Le traité de Meaux-Paris (avril 1229)
p. 139-156
Texte intégral
1Les événements semblent parfois se répéter. En juin 1209, un légat pontifical avait réconcilié Raymond VI comte de Toulouse, à la suite d’un accord minutieusement élaboré qui devait assurer la paix dans le Midi, l’éradication de l’hérésie et la liberté de l’Église1. Pierre des Vaux-de-Cernay fait la description de cette cérémonie où se mêlent liturgie pénitentielle, politique spectacle et affirmation du pouvoir clérical.
Le Comte fut amené devant le portail de l’église de Saint-Gilles. Là, en présence des légats, des archevêques et des évêques réunis au nombre d’une vingtaine, il jura sur l’Hostie et les reliques des saints, que les prélats tenaient nombreuses et avec grand respect exposées devant le portail, d’obéir en tout aux commandements de la sainte Église Romaine. Puis le légat fit placer son étole au cou du comte et, le tirant par cette étole, il le fouetta de verges et le fit entrer dans l’église2.
2Vingt ans après, le traité de Meaux Paris poursuit exactement les mêmes objectifs et comporte, lui aussi, l’absolution solennelle de Raymond VII par un légat, le Jeudi saint de 1229, devant le porche de Notre-Dame de Paris. Guillaume de Puylaurens évoque en quelques mots émus la scène.
C’était pitié que de voir un tel homme, qui avait pu résister si longuement à tant d’hommes et de nations, être mené nu, en chemises et en braies, et les pieds nus, à l’autel.
3Ces similitudes cachent une grande différence. La pompe spectaculaire de Saint-Gilles consacre une négociation sans aucune conséquence durable. Moins de trois mois après, les légats, Milon et Hugues de Riez, écrivaient à Innocent III qu’aucun des engagements pris par Raymond VI n’avait été tenu3. Le traité de Meaux Paris est lui à l’origine d’un événement historique capital : la dévolution du comté de Toulouse à un prince capétien, puis au roi de France.
4Sans se lancer dans des comparaisons parfaitement vaines, il ne paraît pas inutile de chercher sur quoi repose le succès ou l’échec d’une entreprise. En analysant textes et circonstances, l’historien est en quête d’explications plus enrichissantes pour l’esprit qu’un simple constat car il ne peut se contenter de propos creux sur le dénouement normal d’une affaire parvenue à maturité. Après coup, pour la paix de Saint-Gilles, on peut entrevoir quelques faiblesses dans une opération bien conçue et rigoureusement menée. L’échec force à un certain discernement, c’est bien connu. Le succès s’impose et n’incite pas à l’analyse critique. À tort, c’est certain, et là est la question. Un triomphe est rarement le résultat d’une somme de faits proprement fortuits où l’intelligence n’aurait aucune part. Or, l’implantation dans le Midi est pour la monarchie capétienne une grande victoire et le traité de Meaux Paris est une étape essentielle dans ce processus.
5Que la croisade albigeoise aboutisse à faire passer les possessions de la famille de Saint-Gilles entre les mains des Capétiens est un fait bien établi. Ce transfert s’inscrit dans le cadre d’une politique d’expansion longuement poursuivie par la monarchie et dont il y a bien d’autres exemples. Une fois réalisé, il paraît répondre à une certaine logique territoriale. Tout semble dit avec ces quelques phrases. On se borne, le plus souvent, à enregistrer les conséquences du traité, en les tenant pour la simple illustration de la raison du plus fort. C’est négliger les négociations qui ont conduit le comte de Toulouse à souscrire à cet accord et encore plus les principes qui lui donnent sa vigueur.
6Dans le cadre de discussions, quel que soit l’avantage qu’une position de force donne à l’une des parties, chacun est en mesure de faire valoir ses droits pour défendre ses intérêts. Le juridique tient trop de place dans le système de pensée médiéval pour l’exclure du champ des préoccupations lors des colloques qui aboutissent à l’accord de Meaux Paris. Il y a eu rencontres et négociations. On a pris en compte la légitimité du pouvoir, l’hérédité, les droits acquis, la force militaire, les hommages féodaux et les exigences de l’Église. Les textes qui mettent en forme la paix traitent de façon explicite de ces divers aspects du problème. Il y a, bien sûr, nécessité à la faire pour que l’accord soit durable. Comme toujours, l’essentiel côtoie l’accessoire et le décisif l’anecdotique. On y trouve toutes les dispositions qui engagent l’avenir, car les principes sont clairement énoncés. À terme, ils transforment un fait en événement historique. Il reste néanmoins à identifier celui ou ceux que l’on peut tenir pour déterminant.
7Par un acte de décembre 1228, Raymond VII désigne Hélie Garin, abbé de Grandselve, comme procureur et Thibaud, comte de Champagne, comme médiateur dans des négociations avec le roi de France et l’Église4. Le même texte précise que le principe d’un accord de paix a été accepté par les barons et les consuls de Toulouse et que le comte s’engage à ratifier tout ce que son représentant aura accepté. Cette promesse suppose que les exigences des parties adverses sont déjà connues dans leurs grandes lignes et que l’envoyé du cardinal légat, Hélie Garin, était porteur de propositions suffisamment précises5. En janvier 1229, le comte de Toulouse donne son aval à des préliminaires6. Il a participé en personne aux négociations de Meaux, en partie au moins, car il fait état, lors du premier colloque, d’un débat sur un point assez secondaire entre le légat, les représentants du roi de France, le comte de Champagne et lui-même7. À cette date les négociations sont très avancées et les clauses sont acceptées, en l’état, par Raymond VII. Leur teneur, il est vrai, n’est connue que par cette version toulousaine. Le traité sous sa forme définitive date du 12 avril. Il comporte de nombreux ajouts, ce qui n’a rien de surprenant car les préliminaires traitaient peu des affaires ecclésiastiques, et quelques modifications importantes qui ne sont pas favorables au comte de Toulouse. Il en existe deux expéditions, l’une royale l’autre raymondine, qui comportent des différences notables. Il y a enfin plusieurs rédactions de ces deux versions, mais les variantes en sont peu significatives8. L’analyse peut s’appuyer sur ces actes qui enregistrent l’aboutissement d’un long processus et fondent en droit un événement historique.
8À ces pièces essentielles il convient d’en ajouter d’autres tout aussi officielles, antérieures ou postérieures, qui peuvent éclairer la signification du traité de paix. L’accord est un moment dans une démarche longue et parfois incertaine où chaque étape mériterait d’être prise en considération. Il convient néanmoins de se limiter à ce qui est nécessaire à l’intelligence des faits. Ces textes jalonnent une histoire dont Guillaume de Puylaurens s’est fait le chroniqueur. Son témoignage, toujours important, permet de saisir des réalités humaines que les actes diplomatiques ou administratifs ne décrivent pas. Les autres récits, plus éloignés des événements, ont un intérêt plus occasionnel.
La légitimité
9Le traité de Meaux Paris doit trouver une solution au problème de légitimité du pouvoir dans le comté de Toulouse, tout en tenant compte de la qualité des personnes en cause et de la situation militaire. Les droits reconnus ont une importance primordiale, car dans les conceptions politiques médiévales la force militaire est à leur service. Les événements d’autre part imposent leurs contraintes.
10Raymond VII se prévaut de l’hérédité qui est la forme habituelle de la dévolution des possessions et de l’autorité au Moyen Âge. Il le proclame dans les actes expédiés en son nom. Du vivant de son père, ils débutent par la formule « Raymond, fils du seigneur Raymond, duc de Narbonne, comte de Toulouse, marquis de Provence », ce qui fait mention des titres de la famille de Saint-Gilles9. Il en use ensuite pour lui-même de façon habituelle. Il se comporte en héritier. Il n’hésite pas à se désigner de cette manière dans l’acte de soumission à l’Eglise qu’il adresse à l’archevêque de Narbonne, à la suite de la réunion des évêques méridionaux, à Montpellier, pendant l’été 1224. Ces titres lui sont reconnus par les habitants de Toulouse et par les seigneurs du Languedoc qui lui sont acquis10. Or, au même moment, Amaury de Montfort revendique les mêmes dignités et emploie exactement le même vocabulaire, ce qui est signe d’une contestation, au demeurant bien connue11. Faute de mieux, il faut parfois trouver un compromis. Ainsi, dans la convention de trêve entre les camps adverses, en janvier 1224, Raymond VII est dit comte de Toulouse, sans plus. Il passe un accord avec le comte Amaury, sans autre précision12.
11En dépit des prétentions affichées par ces actes, Raymond VII n’ignore rien de sa situation réelle, comme en témoigne la lettre écrite à Philippe-Auguste, dès le 16 juin 1222, deux mois environ avant la mort de son père. Il se désigne lui-même comme « Raymond, fils du seigneur comte de Toulouse », ce qui est exact mais réducteur. La formule trahit une certaine circonspection13. Il sait que le roi de France a reçu Simon de Montfort à l’hommage pour les possessions des Saint-Gilles, le 10 avril 1216. Il ne peut feindre d’ignorer les actes du souverain au moment où il le sollicite à leur propos précisément.
J’ai recours à vous comme à mon unique et principal refuge, comme à mon chef, mon seigneur et mon supérieur, et si je puis avoir l’audace de le dire comme à mon cousin. Je vous prie et je vous implore humblement que vous me fassiez miséricorde et que, en considération de Dieu, vous daigniez me faire rentrer dans l’unité de l’Église pour que, levée l’opprobre de l’exhérédation, je puisse recevoir par vous mon héritage14.
12On ne peut être plus perspicace. Pour recouvrer sa principauté il doit se réconcilier avec l’Église et faire hommage au roi. Pour l’instant, il n’est que l’héritier de Raymond VI dépossédé. Il est bien au fait de sa situation. En décembre 1225, au concile de Bourges, il demande de retrouver sa place dans la hiérarchie féodale, ce qui vaut réhabilitation. Au comte Amaury qui propose de remettre le jugement de leur litige aux pairs de France, Raymond VII répond
Que le roi reçoive mon hommage et je serai prêt à m’y soumettre, parce que certains peut-être ne me tiendraient pas pour un pair15.
13Une telle réponse, avec ses sous-entendus, trahit la claire conscience d’une situation particulièrement inconfortable.
14La légitimité de Raymond VII n’est reconnue ni par l’Église ni par le roi. Une lettre d’Honorius III débute par une adresse caractéristique « au noble seigneur R. fils de Raymond autrefois comte de Toulouse »16. Le pape le désigne de la même façon dans des missives envoyées au légat ou à l’archevêque de Narbonne. La curie pontificale s’en tient à la décision du 4e concile du Latran et n’a aucune raison d’en changer, tant qu’un accord ayant reçu son agrément n’est pas venu modifier les données. D’ailleurs la formule est incontestable, car nul ne peut dire que Raymond VI n’a pas été comte de Toulouse. Elle refuse tout droit actuel à Raymond VII, tout en reconnaissant qu’il est bel et bien un héritier. L’attitude est rigide, mais n’exclut pas des évolutions, sans s’engager à rien au demeurant. La chancellerie du roi de France qui s’en tient à l’hommage de Simon de Montfort en 1216, emploie exactement les mêmes termes. On les trouve dans le pacte qui lie Louis VIII et Raymond Bérenger V comte de Provence, contre Raymond VII, en juin 1226. Ils sont maintenus dans la version royale de la paix de Meaux Paris et dans tous les actes jusqu’au 12 avril 1229. La pression diplomatique exercée sur Raymond VII est telle qu’il use lui-même de ce vocabulaire dans une des expéditions comtales de la paix17. Il adopte ensuite le titre de comte de Toulouse, conformément aux dispositions du traité.
15Écrire, comme l’ont fait des historiens éminents, « que c’est une maxime des plus constantes et des plus inviolables que l’Église n’a aucun pouvoir sur le temporel des rois et des princes » revient à proclamer un principe tout à fait théorique18. On peut en débattre à ce niveau, mais c’est sans grand intérêt pour l’histoire. Pour être effective, une légitimité doit être reconnue, aussi largement que possible, sinon de façon tout à fait universelle. Il n’en va pas ainsi pour Raymond VII, dès que l’on s’éloigne des possessions de la maison de Toulouse et de ses dépendants. Le roi de France, son suzerain, et l’Église s’y refusent. Aucune puissance de quelque importance ne soutient ses prétentions, car dans le contexte de la campagne de Louis VIII dans le Midi, le roi d’Aragon enjoint aux habitants de Montpellier de se rallier au légat. Donner l’héritier des Saint-Gilles pour légitime est un choix idéologique d’historiens, sans portée réelle, car les acteurs historiques principaux des années 1216-1229 pensent autrement.
16Or, cette opinion n’est pas sans conséquence. Si la dépossession de Raymond VI par le 4e concile du Latran est nulle et non avenue, le Capétien s’empare du pays par droit de conquête. La force l’emporte et cette explication globale prime en excluant toute autre considération. Il est inutile de se préoccuper du processus et des négociations. Il n’y a plus aucun intérêt à analyser des données fort complexes, même si elles éclairent les gestes des uns et des autres. Inversement, si on tient la légitimité pour la question fondamentale, en sachant qu’elle est sans cesse présente à l’esprit des prétendants, tous les événements se lisent autrement. Avant février 1224, pour s’en tenir à cette période, Raymond VII s’efforce de récupérer par les armes des biens dont il se juge l’héritier. Il s’efforce de l’emporter sur un vassal tenu pour légitime. Il lui faut en même temps enfreindre l’ordre établi dont le roi est garant et rentrer suffisamment en grâce auprès de lui pour être admis à l’hommage. L’entreprise a quelque chose de contradictoire. Elle exige beaucoup d’adresse et une certaine modération dans l’action. La force des armes ne fait pas tout. À ce stade, le roi peut servir d’arbitre entre des adversaires. L’histoire de la société féodale est remplie de querelles de ce genre dont le dénouement est en fin de compte négociée. Dans le comté de Toulouse, une affaire qui était d’abord religieuse se déplace sur le terrain politique parce que la légitimité du pouvoir est discutée. Vingt ans auparavant, le problème ne se posait pas en ces termes.
Les droits et la situation militaire
17Amaury de Montfort a des droits et ils lui sont reconnus. Il faut en convenir sous peine de ne rien comprendre aux événements. Son père les tenait d’une décision du 4e concile du Latran et de l’hommage fait à Philippe-Auguste. Héritier, il les défend autant que les circonstances le lui permettent. Pour faire bref, car les faits sont bien connus, depuis la reprise de Beaucaire et la mort de Simon de Montfort devant Toulouse révoltée, en juin 1218, la situation des croisés n’a cessé de se dégrader, lentement et inexorablement.
18L’affrontement armé entre le comte Amaury et Raymond VII n’exclut pas tout réalisme, car les adversaires n’ignorent pas les faiblesses de leurs positions respectives, militaires d’un côté, diplomatiques de l’autre. Ils négocient. Guillaume de Puylaurens raconte :
On fit des trêves en vue de la paix, et on organisa deux réunions pour en traiter, l’une à Saint-Flour, ville d’Auvergne et l’autre dans la métropole de Sens en Bourgogne. On ne parvint néanmoins au résultat dans aucune des deux. Il ajoute : on disait à l’époque que le comte de Toulouse épouserait une sœur du comte Amaury19.
19Il se dégage du propos un certain parfum d’irréalisme qui pourrait faire croire à une fantaisie ou encore à une simple rumeur. Raymond VII est marié à cette date, même s’il ne paraît pas très attaché à sa femme et à l’alliance aragonaise. Il faut plutôt y voir une combinaison comme les diplomates savent en échafauder. Un mariage imposerait la paix entre les rivaux, acquis primordial et immédiat. Si l’on acceptait de reconnaître à cette fille de Simon de Montfort les droits de son père, les descendants d’une telle union concentreraient toute la légitimité, celle de l’héritage et celle acquise par décision du concile. Le problème de fond serait réglé, à terme au moins. Il resterait dans cette hypothèse à dédommager le comte Amaury, à titre viager. Le calcul n’est pas absurde. Une esquisse de paix sur cette base rétablit largement les Saint-Gilles dans leurs droits. On ne sait si un tel projet a été poussé très loin. Il fait entrevoir une idée directrice : une victoire militaire de l’héritier de Toulouse n’est pas suffisante pour l’emporter sur une légitimité reconnue par l’Église et le roi de France. Il faut d’une façon ou d’une autre un accord, même si la fortune des armes lui donne l’avantage.
20C’est bien ce que les événements de 1223 et 1224 confirment. Raymond VII et ses alliés l’emportent, Guillaume de Puylaurens en fait le constat. « Le pays se donnait à eux, et le comte Amaury ne pouvait plus le défendre et n’avait plus les subsides suffisants pour retenir les chevaliers »20. La lettre que plusieurs évêques du Midi écrivent au roi Louis VIII, le 23 janvier 1224, en dit plus long sur ce qui apparaît comme une défaite irrémédiable. L’archevêque de Narbonne a été obligé d’emprunter de l’argent et de mettre en gage des biens pour porter secours au comte Amaury et aux garnisons restées sur place. Le roi leur fait également parvenir une somme importante. C’est, semble-t-il, insuffisant.
21Le comte Amaury doit reconnaître son incapacité à défendre ce qu’il tient encore et envisager un retrait. En janvier 1224, une trêve fige la situation politique et militaire jusqu’à la Pentecôte. Ce délai permet d’attendre une réponse à des propositions de paix du vainqueur. Cette démarche confirme une évidence : les succès militaires ne peuvent avoir un caractère définitif que si un traité les sanctionne. La force seule ne peut priver l’héritier des Montfort des droits que lui reconnaissent les instances supérieures. Il faut qu’il se prête à des arrangements et que le roi et le pape y consentent en même temps que lui. La voie pour parvenir à ce résultat est oblique et contournée. Cette situation explique l’aspect assez paradoxal d’une clause de cet accord provisoire de janvier 1224. Le comte Amaury doit se transformer en intermédiaire zélé de la paix. Il doit faire part des engagements que Raymond VII se propose de prendre.
Sur les promesses que nous avons faites pour avoir la paix avec l’Église romaine et le comte Amaury, ce dernier doit consulter ses amis en France et agir selon les conseils qu’ils lui donneront. Il doit en toute bonne foi être le procureur pour nous obtenir la paix de l’Église et la sienne et ne doit en rien s’y opposer21.
22Ce texte est surprenant si l’on songe qu’il s’agissait jusque là d’adversaires ! Le comte Amaury quitte le Midi en procureur de la paix. C’est assez inattendu. Il doit consulter ses amis et suivre leurs avis. La formule est floue, car elle hésite entre le vocabulaire féodal du conseil et celui de l’amitié qui concerne plutôt des égaux. On pense, bien sûr, qu’elle désigne les pairs ou les barons du royaume de France. Toutefois, on ne voit pas à quel titre ils pourraient intervenir dans cette affaire, sauf à considérer qu’il s’agit d’un litige féodal et qu’ils se constituent en cour. Le projet est probablement plus mince. Raymond VII espère qu’ils jugeront ses promesses suffisantes et qu’ils donneront à Amaury le conseil de renoncer à ses prétentions sur le Toulousain. Cette clause de la trêve de janvier 1224 ne fait aucune mention du roi, concerné plus que tout autre au titre de la suzeraineté. Cette lacune marque-t-elle une méfiance ? Elle intrigue, sans qu’on puisse l’interpréter exactement. Ce texte comporte probablement des calculs subtils pour esquiver le problème posé par l’hommage, fondement de la légitimité.
23On connaît la suite. À Paris, en février, Amaury de Montfort renonce, mais pas de la manière attendue par Raymond VII. Il abandonne à Louis VIII et à ses héritiers tous ses droits sur le Midi, aussi bien sur les terres des Saint-Gilles que sur celles des Trencavel. Il y met une seule condition : l’acceptation des demandes du roi par le pape. Dans le cas contraire, il ne renoncerait en faveur de personne22. C’est dire qu’il refuse tout retrait en faveur de Raymond VII et par là même qu’il tourne le dos à la paix. L’esprit de la trêve négociée le mois précédent est déjà loin. Dès son arrivée à Paris, le comte Amaury a changé d’avis. On ne sait s’il a consulté ses amis. Il a probablement rencontré Louis VIII et reçu des assurances sur sa volonté d’intervenir prochainement. L’abandon des droits en faveur de la royauté paraît plus une suggestion du Capétien que du légat, si l’on s’en tient à cette clause suspensive sur les demandes du roi au pape. Rien ne se passe comme l’attendait Raymond VII qui, au demeurant, se faisait des illusions sur l’attitude des barons dans l’affaire albigeoise23.
Négociations
24L’initiative d’Amaury de Montfort change la donne. Militairement d’abord, car le Capétien a des moyens qui dépassent ceux de Raymond VII qui peut au mieux contenir l’armée royale. Là pourtant n’est pas le plus important. D’inconfortable sa situation diplomatique devient proprement intenable. Dans un combat entre deux adversaires de même rang et de même qualité, le suzerain peut modérer le jeu et être arbitre. C’est ce que Raymond VII pouvait espérer de mieux en s’adressant à Philippe-Auguste, en 1222. De même dans un différend avec l’Église, le roi peut devenir médiateur. Dès février 1224, il ne peut plus en être ainsi.
25Louis VIII revendique les mêmes droits que Raymond VII sur les mêmes territoires. Le roi à qui il voulait faire hommage pour recouvrer son héritage, est devenu l’ayant droit principal de ses terres, avec des titres meilleurs que les siens, puisqu’ils sont reconnus par l’Église. Ce nouveau compétiteur est en plus le souverain. Désormais l’affrontement est inégal. Pour un vassal combattre le roi en personne est mal venu. Certes, il y a des exemples de rébellions, mais elles ont rarement été profitables. Elles s’achèvent par des négociations qui rétablissent les droits des uns et des autres, plus ou moins exactement. Or le dossier de Raymond VII n’est pas des meilleurs puisque sa légitimité n’est pas reconnue en dehors du cercle de ses amis. De plus une confrontation avec le roi pose bien des problèmes. Il faut dans une pareille hypothèse que les appuis habituels de Raymond VII ne lui fassent pas défaut, car il n’est pas inconvenant de se soumettre au suzerain en considération des liens féodaux ou par raison. Dès février 1224, Louis VIII prépare sa campagne dans le Midi, en écrivant aux habitants de Narbonne. Il se ménage des appuis sur place et les évêques lui sont acquis.
26Le roi demande au pape de confirmer la cession d’Amaury de Montfort, ce qui ne semble pas poser de problème juridique. Il réclame pour lui et les siens tous les privilèges et tous les avantages des croisés, ce qui paraît normal. Il entend obtenir de l’Église une importante contribution financière, ce qui se comprend. Honorius III était tout à fait disposé à accepter ces propositions lorsque l’arrivée d’envoyés de Frédéric II fait passer au premier rang de ses préoccupations la croisade en Terre sainte. Dès lors il envisage de faire la paix en Languedoc en fixant les bases de la négociation : liberté de l’Église, lutte contre l’hérésie, rétablissement des clercs dans leurs droits temporels, dédommagement d’Amaury de Montfort. Pour inciter Raymond VII à accepter ces conditions, la curie romaine souhaitait que le roi de France brandisse la menace d’une expédition militaire sans la faire24. Le pape avait changé d’avis25. La croisade royale était suspendue.
27Ce nouvel état d’esprit ouvre temporairement la voie à une solution négociée. Pendant l’été 1224, à Montpellier, Raymond VII tient deux colloques avec les évêques du Midi. Il prend alors des engagements conformes aux demandes du pape et jugés suffisants par ses interlocuteurs. C’est une paix très méridionale qui donne satisfaction au clergé local sur une longue liste de litiges temporels26. De l’avis des évêques, une réconciliation peut être envisagée. Dans ce cas, Raymond VII se trouverait légitimement en possession d’un héritage qu’il tient déjà après l’avoir reconquis par les armes. Pour que le fait soit incontestable, l’accord prévoit la restitution des pièces officielles, pontificales et royales qui fondaient les droits des Montfort. Le geste permet de revenir sur des décisions antérieures en faisant disparaître les titres. Il revient au pape d’obtenir ces documents27. Cette simple mention fait entrevoir un abîme, car en dehors de ce point particulier, les négociations ne mentionnent pas Louis VIII et ne tiennent aucun compte de la cession du comte Amaury. Cette lacune intrigue. On peut admettre que la clause suspensive de la donation au roi justifie ce silence et qu’il est normal de considérer que rien n’est encore fait à cette date. C’est faire preuve d’un peu de légèreté ! Les évêques méridionaux estiment peut-être qu’une fois réconcilié avec l’Église Raymond VII recouvre ses droits d’héritier et que l’hommage au roi va de soi. C’est mal juger du pouvoir royal ! Il se peut surtout qu’ils n’aient pas voulu traiter d’une question relevant de la compétence du pape et du roi, laissant ainsi la négociation non aboutie en dehors de ce qui les concerne directement. D’ailleurs, ils avaient été mis en garde, car le comte Amaury leur avait écrit pour qu’ils refusent toute concession. Ils n’ignoraient pas l’hostilité de Louis VIII à ces projets.
28Pendant les négociations de Montpellier, Raymond VII fait valoir ses droits sur les mines de Largentière et se heurte à ce sujet aux chanoines de Viviers. L’incident parvient à la connaissance du pape à la fin du mois d’août 1224 et provoque une nouvelle volte-face. Honorius III doute désormais de la sincérité du comte de Toulouse et se refuse à conclure la paix28. En janvier 1225, la nomination d’un nouveau légat, Romain de Saint-Ange, marque cet infléchissement. Au concile de Bourges, en décembre, les évêques écoutent encore les propositions de Raymond VII, mais les repoussent et l’excommunient. Par contre, ils adoptent les modalités du financement de la croisade.
29L’expédition militaire de Louis VIII n’est pas un succès complet puisqu’il ne parvient pas à prendre Toulouse. Le roi meurt sur le chemin du retour. Néanmoins l’avantage sur le terrain est au Capétien, à cause du ralliement des villes et de quelques seigneurs et parce qu’il est en mesure de maintenir des troupes en permanence dans le Midi. Elles poursuivent leurs opérations et infligent des dégâts tels aux cultures et en particulier aux vignobles, que les Toulousains
brisés par ces nombreux dommages qui constituaient un avant-goût, consentent à faire la paix. On instaure des trêves, des conférences se réunissent à Baziège et on décide que l’on ira en France29.
30L’heure est de nouveau à la négociation, avec le légat et le roi cette fois.
31C’est dans ce contexte que Raymond VII désigne Hélie Garin, abbé de Grandselve, porteur des propositions de Romain de Saint-Ange, comme procureur. Il le charge de négocier en son nom et s’engage à approuver tout ce qu’il aura accepté. Il « a très longuement travaillé pour cette paix » dit le texte qui l’investit, ce qui laisse penser qu’il est très au fait de tout30. Ce cistercien jouit de la confiance du comte. Pendant l’été 1224, à Montpellier, il l’a choisi pour décider des restitutions à faire au clergé dans le diocèse d’Agen. Seuls l’archevêque de Narbonne et l’évêque de Rodez ont reçu la même mission. Son rôle est difficile à préciser, car on ne parle plus de lui après les préliminaires.
32Raymond VII choisit également Thibaud IV, comte de Champagne, comme médiateur et les colloques se tiennent à Meaux pour cette raison. Cette fonction convient parfaitement à ce prince. Il est cousin issu de germain du roi Louis VIII, par son grand-père Henri le Libéral, frère d’Adèle, épouse de Louis VII. Il est également lié à l’autre partie, car sa mère Blanche de Navarre est la cousine de Sancie d’Aragon, femme de Raymond VII. Thibaud n’est pas acquis par principe aux intérêts du Capétien. Il a fait preuve en diverses occasions d’une grande indépendance à l’égard du roi, par exemple en quittant avant l’heure l’armée de Louis VIII. Néanmoins il a conseillé à Raymond VII de s’en remettre sans condition au roi. C’est un avis inspiré par une bonne connaissance des rapports féodaux dans le royaume de France. Il sait en ce domaine tout ce qu’un grand seigneur ne peut ignorer. La mission que lui a confiée Raymond VII est très large car tout doit être fait, « en sa présence, sur son conseil et avec son assentiment », ce qui ne laisse rien de côté31. Les préliminaires mentionnent son intervention dans deux cas où la solution ne paraît pas évidente. Il s’agit d’affaires de fiefs et de donations. Une fois la paix signée, Raymond VII, à la requête du comte de Champagne remet en otage vingt bourgeois de Toulouse jusqu’à ce que les murailles de la ville soient démolies et les fossés comblés sur une longueur définie32. Médiateur, son rôle est de faire admettre ce qu’il y a de légitime dans les prétentions de chaque camp. Sa présence exclut un traité dicté par la partie adverse.
Dévolution du pays et mariage
33À Meaux, on entérine un partage des possessions des Saint-Gilles acquises dès les préliminaires de janvier 1229. D’un texte à l’autre la répartition géographique reste identique, c’est dire que les aspects concrets de l’accord, arrêtés très tôt, ne sont plus discutés. Le résultat est admis. Par contre les considérations qui y conduisent varient, signe d’une approche idéologique très différente des divers droits. Ces divergences théoriques ne font point échouer la paix, mais sont très réelles. Dans ce contexte les négociateurs règlent à l’avance la transmission des territoires selon les différentes éventualités. Les solutions retenues pour un avenir hypothétique sont encore plus révélatrices des principes de cette paix.
34Il n’est pas inutile de faire l’inventaire de ce qui est en jeu ou de ce qui peut l’être. Le roi, à la suite du comte Amaury et de Simon de Montfort, peut prétendre à tous les droits qui leurs étaient reconnus précédemment, en particulier à la seigneurie directe sur de nombreuses terres. De plus, sauf dispositions contraires, les vassaux lui doivent le serment de fidélité et les villes ont à reconnaître son pouvoir. Le roi peut revendiquer un peu partout des droits aussi variés que divers. Comme successeur des Montfort et par eux des Saint-Gilles, sa capacité d’intervention dans le pays est déjà presque sans limite. Or le Capétien est également le roi. En 1229, sa présence comme suzerain est beaucoup plus réelle dans le Midi que vingt ans auparavant. Il peut intervenir directement sur des arrière-vassaux, recevoir les hommages et obtenir l’accomplissent des services prévus par les coutumes féodales. Enfin, au terme de négociations, des clauses contractuelles peuvent encore préciser les obligations des parties. De son côté, Raymond VII peut se prévaloir des liens du sang et une fois réconcilié avec l’Église prétendre au pouvoir princier comme héritier des Saint-Gilles. Il a pour atout essentiel d’avoir su conserver sa ville principale. Dans la négociation qui se poursuit à Meaux, la partie n’est pas égale. Le roi apparaît en même temps comme prince légitime au titre du 4e concile de Latran et comme souverain. Ce double titre donne au dossier du Capétien un avantage écrasant.
35Dans les préliminaires comme dans le traité, les territoires dévolus à Raymond VII sont l’évêché de Toulouse, moins la terre du maréchal, les évêchés de Rodez et d’Agen, ainsi qu’une partie de ceux d’Albi et de Castres. Le roi les abandonne ou les remet, encore plus qu’il ne les concède. Le terme employé, dimittet, ne comporte aucune reconnaissance d’un droit patrimonial antécédent. Il souligne plutôt une initiative gracieuse du souverain. Cette impression est renforcée dans la version raymondine de la paix par des expressions telles que : le roi « prêtant attention à notre humilité… et voulant nous faire grâce »33. La paix négociée devient un don gratuit du souverain. Dimittet fait écho au pardon des offenses de la tradition chrétienne et transforme l’accord en rémission des fautes commises contre le roi. Ainsi Raymond VII est rétabli dans une partie des possessions de son père, sans que ses droits d’héritier soient reconnus ou même mentionnés. L’abandon permet d’esquiver toute reconnaissance d’une transmission patrimoniale qui serait en contradiction avec les décisions du concile du Latran. Le Capétien tient sa légitimité pour exclusive. La concession en fief de par la volonté du roi a pour effet d’évacuer toute question sur les droits de Raymond VII, sans mettre en cause l’arrangement conclu34. Si dimittet ne relève pas du vocabulaire féodal, le comte de Toulouse doit néanmoins l’hommage lige, ce qui en fait un vassal. Sur le reste du territoire des Saint-Gilles situé dans le royaume, Raymond VII renonce « à tout le reste de la terre et à tous les droits qui relèvent ou qui peuvent relever de lui »35. C’est le seul moment où l’on fait mention de ses droits.
36Le mariage de Jeanne, fille unique de Raymond VII, avec un des frères du roi entre dans l’accord de paix, comme un élément du dispositif. L’historien comprend que cette union a pour but de rassembler sur une seule lignée les droits du sang et ceux issus de la décision du concile de Latran. Une solution de ce genre est conforme à l’idée que l’on se fait de la légitimité des dynasties, car les enfants sont alors des héritiers incontestés. Dès les préliminaires, le projet est acquis, sous condition de dispense, car les futurs époux sont cousins issus de germains par Blanche de Castille, et si Raymond VII est réconcilié avec l’Église. Il s’accompagne d’une clause territoriale sur la dévolution de Toulouse et du Toulousain après la mort de Raymond VII. Le comté doit revenir à ce couple, le fait est admis, mais il est envisagé de façon différente selon les textes.
37Dans les préliminaires, Raymond VII déclare :
Notre fille aura tout l’évêché de Toulouse après notre mort, que nous ayons des fils ou non. Si notre fille meurt avant nous et que le frère du roi a eu d’elle des fils et des filles, ils auront tout l’évêché de Toulouse après notre mort, que nous ayons des fils et des filles ou non.
38Jeanne est l’héritière privilégiée et la succession du comté de Toulouse lui revient pour être apporté après mariage aux enfants d’un prince qui tient les droits du Capétien. Le projet est cohérent. Dans cette formulation le comté est tenu pour un bien patrimonial de Raymond VII. Cette lecture est confortée par l’exception envisagée :
Si notre fille meurt avant nous sans enfants et que nous ayons des fils nés d’un mariage légitime, l’évêché de Toulouse leur serait dévolu36.
39Dans tous les autres cas, il revient au roi ou à son frère.
40La version raymondine de la paix, en avril 1229, se rallie à un point de vue très différent.
Après notre mort, Toulouse et l’évêché seront au frère du roi qui a épousé notre fille et aux enfants engendrés d’eux. Si le frère du roi meurt sans enfant, Toulouse et l’évêché retourneront au roi et à ses héritiers. Notre fille ou les autres fils et filles et nos héritiers ne pourront prétendre à aucun droit37.
41Dans cette formulation c’est un prince capétien ou le roi qui sont les héritiers de Raymond VII. Jeanne, sa fille, ne l’emporte pas sur eux. Tout se passe comme si les droits venus des Montfort étaient les seuls valables et que le roi, dans sa souveraine bonté, avait consenti à en remettre la jouissance temporaire à Raymond VII pour les récupérer ensuite. Ils « retourneront au roi » dit le texte, ce qui signifie qu’ils lui appartenaient auparavant. Dans ces conditions, l’exception envisagée dans le cas d’un décès de Jeanne sans qu’elle ait eu d’héritier, mentionnée dans les préliminaires, disparaît. La version royale de la paix confirme cette façon de voir sur un ton plus sec
… Toulouse et l’évêché de Toulouse après la mort du dit Raymond restent dans tous les cas au roi ou à son frère qui aura épousé la fille de Raymond…38
42Le roi et le légat refusent toute clause qui serait une entorse aux décisions du 4e concile du Latran. Ne voir que prouesses rhétoriques dans cette mise au point des formules est probablement imprudent. Le Capétien est convaincu de ses droits. La concession qui permet d’attribuer l’évêché de Toulouse à Raymond VII sans jamais évoquer ses droits n’est pas qu’un moyen plus ou moins subtil. C’est la suite logique des droits reconnus tel qu’on les comprend à Paris et à Rome. À Meaux, Raymond VII doit en convenir, ce qui n’était pas le cas en janvier, au moment des préliminaires. La concession du Toulousain est bien une grâce du souverain.
43Les évêchés d’Agen, de Rodez et pour partie ceux d’Albi et de Castres, remis également à Raymond VII, échappent en principe aux dispositions prises pour celui de Toulouse. Leur statut se lit par déduction à partir d’une clause qui traite d’une éventualité. Si Raymond VII meurt sans enfant légitime, ils reviendront à Jeanne, sa fille39. C’est reconnaître qu’ils peuvent se transmettre à d’autres enfants, même si le comte n’en a pas à cette date. Cette dévolution est évoquée par cette simple formule négative. Elle engendre un certain flou, car si l’hérédité est bien présente, elle reste dissimulée.
Garanties et serments
44Une paix s’accompagne de garanties et de serments qui permettent de s’assurer de l’exécution des clauses de l’accord. Nul n’ignore cette obligation et les parties doivent s’y prêter. Tous les engagements sont le fait de Raymond VII. L’absence de réciprocité tient à ce que le partenaire est le roi. Lutter contre lui, c’est être en rébellion et la paix comporte soumission. Les principes sont acquis dès les préliminaires, même si le traité alourdit les contraintes.
45Jeanne, future épouse d’un prince capétien doit être remise au roi immédiatement. C’est à cette date une fillette40. Les préliminaires le prévoient, le traité le confirme. Une lettre de Louis IX précise que Raymond VII s’est volontairement constitué prisonnier jusqu’à l’arrivée de sa fille et à la remise de cinq châteaux41. Elle est à cette date sa seule héritière et c’est à ce titre qu’elle est donnée en garantie, alors même que le traité de Meaux s’efforce de gommer tous les droits des Saint-Gilles. Ce paradoxe révèle l’ambiguïté de la paix, car c’est reconnaître qu’elle concentre sur sa personne toute la fidélité dynastique. C’est admettre implicitement ce que le traité ne dit jamais. Alors que le Capétien se tient pour prince légitime, il ne néglige pas de récupérer tous les autres droits. Toutes les précautions sont utiles. Pour le présent, le comte de Toulouse prête l’hommage lige pour toutes les terres concédées. À cette date, la suzeraineté n’est pas un vain mot, quelles que soient les difficultés d’une minorité, car le roi est en mesure d’imposer sa volonté à ses vassaux.
46Des serments particuliers et des clauses de garanties spécifiques viennent s’ajouter à ces premières exigences. Raymond VII jure d’observer en toute bonne foi les diverses clauses de l’accord et s’engage à les faire respecter par ses fidèles. Les citoyens de Toulouse et tous les hommes de ses terres devront également faire serment et le renouvelleront tous les cinq ans à la demande du roi. Si le comte venait à manquer à ses promesses et s’il ne s’amendait pas dans les quarante jours suivant une monition, ses sujets seraient délivrés de toutes les obligations découlant de l’hommage et de la fidélité. Sa terre tomberait automatiquement en commise entre les mains du roi. Il serait excommunié et retrouverait le statut que son père et lui-même avaient lors du concile du Latran et après42. Ces dispositions sont identiques d’un texte à l’autre. On est en droit de douter de l’efficacité de pareilles menaces qui ont déjà fait la preuve de leur inanité, vingt ans auparavant, lors de la paix de Saint-Gilles. Il reste que le roi est en mesure de forcer le comte à les respecter, car il tient d’autres gages.
47Les garanties proprement militaires paraissent plus contraignantes. Dans les préliminaires, Raymond VII s’engage à livrer au roi, pour dix ans, neuf donjons, châteaux et villages fortifiés dont le texte fournit la liste. Pendant les cinq premières années il doit payer 1 500 livres tournois pour l’entretien des garnisons. Pendant les cinq années suivantes, le roi les occupe à ses frais. Il peut en outre en faire détruire quatre, nommément désignés. La paix reprend toutes ces dispositions, sauf pour Pennes d’Albigeois qui n’est pas alors dans les mains de Raymond VII. Ce village est l’objet de clauses spéciales. Le traité de paix est plus précis sur l’administration de ces places car il revient à Raymond VII de rendre la justice et de percevoir les revenus.
48Les préliminaires prévoient en outre la destruction des remparts et des fortifications de vingt-cinq villes et villages dont la liste est fournie, et s’y ajoutent cinq autres à la volonté du légat. L’ensemble est repris dans la paix définitive.
49Pourtant, de janvier 1229 à avril, des exigences non prévues dans les préliminaires apparaissent. Le château Narbonnais, la forteresse de Toulouse, doit être remis au roi, pour dix ans, et il peut en renforcer les défenses à sa guise43. La paix impose également la destruction des murs de Toulouse et le comblement des fossés. Vingt bourgeois de la ville servent d’otages tant qu’une partie significative de l’enceinte n’est pas abattue. Ces ajouts sonnent comme un défi si l’on songe que Louis VIII n’a pas pu prendre Toulouse. Raymond VII qui a juré d’approuver les préliminaires, n’a pris aucun engagement sur ces deux points. Il cède pour bien des raisons et en particulier parce que le souverain est en droit de se faire remettre toutes les places fortes du royaume. On ne négocie pas avec son roi comme avec n’importe quel autre prince.
50Dans le cadre de la paix, la liberté d’action dont dispose le comte de Toulouse paraît bien mince tant sa soumission au roi est complète. Il avait pris soin de faire des réserves dans les préliminaires. Sur les terres concédées,
il a plein droit comme le vrai seigneur et libre domination pour en user et en jouir et pour faire à sa mort des aumônes selon les us et coutumes des barons du royaume de France44.
51Le traité lui confirme ces droits tout en signalant qu’ils sont limités par les autres conditions de la paix. La pratique qui en découle est assez contraignante. Une lettre de Louis IX, en 1229, lui fait savoir qu’il ne peut ni ne droit concéder des terres qu’il tient en fief du roi en dehors de sa volonté. Il le prie et lui donne ordre, en vertu de la fidélité à laquelle il est tenu, de révoquer ces dons sans délai et de les reprendre45. La même année, une autre lettre rappelle la même obligation. Faire approuver une donation par son seigneur est une constante du droit féodal et on ne peut voir dans ces injonctions une mesure discriminatoire. Raymond VII a prêté hommage et doit obéissance au roi comme les autres princes du royaume. L’autonomie dont jouissait l’État des Saint-Gilles n’est à cette date qu’un souvenir.
Conclusion
52Alors même qu’il fait par les armes la reconquête des possessions de son père, Raymond VII a toujours cherché à faire la paix. Il ne faut y voir ni contradiction ni disposition d’esprit spécifique, mais juste appréciation de la situation. Une position difficile et ambiguë lui impose ce jeu délicat où la force s’accompagne de négociations. Il réussit assez bien dans ses entreprises aussi longtemps que son adversaire est un baron, c’est-à-dire un personnage de son rang et de sa qualité. Des textes très sommaires font entrevoir une ligne d’action subtile et peut-être tortueuse. Après ses succès militaires de 1223, il s’efforce de provoquer un retrait pur et simple d’Amaury de Montfort, tout en acceptant le principe d’un dédommagement. De même, il est disposé à signer un accord qui donne satisfaction à l’Église, même s’il est très onéreux. Il se trouve devant autant de préalables inévitables, s’il veut obtenir la révocation des décisions du 4e concile du Latran et être admis à faire hommage au roi en lieu et place du comte Amaury. Il ne peut devenir légitime aux yeux de tous qu’à ce prix. Il n’ignore aucune de ces contraintes et agit en conséquence pour recouvrer tout ou partie de ses droits d’héritier.
53Lorsque le comte Amaury fait don de ses droits sur le Midi au roi de France, les principes en vigueur restent les mêmes. Ainsi les décisions du 4e concile du Latran privant Raymond VI de ses états sont tenues pour bonnes comme auparavant. Elles fondent toujours une légitimité, mais le bénéficiaire est maintenant le Capétien, c’est-à-dire un personnage d’une autre stature. Lorsque le roi fait valoir ses droits exclusifs sur le Midi, ses titres sont les mêmes que ceux du comte Amaury. Cependant il est mieux à même de les exercer parce qu’il a des moyens militaires supérieurs et que chacun le sait. Effectivement le rapport de forces sur le terrain change, ce qui anéantit l’avantage que Raymond VII s’était acquis par la reconquête des possessions de son père.
54Avant cette cession au roi, Raymond VII qui n’a jamais cessé de négocier, pouvait se prévaloir de ses succès pour obtenir la paix à des conditions plus clémentes. À Saint-Flour, à Sens, à Montpellier, il était à la recherche d’un accord. Après la campagne de Louis VIII, il y est contraint alors qu’il a perdu une bonne partie des avantages acquis sur le terrain. Le rôle de la campagne militaire est de ce point de vue décisif. Dans les discussions qui s’ouvrent, il ne peut faire valoir que sa capacité à résister encore et ses droits d’héritier. Si les considérations proprement juridiques l’emportent, l’accord ne peut que lui être défavorable. De plus, il se trouve en face du roi ou plutôt de ses représentants qui tiennent un atout décisif : l’accès à l’hommage féodal.
55Le prince qui est le concurrent de Raymond VII dans le Midi est en même temps le roi. Le Capétien joue de ces deux fonctions. Il se comporte en ayant droit d’une principauté et en souverain. Ce qu’il fait à un titre ou à l’autre se mêle au point de régler les difficultés qui apparaissent à un niveau par des décisions qui relèvent de l’autre. La souveraineté permet au roi d’attribuer à Raymond VII, à titre viager, une partie des anciens états de son père sans jamais reconnaître ses droits d’héritier ni sa légitimité. Il abandonne comme souverain, à titre temporaire, ce sur quoi il affirme ses droits comme prince territorial. De même le roi est en droit de se faire remettre la forteresse de Toulouse dont, comme concurrent de Raymond VII, il n’a jamais fait la conquête. On ne peut être à la fois aussi exigeant et aussi subtil.
56Il faut juger du mariage de Jeanne de Toulouse avec un frère du roi dans ce contexte. On peut y voir d’abord un moyen classique de faire converger toutes les légitimités sur une seule lignée. L’idée a moins de force qu’il n’y paraît car le traité refuse tout droit à Raymond VII à titre héréditaire. Cette union apparaît comme un moyen d’éliminer la reconstitution d’une dynastie et de désarmer pour l’avenir toute fronde locale. Elle répond aussi à la tradition capétienne de constituer un apanage pour les cadets sur les terres conquises.
57Arrivé à ce point, il est possible de mieux apprécier ce qui fait du traité de Meaux-Paris un événement historique. L’installation de la domination capétienne repose sur deux titres : la légitimité de la dépossession de Raymond VI par le 4e concile du Latran et la souveraineté. Le roi est maître en son royaume et y impose sa volonté, comme les ajouts au traité définitif le montrent. La campagne militaire, le mariage de Jeanne, les garanties militaires, les serments et l’hommage lige apparaissent comme des mesures d’accompagnement. Le roi dispose des hommes et des terres comme il l’entend dans le cadre des principes admis. Par comparaison la paix de Saint-Gilles paraît un montage bien fragile. Elle reconnaissait à Raymond VI l’ensemble des droits qu’un seigneur a sur ses hommes. Le légat n’avait pas le pouvoir de les contester et ne l’a pas fait. C’est sur l’ordre du comte que villes, vassaux et fidèles prêtent serment à l’Église. Obtenir leur ralliement aux décisions romaines si Raymond VI ne remplit pas ses engagements repose sur la seule force contraignante des promesses. La preuve est donnée qu’à cette date cette procédure est très aléatoire.
Notes de bas de page
1 J. PAUL, « La paix de Saint-Gilles et l’exercice du pouvoir », dans Le pouvoir au Moyen Âge, PUP, Aix-en-Provence, 2005, p. 147-168.
2 P. des Vaux-de-Cernay, Histoire Albigeoise, (trad.) P. Guérin et H. Maisonneuve, Paris, 1951, p. 36-37.
3 Cf. la lettre écrite par les légats au début de septembre 1209, PL. 216, c.126.
4 Cl. DEVIC et J. VAISSETE, Histoire générale du Languedoc, (citée désormais H.L.), t. VIII, c. 878.
5 « Pendant ce temps, le vénérable abbé de Grandselve, monseigneur Hélie Garin vint de France offrir aux Toulousains la paix, de l’autorité du légat ». Guillaume de Puylaurens, Chronique, (éd.) J. Duvernoy, Toulouse, 1996, p. 139.
6 H.L., t. VIII, c. 879 et sq.
7 De donationibus factis in terra et juribus aliorum, loquentur dominus legatus et comes Campaniae ac nuntii domini regis nobiscum in primo colloquio quod habebunt. H.L., t. VIII, c. 881.
8 La version raymondine est éditée dans H.L., t. VIII, c. 883 et sq., la version royale dans L. Auvray, Les Registres de Grégoire IX, Paris, 1890-1895, t. 2, c. 1267 et sq.
9 Acte du 24 juin 1222, H.L., t. VIII, c. 734.
10 Reconnaissance par les Toulousains, 7 mars 1224, H.L., t. VIII, c. 791, par Raymond d’Anduze, en juillet 1224, H.L., t. VIII, c. 798.
11 H.L., t. VIII, c. 781.
12 H.L., t. VIII, c. 779.
13 H.L., t. VIII, c. 759.
14 Ad vos, domine, sicut ad meum unicum et principale recurro refugium, capud meum, dominum et majorem, et si auderem dicere consanguineum, umiliter vos deprecans et exorans, quatinus mei mizereri velitis et intuitu Dei me dignemini restituere sacrosancte Dei Ecclesiae unitati, ut exheredationis opprobrio sublato per vos meam recipiam hereditatem. H.L., t. VIII, c. 759.
15 Recipiat rex homagium meum et paratus ero subire, quia forte aliqui non haberent me pro pari. R. KAY, The Concil of Bourges, 1225. Aldershot, 2002, p. 282.
16 Nobili viro R. filio R quondam comitis Tholosani. H.L., t. VIII, c. 775.
17 L. Auvray, Les registres…, op. cit., t. 2, c. 1275.
18 C’est ce qu’écrivent Dom Cl. Devic et Dom J. Vaissète, cf. H.L., t. VI, p. 638.
19 G. de Puylaurens, Chronique, op. cit., p. 119.
20 Ibid., p. 121.
21 … De his que promittimus pro pace sancte Romane ecclesie et comitis Amalrici habenda, debet idem Amalricus consulere amicos suos de Francia et facere quod pro consilio sibi dabunt, et debet procurare bona fide ut nos pacem Ecclesiae et suam habeamus et non debet ullatenus contra ire… H.L., t. VIII, c. 779.
22 H.L., t. 789.
23 Deux ans après ils assurent Louis VIII de leur appui. H.L., t. VIII, c. 816.
24 Lettre de Honorius III à Louis VIII, R. KAY, The Concil of Bourges, op. cit., p. 332.
25 Ibid., p. 21 et sq
26 H.L., t. VIII, c. 804-807.
27 Instrumenta que a domino papa vel a domino rege Francorum vel patre ipsius idem comes Montisfortis vel pater ipsius super eo dicitur impetrasse, summus pontifex faciat nobis reddi. H.L., t. VIII, c. 805.
28 R. KAY, The Concil of Bourges, op. cit., p. 27 et sq.
29 Guillaume de Puylaurens, Chronique, op. cit., p. 141.
30 Qui pro ipsa pace diutius laboravit, H.L., t. VIII, c. 879.
31 In presentia et de consilio et assensu dilectissimi consanguinei nostri… H.L., t. VIII, c. 879.
32 H.L., t. VIII, c. 892-893
33 H.L., t. VIII, c. 887.
34 Le refus de toute reconnaissance du fait patrimonial antérieur apparaît à travers des différences rédactionnelles. Dans les préliminaires Raymond VII doit prêter hommage lige de omnibus supradictis quae remanebunt nobis, dans le traité on lit de omnibus autem supradictis que dimittuntur nobis. H.L., t. VIII, c. 881 et c. 888. Les différentes versions royales comportent également le passage d’une formule à l’autre.
35 H.L., t. VIII, c. 881 et c. 888.
36 H.L., t. VIII, c. 880.
37 H.L., t. VIII, c. 887.
38 L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, op. cit., t. 2, c. 1270.
39 Le texte de la paix ajoute simplement quam habebit frater domini regis après la mention de notre fille. H.L., t. VIII, c. 888.
40 Elle est née en 1220, cf. Guillaume de Puylaurens, Chronique, op. cit., p. 117
41 L. AUVRAY, Les registres de Grégoire IX, op. cit., t. 2, c. 1288.
42 H.L., t. VIII, c. 881-882.
43 H.L., t. VIII, c. 890.
44 In omnibus casibus supradictis ut verus dominus habeamus plenum jus et liberum dominium utendi et fruendi et in morte pias elemosinas faciendi secundum usus et consuetudines aliorum baronum regni Francie. H.L., t. VIII, c. 880.
45 Cum vos, sicut audivimus, de terris quam de nobis tenetis in feodum dona feceritis, quod sine volontate vestra non potuistis facere nec debuistis, mandamus vobis ac precepimus, vos in fide qua nobis tenemini requirentes, quatinus dona illa sine dilacione revocetis et ad vos retrahatis. H.L., t. VIII, c. 903. Il faut corriger le texte et remplacer vestra par nostra.
Auteur
Université de Provence
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