Grégoire de Tours historien ?
p. 201-218
Texte intégral
1La question de savoir si Grégoire de Tours était un historien, au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme, a déjà été posée et en grande partie résolue par Martin Heinzelmann1. La raison pour la reformuler est que Grégoire a brouillé notre vue en affirmant à plusieurs reprises qu’il n’était pas grammairien, au point qu’il est difficile de comprendre s’il voulait ainsi s’excuser simplement de ne pas en respecter toutes les règles, ou s’il entendait plutôt mettre en avant une conception du « métier d’historien » différente de celle, par exemple, de Salluste ou Tite Live.
Opus meum
2À la fin de ses Dix Livres d’Histoires, Grégoire de Tours énumère ainsi ses œuvres :
J’ai écrit dix livres d’histoires, sept de miracles, un sur la vie des Pères ; j’ai composé en un seul livre un commentaire des Psaumes ; j’ai aussi rédigé un livre sur le cours des offices ecclésiastiques. Ces livres, bien que je les ai écrits dans un style bien rustique (stilo rusticiori), j’adresse cependant une supplication à tous les évêques du Seigneur qui, après mon humble personne, seront appelés à gouverner l’église de Tours, au nom de la parousie (adventum) de Notre Seigneur Jésus Christ et du jour terrible pour tous du Jugement ; pour ainsi éviter la honte d’être condamné à jamais, en ce jour-là, en compagnie du diable, ne faites jamais détruire ces livres ni ne les faites jamais recomposer, en en choisissant par exemple certains morceaux et en en rejetant d’autres, mais qu’ils soient tous conservés pour votre usage en entier et intacts, comme nous vous les laissons. A ce propos cependant si toi, qui que tu sois, O évêque de Dieu, notre Martianus t’a instruit dans les sept disciplines, c’est-à-dire s’il t’a appris la lectio par les méthodes grammaticales, la pratique de l’argumentation dans les controverses par les méthodes de la dialectique, la connaissance de la métrique par les méthodes rhétoriques, le calcul de la mesure des terres et des bornages par les méthodes de la géométrie, l’observation du cours des astres par les méthodes astrologiques, le calcul des fonctions des nombres par les méthodes arithmétiques, l’art de faire moduler les sons dans des chants aux agréables sonorités par les méthodes de l’harmonie musicale ; si tu as été formé dans toutes ces disciplines au point que notre style te paraisse rustique, que cela, je t’en prie, n’aille pas jusqu’à te détourner de ce que j’ai écrit. Mais si quelque chose en elle t’a plu, je ne refuse pas, notre œuvre restant sauve, que tu la transcrives en vers. Ces livres nous les avons donc parachevés dans la vingt et unième année depuis notre consécration2.
3Ce long épilogue à l’allure testamentaire est prolongé par un calcul du temps écoulé depuis la Création du monde. Grégoire reprend pour ce faire des nombres tirés de la traduction par saint Jérôme de la chronologie d’Eusèbe de Césarée. Cela lui permet de se situer lui-même dans le temps. La vingt et unième année de sa consécration est la cinquième de celle de Grégoire, le pape de Rome, la trente et unième du règne du roi Gontran, la dix-neuvième de celui de Childebert le jeune, et la cent quatre vingt dix septième depuis le transitus de saint Martin. Les ères successives qu’il a dénombrées vont de la Création au Déluge, du Déluge à la traversée de la Mer Rouge par les Hébreux, de cette traversée jusqu’à la résurrection du Christ et de la résurrection du Christ jusqu’à la mort de saint Martin. Selon son calcul l’année où il écrit, en 593-594, serait donc comprise dans une cinquième ère et serait la cinq mille sept cent quatre vingt douzième depuis la Création du monde.
4Il ressort en premier lieu de cet épilogue le souci qu’a Grégoire de la préservation de son œuvre. Ceux qui attenteraient à son intégralité ou la feraient disparaître sont menacés d’avoir à en répondre au Jugement dernier. Ces clauses comminatoires évoquent les dernières phrases de l’Apocalypse de Jean et celles transmises par Rufin dans sa traduction de l’Histoire Ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée3. Cette précaution laisse à penser que Grégoire donnait à son œuvre une portée plus importante que s’il s’agissait d’un simple livre d’histoire, comme les sept livres composés par Orose, l’une de ses sources. Les Dix Livres d’Histoires, dont il donne ainsi le titre, sont inclus dans un ensemble d’ouvrages hagiographiques, exégétiques ou à usage liturgique. S’il supplie ses successeurs à l’évêché de les préserver, il les incite, s’ils en sont capables, à les transcrire en vers. La fonction de la versification à cette époque n’est pas d’ordre uniquement esthétique. Elle fixe l’écrit dans un cadre plus difficile à manipuler que la prose, elle en facilite la mémorisation, elle lui confère un prestige supérieur et elle vise un public lettré. En émettant ce désir, Grégoire pensait sans doute à la Vita Martini qu’avait mise en vers son ami Venance Fortunat4.
Stilus rusticus
5Pour sa part il semble reconnaître que sa prose est trop rustique, il le dit à deux reprises dans cet épilogue, comme il l’avait déjà fait dans son prologue général. Il y avait déploré le déclin dans les villes de Gaule de la liberalium cultura litterarum, dont il précise le contenu plus loin lorsqu’il dit qu’on ne peut plus trouver de « grammairien rompu dans l’art de la dialectique » (peritus dialectica in arte grammaticus), capable donc de dépeindre soit en prose soit en vers métriques les res gestae qu’il a énumérées plus haut. Il ajoute à cela une déploration :
Malheur à notre temps, car la pratique des études littéraires a disparu de chez nous et on ne trouve plus parmi les nôtres aucun rhéteur (rhetor) qui puisse transmettre au public par ses écrits les événements actuels (gesta praesentia)5.
6Il s’est donc résolu à le faire lui-même pour mettre en mémoire les événements passés (in commemoratione praeteritorum), même s’il doit le faire dans un langage imparfait (incultu effatu) dont il légitime indirectement l’usage en s’appuyant sur ce que beaucoup affirment que « peu comprennent le rhéteur parlant en philosophe (philosophantem rhetorem), mais que beaucoup comprennent celui qui emploie un langage rustique (loquentem rusticum) »6. Dans son épilogue il dit par antiphrase la même chose lorsqu’il évoque Martianus Capella et ses Noces de Mercure et de la Philologie. Celui qui voudrait se charger de mettre en vers ses œuvres devrait connaître les sept arts libéraux dont il fait une énumération précise. Comme l’a fait remarquer Martin Heinzelmann cette énumération, à laquelle on peut ajouter le langage technique employé dans le prologue, permet de supposer que Grégoire était plus expert en littérature qu’il ne le prétend7.
7Cependant il faut, pour compléter le tableau, se référer au prologue de son livre à La gloire des Confesseurs8. Il y prétend être inapte aux lettres rhétoriques et à l’art grammatical. Il énumère alors, en les mettant dans la bouche d’un détracteur supposé, toutes les fautes accumulées dans ses œuvres. Il ne sait pas distinguer entre les noms, il emploie souvent le féminin pour le masculin, le neutre pour le féminin et le masculin pour le neutre ; il place les propositions au mauvais endroit, malgré l’autorité des maîtres les plus renommés ; il utilise l’accusatif à la place de l’ablatif et l’ablatif au lieu de l’accusatif. Grégoire feint alors de répondre à ses accusateurs :
Je travaille pour vous et ma rusticité va mettre à l’épreuve votre savoir. En effet, suivant mon opinion, ces écrits vont vous apporter un profit, car ce que nous allons mettre par écrit dans un langage imparfait et brièvement en style cacographique, vous-mêmes le déploierez sur des pages bien prolixes dans une versification immanquablement lumineuse et somptueuse9.
8Dans cette préface on retrouve exprimé de façon plus ironique ce qu’il déclare dans le prologue et l’épilogue des Dix Livres d’Histoires. Dans les Vitae Patrum, il donne aussi quelques indications brèves concernant sa formation intellectuelle à Clermont auprès d’Avit10. Avant d’écrire la vie de l’évêque de Clermont Illydius (Allyre), il réclame l’indulgence des lecteurs.
Car, dit-il, je n’ai pas été imprégné de l’étude de l’art grammatical ni instruit par une étude parfaite (polita lectio) des auteurs séculiers, mais l’insistance du bienheureux père Avit, évêque d’Auvergne, m’a incité à étudier seulement les écrits ecclésiastiques.
9Avant d’aborder la vie de saint Allyre, il ajoute :
À ce sujet, en faisant preuve d’une témérité due à ma rusticité à l’état brut (crudae rusticitatis temeritatem), je vais raconter ce que j’ai appris du bienheureux Illydius dans ce style qui répond à mes capacités11.
10Il ressort de tout cela que les œuvres écrites par Grégoire l’ont été pour l’église de Tours et qu’elles étaient destinées à être accessibles à tous. En déduire qu’il était ignorant en grammaire comme il le dit est certainement erroné. Il serait en effet difficile d’admettre qu’il ait pu rédiger toute son œuvre en employant le cursus rythmique s’il avait ignoré la grammaire12. Reste à savoir pourquoi tout en écrivant ainsi il prétend être inapte. S’agit-il d’une modestie affectée ou bien cette attitude répond-t-elle à une nécessité ? Autrement dit y a-t-il un rapport entre la grammaire et l’entreprise intellectuelle de Grégoire ?
Populus rusticus
11Comme nous l’avons constaté, Grégoire emploie fréquemment le terme rusticus pour qualifier son mode d’expression. Il l’emploie aussi à plusieurs reprises au cours des Dix Livres d’Histoires. Rusticus, pris en tant que substantif, désigne bien sûr une catégorie de personnes. Lorsque l’armée de Childebert assiège Saragosse, les habitants de la cité se livrent à une procession sur les remparts en déployant la tunique de saint Vincent et en chantant des psaumes. Pour comprendre la signification de ce rituel, les assiégeants capturent un rusticus de civitate qui le leur explique13. L’emploi du terme civitas peut servir à désigner un habitant de la ville ou du pagus qui l’environne. Mundericus, qui se prétendait roi, était suivi par une rustica multitudo qui lui avait prêté serment de fidélité14. Ceux qui sont amenés à prêter serment de fidélité à un roi, ou prétendu tel, ne sont pas uniquement des paysans. Rusticus n’est donc pas un terme désignant une catégorie sociale définie, mais, comme les exemples suivants le démontrent, un ensemble de personnes ayant des pratiques linguistiques communes. Ainsi, à l’époque où sévit une épidémie de peste, l’évêque de Clermont, saint Gall, prie pour son populus, à savoir ceux qui résident dans sa plebs, son diocèse. Au moment d’une procession les murs des maisons et des églises paraissent couverts de signes que les rustici désignent par le mot Thau15. Ce sont également des rustici qui qualifient des signes solaires en employant un terme qui leur est propre. Ils donnent aussi un nom particulier à des types de pustules16. Tous emploient donc un mode d’expression particulier correspondant à des moyens linguistiques communs.
12Ce langage commun correspond, selon Grégoire, à un mode commun de pensée. Lorsque le diacre Vulfilaïc parvient à convaincre la population (populus) de la région des Ardennes (multitudo vicinarum villarum) d’abandonner le culte de Diane, il attribue son succès au fait que « la miséricorde du Seigneur avait fléchi leur mentem rusticam »17. Cette expression recèle une connotation particulière. La mens est la partie de l’âme qui peut avoir accès au monde de la connaissance supérieure. Le fait d’en disposer n’est pas lié à une catégorie sociale particulière ni à un niveau d’instruction. Ceux auxquels s’adresse le diacre Vulfilaïc font partie d’un populus, qui vient des villae des alentours. Il comprend des paysans, mais pas seulement, car une villa à cette époque est habitée par une population de divers niveaux sociaux18. Le sens du récit de Grégoire repose sur la capacité de Vulfilaïc à persuader ceux dont la mens est rustica. À d’autres occasions, Grégoire revient sur cette aptitude à convaincre pour le bien comme pour le mal. Il raconte ainsi qu’un dénommé Desiderius, à Tours, prétendait pouvoir faire des miracles. Pendant l’absence de Grégoire la rusticitas populi multa faisait affluer vers lui ce peuple19. L’expression employée se réfère à une masse indéterminée d’habitants de Tours et de ses environs, ainsi qu’à leur capacité à se laisser persuader davantage par ce dont ils sont témoins, par de prétendus miracles, que par des discours. Pour Grégoire, Desiderius était une sorte de magicien inspiré par le diable. Il cherchait à inludere, illusionner les malades qu’on lui amenait, errore nigromantici ingenii, par la fausse science nécromantique. À la suite de ce récit il rappelle que sept ans auparavant avait sévi à Tours l’activité d’un seductor20. Il en parle plus longuement, car il avait été témoin de ses actions à Tours puis plus tard à Paris. Il est donc à même de décrire sa manière de s’exprimer :
Emanait de lui et un sermo rusticus et un langage abondant, turpis et obscena ; mais de lui ne sortait aucun sermo rationabilis21.
13Le mode d’expression de ce seductor, le sermo rusticus, le langage rustique, est le même que celui que Grégoire emploie. Mais s’y ajoute le fait qu’il est turpis, c’est-à-dire à la fois laid, informe et donc honteux. Il est de plus obscena, indécent et immonde. Ces deux qualificatifs ne se réfèrent pas au sermo rusticus en tant que tel, mais à l’usage qui en est fait et que Grégoire attribue à une ipsius linguae latitudo, à une sorte de laisser-aller du discours turpis et obscena, sans doute par l’emploi d’un vocabulaire débordant des limites de la simple persuasion pour exercer la séduction. En outre ce sermo n’est pas rationabilis, ce qui ne veut pas dire qu’il est déraisonnable car, dans la pratique rhétorique, la ratio désigne la manière de disposer les mots, de construire un discours. L’absence de ratio est ainsi liée à la latitudo du discours. Il ne faut pas en déduire hâtivement que ce seductor aurait été un illettré, un ignorant. Il est capable d’entonner les antiennes, de chanter en alternance les versets de psaumes22. Grégoire finit par apprendre qu’il s’agit d’un ancien famulus de l’évêque de Bigorre. En concluant son chapitre il affirme que :
Nombreux étaient ceux qui exerçaient ces formes de séductions et ne cessaient d’induire en erreur le populum rusticum23.
14Parmi eux était ce Mundericus mentionné déjà qui séduisait le peuple24. Dans son dixième livre Grégoire expose le cas d’un autre agitateur :
Par lui, nous dit-il, une immense multitude de peuple (populi) fut séduite (seducta), non seulement les rusticiores, mais aussi les sacerdotes ecclesiastici25.
15Les mots employés sont lourds de sens. Le populus comprend ici les rustici, mais aussi les sacerdotes. Ce dernier terme général inclus même les évêques. Mais on comprend fort bien alors pourquoi Grégoire tient tant à utiliser le sermo rusticus dans ses œuvres. Il se sert ainsi du seul langage compris de tous, le latin de son temps avec ses particularités linguistiques qu’il a énumérées dans la préface de son livre sur la Gloire des Confesseurs26. Il ne s’agit pas d’une ignorance de l’ars grammatica, mais de son adaptation aux besoins de l’enseignement du peuple. Ceux à qui sont destinées les œuvres de Grégoire ne sont pas seulement les clercs de Tours, éventuellement grammairiens, mais tout le populus susceptible de lire et surtout d’entendre lire. Ceci peut correspondre éventuellement à la part hagiographique de cette œuvre. Mais la question demeure de savoir à quelle nécessité répond la part historique, selon nos critères actuels, à savoir les Dix Livres d’Histoires.
Historia – historiae – grammatica
16Dès son prologue général Grégoire établit une liaison entre l’histoire et la grammatica. Il déplore qu’il n’y ait plus personne capable de dépeindre soit en prose soit en vers les res qui se produisent et il énumère ces res : le déchaînement sauvage des nations, la violence des rois, l’assaut des hérétiques contre l’Église. Pour décrire cela il faudrait un grammaticus versé en dialectique, un rhéteur. Bref quelqu’un qui posséderait la liberalium cultura litterarum, la pratique des études littéraires27. Il reprend son énumération dans la préface du livre I28. Dans celle du livre II il déclare suivre la series temporum, l’ordre chronologique, en exposant en même temps les vertus des saints et les massacres des nations. Il prend pour modèle ensuite Sulpice Sévère, saint Jérôme et Orose pour justifier qu’il suive comme eux l’ordo saeculorum et la ratio annorum, donc le déroulement des faits classés par siècles et années29. S’il désigne ses modèles comme des auteurs d’histoires ou de chroniques, il ne s’applique jamais à lui-même le titre de chroniqueur ou historien avant son épilogue où il déclare avoir écrit Dix Livres d’Histoires : decem Libri Historiarum30. Certes s’appliquer à dépeindre des res gestae, voire les gesta praesentia, semble bien relever de ce que nous considérons comme de l’histoire ; mais de même que Grégoire se défend d’être un grammairien, il semble ne pas vouloir s’attribuer à lui-même le titre d’historien31. Doit-on donc en déduire que, de même que son langage n’est pas celui du grammairien, son dessein n’est pas celui d’un historien ? Dans ces conditions le titre qu’il suggère en mettant historia au pluriel serait une simple allusion au matériau utilisé en vue de suivre un dessein qui ne correspondrait pas au but de l’historien classique, tel Tite Live ou Salluste.
17Le terme historia est employé par Grégoire à douze reprises32. Dans huit cas il s’agit d’allusions à des œuvres antérieures à la sienne : Salluste, les historiens qu’il utilise pour connaître l’origine des Francs ou ceux qui lui ont servi de modèle (Eusèbe, Sulpice Sévère, Jérôme et Orose), le Livre de la Genèse, deux fois, les Livres des Rois, deux fois aussi, et le livre que la reine Clotilde tenait sur ses genoux pour indiquer aux peintres les scènes qu’ils devaient représenter. Dans les quatre autres occasions, le terme est employé pour faire référence au cours du récit qu’il est en train d’écrire. Ainsi il raconte l’histoire de Childéric, le père de Clovis, pour illustrer le paganisme des Francs33. Au début du livre VII, il place la vie de saint Salvi et s’excuse de le faire, car cela interrompt la suite de l’historia telle qu’il l’avait entreprise jusque là.
18Après avoir achevé ce récit, il regrette de ne pas en dire plus, car il veut retourner à l’historia34. De même après avoir exposé la mort de saint Friard, il revient à l’historia, c’est-à-dire à la mort du roi Athanagilde35. La préoccupation de Grégoire est alors de respecter la series temporum, la chronologie dont il a posé le principe dans sa préface du livre II. Car c’est dans ce cadre qu’il entend mettre par écrit le programme qu’il s’est fixé dans le prologue général, et dont il reprend l’annonce dans la préface du livre I :
Ayant à écrire sur les affrontements opposant les rois aux nations ennemies, les martyrs aux païens, les églises aux hérétiques…36
19Et pour démontrer sa compétence à mener cette entreprise, il fait une profession de foi. Dans la préface du livre II, où il affirme vouloir suivre l’ordo temporum, il explique que cela va le contraindre à mêler les vertus des saints aux massacres des nations. Il ajoute que cela est conforme à la ratio, c’est-à-dire à l’ordonnance correcte d’un discours37. Si ce programme répond à la logique de son discours, cela ne veut pas dire qu’il correspond à un propos d’historien. Pour en juger il faut se référer à la conception de l’histoire commune à son époque.
20L’histoire est traditionnellement liée à la grammaire. Cicéron dans son De oratore explique comment des disciplines ou objets d’étude anciennement dispersés sont maintenant regroupés en artes. Parmi ces artes figure la grammaire qui comprend :
l’explication des poètes, l’étude de l’histoire, l’interprétation des mots, la bonne prononciation du discours38.
21Saint Augustin reprend à son tour cette conception traditionnelle, ainsi dans le De ordine :
la grammaire… comme son nom même affiche qu’elle professe les lettres, d’où vient son nom latin de litteratura, il advint que tout ce qui, digne de mémoire, était déposé dans les lettres lui appartint nécessairement. Aussi, sous un seul nom, l’histoire, une chose infinie, multiforme, plus remplie de soucis que de douceurs ou de vérités, difficile non pas tant pour les historiens eux-mêmes que pour les grammairiens, s’ajouta à la grammaire39.
22Les traités de grammaire composés aux IVe et Ve siècles reprennent souvent ce type de définitions. Ainsi Diomède, ou Marius Victorinus qui reprend celle de Varron :
L’art grammatical que l’on appelle chez nous littérature (litteratura) est la connaissance de ce que disent les poètes, les historiens et les orateurs pour la plupart40.
23On retrouve ce type d’expression chez Quintilien. Ceci permet de comprendre pourquoi Isidore de Séville a placé dans ses Étymologies une définition de l’histoire à la fin de son exposé sur la grammaire :
L’histoire (historia) est le récit des événements accomplis (narratio rei gestae) par lequel est mis en évidence ce qui s’est produit dans le passé. Chez les anciens, en effet, personne ne mettait par écrit l’histoire (historia), sinon celui qui avait participé et avait vu ce qui devait être mis par écrit. Car nous saisissons mieux par les yeux ce qui se produit plutôt que par ouie dire. Car les choses vues sont rapportées sans fausseté. Cette discipline (disciplina) relève de la grammaire parce que tout ce qui est digne de mémoire (memoria) est consigné par écrit. C’est pourquoi les histoires (historiae) sont dites des monuments (monumenta) du fait qu’elles perpétuent la mémoire des événements accomplis. Et elles sont qualifiées de séries d’enchaînement (series) par métathèse à partir de l’expression guirlandes de fleurs (sertis) mutuellement reliées41.
24Isidore n’était pas un contemporain de Grégoire de Tours, il appartient à la génération suivante. Sa définition reprend cependant ce qu’il a lu chez les grammairiens anciens et chez saint Augustin. Le fait qu’elle ne témoigne d’aucune originalité est d’autant plus utile qu’elle rend compte de l’opinion commune sur la discipline historique. Plusieurs des lieux communs énumérés se retrouvent dans ce qu’a écrit Grégoire. Celui-ci a ainsi affirmé faire une narratio de res gestae, de faits dignes de memoria et il a insisté sur son respect de la series temporum dans laquelle il a inséré des historiae. Il a cependant insisté aussi dès son prologue général sur le programme qui était le sien, décrire le déchaînement sauvage des nations, la furor des rois, l’assaut des hérétiques contre l’Église ; dans la préface du premier livre il reprend ce thème sous une autre forme : il va mettre par écrit les bella des rois contre les nations ennemies, les guerres aussi des martyrs contre les païens, des églises contre les hérétiques42. Ceci va l’entraîner à mêler les vertus des saints aux massacres des nations, dit-il au début du livre II43. Le livre III commence par une phrase, qui entend opposer la prospérité des chrétiens, qui confessent la sainte Trinité, aux désastres subis par les hérétiques44. Enfin, dans la dernière préface qu’il a composée, celle qui ouvre le livre V, il se lamente d’avoir à raconter les guerres civiles qui accablent la nation et le royaume des Francs45. C’est à partir de là d’ailleurs qu’il témoigne de ce qu’il a vécu, critère supérieur de véracité selon Isidore et ses sources. Comme l’a fait remarquer Martin Heinzelmann, commence à partir de là une autre partie de l’entreprise de Grégoire qui n’entrait peut être pas dans son objectif initial46. Les quatre premiers livres reprenaient des sources historiques ou autres, puisqu’ils rapportaient des événements dont il n’avait pas été témoin. Désormais tout repose sur son propre témoignage ou sur ce qu’il a appris des sources qu’il jugeait sûres.
25Ce n’est que dans son dixième et dernier livre que Grégoire rédige cet épilogue où il présente son œuvre sous le titre de Dix livres d’Histoires, Decem Libri Historiarum. L’emploi du pluriel pour désigner un livre d’histoire n’est pas une nouveauté : Salluste, que cite Grégoire, a écrit des Historiae, de même Tacite. Mais dans sa préface à son livre de la Vie des Pères, Grégoire se demande s’il fallait mettre vita au pluriel ou au singulier. Il remarque qu’Aulu Gelle a employé le pluriel, alors que le grammairien Pline l’Ancien affirme que ce mot n’aurait pas de pluriel. Il se décide donc à mettre le titre au singulier, malgré la diversité de mérites et de vertus de chacun des Pères. Il se rend ainsi à l’avis des grammairiens, lui qui feint d’ignorer leur discipline47. Il est probable que l’emploi du pluriel pour historia répondait chez lui à un dessein. Dans le cas de la Vie des Pères il semble bien que, si l’avis des grammairiens ne s’y était pas opposé, il aurait employé le pluriel pour mettre en valeur la diversité des mérites et des vertus des Pères. Si l’on considère son programme tel qu’il l’avait à plusieurs reprises annoncé, son but était aussi de mettre en évidence des diversités ne serait-ce que les jeux d’opposition entre païens et chrétiens ou hérétiques et catholiques. Il avait donc deux raisons de ne pas vouloir être considéré comme un grammairien. En premier lieu parce qu’il n’en suivait pas toutes les lois, mais aussi peut-être parce que le but qu’il poursuivait ne correspondait pas complètement à celui d’un historien. Or ces deux raisons nous paraissent liées.
Le langage de la prédication
26Le souci de ne pas suivre entièrement les règles de la grammaire ne lui est pas propre. Erich Auerbach a montré dans un livre, écrit en 1957 et récemment traduit sous le titre Le Haut Langage que, dès l’époque de saint Augustin, les besoins de la prédication avaient entraîné ceux qui devaient s’adresser au peuple à adopter un style bas, désigné couramment par l’expression sermo humilis48. On utilisait alors les moyens fournis par une rhétorique simplifiée. Il s’agissait, en fait, à la fois d’instruire et d’émouvoir, de provoquer aussi à la conversion les païens ou les mauvais chrétiens. Pour saint Augustin, le modèle était le style de l’Écriture Sainte, qualifié lui aussi d’humilis. Dans ces conditions toute forme d’enseignement doit se conformer à ce mode d’expression. Ainsi saint Jérôme lui-même, l’élève du grammairien Donat pour lequel il ne cache pas son admiration, ouvre sa lettre à Eustochius en le prévenant qu’il ne trouvera dans cette lettre nulla rhetorici pompa sermonis, « aucune des formes pompeuses du discours rhétorique »49. Grégoire le Grand lui-même dans sa lettre dédicace à Léandre de Séville, qui ouvre ses Morales sur Job, prie son correspondant d’excuser ce qu’il trouvera en cet ouvrage « de faible ou de négligé ». Plus loin il déclare qu’il s’écarte des folia verborum c’est-à-dire des ornements qui obscurcissent le langage. Il ajoute ceci, qui fait écho aux dires de son contemporain Grégoire de Tours :
je ne fuis pas le heurt du métacisme, je n’évite pas le désordre du barbarisme, je dédaigne d’observer l’ordre des mots, les modes des verbes, le cas des prépositions, car je juge fortement indigne d’assujettir les paroles de l’oracle céleste aux règles de Donat50.
27Pour lui la grammaire et la rhétorique sont des disciplines séculières qu’il ne convient pas de suivre aveuglément si l’on veut être compris. Derrière la qualification de grammaticus couramment employée à cette époque il faut entendre l’ensemble des disciplines libérales, celles que Grégoire de Tours énumère en les mettant sous le patronyme de Martianus Capella51. C’est pourquoi il emploie indifféremment au lieu de grammaticus, rhetor ou philosophus. Sa seule particularité est qu’au lieu d’évoquer le sermo humilis il parle d’un sermo rusticus52.
28Son contemporain Martin, évêque de Braga († 579), avait écrit un De correctione rusticorum, un traité envoyé à un évêque pour lui expliquer comment instruire les rustici en employant un sermo rusticus. Comme Grégoire il commence son exposé de la foi, une praedicatio comme il le dit, à partir de la Création du monde. Dans la mesure où il fustige les superstitions et les coutumes païennes, on en a déduit qu’il ne pouvait s’adresser qu’à des paysans. Cependant nulle part ne se trouve la moindre allusion au niveau social de ses auditeurs, pas plus que Grégoire ne fait de distinctions lorsqu’il parle du populus53. De fait, tous deux utilisent un sermo rusticus pour prêcher ou enseigner le peuple.
29Une des sources essentielles sur laquelle se fonde Martin est le De catechizandis rudibus de saint Augustin54. Il s’agit d’un manuel adressé à un diacre nommé Deogratias, futur évêque de Carthage. Augustin lui enseigne la manière de présenter la foi à des futurs chrétiens (catéchiser), des catéchumènes, qui sont donc encore des débutants, des rudes. Il commence son exposé en expliquant quelles sont les difficultés inévitables qui se présentent lorsque l’on enseigne. Dans le modèle qu’il lui donne ensuite, il explique que la narratio, le récit, est complète lorsqu’on part de la première phrase de la Genèse. Comme le feront plus tard Martin de Braga et Grégoire dans son livre I, il faut exposer l’histoire du salut jusqu’à la Résurrection du Christ, « etjusqu’à la période actuelle de l’Église », usque ad praesentia tempora ecclesiae. Parvenu à ce point « il faut faire apparaître pour chacun des faits et gestes que nous racontons, leurs causes et leurs raisons » : ita ut singularum rerum atque gestorum quae narramus, donc les res gestae qu’il s’agit de raconter narrare55. Ces termes se trouvent également dans le prologue de Grégoire. Plus loin Augustin enseigne à Deogratias comment se comporter suivant la culture de chacun. Il traite d’abord de celui qui serait liberalibus doctrinis excultus, instruit dans les sciences libérales, ceux dont Grégoire constate la disparition56. Augustin revient plus loin sur la question en recommandant de ne pas s’adresser de la même façon aux docti an indocti, instruits ou non instruits, ou bien urbani an rustici, citadins ou campagnards57. Il est bon alors de se souvenir que Grégoire dans son prologue déplore que « la pratique des études littéraires libérales… est en voie de disparition des villes de Gaule » (ab urbibus Gallicanis)58. Il constate donc qu’il n’y a plus de culture urbaine, que tous ceux qui vivent dans ce pays emploient un même langage, le sermo rusticus. Dans ces conditions ce mode d’expression est devenu le langage commun et notamment celui de l’enseignement chrétien. Lorsqu’il évoque l’enseignement qu’il avait reçu à Clermont d’Avit, il dit l’avoir reçu en l’écoutant prêcher, praedicante audivi59. Certes à cette époque praedicare ne signifie pas uniquement prêcher depuis l’ambon, mais l’emploi de ce terme montre qu’il n’y a plus d’autre enseignement que religieux. Ce qui écarte la charge d’enseignement réservée au seul grammairien. Tours n’est pas au VIe siècle une civitas comme celles du Haut Empire : elle est peuplée de rustici qui ne reçoivent d’enseignement que de l’évêque et des clercs et non plus de grammairiens ou de rhéteurs60.
Conclusion
30Si l’on revient maintenant au propos initial qui était de se demander si Grégoire était vraiment historien, la réponse devient plus claire. En choisissant de s’exprimer en sermo rusticus, Grégoire s’écarte du modèle de l’historien, de Salluste ou de Tite Live. En premier lieu parce que le public a changé. Ses Dix Livres d’Histoires, destinés aux clercs et évêques de Tours susceptibles de les lire, n’ont pas une finalité différente de celle de ses œuvres hagiographiques. Il s’agit d’une praedicatio sur un matériau historique. Le terme historia, à cette époque, désigne certes ce qu’un historien écrit, mais aussi l’enseignement des modèles de comportement à éviter ou à suivre. De plus il n’y a aucune séparation entre histoire profane et histoire sacrée. Pour Grégoire comme pour saint Augustin la Genèse est un livre historique. Lorsque ce dernier écrit un De Genesi ad litteram, cela veut dire qu’il commente la Genèse suivant le sens historique puisque, comme Henri de Lubac l’a démontré, historia et littera ont le même sens. Ce faisant Augustin suit d’ailleurs l’enseignement des grammairiens. Tous les traités de grammaire donnent à cette discipline une double fonction exégétique et heuristique, que l’on pourrait traduire par analyse et commentaire. Faire de l’histoire dans ces conditions ne relève pas uniquement de la narratio rerum gestarum, mais aussi de l’herméneutique par laquelle on donne un sens aux termes que l’on emploie ou qui se lisent chez l’historien. À partir d’Eusèbe de Césarée au moins, l’histoire ne peut être que l’histoire du salut. Or cette histoire-là est une matière destinée à être analysée et comprise suivant une méthode grammaticale. L’exégèse consiste à connaître le sens des mots et des propositions énoncées dans le discours. Pour que le public comprenne le discours il faut s’exprimer dans le langage commun, le sermo humilis devenu un sermo rusticus. Pour employer le terme latin correspondant à exégèse, il faut pratiquer l’enarratio, donc déduire de la narratio une signification. L’autre technique heuristique (horistice) est appelée en latin definitio. Ce terme veut dire au départ fixer des limites, des fines, donc déterminer un champ de connaissances précis. Une fois acquis par l’enarratio le sens littéral du texte, il faut en déterminer le sens profond. En termes chrétiens cela veut dire donner un sens à l’histoire en fonction du salut individuel et collectif : distinguer l’erreur de la vérité, l’immoral du moral, le divin de l’humain, donc le bien du mal. Toute la technique de l’analyse de l’Écriture Sainte au Moyen Âge est le fait de grammairiens à commencer par saint Jérôme, l’élève de Donat et de Marius Victorinus. Les quatre sens de l’Écriture, analysés par Henri de Lubac en proviennent.
31On peut en déduire facilement que le choix des faits historiques pour Grégoire de Tours répond aux mêmes principes. Dans le cadre de la series temporum, du déroulement de l’histoire du salut, que l’on peut qualifier de ratio temporum, comme il le fait, on doit savoir discerner la logique interne, la ratio à laquelle obéit l’économie du salut. Si donc Grégoire de Tours est un historien il ne l’est pas suivant nos critères, car pour lui il n’y a pas de différenciation entre un genre historique et un genre hagiographique61. Comme la vie des saints, l’histoire est un objet d’enseignement, de predicatio à partir de chacun des groupes d’événements, d’historiae dont il faut tirer la leçon. C’est cela que Grégoire voulait laisser à la disposition des évêques qui lui succèderaient.
Annexe
Appendices
Appendice 1
Historiarum X, 31, (MGH SRM I, 1, p. 535-536)
Decem libros Historiarum, septem Miraculorum, unum de Vita Patrum scripsi; in Psalterii tractatu librum unum commentatus sum; de Cursibus etiam ecclesiasticis unum librum condidi. Quos libros licet stilo rusticiori conscripserim, tamen coniuro omnes sacerdotes Domini, qui post me humilem ecclesiam Turonicam sunt recturi, per adventum domini nostri Iesu Christi ac terribilem reis omnibus iudicii diem, sic numquam confusi de ipso iudicio discedentes cum diabolo condempnemini, ut numquam libros hos aboleri faciatis aut rescribi, quasi quaedam eligentes et quaedam praetermittentes, sed ita omnia vobiscum integra inlibataque permaneant, sicut a nobis relicta sunt. Quod si te, o sacerdos Dei, quicumque es, Martianus noster septem disciplinis erudiit, id est, si te in grammaticis docuit legere, in dialecticis altercationum propositiones advertere, in rethoricis genera metrorum agnoscere, in geometricis terrarum linearumque mensuras colligere, in astrologiis cursus siderum contemplare, in arithmeticis numerorum partes colligere, in armoniis sonorum modulationes suavium accentuum carminibus concrepare; si in his omnibus ita fueris exercitatus, ut tibi stilus noster sit rusticus, nec sic quoque, deprecor, ut avellas quae scripsi. Sed si tibi in his quiddam placuerit, salvo opere nostro te scribere versu non abnuo. hos enim libros in anno XXI ordinationis nostrae perscripsimus.
Appendice 2
Praefatio prima, (MGH SRM I, 1, p. 1)
Decedente atque immo potius pereunte ab urbibus Gallicanis liberalium cultura litterarum, cum nonnullae res gererentur vel rectae vel inprobae, ac feretas gentium desaeviret, regum furor acueretur, eclesiae inpugnarentur ab hereticis, a catholicis tegerentur, ferveret Christi fides in plurimis, tepisceret in nonnullis, ipsae quoque eclesiae vel ditarentur a devotis vel nudarentur a perfides, nec repperire possit quisquam peritus dialectica in arte grammaticus, qui haec aut stilo prosaico aut metrico depingeret versu : ingemescebant saepius plerique, dicentes : Vae diebus nostris, quia periit studium litterarum a nobis, nec reperitur in populis, qui gesta praesentia promulgare possit in paginis. Ista etenim atque et his similia iugiter intuens dici, pro commemoratione praeteritorum, ut notitiam adtingerint venientum, etsi incultu effatu, nequivi tamen obtegere vel certamena flagitiosorum vel vitam recte viventium ; et praesertim his inlicitus stimulis, quod a nostris fari plerumque miratus sum, quia : Philosophantem rethorem intellegunt pauci, loquentem rusticum multi. Libuit etiam animo, ut pro suppotatione annorum ab ipso mundi principio libri primi poniretur initium, cuius capitula deursum subieci.
Appendice 3
In gloria confessorum Incipit, (MGH SRM I, 2, p. 747)
Pudet insipienti, reprobo inperitoque atque inerti illud adgredi, quod non potest adimplere ; sed quid faciam, quod oculi non patior, quae de beatorum virtutibus vel ipse saepius inspexi vel per relationem bonorum virorum et certae fidei evidenter gesta cognivi ? Sed timeo, ne, cum scribere coepero, quia sum sine litteris rethoricis et arte grammatica, dicaturque mihi a litteratis : ‘O rustice et idiota, ut quid nomen tuum inter scriptores indi aestimas ? Ut opus hoc a peritis accipi putas, cui ingenium artis non subpeditat, nec ulla litterarum scientia subministrat ? Qui nullum argumentum utile in litteris habes, qui nomina discernere nescis ; saepius pro masculinis feminea, pro femineis neutra et pro neutra masculina conmutas ; qui ipsas quoque praepositiones, quas nobilium dictatorum observari sanxit auctoritas, loco debito plerumque non locas. Nam ablativis accusativa et rursum accusativis ablativa praeponis. Putasne : videtur, ut bos piger palaestrae ludum exerceat, aut asinus segnis inter spheristarum ordinem celeri volatu discurrat ? Aut certe numquid poterit corvus nigredinem suam albentium columbarum pinnis obtegere aut obscuritas picis liquoris lactei colore mutari ? Nempe, ut ista fieri possibile non est, ita nec tu poteris inter scriptores alios haberi’. Sed tamen respondebo illis et dicam, quia : ‘Opus vestrum facio et per meam rusticitatem vestram prudentiam exercebo. Nam, ut opinor, unum beneficium vobis haec scripta praebebunt, scilicet ut, quod nos inculte et breviter stilo nigrante discribimus, vos lucide ac splendide stante versu in paginis prolixioribus dilatetis’.
Appendice 4
Incipit de sancto Illidio confessore, (MGH SRM I, 2, p. 668-669)
De cuius vita aliqua scripturus, veniam peto legentibus. Non enim me artis grammaticae studium imbuit, neque auctorum saecularium polita lectio erudivit, sed tantum beati patris Aviti Arverni pontificis studium ad eclesiastica sollicitavit scripta ; si mihi non ad iudicium contingerent, quae ipso praedicante audivi vel cogente relegi, qui ea nequeo observare ; qui me post Davitici carminis cannas ad illa euangelicae praedicationis dicta atque apostolicae virtutis historias epistolasque perduxit. De quo ea tantum capere potui, ut cognoscerem, Iesum Christum, filium Dei, ad salutem mundi venisse atque amicos eius, qui, accepta cruce austerae observantiae, sponsum secuti sunt, dignis obsequiis honorare. Qua de re crudae rusticitatis temeritatem ostendens, quae de beato cognovi Illidio illo quo possum proferam stilo.
Appendice 5
Historiarum Liber primus, (MGH SRM I, 1, p. 3)
Scripturus bella regum cum gentibus adversis, martyrum cum paganis, eclesiarum cum hereticis, prius fidem meam proferre cupio, ut qui ligirit me non dubitet esse catholicum. Illud etiam placuit propter eos, qui adpropinquantem finem mundi disperant, ut, collectam per chronicas vel historias anteriorum annorum summam, explanitur aperte, quanti ab exordio mundi sint anni. Sed prius veniam legentibus praecor, si aut in litteris aut in sillabis grammaticam artem excessero, de qua adplene non sum inbutus; illud tantum studens, ut quod in eclesia credi praedicatur sine aliquo fuco aut cordis hesitatione reteneam, quia scio, peccatis obnoxium per credulitatem puram obtenire posse veniam apud Deum.
Appendice 6
Historiarum Liber secundus, (MGH SRM I, 1, p. 36-37)
Prosequentes ordinem temporum, mixte confusequae tam virtutes sanctorum quam strages gentium memoramus. Non enim inrationabiliter accipi puto, se filicem beatorum vitam inter miserorum memoremus excidia, cum idem non facilitas scripturis, sed temporum series praestitit. Nam sullicitus lector, si inquirat strinue, invenit inter illas regum Israheliticorum historias sub Samuhel iustum Fineen interisse sacrilegum ac sub David, quem Fortem manu dicunt, Golian alophilum conruisse. Meminiat etiam sub Heliae eximii vatis tempore, qui pluvias cum voluit abstulit et cum libuit arentibus terris infudit, qui viduae paupertatem oratione locopletavit, quantae populorum strages fuere, quae famis vel quae siccitas miseram oppraesserit humum; quae sub Ezechie tempore, cui Deus ad vitam quindecim annos auxit, Hierusolima mala pertulerit; sed et sub Heliseum prophetam, qui mortuos vitae restituit et alia in populis multa miracula fecit, quantae internitiones, quae miseriae ipsum Israheliticum populum oppraesserunt. Sic et Eusebius, Severus Hieronimusquae in chronicis atque Horosius et bella regum et virtutes martyrum pariter texuerunt. Ita et nos idcircum sic scripsemus, quod facilius saeculorum ordo vel annorum ratio usque nostra tempora / tota repperiatur. Venientes ergo per antedictorum auctorum historias, ea quae in posterum acta sunt Domino iubente disseremus.
Notes de bas de page
1 M. HEINZELMANN, « Hagiographischer und historischer Diskurs bei Gregor von Tours ? » Aeram inter utrumque, Mélanges G. Sanders, (éds) M. van Uytanghe et R. Demeulenaere, The Hague, 1991, p. 237-258 ; « Grégoire de Tours, père de l’histoire de France ? », Histoire de France, historiens de la France, Colloque de Reims, 1993, (éds) Y.-M. Bercé et Ph. Contamine, Paris, 1994 ; Gregor von Tours « Zehn Bücher Geschichte ». Historiographie und Gessellschaftskonzept im 6 Jahrhundert, Darmstadt, 1994 (trad. anglaise : Gregory of Tours, Cambridge, 2001.
2 Gregorii episcopi turonensis libri historiarum X, (éds) B. Krusch et W. Levison, MGH SRM, I, I : X, 18, p. 535-536 (cité Krusch-Levison). Les traductions sont les nôtres, voir texte en Appendice 1.
3 Sur ces clauses comminatoires voir M. HEINZELMANN, « La réécriture hagiographique dans l’œuvre de Grégoire de Tours », La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval, (éds) M. Goullet et M. Heinzelmann, Jan Thorbecke Verlag, 2003, p. 19-21.
4 Sur les réécritures en vers voir M. HEINZELMANN, op. cit., n.3, p. 42-53.
5 (Éds) B. Krusch et W. Levison, p. 1. Cf. Appendice 2.
6 Ibid. Cf. Appendice 2.
7 Appendice 1. M. HEINZELMANN, Gregor (op. cit., n.1), p. 84-86 (Gregory, p. 94-97).
8 (Éd.) B. Krusch, MGH SRM I, 2, p. 747. Appendice 3.
9 Ibid.
10 (Éd.) B. Krusch, MGH SRM I, 2, p. 668-669. Appendice 4.
11 Ibid.
12 J.-B. JUNGBLUT, « Recherches sur le rythme oratoire dans les Historiarum libri », Grégoire de Tours, Todi, 1977, p. 327-364.
13 (Éds) B. Krusch et W. Levison, III, 29, p. 182,3.
14 Ibid., III, 14, p. 160.
15 Ibid., IV, 5, p. 198, 14-15.
16 Ibid., V, 23, 19 : quod rustici solem vocant ; V, 34, 13 : Rusticiores vero coralis hoc pusulas nominabant.
17 Ibid., VIII, 15, p. 180, 3.
18 Sur l’habitat rural de cette époque : G. FOURNIER, Le peuplement rural en basse Auvergne durant le Haut Moyen Âge, Paris, 1962, p. 90-99, 222-223, 232-234.
19 (Éds) B. Krusch et W. Levison, IX, 6, p. 232, 9.
20 Ibid., p. 232, 33.
21 Ibid. : Erat enim ei et sermo rusticus et ipsius linguae latitudo turpis atque obscoena ; sed nec de eo sermo rationabilis procedebat.
22 Ibid., IX, 6, p. 234, 13-15.
23 Ibid., p. 236, 23-24: Multi enim sunt, qui, has seductiones exercentes, populum rusticum in errore ponere non desistunt…
24 Ibid., III, 14, p. 160, 31: ... coepit seducere populum, dicens…
25 Ibid., X, 25, p. 386, 18-20: Seducta est autem per eum multitudo immensa populi, et non solum rusticiores, verum etiam sacerdotes ecclesiastici.
26 Cf. Appendice 3.
27 Cf. Appendice 2.
28 (Éds) B. Krusch et W. Levison, p. 3. Appendice 5.
29 Ibid., p. 36. Appendice 6.
30 Cf. Appendice 1.
31 L’expression gesta praesentia figure dans le prologue général (cf. Appendice 2).
32 Pour les relevés de vocabulaire nous avons utilisé De St. MICHEL, Concordance de l’Historia Francorum de Grégoire de Tours, Collectum vol. I, Université de Montréal, 1979.
33 (Éds) B. Krusch et W. Levison, II, 10, p. 60: ... sicut sequens historia narrat.
34 Ibid., VII, 1, p. 323: Licet sit studium historiam prosequi, quam priorum librorum ordo reliquid, tamen prius…; VII, 1, p. 327: Multaque de hoc viro bona audivi; sed dum ad historiae ceptum reverti cupio, plurima praetermitto.
35 Ibid., IV, 38, p. 169: Ergo, ut ad historiam recurramus, mortuo apud Hispaniam Athanaeldo rege, Leuva cum Leuvieldo fratre regnum accepit.
36 Cf. Appendice 2.
37 Cf. Appendice 6. Grégoire emploie ratio pour désigner aussi bien l’ordre logique du discours (supra, n. 21) que l’ordre logique du déroulement chronologique : saeculorum ordo vel annorum ratio (cf. Appendice 6). Dans ce dernier passage il a dit plus haut qu’il n’était pas inrationabiliter de mêler les récits des vies des bienheureux et des misérables (Ibid.).
38 I, XLI : In grammatica poetarum pertractio, historiarum cognitio, uerborum interpretatio…
39 II, 37. nous reprenons ici la traduction de Mme Sophie Dupuy-Trudelle dans Saint Augustin, Œuvres, I, (dir.) L. Jerphagnon, Gallimard, Paris, 1998, p. 173.
40 Marius Victorinus, Ars grammatica, I, 6, (éd.) I. Mariotti, Firenze, 1967, p. 65-66, qui cite Varron.
41 Étymologies I, XVI, (éd.) W. M. Lindsay.
42 Cf. Appendice 5.
43 Cf. Appendice 6.
44 (Éds) B. Krusch et W. Levison, III, p. 96: Vellim, si placet, parumper conferre, quae christianis beatam confitentibus Trinitatem prospera successerint et quae hereticis eandem scindentibus fuerint in ruinam.
45 Ibid., V, p. 193 : Taedit me bellorum civilium diversitatis, que Francorum gentem et regnum valde proterunt, memorare…
46 M. HEINZELMANN a montré comment le dessein de Grégoire pouvait être rapproché de celui de saint Augustin écrivant la Cité de Dieu, le jeu d’oppositions étant devenu un lieu théologique qui entre en actualité plus nettement lorsque les événements sont contemporains de l’auteur. Cf. Gregor (op. cit., n. 1), p. 131-135 (Gregory, p. 146-152).
47 (Éd.) B. Krusch, I, 2, p. 662: Et quaeritur a quibusdam, utrum vita sanctorum an vitas dicere debeamus. A. Gellius quoque et conplures philosophorum vitas dicere voluerunt. Nam Plinius auctor in tertio artis grammaticae libro ait: « Vitas antiqui cuius cumque nostrum dixerunt; sed grammatici pluralem numerum non putaverunt habere vitam ». Unde manifestum est, melius dici vitam patrum quam vitas, quia, cum sit diversitas meritorum virtutumque, una tamen omnes vita corporis alit in mundo…
48 E. AUERBACH, Le Haut Langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge, Paris, 2004 (traduction de Literatursprache und Publikum in der lateinischen Spätantike und im Mittelalter, 1958) ; Sermo humilis est le titre du premier chapitre du livre.
49 Lettre XXII, éd. Labat, t. I, p. 112.
50 Grégoire le Grand, Morales sur Job, (éds) Dom R. Gillet et Dom A. de Gaudemaris, t. 1 (Sources Chrétiennes 32 bis), Paris, 1975, p. 131 : In qua quicquid tua sanctitas tepidum incultumque reppererit, tanto mihi celerrime indulgeat…, p. 132 : Quaeso autem, ut huius operii dicta percurrens in his verborum folia non requiras… Unde et ipsam loquendi artem, quam magisteria disciplinae exterioris insinuant, servare despexi. Nam sicut huius quoque epistolae tenor enuntiat, non metacismi collisionem fugio, non barbarismi confusionem devito, situs modosque et praepositionum casus servare contemno, quia indignum vehementer existimo, ut verba caelestis oraculi restringam sub regulis Donati. D’autres déclarations de ce type chez Ambroise, Jérôme et Augustin sont citées en note dans l’édition notée ci-dessus (p. 133, n. 4).
51 Cf. X, 31 (Appendice 1).
52 L’emploi de l’adjectif humilis laisse entendre qu’il existait encore à l’époque de saint Augustin et de ses contemporains un sermo non humilis à utiliser par exemple dans les cités, alors que pour Grégoire de Tours le sermo rusticus, nous l’avons vu, s’adresse à tout le monde.
53 Martini episcopi Bracarensis opera omnia, (éd.) Cl. W. Barlow, Yale Univ. Press, 1950. Ce traité a la forme d’un modèle de sermon, une praedicatio cf. p. 123 : Ita ergo opitulante tibi Deo, erit tuae praedicationis exordium ; après l’exordium le développement commence avec le récit de la Création : Cum fecisset in principio Deus caelum et terram… (p. 184). Dans son adresse à son correspondant il précise qu’il a rédigé son sermo en style rustique :… rusticis rustico sermone (p. 183). Tout au long le sermon s’adresse aux fratres et filii karissimi de l’évêque, donc à tous ceux susceptibles d’écouter sa prédication, à tous les baptisés : Vos ergo, fideles, qui… ad Christi baptismum accessistis…
54 Œuvres de saint Augustin, (éd. et trad.) G. Madec, 11/1, Paris, 1991.
55 III, 5 : Narratio plena est cum quisque catechizatur ab eo quod scriptum est : In principio fecit Deus caelum et terram, usque ad praesentia tempora ecclesiae ; VI, 10 : Inde iam exordienda narratio est, ab eo quod fecit Deus omnia bona valde, et perducenda, ut diximus, usque ad praesentia tempora ecclesiae, ita ut singularum rerum atque gestorum quae narramus causae rationesque reddantur…
56 VIII, 12 : … si ad te quisquam catechizandus uenerit liberalibus doctrinis excultus… Cf. P. SINISCALCO, « Christum narrare et dilectionem monere », Augustinianum, XIV, 1974, 605-623.
57 XV, 23 : … et cum ita dicimus, utrum pauci adsint an multi, docti an indocti an ex utroque genere mixti, urbani an rustici an hi et illi simul, an populus ex omni hominum genere temperatus sit. XVI, 24 : Sed tamen faciamus aliquem uenisse ad nos qui uult esse christianus et de genere quidem idiotarum, non tamen rusticanorum sed urbanorum, quales apud Carthaginem plures experiri te necesse est. On voit qu’à l’époque de saint Augustin la distinction entre rusticani et urbani est claire. Le modèle de sermon qui suit la deuxième citation est destiné à un ignorant (idiotus), dont on trouve des représentants aussi bien à la campagne qu’à la ville. Il y a donc deux modes d’expression à utiliser suivant le niveau culturel lorsqu’il s’agit de catéchiser un individu. Dans la prédication, compte tenu du mélange parmi les auditeurs (utroque genere mixti), les conditions sont différentes, mais Augustin ne précise pas le genre de sermo qu’il faut alors employer.
58 Cf. Appendice 2.
59 Cf. Appendice 4.
60 Le problème de la langue latine à cette époque a été magistralement traité par M. BANNIARD, Viva Voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992. Voir aussi la mise au point de Y. HEN, Culture and Religion in Merovingian Gaul, AD 481-751, Leiden, 1995. Sur la disparition des écoles de grammaire voir P. RICHÉ, Éducation et culture dans l’Occident barbare VIe-VIIIe siècle, Paris, 1962. Sur le sermo rusticus de Grégoire de Tours : H. BEUMANN « Gregor von Tours und der Sermo Rusticus », Spiegel der Geschichte. Festgabe für Max Braubach, Münster, 1964, p. 69-98 ; W. BERSCHIN, Biographie und Epochenstil im lateinischen Mittelalter, vol. 1, Stuttgart, 1986, p. 301-320. Sur les modes de prédication de Martin de Braga au Scarapsus de Pirmin voir les remarques de W. LEVISON, England and the Continent in the Eight Century, Oxford, 1946, p. 306.
61 On voit ainsi qu’en suivant un chemin différent nous arrivons aux mêmes conclusions que Martin HEINZELMANN (cf. op. cit., n. 1).
Auteur
Université de Provence
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