La Révolution française : l’âge d’or des élections
p. 181-193
Texte intégral
1Au début des années 1990, les élections de la décennie révolutionnaire constituaient encore un aspect négligé ou méconnu de l’historiographie contemporaine de la Révolution française. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Au cours des années récentes les élections de toutes sortes (municipales, cantonales, départementales, administratives, judiciaires et ecclésiastiques...) ont été l’objet d’un examen attentif. Bien sûr, du fait de l’état lacunaire de la plupart des procès-verbaux conservés aux archives départementales, on doit se contenter de sondages en matière de niveau de participation, ou sur le profil socioprofessionnel des élus. Malgré tout, les chercheurs ont pu mener des travaux exhaustifs sur des années particulières, à travers un tour de France, comme Melvin Edelstein ou, suivant l’exemple de Georges Fournier, sur une région entière1.
2Craignant de demeurer solitaire sur ce chantier électoral, je me retrouvais bientôt en compagnie de plusieurs collègues français et américains. Ils m’ont beaucoup aidé dans la mise en œuvre de mes propres travaux, y compris Patrice Gueniffey, qui m’a devancé dans la publication d’une étude générale2. C’est grâce à eux que les élections sont aujourd’hui à l’ordre du jour. Et parmi les témoignages les plus éloquents de cette actualité, on peut citer l’ouverture à Paris d’un atelier consacré à leur étude historique, ou la parution récente du guide électoral de la Révolution rédigé par Serge Aberdam, Bernard Gainot et d’autres3. Nous devons d’abord nous interroger sur les causes du manque d’intérêt passé pour le phénomène électoral. La réponse est sans doute à rechercher dans la prépondérance des aspects économiques et sociaux au sein de l’historiographie de cette époque. Dans cette optique, l’accent est plutôt mis sur les revendications et les mouvements sociaux qui impulsent les événements révolutionnaires. Les journées parisiennes prennent alors plus d’importance que le phénomène électoral dans la détermination du projet révolutionnaire. Le renouveau de l’histoire politique, et surtout l’intérêt porté à la culture politique, par contre, conduisirent les historiens à une remise en cause de cette perspective. À l’égal de la presse ou des associations, les élections deviennent ainsi un champ de recherche à part entière. Qui plus est, à la différence de la plupart des premières études consacrées aux élections, il s’agit désormais d’étudier les électeurs aussi bien que les élus4. Au-delà de l’étude des députés des assemblées nationales, l’accent est mis par les chercheurs actuels sur la pratique, l’imaginaire, le discours et l’histoire matérielle des élections.
3L’inventaire des élections de la décennie révolutionnaire est aujourd’hui si avancé qu’il est temps de passer en revue ce qui a été fait, de recenser les apports, d’exposer les lacunes et de répondre aux critiques. Car, malgré tout, la tendance à minimiser l’importance de la Révolution dans ce domaine demeure, en soulignant par exemple les limitations d’un suffrage censitaire, qui fonctionne à deux degrés. En même temps on insiste sur les taux relativement bas de participation. Le mécanisme électoral lui-même est perçu comme archaïque. La violence et l’accaparement des places par une minorité peu représentative sont mis en avant5. Les élections de la Révolution sont considérées comme « une préhistoire du vote », un apprentissage précoce, ou même pire comme une expérience avortée6
4Bien sûr, il existe des tensions, voire des contradictions, au sein du projet électoral révolutionnaire, inévitables à l’occasion d’un tel effort pionnier. En même temps, il ne faut pas juger les élections des années quatre-vingt dix du point de vue des scrutins actuels. Il est nécessaire, au contraire, de mettre l’accent sur l’originalité de l’expérience électorale sous la Révolution, donc ne pas l’apprécier comme une simple anticipation du vingtième siècle, mais plutôt comme la fructueuse confrontation des éléments et traditionnels et nouveaux. Cette considération émise, il est indéniable que la riche nature de la pratique du vote, à travers la souveraineté et la sociabilité des votants, donne aux élections de la période révolutionnaire un caractère exemplaire et inédit.
5Le suffrage constitue l’aspect du processus électoral de la Révolution le mieux connu, et pourtant il est souvent mal compris. Le débat aux assemblées sur le droit de cité attire l’attention des historiens sur le cens et, avant tout, sur le célèbre marc d’argent7. Certes l’idée du citoyen « passif », qui ne vote pas, inventée par Sieyès, avait dès le début provoqué des interrogations. On chercha vite à trouver des synonymes moins désagréables comme citoyen « inactif » ou « non-actif », avant de se dispenser complètement du terme, malgré le retour effectif du cens électoral dans la Constitution de l’an III. Cependant, en 1790, l’exclusion des « passifs », masculins et adultes n’est critiquée que par très peu de monde, hors de l’Assemblée nationale comme en son sein (Robespierre et Grégoire sont une exception honorable). L’exclusion des femmes est encore moins contestée, alors qu’elle est devenue particulièrement visible aujourd’hui8. C’est plutôt le marc d’argent (environ 50 livres en impôts directs) qui provoque des critiques dans la presse en 1791, car ce critère d’éligibilité au niveau national concerne directement l’avenir des députés au sein de la Constituante.
6Les rares listes ou calculs des éligibles sous le régime du marc d’argent, qui sont conservées, suggèrent que moins de 10 % des ayants droit de voter de 1790 peuvent satisfaire au cens de député9. Mais il est tout aussi évident que les trois journées de travail qu’il faut payer en impôts directs pour accéder au droit de vote au début de la Révolution sont plus répandues qu’on ne l’a pensé. Deux hommes adultes sur trois les possèdent, soit plus de quatre millions de français. De ce fait, le suffrage en voie d’élargissement devient quasi universel en 1792 (les sans-emplois et les domestiques restent exclus, mais on diminue l’âge du vote à vingt-et-un au lieu de vingt-cinq ans). Le suffrage masculin vraiment universel s’inscrit dans la Constitution de 1793, qui n’est jamais appliquée, mais, sous le Directoire à partir de 1795, quelque six millions d'ayants droit de voter restent en place ; il ne faut plus payer qu’un « impôt direct quelconque » pour accéder au suffrage. La transition au suffrage universel masculin demeure inachevée, sans pour autant un retour au point de départ.
7Malgré la réticence des politistes à concevoir les années quatre-vingt dix du dix-huitième siècle dans ces termes, la Révolution représente bien l’avènement de la démocratie masculine au sens large du terme, et il s’agir de la première expérience de ce genre en Europe. Il est possible d’objecter, cette fois avec plus de raison, que les élections législatives tout au long de la décennie révolutionnaire sont indirectes, dans un effort de la part des notables d’équilibrer « le nombre et la raison » (en empruntant les mots de Patrice Gueniffey). Les députés nationaux, comme tout le personnel administratif, judiciaire et ecclésiastique du département, et (jusqu’en 1795) du district, sont choisis au deuxième stade du système. Malgré l’insertion de l’élection directe dans la Constitution de 1793, et la proposition réitérée en sa faveur plus tard en 1795, ces deux étapes restent en place à la fin, comme au début des années 1790. Pourtant, ce raisonnement ignore le fait que trois millions de Français sont éligibles en tant qu’électeurs de deuxième degré aux débuts de la Révolution. Même à la fin des années quatre-vingt dix, sous un Directoire plus restrictif, nous constatons encore la présence d’un million d'ayants droit de voter qui peuvent accéder aux assemblées secondaires de département. Trop d’historiens confondent la distinction cruciale entre le total des élus d’une année à l’autre (30 000 à 40 000) et le taux, massivement plus élevé, de ceux qui sont susceptibles de participer à l’élection au deuxième niveau10.
8D’ailleurs les élections municipales, comme les élections des juges de paix (qui suscitent un grand intérêt), ou des officiers de la garde nationale, sont directes tout au long de la Révolution. L’électorat de base est aussi invité à participer à deux « plébiscites » (ou plutôt votes sur les Constitutions) en 1793 et 1795 ; dans ces deux cas c’est le nombre seul qui compte11. En effet, aux débuts de la Révolution on assiste à une véritable pléthore d’élections, surtout au stade local, où environ un million de postes sont à pourvoir. Sous le Directoire le nombre d’officiers élus est certes réduit, mais il reste quand même au delà des 100 000 au total. Le phénomène électoral est renforcé par l’incidence des élections aussi bien que par l’électivité de toute sorte d’emplois. Tous les ayants droit de voter sont appelés à voter au moins quinze fois pendant la décennie révolutionnaire. Au cours des premières années ces occasions se succèdent vite, l’une après l’autre : par exemple, dans la ville de Toulon, où j’ai retrouvé une riche série de procès-verbaux électoraux, les citoyens sont appelés à voter sept fois en 179112.
9Quand les historiens dépouillent des archives électorales, comme celles de Toulon, ils découvrent souvent des taux de participation plutôt bas. Certes, les premières élections de 1790, municipales ou cantonales, sont bien fréquentées, avec des chiffres particulièrement élevés dans l’Aube ou la Côte-d’Or, par exemple. Mais, le taux moyen se situe autour de 50 %. Plus surprenant, dans le Midi, si renommé pour sa « sociabilité méridionale », le niveau départemental ou municipal de participation excède rarement les 30 %. On doit aussi prendre en compte l’exception parisienne : dans la capitale les 20 % d’assistance sont rarement dépassés13. Par la suite ce seuil modeste est rarement atteint. Le suffrage élargi de 1792 produit un taux moyen de participation de 15 % pour l’élection de la Convention nationale. Pire encore, à la fin de la décennie révolutionnaire, on peut estimer le niveau d’assistance aux élections primaires de l’an VII (1799) à seulement 10 %14. Ce constat numérique peut expliquer pourquoi plusieurs commentaires constatent que l’expérience électorale de la Révolution s’est heurté à un échec.
10Cependant, il faut éviter les conclusions hâtives. Ces chiffres peu convaincants demandent une réévaluation, surtout au tournant du vingt-unième siècle, alors que nous savons que les taux élevés de participation électorale ne vont pas de soi. Avant tout, il nous importe de souligner que la diminution du niveau de participation n’est pas du tout un phénomène linéaire qui continue tout au long des années quatre-vingt dix. Bien sûr, les pourcentages élevés de 1790 ne se répètent pas en 1791 et 1792, mais le taux d’assistance remonte à plus de 30 % dans le plébiscite de 1793. Après un nouvelle chute en 1795, une hausse de la participation en 1797 et 1798, aux environs de 25 %, est perceptible. Les 10 % de 1799 ne sont pas inédits, et une nouvelle augmentation n’est pas à exclure quand le coup d’état de brumaire met fin à l’expérience révolutionnaire (au moins dans sa fréquence et compétitivité)15. En même temps, reflet d’une variation considérable d’un département à l’autre, voire d’un canton à l’autre, des taux relativement massifs sont encore attestés, même sous le Directoire si décrié de ce point de vue : plus de 70 % à Toulouse dans les élections municipales de 1798, par exemple16.
11Comme d’habitude, il faut utiliser les chiffres avec beaucoup de prudence : la statistique électorale elle-même demande quelques précisions sur ses critères d’analyse. Le total des ayants droit de voter détermine évidemment le niveau de participation aussi bien que le taux des assistants. Or, ces derniers représentent les hommes adultes imposés selon le critère du cens, ce sont donc des citoyens actifs potentiels. Mais pour exercer le suffrage, il est tout aussi nécessaire d’avoir versé l’impôt, prêté le serment civique, et d’être enregistré pour le service de la garde nationale. À Paris, une fois effectué le calcul de ceux qui sont réellement susceptibles de voter, après avoir rempli ces autres conditions exigeantes, les inscrits proprement dits représentent la moitié des ayants droit17. Dans ces circonstances, il n’est pas malhonnête de multiplier par deux les pourcentages de participation. Qui plus est, suite à la déclaration de la guerre en 1792, des centaines de milliers d’hommes adultes sont effectivement privés du droit de voter – sauf pour les plébiscites quand les effectifs des armées de terre et de mer sont invitées à y prendre part en corps –, mais ils restent toujours inscrits sur les listes des ayants droit de voter dans leurs communes d’origine. En même temps l’état de guerre civile qui afflige les pays de l’Ouest, par exemple, décourage naturellement une forte participation électorale.
12La statistique des individus qui assistent aux élections demande aussi à être précisée, car sous la Révolution comme au cours des années suivantes jusqu’en 1848, on vote en assemblée et on peut participer ainsi à plusieurs tours d’élection. Il faut toujours commencer par la constitution d’un bureau composé de président, secrétaire et scrutateurs, avant de procéder aux élections des postes à pourvoir. Ceux-ci nécessitent chacun un vote : dans le cas des élections municipales, au début des années quatre-vingt dix, maire, conseillers, conseillers adjoints et procureur sont élus séparément et, dans chaque cas on assiste à trois tours de scrutin à la recherche d’une majorité absolue.
13Cette procédure représente l’héritage de l’Ancien Régime, qui est à l’origine d’une riche tradition électorale toujours pratiquée au niveau local pendant le dix-septième et dix-huitième siècle18. Elle produit des taux fluctuants de votants, qui vont et viennent selon leur gré, généralement, mais qui ne sont pas forcément plus nombreux au début qu’à la fin du processus. J’avais tort dans mes propres travaux de m’en tenir au premier tour de vote pour le titulaire d’un office dans le but d’effectuer mes calculs des taux de participation – préjugé tiré de mes conceptions contemporaines – : parfois c’est le deuxième ou le troisième tour qui attire plus de votants selon le scrutin. La formation préliminaire du bureau, qui dirige l’assemblée et dont l’élection indique les rapports de force entre les partis en concurrence, constitue souvent la partie du processus la plus suivie. En effet, il ne faut pas privilégier un vote sur l’autre dans ce système. D’ailleurs, le choix du taux le plus élevé, pris à n’importe quel moment du processus, est toujours inférieur au total des différents individus qui assistent aux séances particulières et prennent ainsi une part à l’élection. Il est malheureusement très rare de trouver des chiffres pour chaque tour de vote mais, quand les procès-verbaux sont assez détaillés pour le calculer, le nombre des participants augmente jusqu’à 20 %19.
14Au lieu de condamner les ayants droit pour leur indifférence devant les urnes il faut considérer le temps qu’on doit consacrer au devoir de citoyen dans les années 1790. La participation à plusieurs votes peut durer deux jours, même plus, et dans le cas des élections cantonales, les citoyens doivent se déplacer de quelques kilomètres. Voulant éviter une trop grande perte de temps précieux, les assemblées s’ouvrent normalement le dimanche matin à la sortie de la messe. Beaucoup dépend du calendrier. Sous le Directoire le mois de germinal (mars-avril) est consacré aux élections : époque de l’amélioration du temps, avant le début des grands travaux à la campagne. Par contre, au début des années 1790 les séances électorales ont lieu en été : premières cantonales en mai-juin 1790, premières législatives en juin 1791, et élections à la Convention en août-septembre 1792.
15Dans ces circonstances, l’excuse des moissons est attestée : les citoyens ressentent une certain répugnance à payer un prix si élevé pour aller voter. L’attrait de l’abstention « consensuelle » est tout aussi grand : pourquoi perdre du temps aux assemblées quand le résultat est effectivement connu d’avance, faute de vrai choix (en l’absence de candidats déclarés on est toujours obligé d’ouvrir les séances). Quand la rivalité est par contre plus vive, entre particuliers, partis, ou communautés (aux cantonales) le niveau de participation est habituellement plus fort, constatation qui démontre une certaine connaissance électorale au lieu de l’ignorance souvent dépeinte. Il persiste aussi une notion de « procuration », c’est-à-dire que la tâche de représenter les intérêts de la communauté villageoise est laissée aux maires et conseillers déjà élus. Dans la Gironde en 1793, lors du vote sur la Constitution de 1793, les officiers municipaux des Salles arrivent à l’assemblée cantonale de Belin et déclarent qu’ils sont munis du plein pouvoir de voter de la part des autres habitants20.
16La prépondérance des élus municipaux parmi les électeurs de deuxième degré s’explique par cette mentalité. La représentation des communautés fait partie de leur mandat et, fait marquant, ils remplissent fidèlement leur tâche. Malgré le déplacement au chef-lieu de département et la longue durée des assemblées – plutôt des semaines que des journées – leur taux d’assistance sont très élevés (surtout en l’absence du remboursement des frais jusqu’en 1792). À la différence des assemblées primaires, et sauf dans les élections des évêques constitutionnels en 1791 et les assemblées pour choisir les députés à l’Assemblée législative en juin de la même année (également perturbées par le schisme religieux), il est rare de trouver un niveau d’absentéisme plus haut que 20 %. Bien sûr, les mêmes conditions de votes multiples pour nommer à une variété de postes suscitent une participation très variable. Le choix des députés nationaux est toujours bien suivi, même si en revanche les postes moins importants, qui ont lieu à la fin des séances, attirent beaucoup moins de monde.
17On peut conclure que, malgré tout, la moitié des hommes adultes participe de temps en temps aux élections et qu’un million d’entre eux vote régulièrement, chaque année, tout au long des années quatre-vingt-dix. Autrement dit, l’acte de voter représente une activité de masse, qui concerne globalement une mobilisation d’individus plus grande que dans les clubs ou dans le fait de lire les journaux. Les élections constituent donc le moyen majeur d’apprentissage de la politique sous la Révolution. En plus il faut souligner la grande signification du vote à cette époque, parce qu’il est loin d’être le geste simple et solitaire que nous entreprenons aujourd’hui pour voter. Au contraire, les assemblées électorales des années révolutionnaires constituent une vraie école de la citoyenneté.
18L’aspect le plus intéressant et le plus important des élections de la Révolution, mais toujours le plus méconnu, c’est le comportement des votants. Encore une fois j’ai dû réviser mes propres opinions car je regardais le mécanisme d’assemblée électorale comme archaïque et ses manifestations comme bizarres. Pourtant, il faut apprécier les mérites d’un système qui est bien différent de l’actuel, mais pas forcément à son détriment, voire à son avantage. Le moment du vote est public et collectif, et non privé et individuel. Par conséquent l’espace électoral est beaucoup plus large que le nôtre, surtout au début des années quatre-vingts dix, où les votants ont une grande liberté. La singularité de la pratique électorale révolutionnaire réside dans l’exercice de la souveraineté par les assemblées : il en ressort une riche sociabilité, perceptible à tous les stades et dans chaque sorte d’élection.
19La souveraineté commence par l’élection du bureau qui gère les opérations et décider des débats. C’est un processus qui demande du temps, mais son caractère de privilège permet aux votants de se prémunir face aux pressions gouvernementales, comme le démontre parfaitement l’exemple des périodes napoléoniennes ou de la Restauration, quand le président est nommé par le pouvoir21. Sous la Révolution, par contre, la police d’assemblée et le droit de voter font partie de la souveraineté des électeurs : on discute l’admission des hommes à la citoyenneté. En 1792 et 1793, de plus, c’est l’assemblée qui décide de la manière de voter. On se sert normalement du bulletin (qui n’est pas secret dans le cas des illettrés qui doivent demander aux scrutateurs d’écrire leurs billets), mais aux débuts de la République les radicaux préfèrent un moyen plus « transparent », le vote à haute voix, à main levée, ou assis et levé.
20En 1790 et 1791, tout commence par une célébration de la messe (on vote d’habitude le dimanche, et les assemblées ont lieu pour la plupart dans les églises), mais cette tradition se perd sous la République. En tout cas, la séance électorale s’ouvre souvent avec un discours du président élu, qui peut commenter la situation politique aussi bien que constater l’objet de la réunion. Par la suite on reçoit des visites ou délégations de la part des municipalités, clubs ou associations, et même des particuliers. Dans l’assemblée du département de l’Orne en 1792, un baptême est célébré par l’évêque constitutionnel du département qui est lui-même membre de l’assemblée : les noms Aluise Hyacinte Electeur sont donnés au pauvre enfant et 300 francs sont attribués à la mère, jeune femme d’un volontaire22.
21L’assemblé électorale sous la Révolution est aussi un espace délibératif ; le vote ne se réduit jamais à l’élection. Suivant la coutume de l’Ancien Régime, le débat reste inextricablement associé au choix électoral et va plus loin que l’exercice du simple droit de pétition. Les deux activités vont naturellement de pair dans les élections aux États généraux de 1789, ainsi la rédaction des cahiers de doléances s’effectue en même temps que l’élection des députés. Selon cette tradition, le député est le porte-parole des vœux, aussi bien que des voix de ses votants, et la notion du mandat reste ancrée dans les mentalités, malgré son abolition officielle pour faciliter la transition des États généraux à l’Assemblée nationale. Par la suite des résolutions en ce sens sont prises, par exemple la demande que le déplacement et l’hébergement au chef-lieu de département soient payés aux électeurs du deuxième degré, ou que les députés partent avec les procès-verbaux (qui seront vérifiés à l’Assemblée nationale). Ainsi s’explique, à travers cette pratique, les origines du célèbre mouvement sectionnaire (de Paris et d’ailleurs). Elle est même reconnue dans la législation de la fin de 1789, qui permet la réunion des assemblées exclusivement pour délibérer sur présentation d’une pétition de la part de 150 citoyens.
22La pratique du débat est toujours possible au sein des assemblées électorales, même en l’absence d’une pétition : au début des années quatre-vingt-dix, beaucoup de sujets étrangers à l’élection sont traités dans les assemblées, qui continuent ainsi la tradition des assemblées paroissiales ou de la communauté. De tels débats sont spécifiquement autorisés dans les votes sur la Constitution de 1793 où, à côté des matières proprement constitutionnelles, nous retrouvons des plaintes en faveur des prêtres assermentés, ou du prix des grains, par exemple. Mais à partir du Directoire le pouvoir tente de restreindre cet espace citoyen ; à vrai dire pas toujours avec succès, dans la mesure où la défense de la délibération, imposée aux assemblées au cours du siècle suivant, témoigne de la forte persistance de cette notion dans l’imaginaire électoral. Signalons aussi l’inscription des opinions dans la marge des registres de vote dans les plébiscites napoléoniens, ou sur les bulletins de vote tout le long du dix-neuvième siècle, et concluons à la longévité de cette pratique délibérative23.
23La discussion des choix électoraux se fait naturellement dans les assemblées, surtout en l’absence de candidats déclarés et de campagnes électorales, pratiques que la mentalité électorale de la période suspecte conjointement. Bien sûr, des moyens de faire publier les candidatures dès 1790 sont proposés. Brissot propose ainsi plus de discussion et des personnages sont nommés dans la presse. En l’an V, une brève expérience des candidatures déclarées est attestée24. Cependant, il est significatif que cette expérience ne se répète pas, en dépit des inconvénients d’une pratique qui risque de laisser les votants dans le vide et de faire tomber le choix sur un individu ne voulant pas accepter la commission. Les démissions immédiates existent et, afin d’éviter encore une réunion électorale, chacun cherche à persuader l’élu de revenir sur sa décision au nom du service rendre à ses concitoyens. Il est surtout difficile de trouver des évêques constitutionnels parmi les humbles curés : dans les Deux-Sèvres en 1791 par exemple, il a fallu se réunir une troisième fois, à la suite d’un double refus de la charge épiscopale25.
24Il faut admettre que je regardais cette pratique comme un autre exemple de l’archaïsme du système électoral révolutionnaire. Toutefois, on peut retourner l’argument de la longueur des assemblées et des dissensions au sein de l’espace délibératif en le considérant comme partie intégrante de la souveraineté des votants, qui possèdent la liberté de nommer ceux qu’ils veulent sur le bulletin. Or, de nos jours, ce droit est confisqué au profit des partis politiques (« factions » mieux organisées que les groupes tant suspectés par les contemporains de l’époque révolutionnaire), ce qui représente une limitation du choix électoral pire que les pressions d’assemblée. On doit attendre 1889 avant que la déclaration de candidature devienne obligatoire en France, et la grande liberté des votants du siècle précédent est renforcée par le peu d’influence exercée par le gouvernement après 1789. La situation évolue, surtout sous le Directoire, quand l’administration (en la personne des commissaires du pouvoir exécutif) commence à s’immiscer dans le processus. Mais, faute de pouvoir déterminer facilement la présidence des assemblées ou la nomination des candidats, le pouvoir manque de moyens disponibles sûrs en ce domaine.
25Les assemblées électorales de la Révolution ont la réputation d’être troublées et indisciplinées (mais ce n’est pas partout le cas : les votants de la Lorraine sont généralement sages)26. D’où l’objection que le débat devient facilement combat. La sociabilité a son revers dans la violence dont on retrouve maints exemples, parfois du fait de tensions de clocher : dans l’Aude on explique une rixe à l’assemblée primaire d’Azille par la tradition de bagarre chaque fois que les hommes des communautés comprises dans le canton se rencontrent27. Au cours de la Révolution, une tendance à la lutte politique plus que paroissiale s’observe, mais les partis en présence ne déterminent pas les résultats aussi facilement que Gueniffey le laisse supposer. La pratique notoire des scissions, mauvais fruit du système d’assemblées, devient presque de règle sous le Directoire28. La séparation reflète la division interne, et aussi parfois la politique des agents du gouvernement devant leur impuissance à influencer les élections. Mais le désordre accompagne souvent la liberté dans la mesure où, dans les mots d’un contemporain, le calme caractérise plutôt le comportement des esclaves (et bientôt le modèle électoral napoléonien). Les députés de la fin des années quatre-vingt dix cherchent à trouver un juste milieu entre liberté et régularité. Faute d’y être arrivé avant le coup d’état de brumaire, nous pouvons quand même constater que la compétition électorale est bien établie, sinon le pluralisme.
26Un dernier avantage du système d’assemblées électorales est évident, c’est la participation des non-votants, sujet qui rejoint mes remarques initiales sur l’étendue considérable du suffrage à l’époque. L’espace électoral est accessible au grand public, souvent admis au local, comme observateur, et qui peut donc se mêler aux électeurs entre les séances. Les assemblées départementales, composées des seuls électeurs de deuxième degré, offre de bons exemples de cette plus large ouverture29. Plus étonnant est le fait que des femmes, et parfois des enfants, soient présents. En 1793, à l’apogée de l’élargissement de l’espace électoral, des femmes ont parfois voté. Dans ce célèbre vote sur la Constitution, le processus ainsi ouvert se transforme en fête : dans la Haute-Garonne la journée termine dans la farandole30. En effet, sous le Directoire, quand l’espace électoral commence à se rétrécir un peu, une fête de la souveraineté du peuple se déroule à la veille des élections de germinal où jeux et chansons accompagnent les discours consacrés aux devoirs et droits des citoyens.
27Les politistes parlent souvent de modernisation et d’acculturation du vote au cours du dix-neuvième siècle comme d’une nouveauté. Certes, pendant la deuxième moitié du siècle, le suffrage masculin universel et la participation de masse (aux législatives au moins) deviennent la règle. Pourtant il faut peser les régressions aussi bien que le progrès dans cette histoire électorale : à l’avenir on vote plus, mais on participe moins. Les élections, certes mieux suivies au cours du dix-neuvième siècle, s’affadissent par un processus de normalisation et de discipline. La pratique du vote se réduit (non sans protestations) à un acte isolé et privé, symbolisé en 1913 par l’institution de l’isoloir. L’espace électoral se déplace du bureau de vote réglementé, vers des réunions particulières où les candidats sont choisis, les discours donnés et les résultats célébrés. Les votants deviennent de plus en plus des spectateurs passifs, dont la souveraineté est confisquée au nom de l’ordre républicain. Sous la Révolution, par contre, les citoyens masculins actifs sont vraiment « actifs ». Malgré, mais aussi à cause des inconvénients de la procédure par assemblée, les élections de la Révolution représentent de véritables écoles de la citoyenneté, fréquentées par une forte minorité des hommes adultes, allant parfois vers la grande majorité. Au cours de leur expérience remarquable, inédite, et jamais répétée, ces citoyens goûtent la réalité et non pas l’illusion de la démocratie. Réinsérée dans un contexte plus large de l’histoire du suffrage universel, la période révolutionnaire prend de nouveau de l’ampleur en tant que véritable âge d’or des élections.
Notes de bas de page
1 M. Edelstein, « Vers une “sociologie électorale” de la Révolution française : la participation des citadins et campagnards (1789-1793) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 22, 1975, p. 508-29, pour ne citer qu’un article pionnier parmi ceux qui l’ont suivi. G. Fournier a également publié d’innombrables articles sur la pratique électorale de la Révolution, mais on peut consulter son grand ouvrage, Démocratie et vie municipale en Languedoc du milieu du XVIIIe au début du XIXe siècle, 2 vols., Toulouse, 1994.
2 P. Gueniffey, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, 1993. Mes propres travaux sont pour la plupart résumés dans Elections in the French Revolution. An apprenticeship in democracy, 1789-1799, Cambridge, 1996.
3 S. Aberdam et al, Voter, élire pendant la Révolution française 1789-1799. Guide pour la recherche, Paris, 1999. Ce livre comprend une très utile bibliographie, p. 83-110.
4 Certes il y avait des exceptions, surtout parmi les volumes consacrés à l’étude de l’esprit public, par exemple H. Labroue, L’esprit public en Dordogne pendant la Révolution, Paris, 1911.
5 P. Gueniffey accentue sa critique dans « La difficile invention du vote. L’expérience révolutionnaire du suffrage et ses apories », Le Débat, 116, 2001, p. 17-31.
6 R. Huard, Le suffrage universel en France, 1848-1946, Paris, 1991, p. 14. Par contre, P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, 1992, prend au sérieux les années révolutionnaires.
7 O. Le Cour Grandmaison, Les citoyennetés en Révolution (1789-1794), Paris, 1992, par exemple.
8 Dans le monde anglo-saxon, au moins. Voir O. Hufton, The limits of citizenship in the French Revolution, Toronto, 1989.
9 M. Crook, Elections in the French Revolution, p. 46 et Gueniffey, Le nombre et la raison, p. 100-1.
10 J. Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1951, p. 74, par exemple.
11 S. Aberdam, L’élargissement du vote entre 1792 et 1795 au travers du dénombrement du Comité de Division et des votes populaires sur les Constitutions de 1793 et de 1795, Université de Paris I, 2001.
12 M. Crook, « The people at the polls: electoral behaviour in revolutionary Toulon, 1789-1799 », French History, 5, 1991, p. 172-4.
13 M. Genty, Paris, 1789-1795. L’apprentissage de la citoyenneté, Paris, 1987.
14 B. Gainot, 1799, un nouveau Jacobinisme ? La démocratie représentative, une alternative à Brumaire, Paris, 2001, p. 27 et seq.
15 J. Y. Coppolani, Les élections en France à l’époque napoléonienne, Paris, 1980, reste l’ouvrage de référence, mais le sujet est à renouveler. Voir mes remarques dans « The uses of democracy. Elections and plebiscites in Napoleonic France », M.F. Cross et D. Williams (eds), The French experience from republic to monarchy, 1792-1824. New dawns in politics, knowledge and culture, Basingstoke, 2000, p. 58-71.
16 M. Crook, Elections in the French Revolution, p. 143.
17 P. Gueniffey, Le nombre et la raison, p. 83.
18 Les élections sous l’Ancien Régime demandent plus de recherche. Voir G. Saupin, Nantes au XVIIe siècle. Vie politique et société urbaine, Rennes, 1996.
19 J.-P. Rothiot, « L’apprentissage de la démocratie dans la Lorraine rurale (1790-1800) », dans R. Chagny (éd.), La Révolution française. Idéaux, singularités, influences, Grenoble, 2002, p. 278-82.
20 M. Crook, Elections in the French Revolution, p. 105.
21 Pendant les Cent-Jours de 1815, épisode « révolutionnaire », on rétablit l’élection des présidents d’assemblée, et aussi l’élection des conseils municipaux de village.
22 A. Patrick, The men of the First Republic. Political alignments in the national Convention of 1792, Baltimore, 1972, p. 167.
23 M. Crook, « Les réactions autour de brumaire à travers le plébiscite de l’an VIII », J.-P. Jessenne (éd.), Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, Rouen, 2001, p. 323-31.
24 M. Crook, « Le candidat imaginaire, ou l’offre et le choix dans les élections de la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française, 2000, p. 91-110.
25 M. Crook, « Pratiques et principes électoraux dans l’Église constitutionnelle, 1791-1801 », Chagny (éd.), La Révolution française, p. 294.
26 J.-P. Rothiot, « L’apprentissage de la démocratie », p. 274-5.
27 M. Crook, Elections in the French Revolution, p. 75.
28 J.-R. Suratteau, Les élections de l’an VI et le coup d’état du 22 floréal (11 mai 1798), Paris, 1971.
29 B. Gainot, « Les troubles électoraux de l’an VII : dissolution du souverain ou vitalité de la démocratie représentative ? », AHRH, 1994, p. 447-62.
30 R. Baticle, « Le plébiscite sur la Constitution de 1793 », La Révolution française, 57-8, 1909-1910.
Auteur
University of Keele
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