Le textile au cœur de la fonction industrielle du port de Marseille durant le dernier tiers du xviie siècle
p. 17-28
Texte intégral
1Pendant plusieurs décennies, les historiens ont avancé que la fonction industrielle du port de Marseille ne s’est réellement affirmée qu’au cours du xixe siècle1. Cependant, il y a une quinzaine d’années, les travaux de Gilbert Buti ont apporté un démenti formel à cette représentation du passé économique de la ville : c’est dès l’Ancien Régime qu’une industrie s’est développée à Marseille en symbiose avec l’activité portuaire2. Le travail présenté dans ces quelques pages s’inscrit dans cette veine et entend s’intéresser à la période fondatrice de la fonction industrielle du port de Marseille, le dernier tiers du xviie siècle, et à un secteur industriel en particulier, celui du textile. Le choix de cette branche d’activités n’a rien de surprenant, car il s’agit de la principale industrie de la ville au cours de l’époque moderne. Marseille, ville du textile ? Assurément, à l’image des autres grandes cités du royaume au même moment. Le fait mérite d’être souligné. L’importance passée de cette industrie n’a en effet jamais intégré l’imaginaire économique marseillais, essentiellement pour une raison : au xixe siècle, ce secteur n’a joué qu’un rôle négligeable dans l’industrialisation de la ville.
2L’histoire du textile marseillais du dernier tiers du xviie siècle et de son impact sur les activités commerciales du port forme un sujet à la fois ample et complexe. Dans le cadre d’une contribution limitée en volume, des choix thématiques ont dû être faits et trois éléments ont donc principalement retenu l’attention. Dans un premier temps, cette étude présentera les caractéristiques essentielles et les ressorts fondamentaux du secteur. Les deux parties suivantes chercheront à analyser la nature et le rôle des acteurs impliqués dans le développement de cette branche d’activités. Il s’agira tout d’abord de saisir l’importance respective de l’implication de l’État et de l’initiative privée, de l’impulsion locale et des dynamismes venus de l’extérieur. L’étude s’arrêtera ensuite sur la question primordiale de la main-d’œuvre, élément clé de la réussite du secteur, aussi bien pour la maîtrise des savoir-faire que pour celle des coûts de production.
3Avant d’entrer dans le vif du sujet, il reste à formuler deux précisions importantes. En premier lieu, le travail présenté ici n’est qu’une première approche, une première ébauche, avec les imperfections et les manques qui en découlent. Ensuite, le mot « industrie » employé dans cette recherche n’a ni son sens actuel, ni celui qu’il revêt durant l’époque moderne3. Il relève de la définition admise par les historiens modernistes pour la période considérée, à savoir l’ensemble des systèmes productifs réguliers de biens destinés au marché. L’industrie est donc à l’œuvre aussi bien dans la manufacture que dans l’atelier ou même au domicile des travailleurs.
Caractéristiques et ressorts de l’industrie textile marseillaise
4Le secteur textile marseillais est composé de sept branches d’activités. Trois d’entre elles travaillent le coton : l’indiennage, les toiles piquées et les cotonnines4. Deux autres sont spécialisées dans des productions lainières : les draps et les bonnets. Suivent ensuite les activités liées à la soie (fils, rubans et tissus) et, enfin, la fabrication des chapeaux.
5Si l’on observe le poids respectif des différentes branches, le textile marseillais est atypique dans l’espace français, tout d’abord au niveau de la nature des fibres travaillées. Dans le royaume, c’est la laine qui domine, suivie par la soie et le lin et, très loin derrière, le coton. À Marseille, en revanche, le coton tient une place importante. La ville a d’ailleurs été pionnière en France et en Europe dans l’indiennage5. Le deuxième caractère exceptionnel du secteur est la place importante tenue par les bonnets et les chapeaux. La fabrication de couvre-chefs a joué un rôle essentiel dans la fonction industrielle du port de Marseille et les données offertes par le mémoire de l’intendant de Provence Lebret permettent d’en mesurer le poids à l’extrême fin du xviie siècle6. Chaque année, ce sont alors près de 800 000 bonnets et chapeaux qui sortent des ateliers et des fabriques de Marseille, la très grande majorité destinée à l’exportation. Cette activité n’a jamais intégré l’imaginaire industriel de la ville, à cause de son repli aux siècles suivants.
Tableau 1 - La structure et le poids du textile marseillais à la fin du xviie siècle7.
Secteur | Consistance | Main-d’œuvre | Établissements emblématiques | Production annuelle |
Indiennage (cotonnades teintes, peintes et imprimées) | 14 ateliers | 100 à 150 ouvriers | Fabriques | 40 à 50 000 pièces vers 1686 |
Toiles piquées (peinture | Travail | 2 000 ouvrières vers 1698 | - | ? |
Cotonnines | 100 métiers | 600 ouvriers | - | 40 à 45.000 pièces vers 1688 |
Draps seizains8 et autres draps de laine | 6 fabriques | 150 ouvriers | Manufacture des frères Baguet | 800 à 1 000 pièces par an |
Bonnets de laine blancs ou rouges | 15 fabriques | 4 000 ouvriers et ouvrières | Fabriques | c. 40 000 douzaines de pièces en 1688 et 1698 |
Soies à coudre et soieries | 1 manufacture et environ | La manufacture Fabre a | Fabrique | ? |
Chapeaux | 20 fabriques | 6 000 ouvriers | - | c. 25 000 douzaines de pièces en 1698 |
6Les branches8 se rangent dans deux catégories bien distinctes. D’un côté, il y a celles qui sont récentes, fondées sur un processus de substitution aux importations et grâce à un transfert de technologies étrangères. L’impression sur cotonnade et la production de soieries sont ici à mettre en avant. De l’autre, se trouvent des activités plus traditionnelles, plus ou moins anciennes, qui amorcent un développement notable, et dont certaines sont parvenues à acquérir une renommée internationale. Dans cette catégorie, on citera avant surtout les toiles piquées, expédiées vers le Nord de l’Europe, ou encore les draps et les bonnets de laine rouge garance, ces derniers envoyés alors dans toute la Méditerranée.
7La structure de l’industrie textile marseillaise est extrêmement diversifiée. On observe un mélange de manufactures, à un faible niveau, d’ateliers et de fabriques, dans une bonne proportion, et de travail à domicile, dans une large mesure. La main-d’œuvre est importante, massive. Combien sont-ils à travailler les différentes fibres dans la ville ? Il est difficile de le dire avec précision. Les indications livrées par les sources sont souvent dans l’excès, en majorant ou en minorant les chiffres. Tout dépend des motivations à l’origine de la rédaction des documents. Risquons peut-être un chiffre proche de 12 000 personnes9. Dans une ville qui compte moins de 100 000 habitants, arsenal des galères et terroir compris, le secteur textile est alors le principal employeur industriel de cité phocéenne et même le premier de l’économie locale, devant le monde des personnels embarqués sur les bâtiments de pêche et les navires de commerce10.
8Quels sont les ressorts de cette industrie en termes de marchés ? Le bon fonctionnement du secteur ne repose ni sur le local, ni sur les régions intérieures du royaume de France. Comme le montre le tableau no 2, le textile marseillais est une industrie très ouverte sur l’extérieur, pour ses approvisionnements en matières premières comme pour ses débouchés. Il est le miroir des espaces commerciaux sur lesquels s’appuie l’activité du port et fonde sa prospérité sur les opportunités de marchés nées d’un fonctionnement sur quatre espaces : le Levant et la Barbarie, les péninsules italienne et ibérique, l’Europe de l’Atlantique et du nord et, enfin, les Amériques. Ces espaces s’articulent différemment selon les marchandises, mais il est possible de dégager un modèle de fonctionnement économique et spatial finalement assez classique, car, grosso modo, nous avons l’importation de matières premières ultra-marines, la transformation et la finition de ces produits à Marseille, avant réexportation à l’étranger par voie maritime. Nous sommes bien ici dans la fonction industrielle du port de Marseille, qui prend appui sur la dynamique retrouvée du commerce. En effet, après un deuxième tiers du xviie siècle très difficile, marqué par la peste, les guerres et l’irruption de la concurrence des « Nordiques » en Méditerranée, le commerce marseillais retrouve des couleurs et la croissance des échanges reprend avec le Levant, l’Italie et l’Espagne, tandis qu’une première percée a lieu vers les îles d’Amérique11. Le textile en profite, et soutient ce mouvement dans le même temps.
Tableau 2 - Approvisionnements et débouchés du textile marseillais à la fin du xviie siècle12.
Secteur | Principales provenances | Principaux débouchés |
Indiennage | Levant et Perse (gomme arabiques, garance, Indes (cotonnades blanches) Amériques (indigo et cochenille) Hollande (garance) Italie (alun) | Espagne et Italie Îles d’Amérique |
Toiles piquées | Indes (mousselines) Levant (coton brut) | Angleterre, Hollande Espagne et Italie |
Cotonnines | Dauphiné et Piémont (chanvre) Levant (filés de coton) | Ensemble du bassin méditerranéen |
Soies à coudre | Perse et Italie (soies brutes) Levant (poils de chèvre) | Levant Péninsule ibérique |
Draps de laine | Espagne et Provence (laines brutes) Languedoc (toiles de laine brutes) Hollande (garance) | Levant |
Bonnets gasquets (bonnets de laine teints en rouge) | Espagne (laines brutes) Hollande (garance) | Levant Barbarie |
Chapeaux | Levant (poils de chevron et de chameau) Angleterre et Hollande (poils de lièvre | Îles d’Amérique Péninsule ibérique Europe du nord-ouest |
9Le commerce avec les Échelles du Levant, qui est alors le socle de la prospérité de la ville, est exemplaire de cette situation. Les importations levantines passent de 2,5 millions de livres tournois vers 1660 à environ 7,7 millions au milieu des années 169013. La majorité de ces retraits concerne des matières premières destinées à alimenter les ateliers et les fabriques textiles (cotonnades blanches, poil de chameau pour les chapeaux, soies brutes, alun et noix de galle pour la teinture…). Pour l’essentiel, ces produits travaillés à Marseille sont ensuite réexportés vers l’Espagne, l’Italie, l’Europe du nord et les îles d’Amérique, des marchés rapportant la majeure partie des pièces d’argent (piastres ou reales de a ocho) qui sont nécessaires au commerce avec le Levant. Plus qu’une simple valeur ajoutée à l’activité commerciale, l’industrie est un rouage essentiel des circulations internationales soutenant
l’économie locale.
Les acteurs de la dynamique industrielle
10Qui a pris en charge le développement du secteur ? Quels ont-été les rôles respectifs de l’État, des acteurs locaux et des étrangers ? Pendant longtemps et aujourd’hui encore, les historiens ont souligné l’importance de l’action du pouvoir royal pour expliquer les succès commerciaux et industriels marseillais du xviie siècle14. Le mercantilisme de Colbert et de ses successeurs aurait permis d’impulser et de soutenir le développement de l’économie locale. Pour l’industrie, ce soutien se serait manifesté par un éventail de mesures destinées à certaines entreprises ou à certaines activités : privilèges industriels ou commerciaux, prêts et subventions publiques, exemptions de taxes et primes accordées à l’exportation, réglementations pour surveiller la qualité des productions, dérogations pour accéder à des marchés réservés, incitations pour l’installation d’étrangers porteurs de capitaux ou de savoir-faire à Marseille, ce dernier point faisant l’objet d’un article de l’édit d’affranchissement du port de 1669.
11Par une politique mêlant incitations, subventions, surveillance et libertés, le pouvoir royal aurait donc été à l’origine du développement de l’industrie textile marseillaise. C’est notamment ce qu’a tenté de montrer l’historienne américaine Junko Takeda15, avec l’exemple de l’aide apportée par le marquis de Seignelay, le fils de Colbert, à la manufacture de soie établie à Marseille par la Compagnie de la Méditerranée puis prise en charge par Joseph Fabre pour concurrencer les producteurs italiens sur les marchés ottomans durant les années 1680-1690. La démonstration peut paraître convaincante, mais n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? Les exemples des secteurs des indiennes et des draps de laine permettent en effet de nuancer très fortement cette vision des choses. Le développement de l’indiennage ne repose sur aucune mesure de l’État, au contraire même. En avril 1686, le pouvoir royal s’attaque à sa bonne santé en taxant lourdement ses importations de matières premières16, avant d’interdire purement et simplement la fabrication à Marseille en mars 168917. Avec cette prohibition, l’État répond aux plaintes des industries traditionnelles françaises de la laine et du lin qui souhaitent lutter contre le coton, fibre asiatique, fibre étrangère. La mesure touche par ricochet la bonneterie marseillaise, puisque les bonnets de laine fabriqués localement étaient échangés en troc dans les échelles levantines contre les toiles blanches de coton qui étaient imprimées en indiennes à Marseille. Dans le cas des draps de laine, les caractéristiques sont différentes mais aboutissent au même constat du rôle défavorable joué par l’État. La draperie marseillaise ne reçoit aucun soutien étatique, au contraire de sa rivale languedocienne. Cette situation s’observe parfaitement lors de la création de la Compagnie du Levant en 1671, une entreprise dont le principal objet est l’envoi, par Marseille, vers le Levant, de draps du Languedoc, des produits dont l’exportation est
soutenue par des primes publiques18. Au final, ces deux exemples le montrent sans ambiguïté : la politique d’aménagement des territoires industriels par le pouvoir royal a bien souvent été défavorable au textile marseillais et parfois même destructrice d’activités, y compris dans le négoce.
12Pour expliquer le développement du secteur textile, il faut mettre en avant le rôle décisif des acteurs locaux, à commencer par les négociants. Ces derniers, qu’ils tiennent le haut du pavé ou qu’ils soient d’envergure plus modeste, sont les animateurs logiques de l’industrie locale, parce qu’ils tiennent les deux bouts de l’activité, les approvisionnements en matières premières et les ventes à l’exportation. Par le système du travail à façon, ils ont nourri l’activité des producteurs, étroitement placés sous leur dépendance.
13Ont-ils voulu aller plus loin ? Ont-ils voulu créer directement des fabriques et les gérer ? Certainement, mais cela ne signifie pas que le négociant marseillais devait agir à Marseille même et certains ont d’ailleurs fait le choix de produire à l’étranger. Le secteur de l’indiennage fournit plusieurs exemples, comme celui du négociant marseillais Pierre Chaulier, qui décide, dans les années 1680, de produire ses indiennes à Smyrne, avant de les expédier, par Marseille, vers l’Espagne et l’Italie19. D’autres exemples de ce type existent dans le secteur de la laine, avec la fabrication occasionnelle de bonnets à Tunis, mais, dans l’ensemble, les négociants ont joué la carte du local, de l’initiative industrielle à Marseille même. On peut citer ici le rôle des Fabre, Magy, Chambon, Frédian et Sabian dans la manufacture de soie de la Compagnie de la Méditerranée ou des frères Baguet dans le cardage de la laine et la fabrication des draps, fondateurs d’une des plus grandes manufactures de la ville dans le quartier d’Arenc, ou encore de Pierre Gleize et d’Honoré Guintrand dans la production des bonnets de laine teints en rouge garance pour le Levant20. Les négociants français ne sont pas les seuls à agir de la sorte. Les marchands étrangers installés à Marseille participent au mouvement, à l’image du Messinois Jacques Belluzzo et des frères Génois Manfredini dans le secteur de la soie, ou encore des marchands arméniens de la Nouvelle-Djoulfa (Ispahan, Perse safavide), comme Paul et Ovan de Serquis, père et fils, dans l’indiennage21.
14Le développement de l’industrie textile marseillaise est donc avant tout le fruit d’une association entre des marchands et des fabricants, entre un dynamisme local et un dynamisme venu de l’extérieur. Le rôle de l’État a pu jouer ici ou là, mais il ne fut en rien déterminant pour l’ensemble du secteur.
La main-d’œuvre du textile marseillais
15Au cœur de la gestion du secteur par ses acteurs, se situe la question des facteurs de productions, et surtout celle de la main-d’œuvre. Pourquoi mettre de côté le problème des capitaux ? Tout simplement parce qu’il ne se pose pas vraiment à cette époque. Il faut alors relativement peu d’investissements pour monter un atelier ou une fabrique à Marseille, autour de 2 000 livres tournois22. Cela est notamment dû au fait que les fabricants travaillent souvent à façon pour les négociants, qui leur fournissent les matières premières et avancent même souvent les salaires, leur évitant ainsi d’affronter des problèmes de fonds de roulement. En revanche, le textile marseillais doit trouver les moyens de surmonter deux défis concernant sa main-d’œuvre.
16Le premier relève du recrutement de personnels permettant d’acquérir ou d’améliorer des techniques de fabrication. L’économie marseillaise a su provoquer la venue de travailleurs amenant avec eux des savoir-faire inconnus ou non maîtrisés, surtout dans les secteurs de la soie et de l’indiennage. Dans ces deux activités, l’industrie marseillaise a pris à ses concurrents les hommes dont elle avait besoin, au proche comme au loin. L’initiative de la mobilité des hommes et des savoir-faire est-elle marseillaise ou extérieure à la ville ? Cela dépend des cas observés. Pour la manufacture de soie de la Compagnie de la Méditerranée, ce sont plusieurs dizaines d’ouvriers génois spécialisés dans la production des damas et des brocarts qui arrivent à Marseille au début de l’année 168623. La venue de ces hommes est le fait de marchands établis à Marseille, qui ont utilisé leurs réseaux en Italie pour recruter les ouvriers nécessaires au transfert de technologie. Mais l’initiative peut aussi venir de l’extérieur, d’artisans-fabricants étrangers qui viennent de leur propre chef tenter leur chance à Marseille, saisir des opportunités de marchés. Quelques cas permettent d’en donner l’illustration. Ainsi, pour sa manufacture de soie à coudre dans les années 1670, Jacques Belluzzo arrive de Messine et amène avec lui des ouvriers siciliens24. Dans l’indiennage, le développement de l’activité s’appuie, à partir de 1669, sur l’arrivée de techniciens arméniens de Constantinople qui souhaitent se rapprocher du marché européen. Ils sont embauchés par des locaux, ouvrent des ateliers et diffusent sur la place les techniques orientales de fabrication des indiennes, c’est-à-dire, pour l’essentiel, l’impression solide en rouge garance sur toile de coton25.
17Les situations de ces ouvriers qualifiés étrangers ont été diverses. Certains se sont installés définitivement à Marseille, d’autres, plus nombreux, n’y ont fait qu’un bref passage. Mais tous, au final, ont rempli leur mission : assurer les transferts des technologies nécessaires au développement de l’industrie textile à Marseille. Ils coûtaient cher, mais ils étaient relativement peu nombreux au final. Certains historiens ont vu avec ces travailleurs étrangers les effets de la politique royale, avec l’édit d’affranchissement du port de 1669, facilitant l’obtention de lettres de naturalité et donc les migrations vers Marseille26. Il paraît toutefois logique de placer les choses dans un ordre différent. Ce n’est pas le fait de pouvoir devenir Marseillais qui attirait alors les étrangers, mais avant tout l’attractivité économique locale et les salaires offerts par la place aux hommes de l’industrie porteurs de précieuses compétences. L’édit d’affranchissement de 1669 permettait au mieux de les fixer sur place dans la durée, ce qui s’est avéré assez rare au final27.
18Le second défi que doit relever le textile marseillais durant le dernier tiers du xviie siècle concerne le recrutement et la rémunération de la main-d’œuvre de base. Tous les secteurs du textile sont dévoreurs de bras et opèrent sur des marchés internationaux très concurrentiels. Conséquences ? Les entrepreneurs doivent recourir à une main-d’œuvre nombreuse et s’appuyer sur un coût du travail le plus bas possible. Où trouver cette main-d’œuvre abondante et bon marché ? Les Marseillais, les hommes adultes tout du moins, ne pouvaient pas être attirés en masse par l’industrie textile, où le salaire de base est faible, autour de 120 livres par an28. Ils préfèrent travailler sur les navires de commerce ou les embarcations de pêche, où ils gagnent bien mieux leur vie : 140 à 185 livres par an pour la navigation commerciale, sans compter la pacotille ; peut-être plus encore pour la pêche, avec un système dans lequel les hommes sont payés à la part29.
19Le textile marseillais a su trouver cette main-d’œuvre nombreuse et mal payée autour de plusieurs groupes de la population. Pour les hommes adultes, le textile s’est appuyé sur la migration de travailleurs venus de la Provence intérieure, de la Provence rurale, à la recherche d’un emploi et de meilleures conditions de vie, comme les Gavots, ces hommes des Alpes, principalement issus des diocèses de Gap et d’Embrun, qui ont été omniprésents dans le travail de la laine et dans l’indiennage par exemple30. Il faudrait pouvoir les dénombrer avec précision par type de fabrication, au moyen de relevés dans les registres paroissiaux et les minutes des notaires marseillais.
20Il y a ensuite les femmes, dont on sait qu’elles sont partout légion dans les activités textiles, autour du travail à domicile, notamment dans la piqûre des toiles, le filage de la laine et le tricotage des bonnets, dans la chapellerie avec le triage des poils et la mise en forme des chapeaux. Toutes les enquêtes et les mémoires du temps pointent leur importance et reconnaissent leurs savoir-faire. Ces femmes sont alors payées à la pièce, selon un système que l’on connaît encore très mal. Il s’agit d’un beau sujet qui attend encore son historien. On les trouve aussi dans les fabriques, notamment dans le secteur de la laine, mais les sources disponibles peinent à les faire sortir de leur invisibilité. À n’en pas douter, les femmes ont formé la base du travail textile à moindre coût et le secteur n’aurait jamais pu se développer à Marseille dans ces proportions sans elles.
21Logiquement, les enfants, garçons et filles, ont aussi été sollicités, notamment par la voie de l’apprentissage. C’est une main-d’œuvre presque gratuite, dont l’industrie textile marseillaise semble même avoir abusé, avec des durées d’apprentissage assez importantes, généralement comprises entre trois et cinq ans, le plus souvent pour des métiers ne demandant pas de qualifications compliquées et longues à acquérir31. Là encore, c’est un sujet qui demande à être traité plus en détails, sur la base d’un relevé systématique des contrats passés devant les notaires marseillais.
22Enfin, l’industrie textile a pu compter sur la main-d’œuvre des galériens, esclaves et forçats de l’arsenal, loués aux entrepreneurs locaux quand ils ne sont pas en campagne en Méditerranée. On connaît encore mal cette histoire, mais la lecture des archives montre clairement son importance. Il suffit de parcourir les actes notariés de la période pour rencontrer avec une bonne fréquence ces contrats de location (cf. tableau no 3). Vu par le bais des locations de galériens, le pouvoir royal semble avoir favorisé l’industrie textile par l’installation de l’arsenal à Marseille en 1665, mais une mesure aux conséquences indirectes et apparemment non planifiées. L’utilisation d’une main-d’œuvre contrainte ne se limite pas aux seuls galériens. Marseille offre d’autres opportunités en ce domaine à l’industrie locale, qui recourt ainsi aux enfermés de l’hôpital de la Charité, gardés dans le droit chemin par les vertus du travail textile, notamment dans le secteur de la bonneterie32.
Tableau 3 - Location d’esclaves et de forçats des galères pour l’industrie textile marseillaise dans les années 1680. Quelques contrats signés chez le notaire Pierre Maillet (1682-1684)33.
Nom | Statut | Employeur | Type de fabrication | Date |
Benoît Millan | forçat | Félix Chaudron | maître passementier | 1er août 1682 |
Laurent Clément | forçat | Alexandre Capre | maître taffetassier | 14 octobre 1682 |
Laurent Doyneau | forçat | Charles Thomas | maître passementier | 27 janvier 1683 |
Mahamet Bousigna | esclave | Paul Pontier | maître tondeur | 28 janvier 1683 |
Sayn | esclave | Paul Pontier | maître tondeur | 28 janvier 1683 |
Guillaume Brousse | forçat | Jean Gueiroard | maître tondeur | 2 octobre 1684 |
Benoît Millan | forçat | Jean Féraux | maître taffetassier | 22 octobre 1684 |
23Ce premier tableau, brossé à grands traits, de l’industrie textile marseillaise du dernier tiers du xviie siècle et de son rôle dans la fonction industrielle du port pose au final la question de la pérennité du secteur. La situation, telle qu’elle se présente dans les années 1690, est-elle appelée à se prolonger durant le siècle suivant ? Pas vraiment. L’ouverture sur l’extérieur a donné à l’industrie textile marseillaise des ouvriers porteurs de compétences techniques, une main-d’œuvre nombreuse et bon marché, des approvisionnements variés en matières premières et des débouchés proches ou plus lointains. Elle lui reprendra beaucoup au cours des décennies suivantes, au point de provoquer le recul ou la décadence de nombreuses activités, à commencer par la production des draps, la fabrication des bonnets et des chapeaux, la soierie, et, dans une moindre mesure, de l’indiennage34. Mais peu importe finalement pour Marseille, qui trouve de nouveaux secteurs porteurs, comme le raffinage du sucre et la savonnerie. La fonction industrielle de son port s’est toujours construite dans le temps par le renouvellement de ses activités.
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de Louis Pierrein (Industries traditionnelles du port de Marseille. Le cycle des sucres et des oléagineux, 1870-1958, Marseille, Institut historique de Provence, 1975) est emblématique de cette lecture du passé économique marseillais.
2 Gilbert Buti et Patrick Boulanger, « Métamorphose commerciale et frémissement manufacturier (vers 1650-1725) », in Xavier Daumalin, Nicole Girard et Olivier Raveux, dir., Du savon à la puce. L’industrie marseillaise du xviie siècle à nos jours, Marseille, Jeanne Laffitte éditions, 2003, p. 19-51.
3 Au xviie siècle, le terme est synonyme de savoir-faire, d’habileté ou d’adresse. L’industrie du chapelier s’exerce donc à côté de celles du peintre, du notaire et du chirurgien.
4 Les cotonnines sont des toiles à chaîne de coton et trame de chanvre. Elles servent notamment à fabriques des voiles pour la navigation.
5 Hyacinthe Chobaut, « L’industrie des indiennes à Marseille avant 1680 », Mémoire de l’Institut Historique de Provence, t. XVI, 1939, p. 81-95 et Olivier Raveux, « The Birth of a New
European Industry: l’indiennage in Seventeenth-Century Marseilles », in Giorgio Riello, Prasannan Parthasarathi, éd., The Spinning World: A Global History of Cotton Textile, 1200-1850, Oxford, Oxford University Press-Pasold Research Fund, 2009, p. 291-306.
6 Cf. Mémoire de Lebret sur l’intendance de Provence (1698), op. cit.
7 « État général de toutes les marchandises dont on fait commerce à Marseille […] en la présente année 1688 […] par le sieur Gaspar Carfueil, négociant de la ville de Marseille », in Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, J. Estienne, t. III, 1730, p. 326-471 ; Mémoire de Lebret sur l’intendance de Provence (1698) (publié dans François Xavier Emmanuelli, L’Intendance de Provence à la fin du xviie siècle. Édition critique des mémoires pour l’instruction du duc de Bourgogne, Paris, CTHS-BnF, 1980) ; archives de la Chambre de commerce de Marseille-Provence (désormais ACM), série H et archives communales de Marseille, série HH.
8 Toiles à chaîne de 1 600 fils.
9 Cf. tableau 1.
10 On ne connaît pas le chiffre précis des gens de mer à Marseille pour cette période, mais il est en tout cas bien inférieur à 10 000, nombre de navigants pour l’ensemble de la Provence à l’extrême fin du xviie siècle (cf. Mémoire de Lebret sur l’intendance de Provence [1698], op. cit.).
11 Sur la dynamique commerciale retrouvée, cf. Louis Bergasse et Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, t. IV : de 1599 à 1789, Paris, Plon, 1954, p. 204 et suivantes ; Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au xviie siècle, Paris, Librairie Hachette & Cie, 1896 et Gilbert Buti et Patrick Boulanger, « Métamorphose commerciale… », art. cit.
12 Cf. sources de la note 7.
13 Paul Masson, Histoire du commerce français…, op. cit., p. 132 et suivantes et Jeff Horn, « Marseille et la question du mercantilisme : privilège, liberté et économie politique en France, 1650-1750 », Histoire, économie & société, 2011-2, p. 98-99.
14 Junko Thérèse Takeda, « French mercantilism and the early modern Mediterranean: a case study of Marseille’s silk industry », French history, vol. 29-1, 2015, p. 12-15 et Jeff Horn, « Marseille et la question du mercantilisme… », art. cit.
15 Junko Thérèse Takeda, « Silk, Calico and Immigration in Marseille », in Moritz Isenmann, dir., Merkantilismus. Wiederaufnahme einer Debatte, Stuttgart, Steiner (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte – Beiheft 228), 2014, p. 241-263.
16 BnF, Arrêt du Conseil d’État qui ordonne que celui du 30 avril dernier concernant les toiles et ouvrages de coton sera exécuté selon sa forme et teneur, et règle la levée des droits sur lesdites toiles de coton, Paris, 1686.
17 ACM, BB 356, lettre des échevins de Marseille du 24 mars 1689 sur la fermeture des ateliers d’indiennes. La prohibition frappe le royaume dès le mois d’octobre 1686, mais la ville de Marseille s’estime un temps protégée par l’édit d’affranchissement de son port.
18 Sur la Compagnie du Levant, cf. Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, t. V : de 1660 à 1789. Le Levant, Paris, Plon, 1957.
19 BnF, Manuscrit français 7.174, « Mémoire de l’état présent du négoce de Smyrne et des moiens de le rétablir » (rédigé par Joseph Blondel, 1688), fol. 121.
20 ADBdR, 367 E 179, fo 353 (convention entre Honoré Guintrand et Maximim Doucendi, 13 juillet 1682) et 394 E 29, fo 301 vo (création de la société Pierre Gleize et Antoine Ginouvés, 14 avril 1679) ; Jean Reynaud, « Joseph Fabre et la naissance des industries de la faïence et de la soie », Marseille, no 9, avril 1950, p. 33-40 et Victor-Louis Bourrilly, « La révocation de l’édit de Nantes à Marseille », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, t. LIV, 1905, p. 10.
21 Archives nationales de France (désormais ANF), G7 458, Lettre de Morant du 11 février 1680 au contrôleur général des finances et B/7/492/ fo 722, Mémoire des directeurs de la Compagnie de la Méditerranée du 21 juin 1686 ; Patricia Schiappacasse, « Les consuls génois,
1662-1695 », Marseille. Revue culturelle, no 122, 1980, p. 15 ; Junko Thérèse Takeda, « Silk, Calico and Immigration in Marseille », art. cit. et Olivier Raveux, « The Orient and the dawn of Western industrialization: Armenian calico printers from Constantinople in Marseilles (1669-1686) », in Maxine Berg, éd., Goods from the East, 1600-1800: Trading Eurasia, London,
Palgrave-Macmillan, 2015, p. 77-91.
22 Quelques exemples de capitaux placés dans la création de sociétés devant les notaires marseillais : 1 776 livres dans la fabrique d’indiennes Boudac, Ellia et d’Arachel en août 1672, 2 000 dans celle de bas de soie des frères Poncy en août 1674, 2 000 dans l’établissement Coste et Croix dédié à la fabrication des lames en décembre 1675, 1 362 livres 2 sous dans la fabrique de draps de laine Loigne et Rouchas en février 1677, 1 435 dans l’atelier de bonnets de laine Gleize et Ginouvès en avril 1679 ou encore 2 400 pour la production de bas de soie sur le métier d’Angleterre par Arnaud et Poncy en avril 1684 (ADBdR, 357 E 163, fo 1.906 ; 392 E 101, fo 474 ; 394 E 26, fo 1.105 ; 352 E 289, fo 62 et 392 E 106, fo 290).
23 Patricia Schiappacasse, « Les consuls génois, 1662-1695 », art. cit., p. 15 et Arthur Michel de Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants de Province, t. 1, 1683 à 1699, Paris, imprimerie nationale, 1874, p. 265 (lettre du contrôleur général à l’intendant de Provence Lebret, 8 novembre 1691).
24 ANF, G7 458, Lettre de Morant du 11 février 1680 au contrôleur général des finances.
25 Olivier Raveux, « The Orient and the dawn of Western industrialization… », art. cit.
26 Junko Thérèse Takeda, « Silk, Calico and Immigration in Marseille », art. cit.
27 Texte de l’affranchissement du port de Marseille de 1669 in ACCIMP, I 58.
28 C’est ce que montrent les salaires versés dans la passementerie et l’indiennage (cf. les exemples des compagnons Antoine Faure et Antoine Bourdin dans les années 1670 : ADBdR, 381 E 258, embauche du 10 juin 1672 et 351 E 993, embauche du 10 octobre 1676).
29 Données aimablement communiquées par Gilbert Buti.
30 Sur les Gavots, cf. Michel Vovelle, « Gavots et Italiens : les Alpes et leur bordure dans la population marseillaise au xviiie siècle », Provence Historique, fasc. 108, t. 27, 1977, p. 137-169 et le numéro 40 la revue Verdons « Les Gavots et Marseille » paru en 2013.
31 Quelques exemples de contrats d’apprentissage d’une durée de quatre, cinq ou même parfois de six ans pris dans les secteurs de la teinture de la soie, de la passementerie et dans l’indiennage au cours des années 1670-1680 : ADBdR, 351 E 992, fo 595 vo ; 351 E 996, fo 204 vo ; 351 E 1129, fo 163 ; 354 E 151, fo 346 vo ; 367 E 160, fo 228 vo ; 367 E 177, fo 1.019 ; 367 E 180, fo 291 vo ; 367 E 182, fo 240 vo et 908 vo ; 381 E 269, fo 458 ; 383 E 123, fo 234 et 272 ; 383 E 124, fo 359 ; 393 E 95, fo 293 vo ; 393 E 96, fo 18 et 393 E 98, fo 476 vo.
32 En 1698, par exemple, l’hôpital de la Charité reçoit une somme totale de 1 808 livres tournois des maîtres bonnetiers marseillais pour les travaux effectués en leur faveur dans l’établissement (ADBdR, 7 HD E 80).
33 ADBdR, notaire Pierre Maillet, 394 E 32, fo 12 et 833; 394 E 33, fo 79 et 81; 394 E 34, fo 714 vo et 448.
34 Après avoir été interdite à partir de 1689, la fabrication des indiennes est de nouveau permise à Marseille en 1703, à condition que les produits des ateliers restent dans la ville ou soient expédiés à l’étranger.
Auteur
CNRS, TELEMMe, Aix-Marseille université, France
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