Créer un avant et un après l’événement : Roncevaux dans l’épopée française
p. 343-360
Texte intégral
1Victoire à la Pyrrhus ou défaite glorieuse, ambiguïté concentrée dans le regard de Roland mourant tourné vers l’Espagne, la bataille de Roncevaux telle qu’elle est narrée dans La Chanson de Roland porte en germe la problématique même qui nous intéresse : la création d’un avant et d’un après l’événement. En effet, non seulement cette chanson de geste refonde le genre littéraire épique et en forge un modèle, constituant en soi un événement littéraire dont découle une production sur plus de quatre siècles, mais en outre, en se centrant sur l’épisode de Roncevaux, elle hisse au rang d’événement un fait historique, on le sait, assez ténu, en élaborant une construction narrative qui tend à l’expliquer par des causes et lui donne une suite aux conséquences variées.
2De surcroît, la symbiose de l’œuvre et du fait historique devenu événement va connaître un retentissement tel que l’épisode va servir de point d’ancrage à de nombreuses chansons de geste au mieux contemporaines de La Chanson de Roland et généralement postérieures. C’est particulièrement cette approche de Roncevaux par la postérité littéraire ne pouvant ignorer ce texte fondateur qui va nous intéresser ici, pour voir quelle utilisation les épopées font de l’épisode, comment elles l’analysent ou s’en servent.
3Alors que le texte de référence donne une suite à la bataille plus problématique que sa description et l’exposé de ses causes, le phénomène s’inverse dans la production épique qui s’y réfère. De la narration d’événements postérieurs à Roncevaux, plus ou moins lointains, à l’élaboration d’un avant plus problématique, qui devrait donner le change d’ignorer l’événement à venir, va se dessiner l’émergence d’une échelle de valeurs qui fait de Roncevaux le parangon de toute chose : la situation épique va s’y référer pour mieux être appréciée à sa juste démesure.
4Au-delà des différentes théories élaborées depuis deux siècles sur la transmission du souvenir de cette bataille, la distance qui sépare le fait historique, survenu en 778 dans l’ouest pyrénéen, de la lente apparition de sa mention, dans les annales et les Vitae, souligne le développement d’une tradition amenant à la construction d’un événement et l’émergence d’un genre littéraire, qui marquent les esprits comme l’ont mis en lumière les travaux de Rita Lejeune1. Ainsi la Nota Emilianense s’avère-t-elle contemporaine des premières mentions d’œuvres littéraires, qui rappellent la corrélation existant entre le métier de jongleur et les champs de bataille2. En outre, la mention de Guillaume-au-courb-nez dans cette note et l’existence du Fragment de la Haye soulignent le rapport qui va se tisser entre la bataille marquée par la mort de Roland et l’épopée, plus particulièrement avec le cycle d’Orange. Le passage de La Chanson de Guillaume faisant mention du corps d’un jongleur ramené par le héros du champ de bataille de l’Archamp – en réalité celui de son neveu – confirme d’emblée le lien étroit entre le genre épique et la bataille par l’exhortation au combat apportée par le jongleur et, plus implicitement, combien toute grande bataille porte en elle la référence à Roncevaux3.
5Ce n’est donc pas sans raison que, dans la version provençale narrant la mort de Roland, le poète choisit de faire retrouver le corps de Turpin par un jongleur, Portajoyas, qui prononce le planctus et meurt de chagrin4. Le fait est d’autant plus remarquable que rares sont les mentions de Turpin quand il est fait allusion aux morts de Roncevaux. S’il est nommé dans Les Enfances Vivien, c’est sans doute que le récit est en prise directe avec l’après Roncevaux. En effet, le récit s’ouvre en rappelant la bataille de Roncevaux, le caractère édifiant du châtiment subi par le traître et la capture de Garin d’Anseüne, obligé de confier son fils en otage aux Sarrasins5.
6L’héritage du texte fondateur n’interdit toutefois nullement quelque liberté, comme nous le remarquerons à plusieurs reprises. En effet, pour partie, la force de l’événement réside dans la façon de le rapporter, car déjà, quelles que soient ses sources, le génie de l’auteur de La Chanson de Roland est d’avoir donné à la bataille elle-même un contexte en rapportant des causes et en décrivant des effets propres à étoffer le fait historique et à le hisser au rang d’événement.
7De fait, on ne peut miminiser la part de construction littéraire quand on analyse par exemple les parallélismes entre les douze héros de l’arrière-garde, augurant des douze pairs de France, et les douze Sarrasins, eux-mêmes qualifiés de pairs. Ceux-ci seront tués, dans l’ordre même de leur énumération, à l’exception de Margaris, qui disparaît du récit (sans doute pour avertir Marsile selon Joseph Bédier).
8Certes, la critique littéraire a souligné combien l’après événement connaissait quelques faiblesses dans son élaboration, tant par l’épisode de Baligant et la conquête de Saragosse – fausse sur le plan historique – que par le problème de la chronologie des faits. Pour en donner un autre exemple, Pinabel est à la tête des trente parents de Ganelon qui prennent sa défense, et bien que le nombre et l’identité des otages ne soient pas précisés, ils sont encore trente à être pendus ce qui laisse à penser qu’il s’agit des mêmes parents, cependant que Pinabel est déjà mort dans le duel judiciaire.
9Néanmoins, la narration des faits postérieurs offre plus d’un intérêt. La mise en abysme que constitue le récit de la bataille par les païens au roi Baligant met en place l’association de Roland et d’Olivier aux douze pairs et aux vingt mille morts, association reprise régulièrement dans la suite du texte. Non seulement cette suite illustre la nécessité de mettre en place un après événement, qui, par l’importance des conséquences, ne peut que révéler la portée et donc l’ampleur de l’événement lui-même, mais la répétition génère un topos des pertes subies à Roncevaux, qui ne va plus cesser d’être repris par la production épique.
10Le fait n’a pas lieu d’étonner dans la mesure où toute la production épique est postérieure ou à tout le moins contemporaine de La Chanson de Roland, qui constitue donc une référence temporelle et littéraire, temporelle dans la mesure où les récits s’inscrivent dans la chronologie carolingienne, littéraire dans la mesure où le texte fournit un modèle et des références. Par là même, la moindre allusion à Roland entraîne dans la production épique la déclamation de l’hécatombe avec Olivier, parfois Turpin6, les douze pairs et les vingt mille hommes7.
11Mais dès lors que le récit s’inscrit à la suite de Roncevaux, le premier problème qui se pose en est l’interprétation comme victoire ou comme défaite. Dans ses premières laisses, Aimeri de Narbonne8 – texte en prise directe avec Roncevaux, puisque c’est sur le chemin du retour d’Espagne que Charlemagne est séduit par la vision de Narbonne et l’offre à la conquête – résume l’impression ressentie ; après le bilan de la première bataille (v. 82-91), celles livrées par Charlemagne sont ressenties comme une vengeance éclatante :
Mès après ce .iij. jorz ne tarja mie
Que il vencha sa riche baronnie,
Car sus Marsile asenbla s’ost banie ;
S’ocistrent tant de la gent paiennie,
Coverte en fu plus de lieu et demie
Toute la voie, et la place vestie ;
Si en chacierent par molt fiere aatie
Marsilion et sa gent maleie. (v. 117-24).
12Notons au passage que le report au troisième jour de ce combat amalgame la poursuite immédiate des païens de Marsile et la bataille contre Baligant, le lendemain ou le surlendemain.
13Toutefois le récit saurait d’autant moins masquer le chagrin de Charlemagne qu’il prend place entre la bataille de Roncevaux et le châtiment du traître, que le fidèle conseiller Naime appelle de tous ses vœux :
[…] – Voire, dist Charles, bien a France honnie !
.IIIIc. anz et plus après ma vie,
De la venchance sera chançon oïe. (v. 147-49).
14Et de fait, le texte est écrit quatre siècles après la mort de Charlemagne. Cependant, malgré la revanche prise sur les païens et celle annoncée – mais déjà connue du public – sur Ganelon, le texte insiste sur la lassitude éprouvée par l’entourage royal dans une construction toute littéraire, puisque l’empereur offre à douze preux, l’un après l’autre, de prendre Narbonne et de la tenir en fief, et essuie douze refus polis mais fermes et désabusés, qui résument l’état d’esprit de l’armée. Le parallélisme avec les douze pairs est évident, et lorsque Hernaut de Beaulande propose enfin son fils Aymeri, la réponse de celui-ci présente effectivement cette conquête avant tout comme une vengeance de la mort de Roland (v. 678-91). De surcroît, une fois la ville prise et christianisée, la relique que donne Charlemagne est la tête de saint Paul, ramenée d’Espagne (v. 1233-35) et Aymeri veut garder la ville en l’honneur de Roland, d’Olivier et des autres morts de Roncevaux et recommande à Charlemagne de tirer vengeance du lignage des traîtres (v. 1270 sq.). Ainsi plus d’un quart du texte est-il une suite immédiate de la bataille, qui continue à imprégner le texte.
15En effet, malgré la victoire sur Baligant et la prise de Narbonne, Roncevaux apparaît comme une fracture dans la vie de Charlemagne, ce que le poète soulignait d’emblée dans les premières laisses, au point d’autoriser les païens à relever la tête. Aussi l’amirant de Perse s’exclame-t-il à l’annonce de la prise de Narbonne :
A .c. deables ! tant a Charles duré !
Dès que paien orent Rollant tué,
Et Olivier le vassal aduré,
Et toz les pers de France le regné,
Si deust il avoir son tans finé ! (v. 3554-58).
16Mais le conseil d’attaquer Charlemagne et de s’emparer de tout l’empire lui paraît plausible.
17C’est également ainsi que réagit le roi des Saxons, au début de La Chanson des Saisnes, à l’annonce de la bataille de Roncevaux et des pertes subies (v. 135-48) ; néanmoins, comme le messager se contente d’énumérer de façon topique les pertes subies par l’empereur, sans parler de la défaite de Baligant, on peut toujours arguer que le jugement de Guiteclin est faussé.
18La tradition poétique présente à tout le moins Roncevaux comme l’amorce d’un déclin dans le règne de Charlemagne. Le poète de Gaydon ouvre son œuvre en constatant que Charlemagne n’a pu conquérir l’Espagne :
Ne la pot toute panre ne aquiter ;
La mors Rollant le fist moult reculer
Et mains conquerre, et mains l’en fist douter9.
19D’ailleurs, l’affaiblissement et le découragement des barons qui s’en suivent sont réaffirmés par Jean Bodel qui, dans La Chanson des Saisnes, les dit reculer devant la guerre contre les Saxons comme l’âne devant l’obstacle
20(v. 352-53 rédaction AR / 244-45 rédaction LT).
21Au-delà de ces jugements, la bataille de Roncevaux est également l’occasion d’étoffer la vie de personnages secondaires dans le cycle des Narbonnais, déjà fortement rattaché à l’épisode par Aimeri de Narbonne. C’est ainsi que Garin d’Anseüne, frère cadet de Guillaume d’Orange qui n’est le héros d’aucun texte, est réputé avoir été pris à la bataille de Roncevaux, en toute logique lors du retour de Charlemagne. Ce que nous apprend La Chevalerie Vivien : le héros éponyme est en Espagne depuis sept ans, comme Charlemagne avant Roncevaux, quand il provoque Desramé, en lui envoyant quelques centaines de Sarrasins mutilés10. Une fois encore, il est remarquable que le copiste du manuscrit E modifie largement une des laisses relatant l’affrontement final pour rappeler que jamais une telle chanson ne fut chantée depuis l’époque d’Olivier, s’offrant ainsi l’occasion de placer le topos des pertes.
22Le développement apporté à cette captivité par Les Enfances Vivien souligne que des incohérences peuvent survenir dans l’utilisation de Roncevaux. En effet, il n’est pas plausible que Garin se soit trouvé à Roncevaux avec son grand-père, Hernaut, puisque Aimeri ne se marie qu’après la prise de Narbonne, postérieure à la mort de Roland. Mais le récit se contente de se rattacher au récit fondateur, sans le suivre strictement, puisque dès le vers 16, Ganelon est dit pendu, peut-être par confusion avec les otages, cependant que dans Gaydon on le fait « as forches encroer »11.
23De même, ce texte-ci fait de Thierry l’écuyer de Roland pendant sept ans, sans doute durant la campagne d’Espagne : arrosé par le sang du martyr, il est envoyé par celui-ci à Charlemagne révéler la trahison12. Mais le personnage devient le fils de Geoffrey d’Anjou, cependant que dans la Chanson, il en est le frère. Le poète s’inspire peut-être d’une tradition littéraire selon laquelle il appartient à la génération suivante de venger Roncevaux, comme dans Aimeri de Narbonne.
24Il en va ainsi pour Vivien, pour lequel le parallélisme avec Roland dans La Chevalerie Vivien et Aliscans a depuis longtemps été souligné par la critique. Dans Les Enfances Vivien, texte postérieur à La Chevalerie, le début du récit explicite la présence du jeune héros en Espagne, qui prend la place de son père Garin comme otage. La demande d’échange est l’occasion pour le messager de rappeler à la mère du héros les morts de Roncevaux (v. 132-138), tout comme le sera l’exhortation des Français au combat lancée par Mabile, la mère adoptive (v. 2611-16). La soif de venger Roland est chez Vivien le signe d’une âme bien née qui n’attend pas le nombre des années. Défendant sa vie du haut de ses sept ans en frappant à coups de verges les païens, il s’écrit :
[…] se je vif tant que je ceigne m’espee,
la mort Rollant vos sera demandee
et la grant perte qu’en France en est remese13.
25Ainsi les textes élaborés plus tardivement tressent-ils les vies de Roland et de Vivien en écho à l’héritage du cycle narbonnais. C’est pourquoi, alors qu’on peut à juste raison supposer que Luiserne, ville espagnole portuaire, est plutôt sise sur la Méditerranée, aire de confrontation par excellence avec le monde sarrasin, l’armée française suit un itinéraire pour le moins intéressant. En effet, elle arrive d’est en ouest, de Gênes ou de Genève, transite par Saint-Gilles, mais passe par Roncevaux et Pampelune et y reste trois jours (v. 2884-85) avant de gagner Luiserne.
26Cette ville est également citée au début d’Anseïs de Carthage mais pour élaborer un autre type de suite, qui révèle les libertés que l’on peut prendre avec l’histoire. En effet, Charlemagne a conquis toute l’Espagne, donc Luiserne, donne l’apanage à son neveu, lequel voudra épouser la fille de Marsile, qui a survécu. Mais il est intéressant de remarquer que là encore les barons déclinent l’offre de Charlemagne de tenir l’Espagne, qu’il appartient à la jeune génération de relever le défi (v. 20 sq.) et que l’interprétation de la bataille est tout aussi mitigée chez les paiens ; en effet, quand Anseïs demande la main de Gaudisse, son père exige d’avoir l’Espagne en douaire et de régner sur la France :
[…] Apres Karlon, ki mout me fait defrire
De mal talent et tout le cors afrire,
Quant moi ramembre del douloreus martire
De Rainchevaus, la u jou fis ochirre
Les .XII. pers, onques n’i orent mire.
La fu ochis rois Baligans de Sire
Et l’augalie, ki de lui n’ert pas pire ;
Mi oncle furent, s’en ai au cuer grant ire. (v. 1025-32).
27Il est d’ailleurs significatif que l’auteur fasse passer Charlemagne amoindri par l’âge et ne pouvant plus monter à cheval par Roncevaux (v. 9542-93).
28En outre, l’amalgame qui est fait entre la trahison et l’Espagne fait de celle-ci une terre d’asile pour les traîtres, d’autant plus qu’ils appartiennent au lignage de Ganelon. Dans Aye d’Avignon, par exemple, ceux-ci se réfugient avec l’héroïne qu’ils ont enlevée, à la cour du fils de Marsile et l’un d’eux, Bérenger, fils de Ganelon, en épouse la sœur, donc fille de Marsile14. On comprend mieux dès lors le recours à l’Espagne dans un contexte de trahison, y compris pour des textes qui situent leur action avant Roncevaux.
29Si l’on suit un classement chronologique selon la vie de l’empereur15, le premier texte à interroger est Mainet, épopée lacunaire qui narre les enfances de Charlemagne et porte la trace prémonitoire de Roncevaux. Charles, dit Mainet, s’enfuit de France en Espagne pour échapper à ses demi-frères. Son trajet le fait passer par Roncevaux : même si le vers 74 constitue une interpolation16, il prouve que le copiste ignorant ne pouvait souffrir de ne pas mentionner Roncevaux sur la route d’Espagne, et ce d’autant moins qu’il va être question de Tolède, ville mentionnée dans La Chanson de Roland. Au demeurant, la laisse suivante indique que Charlemagne et ses compagnons se rendent à Pampelune par les ports de Cize (Sutre), proches on le sait de Roncevaux (v. 109-110). On ne peut méconnaître la charge symbolique de ce trajet quand on constate par ailleurs que Charlemagne s’échappe de Paris la nuit de la Résurrection. Le récit sera d’ailleurs l’occasion de montrer comment le futur empereur conquiert Durendal, qui sera l’épée de Roland.
30Rares sont les textes qui, racontant la vie de Roland avant Roncevaux, se gardent de faire allusion à la bataille. C’est le cas de Renaut de Montauban, qui narre l’arrivée de Roland à la cour de Charlemagne et ses premiers exploits. Mais il faut souvent préparer quelque peu certaines données de La Chanson de Roland. Ainsi La Chanson d’Aspremont en rapportant les premiers exploits de Roland centre le récit sur sa conquête de Veillantif, son cheval, l’olifant et Durendal17. Cette épée est celle qu’il utilise dans un combat contre Olivier et qui sera mise à mal à Roncevaux dans Girart de Vienne, œuvre où l’on voit naître l’amitié entre les deux hommes, l’amour entre Roland et Aude. Ce combat est l’occasion pour Olivier de se procurer Hauteclere et il est interrompu par l’intervention angélique qui leur ordonne de faire la paix et d’unir leurs forces contre les païens d’Espagne18.
31La péripétie permet au narrateur d’atteindre à l’omniscience divine et d’annoncer que l’amitié exemplaire ne sera interrompue que par Roncevaux et la trahison de Ganelon (v. 5874-84). Cette connaissance lui permet de conclure sa chanson en ouvrant sur les faits à venir et en faisant allusion à La Chanson de Roland dans une formulation qui, hors contexte, ne permet d’ailleurs pas de savoir s’il s’agit d’un avant ou d’un après Roncevaux, d’un début ou d’une fin de récit, du fait de son caractère stéréotypé :
bien en avez oïe la chançon,
coment il furent trahi par Ganelon.
Morz fu Roll[ans] et li autre baron,
et li .xx. mile, qui Deus face pardon,
q’an Rancevaus ocist Marsilion. (v. 6924-28).
32L’omniscience du narrateur lui permet aussi d’annoncer les générations à venir, et il est remarquable que pour les futurs héros l’illustration de leur race passe par la vaillance à Roncevaux. Ainsi le mariage de Doon de Mayence, contemporain de Charlemagne, est l’occasion d’annoncer les enfants à venir :
Gaufrei fu li ainsnés et li plus avenans ;
De li firent segnor, que moult estoit sachans.
Cheli fu pere Ogier, qui tant fu combatans,
Qui en Rainchevax fu quant ochis fu Roullans […]19
33Néanmoins, l’exemplarité épique de La Chanson de Roland est telle qu’elle peut amener à quelque bévue. Le châtiment de Ganelon doit faire frémir tout traître ou supposé tel par Charlemagne, aussi le messager de l’empereur menace-t-il Beuve d’Aigremont :
[…] Ta vile destruira, ja n’avra raençon,
Puis t’en menra a pié com .i. autre garçon,
Et lors sera jugiez come fu Guenelon
Qui fist la traïson de Rollant le baron20.
34Or l’action se passe avant Roncevaux, on constate donc que le poète se laisse prendre à un arsenal de formules qui dans ce contexte ne fait pas sens. Plus subtile est l’allusion faite dans les reproches adressés par l’empereur à Dieu sous forme de chantage affectif vers la fin de la guerre contre les quatre fils Aymon :
Dameldeu reclama, qui tot a a baillir :
Vos m’aidez, ce m’est vis, ma corone a honir !
Mais vos la me donastes por vo loi maintenir :
Se je la pert, sachiez, ne vos en quier mentir,
N’irai mais en Espaine sor Sarrazin ferir ! (v. 11752-56)
35Bien évidemment l’allusion à Roncevaux ne peut être explicite dans le contexte de ce discours direct, mais le plus souvent l’allusion est purement littéraire et repose sur le fonds culturel épique commun à l’auteur et à son public. Ainsi, dans Maugis d’Aigremont, dédié au fils de Beuve cousin de Renaut de Montauban, on voit Marsile succéder à son père cependant que son cadet Baligant recueille l’émirat de Perse. Le poète justifie par un lien familial le secours apporté à Roncevaux, souligné par une allusion :
Si l’ont fet amiral et seignor del regné ;
Puis secourut Marsile vers Challes le barbé
Quant en Reincevax ot le dextre poing coupé21.
36Mais point n’est besoin d’en dire davantage. De même dans Le Roman d’Arles, texte problématique car très lacunaire, par deux fois, les troupes païennes choisissent Roncevaux à l’ouest comme lieu de regroupement avant d’aller attaquer Arles à l’est. Ce point de ralliement a avant tout une valeur symbolique et prémonitoire qui n’exige pas davantage de commentaire22.
37Trois textes prennent la peine de développer le séjour en Espagne des troupes françaises avant Roncevaux. Le poème plutôt héroïco-comique de Roland à Saragosse se déroule pendant le siège de Saragosse, seule ville d’Espagne à résister ; si le personnage de Roland peut y apparaître quelque peu bravache et son amitié avec Olivier malmenée, le texte comporte quelques allusions littéraires intéressantes. La plus explicite est que les troupes françaises campent à Roncevaux23, mais on peut relever quelques effets d’imitation lorsque Roland sort de Saragosse après son expédition nocturne : d’une part, il tranche le bras droit au seul survivant de ses cent poursuivants, lequel va aller avertir Marsile, qui peut ainsi voir en ce messager le sort qui l’attend, d’autre part Roland appelle Olivier à la rescousse, or celui-ci refuse par deux fois et ne répond qu’au troisième appel, ce qui constitue un effet mimétique de l’invitation d’Olivier à sonner du cor.
38L’Entrée d’Espagne amplifie la durée du séjour en Espagne avant Roncevaux mais de manière diffuse. La laisse d’ouverture se contente de signaler que Roland aurait été couronné roi du pays sans la trahison de Ganelon24. D’emblée, on retrouve les réticences des barons à partir en guerre malgré le rappel à l’ordre de saint Jacques lui-même. S’il n’est pas fait mention des faits à venir, l’auteur distille les chiffres topiques. Le séjour en Espagne étant coupé en deux par le voyage de Roland en Terre Sainte, au retour du héros, le siège de Pampelune doit encore durer de sept ans, ainsi que l’annonce l’ange à l’ermite accueillant Roland (v. 15044). Mais le messager divin ne mentionne que la trahison (v. 15047) et non le lieu. Cependant, les douze barons pris par Ferragu au siège de Nareja rappellent aussi les pairs. De même, Roland se voit confier vingt mille hommes par le pape – troupe comparable aux morts de Roncevaux – et il emporte par là la décision d’aller en Espagne. Or, plus tard, au siège de Pampelune, Roland se voit confiné à l’arrière-garde avec ses vingt mille pontificaux (v. 8301 sq.), cependant que l’empereur délivre Ganelon fait prisonnier ; c’est l’occasion pour l’auteur padouan d’ironiser :
Se nel secourust Carles, le frans enperial,
Jameis n’aüst traïs Rollant en Roncival. (v. 8740-1)
39Ainsi, le récit réactualise les données chiffrées de Roncevaux et fait pressentir la fin du héros dans une perspective hagiographique comme beaucoup de textes du XIVe siècle : rendant compte du message angélique, l’ermite annonce à Roland sa fin comme le signe d’un martyre digne du service de Jésus, trahi lui-même par Judas (v. 15130-31).
40Si L’Entrée d’Espagne allonge le séjour et le coupe par un voyage en Terre Sainte, l’expédition n’atteint pas la durée mise en avant par Gui de Bourgogne. Les premiers vers annoncent un séjour de vingt-sept ans, intervalle nécessaire mais plus que suffisant à la jeune génération pour parvenir à l’âge adulte25. Le texte s’ouvre sur la lassitude ressentie par les hommes de Charlemagne, qui se voit reprocher son train de vie (v. 31-44), ce qui n’est pas sans rappeler Aimeri de Narbonne. Toutefois le siège de Luiserne s’éternise et la santé de l’empereur s’en ressent. Au-delà du propos qui nous intéresse, le texte pose le problème du maintien de la couronne et plus largement du fief en l’absence des princes, idée sans doute réactualisée par les croisades ; il souligne également le traitement à accorder aux païens occupés afin d’asseoir son autorité, mais il invente aussi une cause supplémentaire à la trahison de Ganelon.
41À l’arrivée des jeunes Français venant ravitailler leurs pères, Ganelon s’insurge contre l’élection de Gui et surtout donne de fort mauvais conseils contrecarrés par l’intervention de Naime : Ganelon et les siens jurent de se venger, ce que sera effectif à Roncevaux (v. 1148-59). Bien plus Ganelon envoyé en avant-garde marmonne des menaces (v. 3820-22), sème le désarroi dans le camp français en prenant les secours pour l’armée du roi Marsile. Mais après les retrouvailles familiales, car les femmes et même la belle Aude ont accompagné les jeunes guerriers, l’espoir de se retrouver pour la Saint-Sébastien se perd pour bien des Français à Roncevaux (v. 4048-68). Le texte retient également de La Chanson de Roland le lien privilégié qui unit Charlemagne à Dieu : pour calmer la contestation entre Roland et Gui sur la possession de Luiserne, l’empereur implore un miracle, qui anéantit la ville.
Lors commande li rois que l’ost soit des travee,
S’iront en Reinschevaus à lor fort destinee. (v. 4300-01)
42Ainsi s’achève la chanson, qui reste assez fidèle à l’héritage épique.
43Il n’en est pas de même pour Otinel, qui recrée un avant qui ne peut mener à Roncevaux bien que les premiers vers évoquent les douze pairs qui s’aimaient tant qu’ils ne se séparèrent jamais jusqu’à leur mort à Roncevaux26. Cependant, l’intrigue déplace l’action, en induisant un retour en France après la prise de Pampelune ; mais dès lors, la lutte contre les païens va se déplacer en Italie, épisode qu’ignorent bien sûr les mauvais jongleurs, et la tournure prise par les événements jette Marsile (ou Garsile) dans les geôles de l’empereur, amenant à une fin de récit qui ne peut plus laisser de place à Roncevaux. Ce paradoxe souligne la difficulté d’échapper à l’emprise générique de La Chanson de Roland, ce qui explique d’autant plus les jugements sévères que certains critiques du XIXe siècle portèrent sur des œuvres qui, par la longueur, les péripéties, le merveilleux féerique, ne correspondaient pas à l’étalonnage donné par le texte fondateur.
44Même quand les textes prennent quelques libertés avec les données du texte fondateur, on constate que des lignes de force demeurent et qu’il est difficile d’y échapper sans courir un risque comme l’auteur d’Otinel. La donnée la plus structurante est celle d’un lignage frappée d’ignominie par la traîtrise d’un des siens. Et l’accumulation même des textes qui imputent toute trahison à la famille de Ganelon ne fait qu’accroître l’opprobre ; sa présence même à la cour est une menace, celle de voir se perdre le souvenir de la trahison, qui, par l’ampleur des victimes, a nécessairement coûté la vie à des parents des courtisans présents :
Hé las !, ce dit Girars, dont ai trop demouré.
Ha ! barnage de France, comme avez oublié
Le grant duel de Rollant, guerpi e trespassé !
Trop ont li traïtor en grant cort conversé ;
Pendu deüssent estre bien a .vii.ans passé :
Demain einçois le vespre seront au doi monstré27.
45Aussi comprend-on l’indignation d’Aiglentine, lorsque venue à la cour en quête d’un mari, elle se voit proposer par l’empereur un neveu de Ganelon :
De la mort de mon [frere] n’ai-je soig d’acorder
Ne d’Enguelier mon oncle qui tant fist a loër –
En Rainchevax fu mort et tuit li .xii. per –
Olivier vous toli et Roullant au vis cler,
Mout grant honte vous fist se voulez recorder –
Toute France a honnie, si m’i voulez donner ;
Ne devrïez rois estre ne couronne porter
Que vous en vostre terre le lessiés arester –
Vous le dëussiés pendre et au vent encroër28.
46On peut même dire que la traîtrise est inscrite dans les gènes de cette famille car dans L’Entrée d’Espagne, avant même Roncevaux, Anseïs de Ponthieu, neveu de Ganelon, va trahir la confiance du roi, qui lui a confié la régence. Cependant, Roncevaux reste le « modèle » de trahison, qui hante l’esprit de tous et en particulier de Charlemagne, d’où l’introduction de cette diatribe provocatrice dans la version en alexandrins d’Huon de Bordeaux :
Devant toux les barons, li ber Hulin s’escrie :
Regardés, sire roy, je vous en remercie,
Car ce ont esté vo gens et vo chevalerie,
Dont mieulx m’avés trahy, par la Vierge Marie,
Que ne fust vostre gent, qui tant ot segnourie,
Par dedans Ramcevaulx, ou morurent a hasquie
Par le fel Ganelon c’a le gent payennie
Les vendit faulsement Marsille de Persie.
Quant le roy entendit Huon chiere hardie,
Il regarda Hulin, qui fist chiere marrie29.
47Ce poids qui pèse sur le lignage traître fait que certains membres tentent de se désolidariser de la responsabilité de Ganelon, pour mieux occuper les places laissées vacantes par les pairs, comme dans Gui de Nanteuil :
Sire, dist Amalgré, entendés mon semblant –
Nous sommez d’un lignage et merveilleus et grant –
Bien vous poon servir des or mez en avant –
Se Guenelon fu fel, de chen sommes dolent –
Or nous metez en lieu Olivier et Rollant,
En lieu as .xii. pers que nous amon forment ; […] (v. 735-40)
48Le discours peut passer pour sincère mais le public ne devait pas s’y tromper. Ainsi, la certitude que tout héros généreux ne peut aimer ce lignage pousse le duc Herpin de Bourges à faire croire à son fils qu’il cherche à identifier qu’il a servi Ganelon, et la réponse ne peut que le satisfaire :
[…] Car jaidis y servit le conte Guennelon
Qui en Roncevalz vandit per mortel trayson
Les douze pers de France et dis mil baron.
-Per foid, s’ai dit li anffe, n’an vallés se pis non,
Car a servir teilt gens appanre n’i puet on
Que mal et oultraige et malle desraison,
Car oncque lour lignaige ne fist se mal nom !
Il ont forment grever a mon estraccion. […]30
49Et le père de dire amen à voix basse !
50Dans leur ampleur cyclique, les œuvres tardives comme Lion de Bourges finalisent la construction de l’avant et de l’après événement par un étalement de l’histoire sur plusieurs générations. Ainsi Herpin est-il accusé à tort par l’oncle de Ganelon. Le futur responsable de Roncevaux pousse Charlemagne à faire pendre Herpin. Ultérieurement, la duchesse de Bourges a trouvé refuge dans les cuisines de l’émir de Tolède, quand la ville est attaquée par Marsile. Pour autant la suite n’évoque pas plus que dans la citation ci-dessus le déroulement de Roncevaux31.
51Mais par son silence sur l’événement, le texte en dit tout aussi long sur la notion de fonds culturel commun, qui dispense d’évoquer ce qui est connu de tous et qui, dans ce texte, sert de moyen d’identification. En effet, au début du récit, Herpin est jeté dans les geôles du roi de Chypre :
Herpin fuit en la chartre, s’oyt de Dieu plaidier ;
L’un parrloit de Rollant et l’autre d’Ollivier,
Dieu et sa doulce mere en prist a graicier,
Et cil li demanderent san plux de l’estargier :
Amis, dont estes vous c’on nous fait envoier ?
Herpin cellait son nom comme a desraignier ;
Bien dist que de France est, le nobille iretier.
Adont le commansait chescun a festoyer. (v. 3475-82)32
52Même si l’allusion peut porter sur un autre texte, comme Girart de Vienne par exemple, le manque d’explicitation suffit à rappeler par la seule mention du couple d’amis tout un univers épique.
53De fait, la bataille de Roncevaux constitue un univers de référence. L’âpreté d’un combat singulier ou d’une bataille se mesure à son aune. La comparaison est particulièrement bien venue quand la bataille se déroule en Espagne et prend place après Roncevaux :
Iluec fu li estor plenierement tenduz ;
La fu maint pié copé, tante teste, tanz buz ;
Des ce que Rollanz fu en Roncevaus vaincuz
Et li vint mile Franc, dont il n’eschapa nus,
Que Guenelons vendi, li traïtres parjurs,
Ne fu en tote Espaigne itel duel receüs33.
54Il semble d’ailleurs que la taille de l’armée à Roncevaux soit difficilement égalable, comme le suggèrent les menaces de Charlemagne à l’égard d’Huon de Bordeaux34.
55L’exploit individuel est également mesuré à la valeur de Roland et Olivier, sans doute pas seulement associés dans leur dernier combat. Ainsi, dans Aliscans, lorsque Bertrand vole au secours de Vivien, son action d’éclat amène une comparaison (v. 141-44). Là encore, on retrouve la mise en perspective en mettant cette référence dans la bouche des Français, auditeurs eux-mêmes des textes épiques et admirant les exploits de Rainouart, même si cela peut se teinter de quelque ironie (v. 7992-94). La comparaison est particulièrement probante quand il s’agit d’évaluer deux futurs combattants associés par la vie comme les deux fils du héros éponyme dans Anseïs de Carthage (v. 7553-54). Mais la démarche peut permettre également de mesurer la vaillance d’un païen comme dans La Chanson des Saisnes (v. 4853-63, rédaction LT).
56Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que les meilleures armes aient pu servir à Roncevaux, car même une épée dédaignée par Roland, demeure une arme exceptionnelle, comme le souligne Aimeri de Narbonne :
Bueve, biaus filz, je vos donrai m’espee,
Griebe la bele, qui mout par est loee ;
Toisse a de lonc et plainne palme lee,
Onques ne fu mellor en plus dotee.
En Ranchevax fu Rollant presentee ;
Il ne la vost, si me fu destinee ;
Puis l’ont mout chier Sarrazin comparee,
Doné en ai mainte pesant colee.[…]35
57Même les armes païennes, généralement déjà appréciées, sont valorisées si elles ont été prises à Roncevaux, comme le haubert d’Anseïs de Carthage, qui porte par ailleurs l’antique heaume d’Achille dont est expliquée la transmission jusqu’à Marsile36.
58Roncevaux résume également les peines endurées par les héros chrétiens, qu’il s’agisse de la souffrance physique ou du chagrin. Il est donc naturel qu’un affrontement entre chrétiens et forces païennes se réfère à la bataille hautement symbolique de la lutte du bien contre le mal. Ainsi en est-il dans les textes de croisade pour exprimer le désarroi des cavaliers jetés à bas de leur monture, sous le jet des flèches turques :
Cil qui à pié remest molt fu grains et dolans,
Son escu triers son dos totes voies soufrans.
Les grans paines que ot Oliviers ne Rollans,
Ne celes que soufri Iaumons ne Agolans,
Ne li bers Vivïens quant fu en Aliscans,
Ne valut à cestui le pris de trois bezans37.
59Mais la souffrance la plus pathétique est également celle ressentie par Charlemagne au souvenir de la bataille, ravivé par tout nouveau chagrin, et notamment par la mort d’un proche. Ainsi la version en alexandrins du Huon de Bordeaux lui fait dire à la mort de son fils :
Puis dist le roy Challon : Ains depuis Ramceval
N’os joïé ne baudour, mais tristour a grant tas ;
Paine, mal et dolour, ce sont tout [mi] journal.
Ainsy disoit Charlon, qui le coeur faisoit mal38.
60L’imprégnation des textes par la source rolandienne peut engendrer chez un auteur avisé comme Jean Bodel une construction qui va bien au-delà de la plate imitation. Quand Charlemagne perd Baudouin, le frère de Roland, ce lien de parenté amène tout naturellement un jeu littéraire. L’empereur, au bord du suicide, exprime sa douleur en se rappelant Roncevaux, où Ganelon lui a ôté son bras droit, Roland, ce qui n’est pas sans rappeler le poing de Marsile39. Il ressasse son chagrin (v. 7082-88, LT). Puis, il fait coudre dans des peaux de cerf les corps de Baudouin et de Berart, comme il l’avait fait pour les trois héros de Roncevaux (v. 7270, LT). La référence littéraire s’impose quand la veuve de Baudouin s’écrie :
S’or poïsse morir com dame Aude au vis fier,
Fist por Rollant le conte et son frere Olivier,
Lors eüsse a mon chois trestot mon desirrier. […] (v. 7338-40).
61Au demeurant, une bonne chanson ne peut l’être que par référence à La Chanson de Roland, ou à l’époque carolingienne, présentation devenue topique40.
62La construction épique s’appuie sur le topos des sources écrites garantissant la véracité du propos elles-mêmes prolégomènes de l’événement littéraire que le jongleur donne à entendre. Généralement, ces sources reposent dans les grandes abbayes du domaine royal, dont Saint-Denis, bien évidemment. Or La Naissance du Chevalier au cygne s’ouvre dans sa version ancienne par ces vers :
Segnor, or m’escotés, por Deu et por son non,
Par itel convenent Dex vos face pardon,
Li rois de sainte glore, qui par anontïon
Vint en la sainte dame qui Marie ot a non.
Jou vos wel commencier une bone chancon,
L’estorie en fu trovee el mostier saint Fagon,
Tot droit en Rainscevals si con oï avon,
Par dedens une aumaire u les livres met on ;
La l’avoit mise uns abes qui molt estoit preudon ;
Cil le prist a Nimaie si con lisant trueve on.
Del Cevalier le Cisne dirai la nontïon,
De lui et de son pere, Lotaires ot a non,
Confaitement il vinrent e par quele raison,
Et de quel terre il furent et de quel regïon41.
63Ainsi un texte chantant la reconquête de la Terre Sainte à l’orient prétend-il puiser son inspiration sur le site hautement symbolique de la lutte à l’occident de la Chrétienté contre les païens. Qui plus est le nom de Saint-Fagon n’est pas qu’une nécessité prosodique ; il évoque tout à la fois le nom d’une ville d’Espagne – dans Anseïs de Carthage, L’Entrée d’Espagne et La Prise de Pampelune – et le lieu de naissance en Bretagne inventé par Renaut de Montauban pour Roland, comte de la marche de Bretagne42, dont le regard tourné vers l’Espagne, appelle à la reconquête.
64Nul n’était besoin de démontrer l’impact de La Chanson de Roland, connu par sa dimension internationale. En faisant d’une campagne printanière une expédition longue et fatale, ce texte fondateur, en soi un événement, a infléchi définitivement la structure de la geste du roi et au-delà le genre épique, et ce d’autant plus que la bataille de Roncevaux constitue une charnière dans la vie de Charlemagne.
65Beaucoup d’œuvres qui narrent un amont de l’événement et qui pourraient en faire l’économie, non seulement y font allusion mais y puisent des éléments structurants afin d’exploiter à leur tour la démarche initiale qui consistait à donner une origine aux faits. Cela justifie que certaines chansons ouvrent leur discours ou le concluent par une référence développée à Roncevaux.
66Pour autant, les textes gardent une certaine réserve sur l’interprétation militaire de la bataille. Mais le décalage entre époque de référence et temps réel d’écriture relativise par leur rejet dans un passé carolingien la guerre d’Espagne, dans sa durée, et le massacre de Roncevaux, mais néanmoins permet d’illustrer la réalité contemporaine : les expéditions lointaines que ce soit en Espagne ou en Terre Sainte provoquent des pertes humaines, laissent les fiefs sans seigneur ou sans héritier et posent le problème de la régence.
67Dans la majorité de la production épique classique des XIIe et XIIIe siècles, la confrontation de Roncevaux recoupe encore les préoccupations religieuses contemporaines de la guerre contre l’Islam, cependant que la production plus tardive à la fois souligne l’émergence d’une littérature identitaire et d’un mouvement national et, peut-être aussi pour cela, se double d’un discours plus moralisateur sur la traîtrise alors que les conflits se déplacent sur le territoire national avec la guerre de cent ans.
68Dans cette perspective, les mises en prose mériteraient également une étude afin de mieux cerner l’interprétation que l’amplification permet, car si la leçon du passé a tant de retentissement, c’est qu’elle trouve un écho dans le présent comme le souligne le dérimeur de La Geste du Chevalier au cygne :
Ainsy appert qu’il n’est mauvaistié ne trahyson qu’on ne face par avarice et pour argent avoir. Par ceste mauldicte avarice et pour les grans dons que le roi Marseille donna a Gannes, il trahit les douze pers de France qui piteusement, a cause de celle trahison, mourent a la bataille de Roncevaulx ; et tant d’autres et infiniz maulz en sont advenuz, que les anciennes histoires en sont toutes plaines, et chacun jour en adviennent, […]43
69Ainsi se rejoignent et se conjuguent certaines formes de translatio studii et de translatio imperii, propres à nourrir d’événements exceptionnels La Légende des Siècles44.
Notes de bas de page
1 Dans l’abondante bibliographie rolandienne, l’édition de La Chanson de Roland par G. Moignet, Paris, Bordas, 1972, permet de se faire une première idée de la question et cf. R. LEJEUNE, « La naissance du couple littéraire Roland et Olivier », Mélanges Henri Grégoire, II, Bruxelles, Éditions de l’Institut, 1950-1951, p. 371-401. On peut relever également le fait que La Vie de saint Léger, (seconde moitié du Xe siècle) donne le nom de Ganelon au geôlier, ce qui ne correspond que partiellement à la source latine (où il s’appelle Waningus), cf. R. MENÉNDEZ PIDAL, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, Paris, Picard, 1960, notamment p. 324.
2 Notamment à Hastings, cf. B. GITTON, « De l’emploi des chansons de geste pour entraîner les guerriers au combat », Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, Comité de rédaction-Musée archéologique régional, 1982, p. 3-19.
3 La Chanson de Guillaume, (éd.) D. McMillan, Paris, Picard, 1950, v. 1258-74. Le passage laisse à supposer que le jongleur se battait.
4 Ronsalvals, poème épique provençal, v. 1627-1665, (éd.) M. Roques, Romania, t. 58, 1932, p. 180-81.
5 Les Enfances Vivien, (éd.) M. Rouquier, Genève, Droz, 1997, v. 1-611.
6 Outre Les Enfances Vivien, Turpin est également mentionné dans La Chanson des Saisnes de Jehan Bodel, (éd.) A. Brasseur, Genève, Droz, 1999, dont le récit enchaîne avec Roncevaux (voir table des noms propres).
7 Voir par exemple « Le début de la Mort Charlemagne », (éd.) G. Contini, Mélanges René Louis […], p. 303-311, v. 1-6 : alors même que ce n’est pas en lien direct avec le propos et qu’il s’agit d’adaptation en franco-vénitien, le texte va au-delà des milliers de morts et en précise les centaines et les unités.
8 Édition L. Demaison, Paris, SATF, 1887.
9 Édition F. Guessard et S. Luce, Paris, Franck, 1862, v. 11-13, dans l’attente de l’édition annoncée par Jean Subrenat.
10 La Chevalerie Vivien, (éd.) D. McMillan, Aix-en-Provence, CUER MA, 1997, v. 61 sq. et v. 127-34. On retrouve des chrétiens anonymes pris à Roncevaux dans Anseïs de Carthage, édition J. Alton, Tübingen, Bibloothek des Litterarischen Vereins in Stuttgart, 1892, v. 5576-81.
11 Gaydon, op. cit., p. 216, v. 7164.
12 Ibid., p. 15, v. 458-78 et p. 221, v. 7342.
13 Les Enfances Vivien, éd. citée, v. 420-22 ; cf. également, v. 960-68, où un laps de sept ans, symbolique du séjour en Espagne, est à nouveau mentionné.
14 Aye d’Avignon, (éd.) S. J. Borg, Genève, Droz, 1967, v. 1360 sq.
15 Voir la démarche suivie par André Moisan, dans son Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, Genève, Droz, 1986, t. I, volume 1, p. 87-97.
16 Mainet, (éd.) G. Paris, Romania, t. 4, 1875, cf. note du vers en question, p. 317. Cette mention n’existe ni dans Karleto, très laconique, ni dans les Reali di Francia d’A. da Barberino, qui choisit un itinéraire par l’est des Pyrénées.
17 La Chanson d’Aspremont, (éd.) L. Brandin, Paris, Champion, 1970.
18 Girart de Vienne de Bertrand de Bar-sur-Aube, (éd.) W. van Emden, Paris, SATF, 1977, v. 5241-5967.
19 Doon de Mayence, (éd.) Pey, Paris, A.P.F., 1859, v. 8001-4. Cela permet également de lier l’œuvre au Cycle des Croisades par l’annonce de Godefroy de Bouillon. Cf. également Gaufrey, (éds) F. Guessard et P. Chabaille, Paris, A.P.F., 1859, v. 80-124, qui dans la descendance de Doon par ses douze fils mêlent les fidèles et les traîtres, dont Ganelon ; voir également, v. 9249-52 et l’explicit.
20 Renaut de Montauban, (éd.) J. Thomas, Genève, Droz, 1989, v. 596-99.
21 Maugis d’Aigremont, (éd.) Ph. Vernay, Berne, Francke, 1980, v. 3063-65.
22 Le Roman d’Arles, (éd.) C. Chabaneau, Revue des Langues Romanes, tomes XXXII (et XXXIII), 1888(-1889), lignes 877, 920-30, et cf. lignes 902-905. On comprend malgré les lacunes que le récit se déroule avant et après Roncevaux.
23 Roland à Saragosse, (éd.) M. Roques, Paris, CFMA, 1956, v. 435, 1156.
24 L’Entrée d’Espagne, (éd.) A. Thomas, Paris, SATF, 1913, v. 9-19. Le nom de Roncevaux n’apparaît qu’au vers 2790, en référence au Pseudo-Turpin.
25 Gui de Bourgogne, (éds) F. Guessard et H. Michelant, Paris, Vieweg, 1859. Il existe certes deux manuscrits de ce texte et la mention des vingt-sept années apparaît plusieurs fois, v. 4, 58, mais on peut se demander s’il n’y a pas là une erreur pour dix-sept ans, durée topique de l’arrivée à l’âge adulte de la génération suivante. En effet, Gui est jeune adoubé (v. 219) et n’a donc pas vingt ans, or on imagine mal que la sœur de l’empereur se soit mariée après le départ de son frère pour l’Espagne avec un prince bourguignon qui n’aurait pas suivi l’empereur dans son expédition.
26 Otinel, (éds) F. Guessard et H. Michelant, Paris, Vieweg, 1859. v. 1-15. Le texte précise qu’il y eut trente mille six cents morts, ce qui n’est pas sans rappeler La Mort Charlemagne, cf. supra note 7.
27 Aye d’Avignon, op. cit., v. 316-21, cf. également v. 500-509, et 651-54. La citation permet de situer dans le temps le récit par rapport à Roncevaux.
28 Gui de Nanteuil, (éd.) J. R. McCormack, Genève, Droz, 1970, Ms M, v. 806-14, cf. 778-90. Pour le manuscrit de Venise, franco-italien, il s’agit du père et non du frère, et il n’est fait mention de Roncevaux et des deux amis que la première fois.
29 Huon de Bordeaux en alexandrins, thèse de 3e cycle, (éd.) R. Bertrand, Aix-en-Provence, v. 300-09.
30 Lion de Bourges, (éds) W. W. Kibler, J.-L. G. Picherit et Th. S. Fenster, Genève, Droz, 1980, v. 20348-57. L’orthographe de ce texte est assez particulière.
31 On pourrait pousser l’étude de cette construction chronologique sur Galien le Restoré en prose, (éds) H.-E. Keller et N. L. Kaltenbach, Paris, Champion, 1998, car le texte compile des récits touchant aux générations successives et intègre La Chanson de Roland. Il explique pour partie la défaite par une attaque nocturne de Marsile et fait prendre part au combat Galien, qui assiste à la mort des héros et c’est lui qui empêche le vol de Durendal. Le texte de D. AUBERT, Croniques et Conquestes de Charlemaigne, (éd.) R. Guiette, Bruxelles, Palais des Académies, 1940-51, demanderait de ce point de vue une étude à lui seul : les trahisons de Ganelon annonciatrices de celle de Roncevaux sont multipliées, les péripéties comme ses tentatives d’évasion amplifient la narration, etc.
32 Le nom de Roncevaux en vient même à désigner la chanson de geste en son entier dans l’œuvre de Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, (éd.) F. Lecoy, Paris, Champion, 1979, v. 1745-49, mention qui associe à la rime littérature épique et littérature arthurienne (par le nom de Perceval) dans l’action des ménestrels.
33 Le Siège de Barbastre, (éd.) J.-L. Perrier, Paris, CFMA, 1926, v. 6809-16, ou l’édition par B. Guidot d’un autre manuscrit, Paris, Champion, 2000, v. 7139-46. Cf. aussi La Mort Aimeri de Narbonne, (éd.) J. Couraye du Parc, Paris, SATF, 1884, v. 2659-69. La comparaison prend une saveur particulière quand elle est énoncée par des personnages, en discours direct, comme par Guillaume dans Aliscans, (éd.) Cl. Régnier, Paris, Champion, 1990, v. 623-26. Le procédé devient topique et gagne la littérature romanesque tant pour la bataille générale que pour l’exploit individuel, l’héroïsme se signalant par le dépassement éventuel des exploits de Roland et d’Olivier, voir Jean Renart, L’Escoufle, (éd.) Fr. Sweetser, Genève, Droz, 1974, v. 1282-87, Joufroi de Poitiers, (éds) P. B. Fay et J. L. Gribsby, Genève, Droz, 1972, v. 4477-80, Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion, (éd.) M. Roques, Paris, Champion, 1971, v. 3229-33, Richars li biaus, (éd.) A. J. Holden, v. 1509-15.
34 Huon de Bordeaux, (éd.) P. Ruelle, Bruxelles-Paris, PUB-PUF, 1960, v. 5746-51.
35 Les Narbonnais, (éd.) H. Suchier, Paris, SATF, 1898, v. 185-93. Dans Gaydon, Hauteclere est donnée par Olivier à Thierry et c’est avec elle que celui-ci décapite le traître, cf. p. 36, 55, 221.
36 Anseïs de Carthage, op. cit., v. 1390-1404. Naime a une épée conquise par Olivier sur Fierabras, v. 10341-43. Dans le Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil, c’est la qualité des vêtements de l’héroïne que souligne la référence à Roncevaux car sa ceinture a été offerte par Roland à Aude avant la fatale campagne, (éd.) D. Labaree Buffum, Paris, SATF, 1928, v. 835-39.
37 La Chanson d’Antioche, (éd.) Duparc-Quioc, Paris, Paul Geuthner, 1977-78, t. I, v. 8611-16.
38 Huon de Bordeaux, op. cit., v. 576-79. Il s’agit d’un ajout par rapport à la version en décasyllabes. Bien qu’il s’agisse d’un remaniement, l’idée n’est pas nouvelle : on la trouve déjà dans la bouche d’un personnage romanesque pour exprimer le comble du chagrin dans Le Roman de la rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meun, (éd.) F. Lecoy, Paris, CFMA, 1965-1970, v. 7833-36.
39 La Chanson des Saisnes, op. cit., v. 6890-96 (rédaction LT).
40 Voir par exemple Gui de Nanteuil, op. cit., v. 1105-6, Aliscans, éd. citée, v. 3391-92, La Chanson de Guillaume, op. cit., v. 1258-70. C’est une telle nécessité que cela donne des ajouts dans certains manuscrits, comme le manuscrit E de La Chevalerie Vivien, op. cit., p. 480, v. 1565/1-35.
41 Elioxe, volume I de The old French Crusade, (éds) E. J. Mickel, et J. A. Nelson, Tuscaloosa-Londres, The University of Alabama Press, 1977, v. 1-14.
42 La Chanson des quatre fils Aymon, (éd.) F. Castets, Montpellier, Coulet et fils, 1909, v. 4526.
43 The Old French Crusade Cycle, volume IX, La geste du Chevalier au Cygne, (éd.) E. A. Emplaincourt, Tuscaloosa-Londres, The University of Alabama Press, 1989, p. 43, l. 31-39. C’est un ajout par rapport à Béatrix, volume I, v. 2196-227. Cf. le planctus de l’auteur sur la déviance d’un Ganelon bien né et gagné par l’appât du gain dans L’Histoire de Charlemagne, de Jehan Bagnyon (parfois dite Roman de Fierabras), (éd.) H.-E. Keller, Genève, Droz, 1992, p. 202-203. Pour l’auteur, la défaite s’explique par le péché des Français ayant cédé à l’appel de l’ivresse et de la luxure en raison des cadeaux sarrasins amenés par Ganelon p. 204. Dans son récit, Baudouin est présent et avertit Charlemagne ; après le duel judiciaire, Ganelon est écartelé à Roncevaux même. Toutefois, le commentaire moralisateur existait déjà dans la littérature romanesque antérieure : le châtiment de Ganelon prouve que le mal ne profite jamais, cf. Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, (éd.) M. Williams, Paris, Champion, 1922-25, v. 11600-612. Dans ce même texte, Roncevaux apparaît comme une limite du monde occidental, v. 1118, dans une rime qui l’associe encore à Perceval. Une autre forme de moralisation passe par la confession publique de Ganelon avant le châtiment (dont la forme fait l’objet d’une recherche raffinée), chez David Aubert, éd. citée, p. 96-98.
44 C’est bien sur un avant et un après Roncevaux et non sur l’événement même que Victor Hugo bâtit l’enchaînement des poèmes « Le mariage de Roland » et « Aymerillot », en s’inspirant notamment de Girart de Vienne et d’Aimeri de Narbonne, cf. (éd.) L. Cellier, Paris, Garnier-Flammarion, p. 221-31. Pour la portée symbolique, il est significatif également que l’association internationale des médiévistes spécialistes d’épopée porte le nom de Société Rencesvals et qu’elle ait été fondée à Roncevaux même un 15 août.
Auteur
Université de Provence
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