésus dès son entrée au monde »15. Par ce geste, le Père condescend à voir son Fils revêtir la « robe de serviteur » comme il en a pris la nature, parce qu’il « veut être en abaissement »16. Le Père conserve toutefois la plénitude de son autorité. Davantage, il étend son empire sur son Fils au jour de son Incarnation. « Le plus digne empire du Père éternel est celui qu’il a acquis au jour de l’Incarnation », atteste Bérulle17. C’est ce nouveau rapport commencé en l’Incarnation qui se déploie en la Nativité : « Le Fils de Dieu, de toute éternité, honore son Père en qualité de Fils, et tout l’amour et honneur qu’il lui rend subsiste en cette filiation, n’ayant point d’autre rapport éternel vers lui. S’étant fait homme en terre, et ainsi inférieur à son Père, afin de le pouvoir honorer par subjection, obéissance, adoration, il a pris vers lui une nouvelle relation qui est celle de servitude, qu’il a par sa naissance temporelle, ainsi que celle de Fils par naissance coéternelle »18. Cette relation originale, qui résulte de l’union hypostatique, fonde ainsi l’autorité de l’Enfant-Jésus sur « le rond de la terre ».
11La Vierge, elle aussi, exerce une autorité sur son Fils. D’abord parce qu’elle est mère et « la maternité n’est accomplie que par l’autorité que la mère a sur l’enfant ; et cette autorité ne convient à la mère que quand elle a mis son enfant au monde. Tellement que c’est cette nativité qui donne autorité à Marie sur Jésus, et qui lui donne pour sujet celui qui est son Fils et son Dieu tout ensemble, ce qui est une addition merveilleuse à son état de Mère de Dieu »19. Mais aussi, parce que la mère qui participe à la paternité du Père a donc autorité et puissance sur le Fils20. L’assujettissement de Jésus à sa mère est un autre effet de l’Incarnation : « Chose admirable que celui qui dirige les anges soit assujetti à la direction et conduite de la Vierge, que celui duquel les anges relèvent veuille aussi, en ses actions, comme relever de la Vierge, s’assujettissant à sa conduite »21.
La condition de servitude et celle d’enfance
12Il est difficile d’envisager cette doctrine avec ses conséquences pratiques, sans situer la théologie de la kénose dans le contexte des vœux de Servitude à Jésus et à Marie mis en place dans les années 161422. C’est en effet dans le mystère de l’enfance de Jésus que l’autorité de Marie sur le Soleil de la nouvelle création est le plus probant. La soumission à l’Enfant Jésus est la jonction des deux dévotions oratoriennes, bientôt réduite à une seule, et leur justification23. De cette sujétion découlent deux effets ; tout d’abord, la dévotion à l’Enfant Jésus permet au fondateur de l’Oratoire de préciser la nature du double anéantissement du Christ dans le mystère de l’Incarnation. Non seulement le Verbe en s’incarnant se fait le modèle de la servitude à Dieu, mais aussi son humanité « se cache dans la chair, dans les langes et dans l’étable et il faut que les anges s’abaissent du ciel en terre pour le manifester. La vie de gloire se cache et s’abaisse dans l’enfance, dans l’impuissance, dans la souffrance. […] Peut-être faut-il dire qu’il y a plus d’abaissement que de grandeur, plus d’éclipse que de lumière, plus d’anéantissement que d’établissement, plus de mort que de vie en ce mystère »24. Le second effet est que Bérulle ne laisse pas de mettre en lumière la séduction de l’enfance : « En ce mystère nous pouvons reconnaître deux choses particulièrement au Fils de Dieu : tendresse et privation. Tendresse, en premier lieu, car il n’y a rien de plus tendre, de plus doux et plus suave qu’un enfant […]. La privation, en second lieu, car il ne fait la plupart de ses actions, même nécessaires, que par dépendance d’autrui. S’il parle c’est par autrui, s’il est porté au Temple etc. »25.
13C’est bien parce que la dépendance volontaire et la douceur de l’enfance appartiennent pleinement au mystère de la Nativité de Jésus et expriment, selon le dessein éternel de la Trinité, la gloire divine enfouie par amour dans la faiblesse humaine, qu’Henriette d’Angleterre, pour s’engager elle-même sur le chemin de l’anéantissement, est d’abord invitée à ne plus se fier aux apparences trompeuses, mais à contempler dans un même regard ces deux réalités, ces deux dimensions conjointes. « Celui qui en ces jours prend naissance en la terre et en Judée, en Bethléem, si nous le regardons des yeux de la terre, c’est un Enfant et un Enfant couché sur la paille, gisant en une étable et reposant en une crèche, tremblotant de froid, et n’ayant pour compagnie que le bœuf et l’âne ; mais si nous le regardons des yeux du ciel, c’est un homme parfait en ce bas âge ; c’est un Dieu tout-puissant en cette humanité, c’est le Verbe éternel en cette naissance ; c’est le Roi des rois en cette étable ; c’est le Dieu du ciel et de la terre en cette crèche ; c’est le Dieu des dieux en ce mystère »26. Certes, « il est l’humble fils de Marie, mais il est le Fils du Très Haut, Fils unique de Dieu, héritier de son Père à qui tout appartient ; et partant il est né roi de l’univers, et l’univers est son propre domaine »27. Les textes sont nombreux où Bérulle joue sur l’opposition caché/dévoilé28, tant elle trahit les deux faces de cet unique « état »29.
14Ainsi pour tout chrétien, puisque la condition d’enfance est la voie que le Verbe a choisie pour honorer son Père dans la nature humaine, cet état a valeur d’exemplaire. Les notes de parfaite abnégation, de passivité et d’anéantissement qui décrivent l’enfance de Jésus, affectent désormais qui se met à l’imiter.
15Le 18 août 1628, dans une épître dédicatoire à Marie de Médicis, qui ouvre La vie de Sœur Catherine de Jésus30, Pierre de Bérulle interprète la péricope de Luc 9, 46-48 et son parallèle en Marc 9, 33-37, où Jésus, pour montrer aux apôtres qui est le plus grand, place un enfant près de lui et leur dit : « Quiconque accueille ce petit enfant à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille […] Car celui qui est le plus petit parmi vous, c’est celui-là qui est grand »31. Bérulle se saisit de cet enseignement pour avertir la reine et les Grands : « Jésus n’exhorte pas seulement, mais il oblige les plus grands en sa grâce et en son État, c’est-à-dire ses apôtres, à être comme ce petit enfant »32. Jésus fonde son État sur la petitesse et ses qualités. Il partage tout avec les petits parce que lui-même s’est fait enfant. « Il en prend soin lui-même. Il les enclôt en ses demeures. Il les nourrit de sa Parole. Il les console de sa grâce. Il leur déploie ses grandeurs. Il leur ouvre ses mystères. Il leur découvre ses secrets. […] Il les loge en sa maison, en son cabinet, au plus secret de son tabernacle, au coin de ses autels, c’est-à-dire aux lieux plus secrets de sa maison »33. La république de Jésus est la république des humbles.
16L’exhortation du prélat à Henriette d’Angleterre est plus pressante encore. « Vous êtes grande, mais Jésus est le Grand des grands. Vous êtes souveraine, mais Jésus est Souverain des souverains ; et il veut établir sa puissance, sa grâce et sa gloire en vous. Donnez-lui votre cœur et votre esprit à cet effet »34. Honorer Jésus, c’est imiter son enfance. Henriette doit par conséquent s’offrir au Christ en le suppliant de façonner en elle l’image de son enfance. La grâce achèvera alors l’anéantissement éveillé par l’abnégation, dès lors qu’elle le demandera au « petit Jésus » et consentira à son œuvre en elle. Ainsi, c’est l’Enfant Jésus qui agira et imprimera en elle ses propres vertus. Réduite à l’état d’enfance, elle s’ouvrira à l’abandon confiant. Cette réalité convient bien aux âmes crucifiées. C’est ce que Bérulle écrit à Catherine de Jésus, carmélite « vouée » aux deux états de l’Enfance et de la Croix de Jésus35 : « Ayez un abandon universel aux voies de Dieu sur vous, quelque pénibles et inconnues qu’elles puissent être ; et vous souvenez qu’en l’honneur de l’union de la divinité à l’humanité en l’Incarnation, Jésus et votre âme ne doivent être qu’une même chose, en une manière que je ne puis vous faire entendre par mes paroles ; et il doit être comme la vie et la forme de votre âme ; et vous ne devez être qu’une capacité de lui et de ses voies, sans autre différence que celle qu’il y fait lui-même en adorant son humanité sacrée, portant la divinité en elle, et les conseils et opérations ineffables de la divinité sur elle »36. Cet état de renoncement volontaire, de servitude devons nous dire, convient aussi à la reine d’Angleterre que Bérulle invite à devenir pure capacité devant Jésus, pur néant, mais un néant lié à Lui et à son Enfance pour que Jésus s’applique à elle selon ses desseins.
17Parce que l’état de dépendance choisie, dont l’Incarnation du Verbe est l’exemplaire, est en relation idéale avec l’enfance spirituelle dont la crèche renvoie l’image parfaite : « Les meilleurs dispositions pour honorer cette enfance du Sauveur, c’est [de] nous présent[er] devant lui comme des petits enfants ; les petits enfants n’ont aucune volonté, aucun désir, aucun sujet de tristesse, ils n’éprouvent aucun chagrin de la pauvreté de leurs langes, aucun transport de joie en présence de linges riches et précieux ; en tout ils dépendent du bon plaisir de leurs parents. Ainsi nous-mêmes nous devons dépendre de ce qui plaît à Dieu par une soumission totale de notre volonté et de notre raison »37. En définitive, l’enfance spirituelle, comme la servitude, est une totale remise de soi entre les mains de Dieu. Le non-usage de la raison et de l’intelligence trouvant son fondement dans la situation de Jésus prisonnier des langes. « Rendons-nous à une puissance légitime, et à une majesté si haute et si humble, si douce et si puissante » et appartenons à son royaume, conclut Bérulle38.
18La dynamique spirituelle dans laquelle Bérulle pousse la souveraine à entrer reconnaît l’obligation pour elle d’imiter, selon la voie de l’honneur et de la soumission, les vertus de Jésus en son Enfance, et dans un même mouvement la renvoie à sa vocation personnelle. Les Grands, poursuit-il, sont plus obligés que les autres à rendre leurs devoirs à Dieu, parce que leur qualité est plus haute et leurs nécessités plus grandes. « Et d’ailleurs ils portent l’image de Dieu au monde, et sont comme les médiateurs de la conduite temporelle de Dieu à leurs sujets. Ce qui les oblige de traiter avec Dieu, et de se référer à lui plus soigneusement par leur bon exemple et conduite, et attirer ses grâces sur les peuples qui leur sont commis »39. En s’abaissant les rois ne perdent point leur royauté, au contraire ils la conserve, la consolide et la rend éternelle. Bien plus, ce geste est la condition de leur propre gloire. Ils « seront rois d’autant plus grands et plus heureux, qu’ils auront plus servi à sa grandeur et à sa royauté »40.
19Cette direction spirituelle prend toute son excellence lorsqu’on la resitue dans la situation politique à laquelle la fille du Très Chrétien est confrontée à Londres. Car c’est précisément à l’époque où Bérulle s’adresse à Henriette que celle-ci est en conflit ouvert avec son époux, Charles Ier. Ce dernier supporte désormais si mal le prosélytisme catholique engagé par les Français présents à la cour, qu’en août 1626, le roi les renvoie tous et traite la reine en prisonnière41.
Le bon exemple des rois mages
20Pour aider cette dernière à progresser dans une disposition intérieure si extrême, Bérulle lui propose de prendre exemple sur les rois mages. Ils marchent depuis l’Orient attirés par la qualité royale de l’Enfant. « Ce roi, Madame, […] est adoré et recherché des rois dès l’instant même qu’il est né. Et ils l’adorent dans son berceau même qui est le trône de cet Enfant-roi. C’est sa propre grandeur qui les tire et le fait reconnaître roi, et non pas une grandeur étrangère et empruntée »42.
21La consigne ne se fait pas attendre : « Contemplez ce Roi des rois, voyez trois rois à ses côtés, associez-vous à eux, et vous joignez comme eux à l’entour de Jésus : Voyez-les à ses pieds, voyez leur foi, leur amour, leur piété ; voyez leur joie, leur tendresse et leurs larmes en la vue de cet Enfant gisant au sein de sa mère. Ils adorent le Fils, ils révèrent la mère, ils ne s’étonnent point de le voir en une étable entre le bœuf et l’âne ; imitez ces saints rois : ils rendent à Jésus leurs vœux et leurs hommages ; ils lui ouvrent leurs cœurs et leurs trésors ; ils suivent sa conduite et ses inspirations »43.
22Ils viennent au jour de l’Épiphanie, c’est-à-dire de la manifestation : « car ici en lui Jésus a été manifesté, il a été dignement et saintement manifesté en la terre et au ciel : en la terre par la foi des mages, et au ciel par leur étoile »44. Ils viennent poussés par Dieu et guidés par leur étoile vers Jésus et vers l’étoile qui possède Jésus, c’est-à-dire Marie. Dans le bouleversement cosmique opéré en la Nativité où « la terre surpasse le ciel à rendre hommage […] à ce divin Enfant et [où] le ciel aujourd’hui dépend de la terre »45, la Vierge est l’étoile devant laquelle « viennent fondre les anges » et aussi « une étoile qui conserve sa lumière en présence d’un Soleil et qui enfante même un Soleil, c’est-à-dire Jésus »46.
23Si nous suivons de près la pensée de Bérulle, il faut dire sans hésiter que l’Enfant Jésus, par l’autorité légitime qu’il s’est acquise sur Henriette, reine d’Angleterre, peut lui imposer de copier les créatures placées sous l’influence du rayonnement du nouveau Soleil éclairant le ciel, et ce, parce que, dès la crèche, Jésus « entre en droit et puissance sur le ciel et sur la terre ; et sa royauté est si haute et si éminente, que celle des rois de la terre n’est rien qu’une ombre, ou au plus une image de la sienne »47. Immanquablement alors, du moins Bérulle ne peut penser autrement, « la terre dans peu d’années fléchira sous son pouvoir, et déjà les pasteurs et les rois accourent à cette étable ; après eux, de temps en temps, tous les souverains mettront leurs couronnes aux pieds de cet Enfant, et adoreront sa Croix »48. L’accomplissement de ce dessein sera la gloire de l’Enfant Jésus opérant dans le cœur de la souveraine catholique associée de plein gré au mouvement kénotique du Verbe. Il sera surtout la fin de l’hérésie protestante qui « a le glaive en la main comme Hérode, persécute les innocents comme Hérode […] tant elle est félonne, pétulante et audacieuse »49.
24On comprend désormais le sens de cette injonction : « Souvenez-vous et n’oubliez jamais cette vérité : la plus grande et heureuse qualité que vous aurez jamais, c’est d’être ainsi à Jésus, et de vous déclarer par effets et par paroles l’humble servante de Jésus ; de vivre sur la terre en cette qualité, d’en répandre l’odeur et les effets dans la province où vous êtes, de protéger sa loi et ses serviteurs. Et cet Enfant qui naît aujourd’hui, aux pieds duquel les mages ont abaissé leur gloire et les rois leurs couronnes, vous recevra en son sein ; et pour une couronne frêle, petite et de peu de durée, il vous fera porter une couronne grande, riche, solide et éternelle »50.
Conclusion
25L’originalité et l’intérêt de la correspondance entre Pierre de Bérulle et Henriette d’Angleterre n’est pas essentiellement dans l’exposition de la célèbre théologie oratorienne tirée du mystère de la Nativité. Cette doctrine est déjà bien en place dès l’époque des Collationes, soit à partir de 1611. Elle sera approfondie, nous l’avons vu, en 1614 au moment de la proposition des vœux de Servitude, mais sans jamais varier fondamentalement51.
26Pour Bérulle la Nativité du Christ renvoie expressément au thème de la kénose que l’apôtre Paul expose au chapitre 2 de sa lettre aux Philippiens. L’état d’enfance est alors interprété comme une relation de dépendance radicale du Fils par rapport à son Père ; soumission qui se traduit par l’abaissement, la privation et finalement l’abandon confiant. Cette remise totale de soi entre les mains d’un autre définit désormais l’attitude de l’enfance spirituelle, et paradoxalement authentifie l’exercice d’une autorité souveraine qui est comme la réponse du Père à l’abnégation du Fils. D’une manière tout à fait neuve, Bérulle rend ainsi compte du double mouvement d’abaissement et d’exaltation décrit par Paul, et trace pour le disciple l’itinéraire spirituel qui conduit à une attitude fondamentalement authentique, dont l’enfance de Jésus est l’exemplaire.
27Ce qui attire d’avantage l’attention ici, c’est l’utilisation pastorale que Pierre de Bérulle fait de cette doctrine. Quel que soit la personne ou le groupe de personnes auquel il s’adresse – oratoriens, carmélites, souverains –, le prêtre adapte avec détachement son discours théologique pour le mettre au service d’un besoin immédiat. Ici, l’enfance de Jésus est invoquée pour exhorter à l’humilité, la douceur, l’abandon ; là, elle est présentée comme le recours le plus certain pour porter une croix dont la gloire sera bientôt révélée. Bref, la voie de la servitude et de l’enfance est celle qui répond le mieux à la vocation personnelle de chacun.
28Dans le cas d’Henriette d’Angleterre, si l’argumentation doctrinale soutenue par Bérulle n’aurait effarouché ni Guillaume Gibieuf, ni Madeleine de Saint-Joseph, il faut avouer que tirer profit du mystère de Noël pour illustrer le projet politique, aussi ambitieux qu’illusoire, de mettre à bas l’hérésie au royaume de Charles Ier, montre combien l’oratorien se fait le défenseur d’un roi-enfant devant qui tous les rois de la terre doivent plier l’échine. L’exemple donné ici prouve une nouvelle fois que l’argumentation est construite pour elle-même, sans lien direct avec le Carmel ; mais aussi qu’elle divulgue toutes ses harmoniques dès lors que pour être comprise, la pensée dogmatique accepte d’être visitée par sa lecture politique.
29C’est pourquoi, même si dans un élan d’humilité ou de lucidité soudaine, Bérulle écrit à sa correspondante que « ce discours ne doit pas [lui] être ennuyeux »52, on ne cessera d’admirer l’habileté avec laquelle le directeur de conscience forme sa pénitente, servante de l’Enfant-Jésus, à devenir championne de la cause catholique et de remplir ainsi son office royal qui est, à l’exemple du petit roi, de « sauver son peuple » de la main d’Hérode53.
Notes de bas de page
1 J. de JÉSUS-MARIE (Quiroga), Historia de la vida y virtudes del V. hermano Fray Francisco del Niño Jesús, Uclès, 1624. Réimpressions : Ségovie, 1638, Madrid, 1670. Traductions françaises par Matthieu de Saint-Jean, Paris, 1626, 1627, 1631 et par Cyprien de la Nativité, Paris, 1647 ; Lyon, 1688. ALBERT DE L’ENFANT-JÉSUS, Le vénérable Frère François de l’Enfant-Jésus, Bruges, 1907.
2 B.-I. de SAINTE-ANNE, Vie de la Mère Anne de Jésus, t. II, Malines, 1882, p. 42.
3 Les éditions critiques de Pierre de Bérulle en cours de publication permettent de le faire à nouveaux frais. Œuvres complètes, Paris, Oratoire de Jésus-Les Éditions du Cerf, 1995 (8 vol. parus). Désormais citées OC.
4 Le contrat de mariage avait été officiellement signé le 8 mai précédent au terme de longues négociations auxquelles avaient participés, pour la France, le cardinal de Richelieu, le chancelier d’Aligre, Monsieur de Vieuville, surintendant des finances, Monsieur de La Ville-aux-Clercs, secrétaire d’État et, pour l’Angleterre, les deux ministres anglais Lord Kensington et le comte de Carlisle.
5 Ni Ch. CARLTON, Charles I. The personal monarch, London & New York, 1983 ; ni P. GREGG, Charles Ier, traduction Philippe Delamare, Paris, 1984 ; ni K. SHARPE, The personal Rule of Charles I, Yale, 1992, ne mentionnent l’intervention de Bérulle dans cette affaire.
6 P. DE BÉRULLE, Correspondance, éd. J. DAGENS, t. III, (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Écclésiastique, 19), Paris-Louvain, 1939, citée désormais, CB. Lettres 541, 557, 561, 576, 589, 597, 602, 664.
7 Lettre dédicatoire à la Sérénissime reine de la Grande-Bretagne, dans Élévation sur sainte Madeleine, OC, t. VIII, éd. J. BEAUDE, p. 411-414.
8 CB, t. III, lettre 541, [juin 1625], p. 48.
9 Ibid., p. 49.
10 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 156.
11 Ibid., p. 155.
12 Notes et entretiens 21, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 87 : « Il y a trois qualités qui lui donnent cette souveraineté et dignité : son humanité étant conjointe à sa divinité, entre dans les droits d’icelle […] sa qualité de Rédempteur nous assujettit totalement à lui […]. Ses actions lui donnent encore le titre de souveraineté et puissance sur nous […] ».
13 CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 112 : « Cet Hérode nous tire hors de ces pensées douces et dévotes, pour nous jeter en l’amertume de notre temps et de votre douleur, et m’oblige à vous dire, Madame, que si Hérode est encore en la terre, c’est l’hérésie ».
14 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 157.
15 Ibid., p. 158.
16 Ibid., p. 156. « Mais Jésus ne vient pas user de ce droit qui lui appartient, il veut laisser l’usage et l’emploi de cette puissance à son Père, il veut pour soi l’étable, la crèche et la paille, et enfin la croix. Il veut l’enfance, l’impuissance, la souffrance pour son partage ; il veut vivre une vie humble, une vie simple et pauvre en la terre, et ne veut prendre aucune part aux grandeurs qui lui conviennent ».
17 Œuvres de piété 8, OC, t. III, éd. M. DUPUY, p. 45.
18 Notes et entretiens 107, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 479.
19 Œuvres de piété 45, OC, t. III, éd. M. DUPUY, p. 145. Et aussi, Notes et entretiens 17, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 70 ; 22, p. 89.
20 Grandeurs de Jésus, XI, OC, t. VII, éd. Rémi LESCOT, p. 436-438. Le Christ est le premier à reconnaître cette souveraineté, voir, Collationes, OC, t. I, éd. M. DUPUY, p. 263-264.
21 Notes et entretiens 33, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 119.
22 Les litanies en l’honneur de Jésus-enfant semblent avoir été composées à l’Oratoire durant l’Avent 1614. Arch. Nat., M 220, Lerat, Vie manuscrite, p. 143-144. La thèse de P. COCHOIS conserve encore aujourd’hui toute son autorité. Bérulle, initiateur mystique. Les Vœux de Servitude, Thèse dactylographiée, Paris, 1960.
23 Collationes, OC, t. I, éd. M. DUPUY, p. 295.
24 P. COCHOIS, Bérulle, initiateur mystique. Les vœux de servitude, p. 73.
25 Notes et entretiens 18, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 74 et 22, p. 88-90.
26 CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 110-111.
27 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 148. « Ce sont des titres de grandeur et souveraineté qui ne conviennent qu’à lui, ce sont des titres aussi qui fondent une majesté et autorité qui n’appartient qu’à lui. Or il n’est pas déchu de ces titres pour s’être mis en cette crèche, car il n’est pas déchu de sa grandeur. Ne jugez pas, Madame, selon vos sens de la condition de cet Enfant, sa grandeur est cachée, mais elle n’est pas anéantie en sa petitesse. Par le mystère qui le fait naître en Bethléem, il a épousé une nouvelle nature ; mais il n’a pas délaissé sa nature première, qui l’élève par dessus tout ce qui est créé, et lui donne même de nouveaux droits et de nouvelles grandeurs en ses abaissements », idem.
28 Sur l’écriture bérullienne, nous renvoyons à l’étude de A. FERRARI, Figures de la contemplation. La « rhétorique divine » de Pierre de Bérulle, Paris, 1997.
29 « En terre Jésus cache sa divinité en son humanité, et sa puissance en son enfance ; et il réserve la vue entière de sa gloire, au jour qui est nommé son jour dedans les Écritures, qui est le jour de sa majesté. Or maintenant c’est le jour de son infirmité, de son abaissement et de sa faiblesse, puisque c’est le jour de sa naissance ; et toutefois en cette même faiblesse il découvre un rayon de sa puissance, il étonne Hérode et l’épouvante ; et cet Enfant dans un berceau fait pâlir et frémir Hérode et met la crainte et la fureur dans le cœur de cette bête féroce », CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 151.
30 La vie de Sœur Catherine de Jésus, religieuse du premier monastère de l’Ordre de Nostre Dame du Mont Carmel, estably en France selon la réforme de sainte Thérèse de Jésus, composée par la bienheureuse Mère Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du mesme monastère, À Paris chez Pierre Le Petit, 1625.
31 Lc 9, 48.
32 La vie de Sœur Catherine de Jésus…, op. cit., p. 8 v°.
33 La vie de Sœur Catherine de Jésus…, op. cit., p. 11 v°.
34 CB, t. III, lettre 561, 26 octobre 1625, p. 87.
35 La vie de Sœur Catherine de Jésus…, op. cit., p. 13 v°.
36 CB, t. III, lettre 861, [sans date], p. 578-579.
37 Collationes, OC, t. I, éd. M. DUPUY, p. 301.
38 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 149.
39 Idem.
40 Ibid., p. 146.
41 M. HOUSSAYE, Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu 1625-1629, Paris, 1875, p. 105-113. Le 16 janvier 1626, Bérulle écrivait à Henriette pour la consoler : « En ce Bethléem, en cette vraie Église où tous vos prédécesseurs ont cherché, reconnu et adoré Jésus-Christ ; soyez à lui et il sera à vous, logez-le en votre cœur et il vous logera au sein de son Père, honorez-le en la terre et il vous honorera au ciel : faites-le régner en cette île, et il vous fera régner avec lui en son Paradis, où est et consiste la vraie grandeur, la vraie royauté et la vraie félicité », CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 118.
42 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 151.
43 CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 115, voir aussi CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 147.
44 CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 114.
45 Notes et entretiens 14, OC, t. V, éd. S.-M. MORGAIN, p. 61.
46 Œuvres de piété 57, OC, t. III, éd. M. DUPUY, p. 195.
47 CB, t. III, lettre 576, 16 janvier 1626, p. 112.
48 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 149.
49 CB, t. III, 576, 16 janvier 1626, p. 113.
50 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 159.
51 Il n’est donc pas rigoureusement exact d’affirmer que cette théologie est tardive chez Bérulle. La simple lecture des Collationes le prouvera aisément. Ceci nous permet de mettre une nouvelle fois en garde contre l’utilisation, souvent abusive, du terme « évolution » appliqué à la pensée bérullienne. Voir J. ORCIBAL, Le cardinal de Bérulle. Évolution d’une spiritualité, Paris, 1965. Nous avons montré les limites d’une telle interprétation dans un livre, auquel le lecteur nous pardonnera de devoir renvoyer : La théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), Paris, 2001.
52 CB, t. III, lettre 589, [10 février 1626], p. 149.
53 Ibid., p. 147.
Auteur
Professeur à l’Institut catholique – Toulouse
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